L’un des traits qui donnent à la théologie réformée son caractère particulier et sa valeur religieuse, c’est qu’elle proclame, comme nulle autre, ce paradoxe sublime que le Dieu de la religion, Celui qui veut être pour chacun de nous un Père et un Sauveurm est précisément Celui dont l’essence infinie et les attributs incommuniables font l’objet des vaines spéculations de la métaphysique.
m – Calvin, Catéch. de Genève, 21e dim.
Par cette affirmation, elle rejoint la religion des prophètes : « Ainsi a dit le Très-Haut dont la demeure est éternelle et dont le nom est saint : j’habite dans les lieux élevés et dans la sainteté ; mais je suis aussi avec l’homme contrit et humilié. » Esaïe 57.15.
C’est ce paradoxe qui donne à la religion son mystère ; à la piété les ravissements d’un étonnement sacré qu’aucune accoutumance ne peut blaser ; au calvinisme sa prééminence sur toutes les autres théologies.
Or, le panthéisme prétend que les deux concepts de Dieu qu’unit la religion sont inconciliables. Le déisme, de son côté, déclare cette synthèse dangereuse pour la religion et pour la morale. Tous deux s’accordent à la dénoncer comme nous laissant dans l’agnosticisme. On ne pourrait y échapper qu’en optant entre le concept métaphysique et le concept éthique.
Le panthéisme attaque, de son point de vue, certaines formules dogmatiques, celle de Père, celle de Seigneur et celle de Roi. Ces notions correspondent à celles que Calvin assigne à la notion religieuse de Dieu : « Maître et Seigneur, Père et Sauveurn. »
n – Calvin, Catéch. de Genève, 31e dim.
Nous nous attacherons plus particulièrement à la critique que fait Harald Höffding, que nous considérons comme la plus complète.
L’éminent philosophe danois critique aussi l’attribution de la personnalité à Dieu. Il montre que la notion monothéiste de Dieu aboutit au paradoxe religieux. Il réduit celui-ci à l’antinomie : Dieu est immuable (la scolastique) ; « Dieu est le plus changeant des êtres » (Kirkegaard).
Höffding fait une remarque préliminaire. Les « idées figuratives » en question, dit-il, expriment des relations. Elles en supposent. Il infère de là qu’elles ne peuvent jamais exprimer une conclusion absolueo.
o – Op. cit., p. 76.
Si, par là, il entend dire qu’il y ait incompatibilité entre les idées d’absolu et de relation, nous nions simplement cette prémisse. L’absolu, tel que nous l’entendons, tel que tout le monde le comprend en dehors du panthéisme, n’exclut pas toute relation ; il n’exclut que des relations de dépendance.
S’il entend simplement que nous ne pouvons, par la spéculation, saisir Dieu en soi, en avoir une connaissance absolue sans rapport avec nous-mêmes, nous sommes prêts à souscrire à son affirmation. Nous ne faisons ainsi qu’affirmer notre accord avec le calvinisme classique.
Parlant de Dieu, Calvin écrit ceci : « Son essence est incompréhensible, tellement que sa majesté (Numen) est cachée bien loin de nos sens.p … En après ses vertus nous sont racontées, par lesquelles il nous est démontré, non pas quel il est en soi-même, mais tel qu’il est envers nous. »
p – Institution, 1.5.1
Tellement que cette connaissance consiste plus en vive expérience qu’en « vaine spéculationq. ».
q – Institution, 1.10.3
La quiddité de Dieu, Dieu considéré en soi, nous est totalement inaccessible : nous ne pouvons connaître que les qualités de Dieu par rapport à nousr.
r – Institution, 1.2.2
Cela est impliqué dans la notion de connaissance analogique, il n’y a donc là rien de troublant pour nous.
L’idée de Dieu, cause absolue, nous l’avons vu, n’exclut pas toute relation.
Sinon, la religion serait impossible : la religion est relation à Dieu.
La religion n’exclut que les relations qui ne seraient pas établies, soit en vertu de sa nature, dans ses rapports essentiels avec la nature créée, soit en vertu de son libre décret.
L’identité supposée entre les termes Absolu et Hors-relations ferait de l’absolu une pseudo-idée. Elle nierait, en la posant, la relation de l’absolu avec notre esprit. Cette relation est établie par le concept que nous en avons, que nous le considérions comme en rapport avec nous ou séparé de nous. Ce serait bien une contradiction, car ou l’on reconnaîtrait cette relation et alors l’absolu ne serait pas absolument absolu, ou on la nierait et ce serait nier la thèse même que l’absolu est identique au hors-relations.
