Il a été plus d’une fois remarqué que si les faits de divination ou de prévision ne sont pas absolument inconnus dans l’antiquité, même en dehors du domaine de la révélation, ce n’est qu’en Israël que l’on constate une διαδοχήd, une succession d’oracles formant un enchaînement bien lié et soumis à des normes qui lui sont propres, depuis la première promesse du salut jusqu’à son accomplissement dans la première venue de Christ. Comme les autres peuples de l’antiquité, Israël avait conservé le souvenir d’un âge d’or, mais jamais ce souvenir ne s’est traduit chez lui en regrets stériles ; l’avenir appelait les âmes fidèles des anciens jours, et la voix de la promesse, qui a retenti sur le seuil du paradis perdu, ne s’est ni épuisée ni éteinte pendant les milliers d’années de la préparation du salut.
d – Expression de Josèphe.
Certaine de son objet et s’en approchant avec une décision croissante, la prophétie Israélite ne fut pas fataliste ; dans les délivrances de l’avenir comme dans celles du passé, elle a reconnu les libres manifestations de la grâce de Jéhovah, qui pourront être, il est vrai, entravées, retardées, déviées, mais non abolies par les causes secondes, libres elles-mêmes dans l’enceinte des limites qui leur ont été fixées ; et c’est ainsi que les dons et la vocation de Dieu, tout en respectant les droits de la créature institués par Lui-même, n’en sont pas moins sans repentance (Romains 11.29).
C’est par ce caractère de libéralisme que nous venons d’indiquer que la conception israélite de l’avenir tranche le plus décidément avec celles d’autres peuples, le parsisme ou mazdéisme, par exemple, dont l’attente d’un soziosch ou sauveur futur, présente avec elle le plus d’analogie. Mais la victoire finale d’Ormuz sur Ahriman, procurée par ce médiateur, sera le terme d’un cycle fatal d’années.
« Le cours entier des choses dans les religions iraniennes, écrit Döllinger. est renfermé dans une période de 12 000 ans. Ce temps est partagé en quatre périodes. L’opposition et la lutte des deux principes se déploient dans des cycles exactement mesurés d’une période à l’autree. »
e – Heidenthum und Judenthum, pages 365 et sq.
En réalité le dualisme parsiste, comme le polythéisme gréco-romain, est une dramatisation des phénomènes de la nature, personnifiés ici dans une multitude de forces, opposés là dans deux principes rivaux, la chaleur torride et la pluie bienfaisante.
C’est encore l’attente d’un retour de l’âge d’or compris dans le cycle fatal des évolutions du inonde, qui s’exprime dans le vers fameux de la ive Eglogue :
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.
La prophétie israélite consciente des origines du monde l’est aussi d’un but final de l’histoire ; elle n’est pas fataliste, ni évolutionniste ; elle est progressiste. Les seules supputations qui se trouvent dans la prophétie de l’A. T., celle des 70 ans de l’exil (Jérémie 25.11 ; cf. Daniel 9.2 ; Zacharie 1.12), et celle des 70 semaines (Daniel 9.24 et sq.), dépendaient du point de départ qui était variable pour la première, incertain pour l’autre, et l’une et l’autre voulaient être non chronologiques mais symboliques.
Nous n’en constatons pas moins un certain parallélisme entre les lois qui président à la marche progressive de l’idée d’avenir dans le prophétisme israélite et celles qui régissent dans les séries géologiques la succession des couches et des types. Le premier trait frappant dans l’un et l’autre ordre, c’est l’existence d’un progrès constant de l’idée depuis les origines jusqu’au terme :
« De même, avons-nous écrit ailleurs, que les époques primitives de la formation de la couche terrestre se succèdent sous nos yeux avec ordre et gradation, que les différentes formations de la vie, dominées par un plan préexistant à toutes, apparaissent, disparaissent et reparaissent plus fécondes et plus pures à travers les vastes ondulations de la nature, de même chacune des créations successives de la prophétie en Israël s’ajoute à la précédente pour la compléter sans la détruire, et cette commune idée d’avenir qui traverse tous les anciens âges, va d’une époque à l’autre se précisant, s’accroissant, se complétant de plus en plus — crescit eundo !f »
f – Jérémie et son temps. Chrétien évangélique, octobre 1883.
