Nous avons indiqué déjà que des deux principes matériels de la Réformation, c’est celui de la souveraineté absolue de Dieu qui avait été prédominant dans l’Eglise réformée. Les disputes auront donc ici un caractère théologique plutôt qu’anthropologique.
D’ailleurs, en raison même de son caractère plus individualiste et moins hiérarchique, le type réformé devait comporter, et dès l’époque même de la Réformation, moins d’homogénéité et de continuité que le type luthérien ; il s’est mieux accommodé de la décentralisation et du particularisme ; il a enfanté un bien plus grand nombre de dénominations, si tant est qu’il ne faille pas attribuer ce dernier fait au génie des races plutôt encore qu’à la nature des principes.
Les foyers principaux de la confession réformée furent en Suisse : Bâle, Berne, Zurich, Genève ; en Allemagne : Heidelberg ; dans les Pays-Bas : Utrecht, Groningue et surtout Leyde ; en France : Saumur, Montauban et Sedan ; et dans les Îles britanniques : l’Ecosse.
L’origine du mouvement réformé en Allemagne, qui d’ailleurs ne s’établit guère que dans le Palatinat et la Hesse, se rattache à l’influence de Mélanchton. La sécession du philippisme du giron luthérien, qui se décida de plus en plus à la suite de la promulgation de la Formule de Concorde, détermina la constitution des centres réformés de l’Allemagne, dont le plus important fut Heidelberg. Le document le plus considérable de la pensée réformée en Allemagne est le Catéchisme dit de Heidelberg, qui fut composé en 1562 par Olevianus et Ursinus sur l’ordre de Frédéric III, électeur du Palatinat. Les trois parties de cet ouvrage sont intitulées : De la misère de l’homme ; de la rédemption de l’homme ; de la reconnaissance de l’homme. Œuvre irénique, la doctrine de la prédestination qui paraît avoir été la croyance personnelle des auteurs, y est passée sous silence. Dans la doctrine de la cène, elle se rapproche de la conception luthérienne.
Cet ouvrage est resté longtemps classique dans l’Eglise réformée, bien que son apparition eût suscité de violents débats du côté luthérien et l’opposition même de plusieurs princes. Il fut introduit dès 1568 par le synode de Vesel dans l’Eglise hollandaise ; en 1578, dans le Bas-Rhin, puis en Suisse, à Berne, Saint-Gall, Schaffhouse, Neuchâtel, et il se répandit jusqu’en Hongrie et en Pologne. Les Eglises anglaises et françaises en ont toujours fait grand cas, sans en faire toutefois un livre symbolique.
Les Eglises réformées de la Suisse eurent dans le XVIIe siècle une existence moins autonome que leurs sœurs ; elles subirent l’influence de la France et de la Hollande, qui fut remplacée au XVIIIe par celle de l’Allemagne. L’orthodoxie rigoureuse y établit son règne vers le milieu du siècle, mais leurs tendances pratiques les firent échapper plus que d’autres Eglises, leurs contemporaines, à l’influence de la scolastique. A Bâle, enseignèrent avec éclat Polanus de Silésie, auteur du Syntagma theologicum (1610), et Wolleb, auteur d’un Compendium theologiæ christianæ (1626), « un des plus éminents dogmaticiens de tous les temps », a dit Ebrard avec quelque exagération sans doutei.
i – Christl. Dog.. tome I. page 67.
On compte deux confessions de foi dites helvétiques : la première, la Confessio basiliensis (1536), rédigée par quelques théologiens suisses sur l’initiative des réformateurs de Strasbourg pour ménager un compromis entre luthériens et calvinistes. Elle fut souvent attaquée comme entachée de luthéranisme. La Confessio helvetica posterior (1566) jouit de plus d’autorité. Composée par Bullinger dans un but tout personnel, et afin de se rendre compte à lui-même de sa foi, elle ne tarda pas à être reconnue dans plusieurs Eglises suisses et dans le Palatinat. Elle est d’un calvinisme adouci.
Le centre le plus important du mouvement scientifique réformé à cette époque fut la Hollande, qui était devenue le principal lieu de refuge des théologiens français expulsés de leur patrie, et allait servir de champ clos pour des luttes plus violentes encore que celles que nous a offertes le sol germanique.