Dès lors apparaît le mal-fondé de la critique générale faite par Höffding et par Romanes, dans la phase agnostique de sa pensée, des « idées figuratives » de la religion. Ces idées figuratives sont, on s’en souvient, les idées de Roi et Seigneur, de Père, de personne. Elles expriment, appliquées à Dieu, des dogmes fondamentaux de la religion.
Le procédé de Höffding et des autres consiste à montrer que si on « sublimise » ces idées (voie d’éminence), on aboutit à reconnaître, dans l’être ainsi sublimise, une nature totalement diverse des rois, seigneurs, etc. auxquels l’analogie se rapporte. Ainsi, par exemple, une personne infinie n’aurait rien de commun avec ce que nous connaissons comme une personne, dans l’expérience ordinaire. De là, on conclut que ces idées, appliquées à Dieu, sont des concepts totalement vidés de tout contenu pensable.
Nous reconnaissons que c’est à bon droit qu’on dit que Dieu, dans son essence, dans toutes ses qualités, transcende tous les êtres. C’est bien là ce que nous voulons. Encore une fois, selon la parole du prophète citée plus haut : « Dieu est le Très-Haut, dont la demeure est l’éternité et dont le nom est Saint. » Saint, c’est-à-dire séparé ontologiquement et logiquement, séparé absolument, de tout ce qui n’est pas lui. Pour parler avec Calvin, nous dirons que son essence est bien plutôt objet d’adoration que d’exploration savantes.
s – Institution, 1.5.9
Ceci dit, nous soutenons que c’est une pétition de principe que de formuler la conclusion que nous propose Höffding.
Ce qu’il s’agit précisément de savoir, c’est si, par l’analogie, nous ne pouvons pas avoir de connaissance qualitative d’un être dont la quiddité nous est inaccessible, justement parce que nous savons que cette quiddité et ces vertus sont ce qu’elles sont au degré éminent. Savoir cela, n’est-ce pas déjà le connaître comme parfait, comme réalisant au degré suprême, l’équivalent de toutes les qualités positives des êtres finis ? Mais le connaître ainsi, ce n’est plus totalement l’ignorer, c’est le connaître par une idée qui exprime qu’il est l’océan de l’être et qu’il diffère totalement du concept abstrait d’être en général (Ens généralissimum). Le concept d’être parfait est le plus riche de tous les concepts ; le concept d’être en général est le plus pauvre : il n’a pas d’existence séparée ; abstraction de la totalité des êtres finis, il n’est que le fantôme sans réalité distincte du panthéisme.
Mais puisque le « totalement divers » qui se révèle à nous, n’est tel qu’en tant qu’il réalise, au degré éminent, le connu donné par l’expérience, il est clair que ce connu n’est que l’ectype, la reproduction analogique de ce totalement divers, qui en est l’archétype. Le connu, étant la réalisation d’une pensée du créateur, reflète, à un degré infime, mais enfin reflète quelque chose de la gloire et des « vertus » de celui qui en est l’archétype. En tout ce qu’il a de positif, le connu accessible à notre pensée porte l’empreinte de la pensée créatrice. Il y a entre les rapports qui unissent les êtres finis entre eux, puis les êtres finis et leurs qualités, des analogies avec l’Etre divin et les relations intra-divines.
Ces analogies non seulement donnent une connaissance matérielle suffisamment vivante de Dieu, mais encore elles sont susceptibles d’offrir une connaissance précise, bien que limitée, de l’élément ou des éléments essentiels d’identité de rapports qui doivent être retenus. Car, par la méthode de négation, des analogies constatées, nous pouvons éliminer tout ce qui est limitation, matière, infériorité, dépendance à l’égard du dehors ; le terme de comparaison choisi pour construire une idée analogique est pris ainsi dans son acception essentielle, et il est dépouillé des modalités accidentelles et empiriques.
Ce concept abstrait n’est évidemment pas susceptible d’être imaginé.
Pour l’imagination, c’est un concept auquel on ne peut appliquer aucune image sensible.
Mais, comme il est formé des éléments intelligibles contenus dans les êtres sensibles, il n’est pas vide pour l’intelligence. Il est, au contraire, rigoureusement scientifique, car il est général, universel, et nous savons qu’il n’y a de science que du général et que tout général, tout universel, est objet de science.
Ce qui fait que les nominalistes prétendent que des concepts ainsi formés sont vides de tout contenu pensable, c’est qu’ils pensent eux-mêmes par images ; et, naturellement, ils veulent des images claires.
Le réaliste modéré, par contre, ne demande que des concepts intelligibles. Pour lui, le concept d’un myriagone, qu’il ne peut naturellement traduire en image sensible et claire, est un concept aussi rigoureusement intelligible que le concept de pentagone, si facile à construire par l’imagination.