Mais nous constatons en même temps que dans le prophétisme comme dans la nature, la gradation de l’idée d’une époque à l’autre n’est point continue, constante, rectiligne. Ni dans l’un ni dans l’autre, nous ne voyons les différentes séries superposées l’une à l’autre, ni chaque nouvelle époque reprenant l’héritage de la précédente au degré précis où celle-ci l’avait laissé. Mais certaines formes qu’on pouvait croire acquises s’éclipsent pour un temps, se replongent dans la masse commune pour en émerger de nouveau tout à coup plus riches et escortées d’éléments nouveaux. Ainsi chaque nouvelle création est un essor donné à la force naturelle, qui a son début, son point culminant et son terme, et qui, ondoyant et croissant, porte avec soi en puissance, même dans ses défaillances apparentes, les quantités futures.
Ainsi dans le prophétisme, « l’idée apparaît dans des formes nouvelles et déjà perfectionnées, puis disparaissant pour des siècles d’intermittence qui ne seront que des siècles d’incubation, elle affleurera tout à coup plus pleine et plus forte que jamais à une nouvelle époque créatrice et privilégiée ; tour à tour satisfaisant et sollicitant le saint désir des fidèles de Siong. »
g – Jérémie et son temps. Ibidem.
Le prophétisme présentera donc un certain nombre de périodes faciles à définir par leurs caractères prépondérants, suffisamment ordonnées aussi dans la série de leurs points culminants, mais entre lesquelles se placent des déviations et des lacunes.
C’est ainsi que l’idée de l’individualité du Messie, qui paraissait acquise au terme de la période mosaïque, replonge pour de longs siècles, mais reparaîtra, enrichie d’éléments accessoires tout nouveaux : ceux de la royauté et du sacerdoce messianiques.
De même dans la période davidique de la prophétie, l’idée de la souffrance satisfactoire qui n’avait été jusqu’alors préfigurée que dans les victimes animales, commence à prendre corps dans des types individuels et humains, soit fictifs, comme Job, soit réels, comme David ; mais cette idée qui semblait devoir jaillir aussitôt de toute sa force et dans toute sa richesse du sol prophétique, y rentre de nouveau pour ne reparaître que plusieurs siècles plus tard, au temps des Michée et des Ésaïe, mais fortifiée et fécondée à son tour.
L’idée universaliste, encore si prépondérante à l’époque abrahamitique, puis éclipsée depuis Moïse jusqu’à l’époque de David et de nouveau après lui, ne se relèvera dans tout son éclat que dans la période assyrienne.
Nous distinguons six grandes périodes de l’oracle messianique, et tant il est vrai que l’idée d’avenir est en relations constantes avec les faits historiques, que les dénominations de ces périodes pourront être empruntées aux circonstances politiques ou internationales de chacune d’elles, ce sont :
- la période patriarcale ;
- la période davidique ;
- la période israélite :
- la période assyrienne ;
- la période babylonienne ;
- la période perse.
Dès l’instant où fut annoncée et engagée sur la terre la lutte désormais implacable entre les vrais descendants de la femme et ceux du serpent, l’idée d’avenir jetée au lendemain de la chute, au jour même de la sentence, dans l’âme humaine obscurcie et vaincue, a commencé et continué à pas de géant sa marche victorieuse à travers les siècles. Six oracles culminants, condensations soudaines de la pensée divine, six sommets lumineux dominant le désordre apparent des lignes et des formes environnantes, six points de repère de la promesse se sont succédé d’Adam à Moïse, marquant à travers une série de déterminations une gradation constante. Ce sont : Genèse 3.15 ; Genèse 9.25-27 ; Genèse 12.1-3 ; Genèse 49.8-12 ; Nombres 24.17 ; Deutéronome 18.18.
Dieu promet aux premiers pécheurs une semence rédemptrice qui se nomme toute la postérité de la femme. Mais aussitôt cette promesse va se restreindre elle-même par voie de sélections successives, à la postérité de Sem, à la postérité d’Abraham, à celle d’Isaac à l’exclusion d’Ismaël, à celle de Jacob à l’exclusion d’Esaü, et après Jacob, elle se fixe sur la tête de Juda (Genèse 49) pour s’y reposer quelque temps et s’enrichir de nouveaux éléments.