Le XVIe siècle déjà avait vu surgir la dispute des prédestinatiens supralapsaires, qui enseignaient que le double décret avait précédé la chute, et des infralapsaires, selon lesquels ce double décret l’avait suivie. Entraîné dans la dispute, Arminius, professeur à Leyde dès 1603, se convainquit toujours davantage du caractère antibiblique de la doctrine de la prédestination absolue, et fut pour ce fait accusé de pélagianisme. Ce que l’on peut lui reprocher plutôt, c’est un certain eudémonisme dans la conception des rapports de Dieu et de l’homme, qui était une réaction contre l’exagération calviniste. Ici, l’on paraissait sacrifier l’homme en enseignant que la fin absolue de la création était la gloire de Dieu ; Arminius fut poussé à l’extrême opposé en prétendant que cette fin absolue était la félicité de l’homme. Au déterminisme calviniste, il opposa également une conception atomiste de la nature divine, qui était renouvelée de Duns Scot.
Arminius rencontra un violent adversaire dans la personne de son collègue Gomarus, professeur à Groningue († 1641). La dispute fut portée devant les Etats de Hollande, qui bien inutilement, comme on le pense, ordonnèrent l’apaisement du conflit. La mort d’Arminius, survenue sur ces entrefaites en 1609, n’eut pas plus d’effet, et Episcopius, professeur à Leyde des 1611, prit la direction de la secte qui prit le nom de Remontrants, tandis que les Gomaristes s’appelèrent les Contre-Remontrants.
La Remontrantia des premiers qui avait été présentée aux Etats de Hollande en 1610, avait cinq articles :
Le premier portait : Deum æterno immutabili decreto in J.-C. filio suo ante jacta mundi fondamenta statuisse, ex lapsu peccatis obnoxio humano genere illos in Christo, propter Christum et per Christum servare qui Spiritus sancti gratia in eumdem ejus Filium credunt, et in ea fideique obedienta per eamdem gratiam in finem perseverant ; contra vero eos qui non convertuntur et infideles, in peccato et iræ subjectos relinquere et condemnare tanquam a Christo alienos.
D’après le deuxième, Christ est mort pour tous ceux qui s’approprient son mérite par la foi.
D’après le troisième, l’homme ne peut avoir de soi-même fidem salutarem, parce que : in statu defectionis et peccati, il ne peut rien penser ni faire de bon.
D’après le quatrième, la grâce de Dieu est initium progressas et perfectio omnis boni, même chez le régénéré, non toutefois irresistibilis.
D’après le cinquième, ceux qui sont implantés en Christ et participants de son Esprit, obtiennent la force de vaincre le péché, le Diable et le monde.
Dès 1610, les Arminiens enseignèrent de plus l’amissibilité de la grâce.
Chaque parti rechercha l’adhésion ou la protection des puissants du pays. Du côté des Arminiens, se rangèrent Hugo Grotius et les chefs du parti républicain. Le stathouder Maurice d’Orange se fit de son côté des Gomaristes un appui pour monter sur le trône. Le parti arminien fut vaincu et le parti gomariste l’emporta au fameux synode de Dordrecht (1618-1619), le type des synodes autoritaires et farouches, qui après cent cinquante-quatre séances, rejeta la doctrine des Remontrants, excommunia ses partisans, et professa le prédestinatianisme absolu, tout en laissant la voie ouverte encore à l’infralapsarisme.
La scolastique, à la fois fille et auxiliaire, chez les réformés comme chez les luthériens, de tant de disputes, compta également ses principaux représentants dans les universités hollandaises : Alstedius, Maresius (Samuel des Marets), Wendelin, Gomar ; mais elle battit son plein chez Gisbert Vætius, professeur à Utrecht († 1676), qui fut le Quenstedt de l’Eglise réformée. Son principal ouvrage fut publié en cinq infolios sous le titre : Gisberti Vætii, theologiæ in acad. Ultrajectina professoris, selectarum disputationum pars I, II etc. ; et il abonde, dit-on, en termes comme futuritio, futuribililas, ordinabilitas, privatio privans et privatio privata…
Une réaction était inévitable et elle se produisit sous une double forme : l’une, grosse de périls pour la cause de l’orthodoxie et vainement combattue par Vætius, fut amenée par l’école cartésienne, qui s’occupa surtout du rapport de la théologie et de la révélation à la philosophie et aux lumières naturelles. Elle établit un double critère, l’un fondé sur l’évidence de la démonstration, l’autre, sur la nature de la révélation, l’un et l’autre légitime, chacun dans son ordre. Mais l’évidence logique transformée en critère de la vérité religieuse, c’était bien le symptôme précurseur de l’avènement du rationalisme.