Autre chose est, même, de concevoir et autre chose d’imaginer. Le panthéisme, fidèle à son confusionisme, tend continuellement à perdre de vue cette distinction. Quand il s’abandonne au nominalisme, il confond, perpétuellement aussi, les conditions empiriques de la réalisation d’une idée, dans notre monde donné, avec l’essence de cette idée.
Il sait par expérience que la personnalité, par exemple, se constitue grâce à l’opposition du moi au non-moi ; que le rythme de la vie personnelle finie est constitué par une succession d’actions et de passions.
Spontanément, il prend ces modalités accidentelles pour l’essence de la personnalitét.
t – Harald Höffding, op. cit., p. 80 s.
Or, ces modalités ne sont propres qu’à la personnalité finie. Elles ne sont rigoureusement que des accidents, au sens logique du terme.
Ce qui fait qu’un être est une personne, c’est essentiellement ceci qu’il est une subsistance intelligente et rationnelle. Dire que la nature de Dieu est personnelle, c’est dire que l’intelligence en est un des attributs essentiels.
On remarquera que nous avons dit : la nature divine est personnelle, et non : Dieu est personnel.
C’est que nous trouvons que la dernière formule n’est pas heureuse du point de vue trinitaire. Dieu n’est pas une personne ; il est une nature personnelle qui a son triple foyer, son triple support réel dans trois hypostases.
Mais, réduite à l’affirmation que Dieu se connaît et connaît les choses d’une manière intelligente, l’idée de personnalité, appliquée à. Dieu, et ainsi portée à l’infini, garde un résidu intellectuel suffisamment intelligible pour qu’il ne soit pas permis de parler de notions impensables.
Celui qui prie et qui croit que sa prière lui est suggérée par un esprit infini, et que cette prière est reçue dans une intelligence infinie, ne consentirait pas facilement qu’on vînt lui dire que ce serait la même chose si on remplaçait cette affirmation de sa foi par cette autre : la prière a sa source dans l’inconnaissable et c’est dans l’inconnaissable qu’elle va se perdre.
On doit en dire autant des analogies de Seigneur, de Roi et de Père.
Höffding reproche à l’analogie Seigneur-Roi d’impliquer un rapport extérieur entre des êtres « différents ». Il trouve ce rapport ridicule, sans doute parce qu’il est impuissant à concevoir Dieu autrement que comme identique à nous.
Mais ce qui est absurde, pour la raison croyante, du moins, c’est de réduire l’Etre infini à cette dégradante confusion.
Sans doute, il n’y a rien de plus intérieur à nous que Dieu ; quid interius deo ? Mais il n’y a rien non plus qui nous soit, qualitativement, plus extérieur et plus transcendant.
Mais là n’est pas la question pour le moment ; ce qu’il s’agit de savoir, c’est si ce qu’il y a d’essentiel, de formel, dans les notions de Seigneur et de Roi, peut être prédiqué légitimement de Dieu.
Or, ce qu’il y a d’essentiel dans ces idées, c’est la notion d’une volonté normative pour nous, servie par une puissance capable d’annihiler toute opposition et de protéger efficacement.
Affirmer ces choses au degré éminent, ce n’est évidemment pas perdre tout contact avec la réalité.
La même remarque convient à l’analogie empruntée à la paternité humaine.
L’idée essentielle de paternité n’implique nullement « la relation maternelle », ni la préparation pédagogique des enfants à l’indépendance vis-à-vis du père, contrairement à ce que croit Höffding.
Ce sont là des traits propres à la paternité humaine, et donc des accidents.
L’idée essentielle est celle-ci : un être est le principe de la projection dans l’existence d’autres êtres, ou d’un autre être de la même substance que lui.
Au propre, Dieu est donc essentiellement et absolument Père. Il l’est, sans avoir besoin des créatures, par la génération éternelle de son verbeu.
u – Athanase, Orat. cont. Arian., II, 2 ; ad Serap, II, 2.
Dans un sens impropre (œquivoce), symbolique, il est Père de toutes les créatures.
Dans un sens analogique, par adoption, — il est clair que ce terme lui-même est analogique, — il est le Père des prédestinés : à tous ceux qui croient, dit l’Evangile, a été donné le droit d’être faits fils de Dieu.
Ce terme d’adoption, dépouillé de ses accidents juridiques, conserve ce résidu très intelligible que Dieu traite les croyants comme un père adoptif, plein de tendresse, traiterait les fils qu’il aurait acceptés dans sa famille. Quand je dis que Dieu est un Père pour les croyants, en tant qu’il les adopte pour ses fils, l’idée essentielle d’adoption que nous venons de déterminer reste le résidu intelligible de l’affirmation. La croyance que Dieu est notre Père par droit de création et par un acte de libre grâce n’est nullement une notion informe. Elle a en vue, au contraire, une idée très précise.