Nous sommes de ceux qui, à l’exemple des LXX, de la Peschito et d’Onkelos, décomposent le mot hébreu shilo en asher lo, et traduisent : « Celui auquel il (le sceptre) appartient ». Ce qui nous détermine en faveur de ce sens est l’analogie des termes de notre texte avec Ézéchiel 21.32, où nous ne pouvons nous défendre de voir une allusion à Genèse 49.10h. ».
h – L’esprit est souvent la dupe du cœur, a dit La Rochefoucauld, et bien avant lui déjà, on disait en latin : Is fecit cui prodest. L’ancienne interprétation ultra-orthodoxe de Hengstenberg et de Keil qui faisait de shilo le nom propre du Messie, a retrouvée faveur auprès de Wellhausen.
Ce Sauveur futur, enfin distingué comme individualité unique de toute collectivité terrestre, est aussitôt revêtu, et par des voix israélites et par une bouche païenne, des deux principales qualités auxquelles se fera reconnaître le Messie parfait : la royauté universelle, tour à tour bienfaisante aux nations dociles (Genèse 49.10) et funeste aux rebelles (Nombres 24.17 et sq.), et le prophétisme (Deutéronome 18.18).
L’oracle de Balaam est comme la sentence du paganisme prononcée par lui-même, et celui de Moïse, l’aveu d’insuffisance de ses propres révélations. Il est fâcheux que de tant de traits sublimes contenus dans les chapitres 22 à 24 du livre des Nombres, un si grand nombre d’esprits-forts n’aient retenu que le fait de l’ânesse. Encore n’en parlent-ils que par ouï-dire, comme j’ai pu m’en assurer, et la plupart de ceux qui se gaussent des propos de cet animal miraculeux seraient fort embarrassés pour les répéter.
Une gradation semblable se marque des premiers oracles aux suivants en ce qui concerne l’objet, le salut promis. D’abord représenté sous une image, celle d’une victoire chèrement achetée sur un adversaire figuré lui-même (Genèse 3.15), il est désigné ensuite comme une grâce de Jéhovah faite à la race de Sem et, par adoption, à la race de Japhet (Genèse 9), puis annoncé à Abraham, l’inaugurateur même de l’ère particulariste, comme une bénédiction positive, conférée sans exception à toutes les familles de la terre.
Sur les lèvres de Moïse, l’oracle expire pour de longs siècles. Durant les labeurs de la conquête et de l’installation du peuple Messie dans la Terre promise, l’idée d’avenir s’est tarie ou s’est frayé des voies souterraines à travers des masses réfracta ires. Ne craignez rien : des profondeurs qui l’ont reçue, l’onde surnaturelle jaillira de nouveau joyeuse et sonore au jour où David sera proclamé l’héritier légitime et direct de Juda (2 Samuel 7.16).
La première mention de l’Oint de l’Éternel, la première apparition de ce titre fameux, synonyme désormais de roi d’Israël, qui devait remplir le monde, se trouve sur les lèvres d’Anne, mère de Samuel (1 Samuel 2.10)i.
i – Le titre Maschiach est attribué, au sacrificateur, Lévitique 4.3 et sq., mais comme qualificatif et non pas encore comme nom propre.
Chose remarquable cependant : l’idée de l’individualité du Messie, qui paraissait acquise au terme de la période patriarcale et mosaïque, se trouve momentanément éclipsée à la reprise de la promesse messianique à l’époque de David, et le successeur qui lui est annoncé se confond de nouveau avec une postérité et même une postérité coupable (2 Samuel 7.14).
Toutefois l’élément universaliste qui s’était déjà affirmé tant de fois et si expressément dans les oracles antérieurs et dès l’inauguration même de l’ère particulariste, maintient son droit dans les déterminations nouvelles que l’idée messianique vient de recevoir, et se traduit soit dans la donnée de plus en plus précise d’une domination de l’Oint de l’Éternel sur la terre entière (Psaumes 2, 45, 72), soit dans la prévision de l’influence morale qui rayonnera de l’exemple de sa personne sur toutes les nations (Psaumes 22.28).
Mais un élément nouveau de l’idéal messianique enseveli jusqu’ici dans les types soit des justes persécutés (Abel, Joseph), soit des victimes animales offertes en expiation des péchés, surfit avec éclat et aspire à une expression plus parfaite : c’est la souffrance messianique figurée dans les plaintes et les soupirs du psalmiste (Psaumes 22 ; 69 ; 31 : les trois psaumes cités par Christ sur la croix), mais débordant de toutes parts, comme d’ailleurs l’idéal de gloire lui-même, la mesure du personnage contemporain.