La seconde réaction qui surgit à cette époque, celle-ci réellement féconde et salutaire, contre la théologie d’école, fut provoquée par Koch ou Cocceius, professeur à Leyde († 1669). Cocceius se proposa pour la tâche de sa vie de ramener la science théologique à l’Ecriture comme à sa seule source vivante. Il pensa avoir réalisé ce programme en supposant à la base de son système une double alliance de Dieu avec l’homme, l’alliance de la nature et des œuvres, fædus naturæ, et l’alliance de la grâce, fædus gratiæ, qui, à dater de la chute, s’est substituée à la première. Cette seconde alliance à son tour s’est réalisée dans trois périodes successives, celle antérieure à la loi, celle de la loi et celle de l’Evangile. C’est cette méthode biblique et historique appliquée à la tractation de la dogmatique, et substituée aux schématismes dialectiques de la théologie courante, qui a reçu le nom quelque peu étrange de Théologie fédérale, sous lequel elle est connue dans l’histoire de la dogmatique. Le rôle de Cocceius dans l’Eglise réformée du XVIIe siècle fut donc assez analogue à celui que Beck de Tubingue a rempli de nos jours dans la théologie allemande en opposant le réalisme biblique à la systématisation poussée à outrance des matières théologiques.
Cocceius s’est acquis un autre titre encore à la reconnaissance, non sans réserve toutefois, de la postérité. Il fut le fondateur de la Symbolique scripturaire. Malheureusement, il tua par l’abus de la typologie la science qu’il venait de découvrir, et qui ne s’est relevée que dans notre siècle par le génie de Bähr.
Son ouvrage principal : Summa de fædere et Testamento Dei (1648), lui valut des louanges aussi passionnées que les critiques de ses adversaires scolastiques, et exerça une influence importante et durable sur de nombreux disciples.
En France, l’école de Saumur, dont le chef fut Amyrault († 1664), manifesta également une opposition déclarée à la doctrine de la prédestination absolue. Disciple de l’écossais Caméron († 1625), Amyrault défendit l’universalisme de la grâce, la liberté humaine et la gratia resistibilis dans son traité de la Prédestination (1634).
La Place († 1655), Pajon († 1685), disciples d’Amyrault, développèrent et exagérèrent ses principes, ce dernier surtout, dans le sens du pélagianisme, et ils furent tous les deux condamnés par plusieurs synodes de France.
L’arminianisme et le pélagianisme prétendus d’Amyrault suscitèrent en Suisse une opposition violente de la part de Heidegger, de Zurich († 1698), un des représentants les plus fougueux de l’orthodoxie étroite et scolastique, qu’il exposa dans son Corpus theologiæ christianæ (1700).
Il est connu surtout comme le principal auteur de la fameuse Formula consensus ecclesiarum helveticarum, écrite en 1675, publiée seulement en 1715, qui, après avoir causé une grande agitation, n’atteignit que partiellement au rang de symbole, et dont l’influence ne dura qu’une cinquantaine d’années. La Formula Consensus professait le prédestinatianisme dans le sens des décisions du Synode de Dordrecht ; et elle poussa la doctrine de l’inspiration des Ecritures, sous l’influence des deux Buxtorf de Bâlej, jusqu’à affirmer la canonicité des points-voyelles du texte masorétique. En fait de littéralisme, le zèle orthodoxe ne pouvait rien inventer de plus.
j – L’aîné mort en 1629 et le cadet en 1664.
L’amyraldisme fut également combattu à Genève avec ardeur par François Turretin († 1687) et par Bénédict Pictet († 1724). Le premier, collaborateur de Heidegger dans la rédaction de la Formula Consensus, et partisan déclaré des décisions de Dordrecht, publia une Institutio theologiæ elenchticæ en trois volumes (1682-1685), qui fut son principal ouvrage. Bénédict Pictet ne fut pas un partisan moins convaincu, quoique avec plus d’aménité, des décisions de Dordrecht et de la Formula, qu’il se résigna avec peine à voir remplacée dans l’Eglise de Genève par un formulaire plus tolérant. Il a laissé un exposé complet de la doctrine chrétienne en trois volumes, sous le titre de Théologie chrétienne (1708).