En devenant profonde comme l’immensité, cette idée plonge dans le mystère et l’incompréhensible, mais elle ne perd rien de sa précision rigoureuse.
Si étonnant, si immérité, si élevé au-dessus de toutes les conditions psychologiques connues que soit le fait, la notion essentielle d’adoption demeure inchangée.
Il n’est pas jusqu’à la préparation pédagogique qui doit mener le fils à sa majorité qui ne corresponde, dans la vie religieuse, à une réalité positive.
Il n’est pas étonnant que Höffding, sans doute étranger à ces modalités les plus profondes et les plus douces, n’ait pas entrevu ce fait. Mais le fait est là. Dieu est le Père des prédestinés, non seulement parce qu’il les traite avec un amour véritablement paternel, mais aussi parce qu’il est un éducateur, en ce sens précis qu’il dispose les événements de telle manière que nous puissions passer de la minorité spirituelle (observation de prescriptions littérales) à la majorité spirituelle, à la distinction spontanée du bien et du mal (Hébreux 5.14). Naturellement, il ne peut s’agir pour nous de devenir indépendants de Dieu. Mais un fils de roi ne reste-t-il pas toujours, même lorsqu’il a atteint sa majorité, le sujet de son père ? Or, nous sommes, nous les croyants, des fils de roi.
Höffding prétend enfin que les images de Seigneur et de Père jurent d’être accolées ensemble quand on présente Dieu comme exigeant un sacrifice sanglant pour apaiser sa colère. Ce serait là le rapport « d’un cruel seigneur oriental, avec ses serviteurs » et non celui d’un père avec ses enfants.
D’où, selon lui, l’impossibilité de construire un système cohérent avec ces images.
Ce qu’il faut retenir de cette remarque, c’est qu’en effet la dogmatique ayant pour objet nos rapports avec l’Etre infini, elle ne doit pas se proposer la tâche que lui assigne la théologie moderne et chercher à simuler l’unité interne à laquelle aspire, en vain, d’ailleurs, tout système de métaphysique panthéiste. Il est entendu que les notions et les analogies qu’elle traite sont, par le côté où elles touchent à l’infini, des mystères insondables. Mais elle peut faire, ou du moins elle peut aspirer à faire des synthèses de mystères. La souveraineté de Dieu et la paternité de Dieu expriment des réalités objets de foi, que l’intelligence peut formuler et spécifier et dont la raison raisonnée (ratiocinata) peut, apercevoir la convenance. Mais la raison indépendante (ratio ratiocinans) n’en peut avoir une notion adéquate. Elle est donc incompétente pour déclarer que des notions qu’elle ne peut explorer sont contradictoires. Et la foi, qui les reçoit, en vertu d’un Deus dixit, d’une autorité divine, peut et doit anticiper leur accord interne. La science théologique serait-elle, en outre, incapable de faire synthèse entre deux données certaines de la foi, entre la souveraineté et la paternité divines, par exemple, qu’elle ne devrait pas conclure à autre chose qu’à sa propre infirmité.
Quant à l’association d’idées insultantes pour la foi des chrétiens orthodoxes qui s’établit dans l’esprit de Höffding, entre l’exigence divine d’un sacrifice sanglant et le caprice d’un cruel seigneur oriental, elle n’est qu’un fait psychologique, que la méconnaissance, l’oubli ou l’ignorance des données du dogme peuvent seules expliquer. Ce n’est pas une raison, c’est une cause de répulsion physique irraisonnée qu’on invoque ici.