Enfin à cette double donnée des gloires et des souffrances figurée inégalement par les deux personnages principaux de l’époque, David et Salomon, va s’ajouter un trait nouveau de l’idéal messianique, aperçu par le roi prophète dans un essor d’inspiration, et projeté dans l’avenir comme faisant un contraste absolu avec le fait contemporain, si glorieux qu’il fût déjà : ce sera l’alliance dans le même personnage de ces deux fonctions constamment disjointes dans l’ordre théocratique, le sacerdoce et la royauté. Telle sera l’idée du psaume 110, l’oracle unique de cette période encore toute typique, une des plus hautes cimes de la chaîne prophétique de l’A. T., et qui attendra pendant des siècles encore son synonyme : la vision des deux couronnes (Zacharie 6.9-15).
Les dernières paroles du roi prophète rapportées : 2 Samuel 23.1-7, résumaient pour la conscience du fidèle israélite la signification véritable de cette époque cardinale et glorieuse : c’est le contraste douloureux entre l’état réel de la maison de David et les promesses qui lui avaient été faites ; le contraste toujours renaissant entre l’idée, la vocation messianique et le fait : les crimes et les hontes du présent, et qui ne pourra être surmonté que par l’espérance et par la foi. David s’est assuré à la fin de sa carrière que l’accomplissement de la promesse messianique sera soumis aux lois ordinaires du Royaume de Dieu qui ne vient point avec éclat (v. 4) ; que la postérité qui naîtra de lui et sur laquelle reposent de si grandes espérances, triomphera de la réalité présente qui appartient au méchant ; que malgré tout, l’avenir est au juste et à Dieu.
A cette période nous rattachons dans l’ordre des dates que nous jugeons le plus probable : Abdias, Joël, Amos, Osée, Zacharie ch. 9 à 11j.
j – Sur la chronologie de cette période, voir Bruston, Histoire critique de la littérature prophétique des Hébreux, de page 19 à 132. D’Orelli, Die alltestamentliche Weissagung de page 119 à 283. Nous n’avons pu nous ranger aux raisons de la Bible annotée en faveur de l’intégrité du livre de Zacharie.
Après une longue intermittence, l’idée messianique, qui avait jailli avec tant de puissance et d’éclat à l’époque davidique, disparut de nouveau de la scène durant les premiers temps du schisme, absorbée qu’elle était par la lutte soutenue par le prophétisme soit en Juda, soit en Israël, avec la royauté rebelle ; mais elle surgit de nouveau au commencement du ixe siècle, pour enfanter la série des oracles qui se succéderont sans nouvelle interruption durant quatre siècles.
Mais combien elle apparaît au début de cette longue série diminuée et pour ainsi dire dépouillée de ses éléments essentiels, qui ne reparaissent plus que timidement et comme enveloppés d’une brume flottante.
Dans Abdias, la personne messianique se confond avec une pluralité de libérateurs (Abdias 1.21) ; dans Joël, avec le peuple messianique de l’avenir (Joël 2.27-32) ; dans Osée 3.5 et dans Amos 9.11, elle s’éclipse dans le rayonnement du nom du premier David ; dans Zacharie 9.9 seulement, elle se dessine de nouveau dans une figure individuelle, celle du roi pacifique, venant apaiser les terreurs causées à Sion par l’arc, le chariot et le coursier du conquérant.
La donnée des souffrances messianiques, celle de l’universalité du salut messianique sont à reconquérir à nouveaux frais.
Toutefois, chez Abdias déjà s’annoncent distinctement les trois motifs capitaux qui vont défrayer la parole prophétique jusqu’à Esaïe et jusqu’à Jean-Baptiste : jugement, salut, triage : le jugement imminent des méchants chez les Gentils et en Israël, figure de plus en plus redoutable du jugement final (Abdias 1.15 ; Osée 1.4-5 ; 2.1-13 ; 3.4 ; Joël 2.1-31 ; 3.1-16 ; Amos 1.1-15 ; 2.1-16 ; Zacharie 9.1-8 ; 11.1-17) ; le salut annoncé sous la forme d’une reconstitution de la royauté et de la nation théocratiques (Abdias 1.21 ; Joël 2.1.28-32 ; 3.20 ; Amos 9.11-12 ; Osée 2.21-23 ; 3.5 ; Zacharie 10.6-12). Mais ce salut ne sera le sort ni de la nation, ni du grand nombre ; il ne profitera qu’à un reste de réchappés (Abdias 1.17 ; Joël 2.32 ; Amos 9.8-9k ; cf. Zacharie 11.11).
k – Dans Joël, la promesse d’une pluie céleste est opposée au tableau de la sécheresse (ch. 1) ; dans Amos, une reconstruction future à un tremblement de terre récent.