Ce faisant, on nous transporte dans la région obscure et trouble de la passion, qui se situe au-dessous des sphères où la discussion peut être profitable. Mais il suffira de prendre connaissance du dogme même, — supposé faux, — pour voir que l’accusation de cruauté est calomnieuse. Que la nécessité de l’immolation sanglante du Rédempteur résulte d’un décret arbitraire de Dieu (Duns Scot, Occam, Gabriel Biel, Luther, Zwingle), ou des exigences de la justice (Irénée, Basile, Anselme, Bèze, Piscator, Voetius), ou enfin de raisons de convenance où les exigences de la conscience humaine sont prises en considération (Athanase, Grégoire de Nazianze, Jean de Damas, Augustin, Pierre Lombard, Thomas d’Aquin, Calvin, J. Zanchi, Pierre Martyr Vermigli et Twiss, etc.), il ne peut être question d’un cruel seigneur oriental. Celui qui s’immole, en effet, en toute hypothèse, n’est pas une personne prise dans l’humanité comme bouc émissaire. Ce serait l’hérésie nestorienne. C’est au contraire l’offensé lui-même, Dieu, dont l’une des hypostases assume une nature humaine, afin de devenir passible et de pouvoir souffrir pour les offenseurs et à leur place. Le sujet qui se sacrifie n’est pas la personne d’un homme, mais la deuxième personne de la Trinité, Dieu qui a revêtu une nature humaine. La formule du dogme est : une personne et deux natures. Le lien entre les deux natures est un lien hypostatique et la personne qui sert de lien est divine. Ainsi, même si l’on professait, avec Duns Scot, le primat de la volonté sur l’intelligence en Dieu, on pourrait bien parler de caprice. Mais il faudrait reconnaître que ce caprice serait le caprice sublime de l’amour qui s’immole et que le Roi ne serait cruel qu’envers lui-même. Qu’on nous dise que le dogme ecclésiastique est défectueux du point de vue de l’exégèse ou de la métaphysique, alors il faudra discuter. Mais si l’on parle de cruauté et de tyran, nous croyons qu’il suffira à tout esprit non prévenu d’une exposition correcte pour réduire l’accusation à néant.
Il est inévitable que le déisme, même quand il veut rester chrétien, prenne par un autre bout l’accusation d’agnosticisme portée contre le dogme orthodoxe. C’est spécialement contre le calvinisme que Henri Bois porte ses critiques. Il indique comme source de l’agnosticisme calviniste ce qu’il appelle son infinitismev. Pour preuve, il invoque les notions calviniennes de l’incompréhensibilité de l’essence de Dieu, de l’image de Dieu en l’homme, du subjectivisme de certaines formules dogmatiques, de la cause du décret de prédestination… Nous n’examinerons ces notions que du point de vue épistémologique, le seul qui nous occupe ici.
v – Henri Bois, La philosophie de Calvin, Pari », 1919, p. 14 sq.
Renouvier était, on le sait, un grand adversaire de la notion d’infini. Henri Bois partage cette aversion du chef de l’école néo-criticiste française, et, comme lui, conçoit l’infini uniquement sous l’aspect numérique de totalité des êtres. Enfin, il assigne à cette notion une origine philonienne et néo-platonicienne.
« C’est à cause de son infinitisme, soit avoué, soit latent, que le calvinisme est si profondément agnostique. »
Il est de fait que Calvin croyait que l’essence de Dieu est infinie. Il le croyait comme les scolastiques et avec euxw. Mais, pour lui comme pour eux, l’infinité de Dieu est d’ordre qualitatif et non quantitatif, et Henri Bois se trompe quand il identifie la représentation que Calvin se fait de l’infinité de l’essence divine avec cette « notion contradictoire en elle-même » : l’infini de quantité actuellement réalisée. Car le réformateur professe non moins résolument que l’essence divine est spirituelle.
w – Voir praelecti, Jer.2.18.
La présence essentielle et réplétive de Dieu dans l’univers ne doit donc être conçue que sous le mode spirituel. Thomas d’Aquin disait déjà : « L’infini se rencontre proprement dans l’ordre de la quantité… Mais on ne peut attribuer à Dieu l’infinité qu’en rapport avec la grandeur spirituellex. »
x – Cont. gent., I, 43.
En d’autres termes, dans le sens positif, le mot infini s’applique à l’espace imaginaire que nous nous représentons sous le mode d’un espace concret, matériel, dans lequel nous ne pouvons inscrire de limites qui n’y soient contenues. C’est par analogie que nous employons ce terme comme épithète de l’essence spirituelle de Dieu, pour exprimer qu’elle est parfaite au degré suprême, et qu’on ne peut rien y ajouter en fait de réalité, parce qu’elle est l’être en soi et par soi, et qu’à proprement parler Dieu seul est éternellement, immuablement. Il est très important de remarquer qu’ainsi, pour Calvin, l’infinité de l’essence divine est formellement et immédiatement l’éternité de l’être au sens propre et unique, l’aséité. C’est ce qui est enseigné partout dans l’Ecriture, car le nom sacré y revient sans cesse. Ce n’est que par voie de conséquence, et de conséquence d’ailleurs légitime, que l’omniprésence de l’essence divine peut être affirmée. Mais s’il faut reconnaître qu’elle a une importance religieuse de premier ordre, parce qu’elle sert à distinguer Dieu des faux dieux, dès qu’elle sert de thème à la subtilité scientifique, elle devient, bien que vraie, une de ces spéculations oiseuses et stériles que l’Ecriture ne formule pas explicitement, parce que celle-ci ne veut pas nous donner de nourriture creuse. Ce qu’elle nous enseigne explicitement, c’est l’infinité de la Providence et de la science de Dieuy.
y – Calvin, Inst. chr., texte latin de 1554 ; 1.10.2 : « Jéhovah, Jéhovah… animadvertamus ejus aeternitatem magnifice illo nomine bis repetito praedicari. » Ce qui correspond à ce paragraphe, dans l’édition française de 1560, se trouve au paragraphe 3 et est ainsi conçu : « Son éternité et son essence résidant en lui-même sont annoncées par ce nom (Jéhovah)… qui vaut autant à dire comme celui qui est seul. » Voir aussi son Commentaires sur Actes.17.28. Dieu se sépare de toute créature en se nommant Jéhovah… afin que nous sachions qu’à proprement parler, lui est seul.
On voit combien est peu conforme à la réalité l’interprétation d’après laquelle Calvin aurait été conduit à mettre au premier plan l’attribut métaphysique de l’infinité de la présence de l’essence de Dieu, confondue à tort avec l’infinité de l’essence de Dieu. Quand on nous dit que cette omniprésence essentielle n’est pas enseignée explicitement dans l’Ecriture, on ne fait que répéter ce que Calvin avait déjà dit. Il déclare en effet que les passages qu’on allègue habituellement pour l’établir ou ne doivent pas être expliqués dans ce sens, ou ne peuvent l’être sans violencez.
z – Voir remarques annexes, n° 10.
Encore une fois, il croit la chose vraie, mais ne s’y arrête pas. D’ailleurs, il ne peut concevoir cette omniprésence que comme spirituelle selon la formule totus in toto. Nous sommes donc très loin de l’infinitude de grandeur étendue. Précisément, Calvin joint à l’épithète d’infinie celle de spirituelle pour combattre l’idée d’une diffusion infinie de substance qui est l’idée que Henri Bois lui impute. Il dit que c’est pour éviter cette interprétation qu’il le fait, et il le dit dans un passage que le doyen de Montpellier invoque pour montrer que la notion de l’incompréhensibilité de l’infini chez Calvin « vient du panthéisme et y retourne »a.
a – Op. cit., p. 11.
Voici le passage que cite Henri Bois par une étrange inadvertance : « L’infinité de son essence nous doit espovanter, à ce que nous n’attentions point de le mesurer à notre sens, et sa nature spirituelle nous doit retenir pour ne rien spéculer de lui terrestre ou charnel. »b
b – Ibid., p. 13.
Si le sévère censeur de Calvin avait pris la peine de lire le développement de douze lignes dont sa citation est la conclusion, il aurait vu que Calvin déclare que la spiritualité jointe à l’infinité comme il la comprend, l’essence divine, sont propres à réfuter les spéculations des philosophes et en particulier de ceux qui interprètent l’infinité essentielle comme une diffusion étendue (et donc quantitative) : « Ce qui nous est montré en l’Ecriture de l’essence de Dieu infinie et spirituelle, est dit non seulement pour renverser les folles rêveries du populaire, mais doit valoir à mettre sous le pied, toutes subtilités des philosophes profanes. » Quelles sont ces subtilités ? C’est l’infini quantitatif dont on impute à Calvin l’affirmation au moment où il le condamne : « L’un d’entre eux a bien cuidé avoir trouvé une sentence de bonne grâce, en disant que Dieu est ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pasc. » C’est l’égalité : l’infini = tout. — « Or, en parlant ainsi, il imaginait que la déité fust départie (in singulares mundi partes divinitatem transfusam esse…) par tout le monde. » Comment Calvin apprécie-t-il maintenant cette notion de l’infini, qui est celle que H. Bois lui attribue ? Le voici : « Vrai est que Dieu, pour nous tenir en sobriété, ne nous tient pas long propos de son essence, toutefois, par les deux titres que nous avons récités » — infinie et spirituelle « il abat toutes ces lourdes rêveries que les hommes conçoivent et quant et quant réprime toute l’audace de l’esprit humain. » Et Calvin conclut par la citation que H. Bois nous donne et où le réformateur dit le contraire de ce qu’on lui prête. Dans la première partie de cette citation, il se tourne contre les audacieuses spéculations des scolastiques, et dans la seconde contre les panthéistesd qui interprétaient l’omniprésence de Dieu comme une diffusion matérielle de substance.
c – L’idée est tirée de Senec. praef., lit. 1, quest. nat.
d – Il faut noter que si le mot est relativement récent, — il serait du XVIIIe siècle et dû à John Tolland, — la chose est aussi ancienne que la pensée humaine déchue par le péché.