Beaucoup d’appelés, peu d’élus : éternelle vérité, consolante et redoutable, le premier thème d’Esaïe (Ésaïe 1.8-9) ; et le refrain du Messie apparu : Matthieu 20.16 : 22.14.
Jonas, Michée, Esaïel, Nahum.
l – Les raisons données par la critique pour détacher de cette période la seconde partie du livre d’Esaïe, ne nous ont pas jusqu’ici paru décisives. Voir l’exposé de la question dans la Bible annotée.
Plus que jamais la prophétie va ressembler à une mer tumultueuse travaillée par des courants contraires qui se heurtent et refluent pour se heurter encore dans son sein. Et au sein de cette lutte des éléments, comprimée dès l’époque davidique, l’idée messianique s’élancera de nouveau du sol prophétique en flots pressés et exubérants, ramenant à la vue plusieurs des précieux filons que nous avions crus appauvris ou égarés.
Le motif contemporain de la nouvelle évolution de l’idée qui s’annonce, c’est le contact désormais continu d’Israël avec les grandes nations de la terre. Israël allait entrer dans la seconde grande phase, la période universaliste de son existence. A l’isolement relatif où il avait vécu comme peuple « à part » (Nombres 23.9), va succéder sa carrière de peuple Messie où, lancé bon gré mal gré dans le grand mouvement des nations, il sera soit l’apôtre, soit le banni de l’humanité. L’histoire tout entière d’Israël en effet se compose des vicissitudes d’une lutte perpétuelle de ce peuple de col roide avec son Dieu : ce fut d’abord la lutte du faux universalisme, qui n’aspirait qu’à se rendre semblable aux autres nations, avec le vrai particularisme ; ce fut ensuite la lutte non moins ardente du faux particularisme, qui prétendait s’isoler de l’humanité, avec le vrai universalisme. Le livre de Jonas, bien plus étonnant en lui-même que le prodige qu’il raconte, est le document de cette phase nouvelle de l’existence d’Israël et la condamnation dans la personne même d’un prophète du faux particularisme, qui va devenir le mauvais génie de la nation et la cause de sa seconde ruine.
L’idée qui surgit par contraste de ce premier choc d’Israël et du monde, la revanche des prophètes du huitième siècle contre les mauvais traitements de l’Assyrie, fut la promesse étendue à tous les peuples, et la proclamation de Sion comme capitale spirituelle de la terre (Michée 4.1-3 ; Ésaïe 2.2-3 ; 19.25). La contre-partie de l’iniquité commune d’Israël et des Gentils sera la justice messianique.
Ce salut qui naîtra des ruines sera l’œuvre d’un seul, plus grand qu’Israël, plus grand que David, plus grand que les plus grands des serviteurs de l’Éternel, Emmanuel, fils du ciel et fils de Sion, futur dominateur de Canaan et de la terre (Michée 5.2 ; Ésaïe 7.14 ; 11.1-16) ; mais — dualités irrésolues pour les plus grands prophètes, visions insondables devant lesquelles ils s’arrêtent humbles et émus, — ce roi glorieux sera en même temps l’enfant des larmes (Michée 4.10 ; Ésaïe 7.14-25) ; homme de douleurs (Michée 5.1) ; sacrificateur et victime (Ésaïe 53), et, pour la première fois, victime propitiatoire, qui, mieux que l’antique agneau de Pâque, apportera dans ses meurtrissures même la paix et la justice.
« Tandis que dans le cycle des premiers oracles de l’époque assyrienne, avons-nous écrit ailleurs, le Messie apparaît au terme de l’ère présente sous l’image resplendissante d’un roi juste et puissant, restaurateur du temple et du pays (Ésaïe ch. 7 à 11), la figure qui se dégagera dans un horizon plus lointain encore sera tout ensemble plus touchante et plus glorieuse, d’une gloire toute spirituelle, voilée de faiblesse et d’ignominie, invisible à la chair, reconnaissable seulement à l’élite des fidèles, et destinée à être méconnue de la foule (Ésaïe 53.1).