Il est d’autant plus étonnant qu’on ait pu attribuer cette notion panthéiste à Calvin, que celui-ci a engagé sa lutte la plus retentissante et la plus tragique, sa controverse avec le malheureux Servet, précisément sur ce point-là. L’Institution, à elle seule, suffit pour s’en rendre comptee. La notion panthéiste de l’infini numérique mène peut-être à l’incognoscibilité de Dieu. Il ne serait pas étonnant que celle de Calvin et de T. d’Aquin, l’infini qualitatif et spirituel, conduisît à l’incompréhensibilité de Dieu, et ce ne serait pas la même chose. Deux idées différentes doivent donner deux résultats différents. Bois se trompe quand il assimile l’infini de la théologie orthodoxe, qu’il attaque dans la personne de Calvin, au Tout et au Nombre. Voyons s’il est plus heureux quand il lui assigne une origine philonienne et néo-platonicienne. Il n’entre pas dans le cadre de notre travail d’étudier la notion néoplatonicienne et philonienne de l’infinif. Il n’est pas dans notre pensée non plus de contester la possibilité abstraite d’un emprunt quasi-direct de Calvin, par la voie du Pseudo-Denys, à cette philosophie. Calvin connaissait Pseudo-Denys, qu’il combat tout en reconnaissant qu’il s’y trouve du bong. Il n’y aurait donc pas lieu de recourir aux idées courantes, flottant dans l’atmosphère intellectuelle du temps, comme paraît l’assurer H. Bois.
e – Institution 1.13.22
f – Cette idée dans le néo-platonisme nous paraît coïncider avec celle de l’indéfini, l’indéterminé, cf. Zeller, Philos. der Gr., V. 485 s., 497.
g – Calvin. Com. Act.17.34 : « Quant au livre des noms divins, combien qu’il contienne des choses lesquelles on ne doit du tout rejeter, néanmoins il est plus subtil que religieux. »
Celui-ci donne une preuve directe de l’emprunt fait par Calvin à une « philosophie non chrétienne », le fait qu’il écrit par exemple au sujet des anges ces lignes curieuses : « Dieu trouve qu’il y a folie et vanité aux anges, Dieu trouve défaut aux anges… combien… qu’ils soient des serviteurs… Voici, il ne trouve point fermeté en ses saints (en ses anges), et les cieux ne sont pas nets devant lui »h ; et une preuve indirecte, la prétendue absence de l’idée de l’infini dans l’Ecriture. « L’idée de l’infini n’est pas biblique, on ne la trouve ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament ». Pour la preuve de fait, le théologien néo-criticiste est particulièrement malheureux. Il voit dans les paroles de Calvin, que nous venons de rapporter d’après lui, dans d’autres encore qui précèdent et qui suivent, et qui n’en sont que le commentaire, la preuve que Calvin croit à une justice infinie en Dieu, en comparaison de laquelle pâlit la justice (finie) de l’homme et de l’ange, comme les « étoiles, lesquelles semblent durant la nuit très claires et reluisantes, perdent toute leur lumière quand elles viennent au soleil » ; et le savant professeur voit très juste en cela. Mais là où il se trompe cruellement, c’est quand il croit que ces paroles et leur commentaire sont d’inspiration philonienne. Elles ne sont pas autre chose que la traduction, les unes quasi-littérales, les autres rigoureusement littérales, du livre de Job, que Calvin commente très fidèlementi. C’est donc, quoi qu’on dise, dans la Bible que Calvin trouve cette opposition entre la justice infinie de Dieu et la justice finie de la créature et non dans Philon. Cela suffit, après avoir ruiné la preuve positive, à infirmer la preuve par l’absence, de l’idée de l’infini dans la Bible. Ajoutons que, dans le Nouveau Testament, cette opposition entre la bonté infinie de Dieu et la bonté finie de la créature est si marquée que Jésus, dans une parole universellement reconnue comme authentique, repousse l’épithète de « bon » que lui attribue le jeune homme riche, et déclare que Dieu seul est bon (Marc 10.18). Il aurait donc approuvé les paroles de Job, reprises par Calvin, sur l’imperfection des anges. Et il était infinitiste à la manière de l’auteur du livre de Job et de son génial commentateur. D’ailleurs, comme le dit celui-ci, « l’Ecriture tant souvent et tant clairement prononce qu’il y a un seul Dieu d’une essence éternelle, infinie et spirituelle, qu’il n’est jà métier d’en faire longue probation »… pourvu qu’on ne confonde pas l’infini de Calvin, synonyme de perfection, avec celui de Spinoza, synonyme d’étendue diffuse de la substance unique, égale à la totalité de l’être. La première notion nous place en présence du mystère de l’être et nous protège ainsi contre l’illusion de la possibilité d’atteindre une connaissance adéquate de Dieu. Mais elle nous préserve aussi de l’agnosticisme, car c’est par ce que nous savons de Dieu que nous savons qu’il nous est impossible de comprendre son essence et que nous adorons cette essence au lieu de la soumettre à une enquête philosophique.