Car s’il devait y avoir sur la terre une figure plus glorieuse encore que celle du roi théocratique, du Messie triomphant et dominateur, ce ne pouvait être que celle du serviteur de l’Éternel, du personnage dépouillé de toute qualité extérieure prêtée et de tout autre caractère que sa fidélité, son humilité et son amour ; destitué de toute autre grandeur que celle de sa personne seule ; traversant tous les insuccès et toutes les épreuves : travail inutile, apparence méprisable, pauvreté, ignominie ; apparu, en un mot, non pour vaincre et pour régner, mais pour servir, souffrir et mourir à la place de tous les autres hommes, des fidèles et des prophètes eux-mêmes (Ésaïe 53.4). Telle a été une des conquêtes suprêmes de la prophétie de l’A. T., et tandis que l’auteur des oracles des chapitres 7 à 11 semble lutter encore avec une matière indomptée, et courbé sur ses propres révélations, en traduit avec effort les énigmes en langue humaine pour les livrer telles quelles aux méditations et aux discussions des siècles futurs ; tandis que, dans ce monde nouveau tout en fermentation de la prophétie messianique, l’éclair ne sillonne de temps en temps les ténèbres que, dirions-nous, pour les rendre visibles, prophète qui enfin a atteint la cime n’y rencontre plus un roi, mais une victime, et saluant non plus les triomphes de la force, mais le chef-d’œuvre de l’amour, il retrouve enfin le calme de ses esprits dans les sereines clartés d’un ciel sans nuages et d’un horizon sans voilesm. »
m – Revue de théologie et de philosophie. 1882. Un essai d’interprétation de l’oracle d’Emmanuel, pages 128 et 129.
De quelque façon que soit résolue la question de l’authenticité du livre d’Esaïe, et étant admise la division de ses deux parties (ch. 2 à 35 et 36 à 66), sans nous demander si leur agencement est l’œuvre d’un auteur unique ou principal, ou celle d’un rédacteur définitif, nous y reconnaissons deux cycles d’oracles disposés dans l’ordre concentrique (qu’on appelle dans la Théologie du N. T. l’ordre johannique et qui n’est autre que l’ordre sémitique), chacun rayonnant à partir d’un foyer ou thème historique qui lui sert de motif (le chap. 7 pour le premier, et les chap. 36 à 39 pour le second). La note dominante du premier cycle, indiquée déjà par le thème historique du ch. 7, est celle des gloires messianiques, mais traversée par des sentences ; et la note du second, celle des souffrances messianiques, mais traversée par des promesses.
L’oracle de Nahum est la contre-partie de l’idée du livre de Jonas, et ferme ainsi le cycle que le premier inaugure. Là, l’idée universaliste conviant Ninive à la repentance ; ici, la sentence finale portée sur la dévastatrice de toute la terre : le jugement de Ninive, délivrance des nations.
Habacuc, Sophonie, Jérémie, Zach. ch. 12 à 14, Ezéchiel.
Le jugement était resté en perspective dans la période précédente, ou n’avait frappé que la partie la plus excentrique du peuple de Dieu, celle qui s’était déjà dès longtemps détachée de la théocratie, le royaume du nord. Son centre vivant, Jérusalem et le temple, était encore épargné. La période babylonienne amènera la ruine de ce dernier espoir. Si donc le peuple théocratique doit revivre, et il le doit, ce sera dans des conditions toutes nouvelles et dont les éléments n’existent point encore ; et tandis que le résumé de la période Israélite de la prophétie était la gloire théocratique, celui delà période suivante, la justice messianique, l’idée dominante de la période à laquelle nous sommes arrivés, est : la régénération morale du futur peuple de Dieu.
L’idée messianique, qui venait d’atteindre son plein épanouissement dans la période précédente, n’acquerra pas de nouveaux éléments durant celle-ci ; et même elle commence par traverser une nouvelle éclipse passagère. L’oracle semble descendre d’un degré chez Habacuc ; ce livre marque une pause dans la série des révélations ; le fidèle rentre en lui-même ; il soupire ; il aspire à de nouvelles lumières plutôt qu’il n’en reçoit ; il prie (ch. 3). L’oracle se relève dans Sophonie (Sophonie 3.8-20) sans recouvrer encore la plénitude de la donnée des siècles précédents ; mais l’esprit prophétique ne s’est recueilli que pour prendre un essor plus puissant dans une direction nouvelle.
Jérémie et Ezéchiel, témoins de la ruine définitive de la royauté, de la nation et des institutions théocratiques, se sont représenté l’ère future comme l’antithèse directe des choses du présent ; et tout en conservant les traits déjà connus et acquis du futur David (Jérémie 23.5 ; 33.15-17 ; Ézéchiel 34.24 ; 37.24), ils annoncent aux restes fidèles d’Israël l’avènement du peuple nouveau dans une alliance nouvelle et rétablissement du sanctuaire futur. Mais dans cette vision commune, ces deux grands contemporains, auxquels nous joignons l’auteur de Zacharie ch. 12 à 14 qui nous paraît taire la transition de l’un à l’autre, se partagent leurs trésors ; le prophète de Jérusalem prédit l’alliance nouvelle et la loi nouvelle (Jérémie 31.31-34) ; l’auteur de Zacharie ch. 12 à 14, de concert avec le visionnaire de la captivité, annoncent à la suite des grands repentirs (Zacharie 12.10-14), le passage des grands souffles et des grandes eaux de l’Esprit, issues du temple idéal qui sera le Messie lui-même au sein de son peuple (Zacharie 13.1 ; Ézéchiel 47 ; comp. Zacharie 11.10 ; Ézéchiel 36.26 ; 37.1-14 ; Jean 2.19)n.
n – Un partage d’idées tout pareil se retrouve dans l’épître aux Romains entre le chap. 6 le type de la vie nouvelle et le ch. 8 (l’agent de cette vie nouvelle).
« Mais remarquez, avons-nous écrit ailleurs, ce coup d’audace unique dans l’histoire des religions ; en voici une qui, tout en revendiquant pour elle l’autorité et l’infaillibilité jusqu’au dernier iota et au dernier trait de lettre (Matthieu 5.18), tout en proclamant la perpétuité de ses droits et de ses institutions, prédit une alliance nouvelle qui la remplacera et lui sera supérieure, et qui ne craint pas d’invalider le peu qui reste en en annonçant la prochaine abolition.
Sainte inspiration des Moïse et des Jérémie : ce que l’un a placé au centre le plus sacré du sanctuaire, ce sont les deux tables d’une loi morale ; ce que l’autre a rêvé de plus grand et de plus doux dans l’avenir de son peuple (cf. Jérémie 31. 26), c’est la loi de Dieu gravée dans tous les cœurs, et là, vécue, accomplie et aimée ; Dieu réconcilié avec les pécheurs ; la connaissance de l’Éternel répandue par toute la terre et distribuée à toutes les intelligences ; tous saints, tous justes, tous enseignés de Dieu ; plus de prêtres, parce que tous verront Dieu ; plus de ministres, parce que tous le seront (Jérémie 31.31-34). « Voici, l’Éternel a créé une chose nouvelle sur la terre ; la femme entourera l’homme ». Pendant des milliers d’années, le monde avait vu Jéhovah, l’époux d’Israël, occupé à rechercher et à poursuivre sa créature infidèle et fugitive. Par delà les horizons prochains, dans ces temps où Israël revenu dans Canaan sera en même temps revenu à Jéhovah, la terre et les deux verront enfin une chose nouvelle : l’homme adorant son Sauveur et son Dieu ; l’humanité humiliée et convertie adorant son céleste époux !o »
o – Jérémie et son temps. Ibid.
Daniel, Aggée, Zacharie ch. 1 à 8, Malachie.
L’idée commune aux oracles de cette période, celle qui, appelée par le contraste avec le fait contemporain, répondait le mieux aux besoins du peuple de Dieu, partagé alors en deux tronçons et dispersé parmi les peuples, c’est la vitalité indéfectible de l’ordre de l’esprit au milieu des puissances terrestres.
Esaïe avait dit : Consolation ! Jérémie : Résignation ! Ezéchiel : Courage ! Les derniers prophètes, à cette époque de désenchantement où l’échéance des promesses divines trompe l’attente des fidèles et semble, démentir les prophéties du passé, disent et répètent : Patience !
Dans les oracles de Daniel se rencontrent complétées et précisées les deux données qui s’étaient croisées déjà dans la carrière de David et se succèdent dans les visions d’Esaïe : le cycle des gloires messianiques et celui des souffrances messianiques, disposés comme dans le livre d’Esaïe. dans un ordre concentrique, et gravitant autour d’un ou de plusieurs thèmes contemporains.
Les quatre faits relatés chap. 3 à 6, forment la série des thèmes historiques des deux visions se répondant l’une à l’autre, celle de la statue, chap. 2, et celle des quatre bêtes, chap. 7, récits et visions dominés par l’idée commune du triomphe du royaume de Dieu sur le monde.
La prière de Daniel, appelant la réalisation des oracles divins (Daniel 9.1-10), est le motif contemporain du second cycle, dont l’idée centrale est la propitiation parfaite procurée par la souffrance messianique (Daniel 9.22-27).
Comme nous l’avons dit, le point de départ des 70 semaines est sujet à discussion. Selon Auberlen (Le prophète Daniel et l’Apocalypse de saint Jean, trad. de Rougemont, pages 143 et sq.) le terme désigné par min moça davar (Daniel 9.25), serait l’édit d’Artaxercès Longuemain (458), ce qui permet à l’auteur d’établir une coïncidence chronologique — à deux ou trois ans près — entre les données de l’oracle et la date de la mort du Christ. C’est seulement trop beau. Nous en restons à faire de l’édit de Cyrus (536) le point de départ des 70 semaines, et nous décomposons ce dernier chiffre en 7 semaines (premier établissement et premières luttes, puis 63, durée symboliquement indéfinie. Puis la dernière semaine, époque approximative de la mort du Maschiach nagid (v. 25).
Ainsi les tableaux du premier cycle sont ceux qui portent le plus loin, jusqu’au retour futur pour nous-mêmes du Fils de l’homme, en puissance et en gloire. Les tableaux du second cycle nous font rétrograder de ce terme final au terme moyen de la première venue du Messie en souffrance et en opprobre et de ses accompagnements accessoires.
Le chapitre 12 qui nous paraît sortir des cadres des deux cycles que nous venons de décrire pour former la conclusion de la vision totale, nous reporte à la fin dernière des choses qui se décomposera dans cette double issue : la résurrection des justes et celle des injustes (Daniel 12.1-3).
La puissance terrestre renversée comme une seule masse par la petite pierre roulant de la montagne (Daniel 2) ; la gloire toute spirituelle du second temple opposée aux splendeurs du premier (Aggée 2.9) : la survivance assurée à Zorobabel, l’humble chef de Juda, fils de David, après la ruine de tous les royaumes terrestres (Aggée 2.21-23) ; l’avènement du Germe, héritier des deux couronnes, sacrificateur et roi (Zacharie 6.10-15) ; enfin l’entrée imminente de l’Ange de l’Éternel dans son temple purifié par le jugement (Malachie ch. 3 et 4), tels furent les derniers messages des prophètes d’Israël, tous animés d’une même pensée, au résidu de leur nation, avant le silence séculaire qui ne sera rompu que par la voix criant dans le désert : Voilà l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde !
Ainsi Dieu instruit et prépare l’homme par ses actes, par ses paroles et par ses silences ; silence de quatre cents ans en Égypte, silence de trente-huit ans au désert, silence de quatre cents ans de Malachie à Jean-Baptiste : intermittences de la révélation divine, où Dieu, laissant pour un temps l’homme à lui-même, l’invite à recueillir et à s’approprier la manne céleste : périodes d’incubation où les germes et les principes déposés dans le sol se conservent pour de futurs avènements, en même temps que l’homme expérimente une fois de plus son ignorance et sa misère propres.
A Jean-Baptiste, le second Elie, de reprendre et de résumer sur les bords du Jourdain les trois principaux, thèmes des siècles passés : jugement d’Israël comme des Gentils (Malachie 3.10) ; salut des Gentils comme d’Israël (Malachie 3.9) ; triage de la balle et du bon grain (Malachie 3.12) ; et lorsque enfin le Messie véritable se présentera à son peuple, orné d’humilité et de douceur, semblable à tout fils d’homme, excepté dans le péché, armé de sa seule parole et lui-même la Parole de Dieu, le dernier des prophètes en le désignant du doigt à ses propres disciples et au peuple, dira avec douleur comme son prédécesseur Esaïe : Nul ne reçoit son témoignage (Jean 3.32).