h – Op. Cal. XXXIII. 724, cité par H. Bois, op. cit., p. 63.
i – Job.4.18-19 : « Si Dieu n’a pas confiance en ses serviteurs, s’il trouve de la folie chez ses anges, combien plus chez ceux qui habitent des maisons d’argile », etc. le reste est la traduction littérale de Job.15.15.
Indiquons pourtant quelques textes dont la précision ne laisse rien à désirer. L’infinité, par rapport à l’être, c’est la plénitude, l’immuabilité de l’être : Exode 3.15-16 ; Jean 5.26 ; Malachie 3.6 ; Jacques 1.1-7. L’absoluité par rapport au temps, c’est l’éternité sans succession : Psaumes 90.2 ; Jean 8.58. Par rapport à l’espace, l’immensité qu’il déborde : 1 Rois 8.27. Par rapport au pouvoir, l’omnipotence : Luc 1.37 ; Marc 14.36. Par rapport à la pensée, l’insondabilité : Romains 11.33, etc. Nous n’avons coté que quelques textes pris pour ainsi dire au hasard de nos souvenirs. Nous ne comprenons absolument pas qu’on ait pu dire que l’idée de l’infini soit absente de la Bible. Pour ne pas l’avoir, il faudrait n’être pas déterminé psychologiquement à la coordination de l’espace et du temps imaginaires. L’infini nous y est donné par le seul fait qu’il est impossible d’y imaginer une limite qui n’y soit pas contenue. La conscience de l’infini est impliquée dans celle du fini.
Nous ne nous arrêterons pas longuement sur la preuve d’agnosticisme tirée des modifications que le réformateur aurait fait subir à sa notion de l’image de Dieu en l’homme. En 1542, écrivant la psychopannychie, Calvin soutient que le corps d’Adam n’est pas un élément de l’image de Dieu qui est esprit et ne peut avoir qu’une image spirituelle. En 1560, il en est venu à soutenir que l’image de Dieu ne réside pas seulement dans l’âme, mais dans le corps. Il serait donc devenu agnostique, ou en passe de le devenir : « dans la mesure où on insiste pour placer l’image de Dieu dans le corps comme dans l’esprit, dans cette même mesure on affaiblit… on tend à faire de l’esprit et du corps des symboles inadéquats d’un Dieu qui est autant au-dessus de l’esprit que du corps… qui est en dernière analyse un X inconnaissable ».
Si c’est une question de mesure, alors rassurons-nous : Calvin n’est pas près d’être agnostique. Car, forcé de concéder à Osiander, son adversaire, qu’après tout l’âme n’est pas l’homme total, et que notre forme corporelle, nous distinguant des animaux, nous rapproche de Dieu dans la même mesure, Calvin écrit ceci, dans l’édition de 1560 : « Combien que la gloire de Dieu reluise même en l’homme extérieur, toutefois il n’y a doute que le siège d’icelle ne soit l’âme. » Puis, lâchant comme à regret la concession qu’on lui reproche, il continue : « … Je n’y contredirais point, moyennant que ce point demeure toujours conclu, que l’image de Dieu, laquelle se voit en ces marques apparentes ou bien démontre quelque petite lueur, et est spirituelle, car aucuns, trop spéculatifs, comme Osiander, la mettant confusément tant au corps qu’en l’âme, mêlent comme l’on dit, la terre avec le ciel. »
Ainsi Calvin trouve que le corps « démontre quelque petite lueur » de l’image de Dieu. Son agnosticisme est donc tout petit… nous n’insistons pas.
Les théologiens orthodoxes reconnaissent volontiers, au sujet des réalités divines, qu’on ne peut les exprimer d’une manière adéquate en langage humain.
Un théologien calviniste contemporain, le professeur Ridderbos, fait remarquer que l’Ecriture « est écrite en langues humaines, sous le coup de la malédiction de la confusion des langages… et qui sont, pour d’autres raisons encore, des véhicules imparfaits pour la transmission des pensées humaines et, a fortiori, des pensées divines »a.
a – Dr J. Ridderbos, Gereformeerde schriftbeshouwing, p. 26.
C’était aussi le sentiment de Calvin. A propos du mystère de la rédemption, il écrit ceci : « Le Saint-Esprit use ordinairement en l’Ecriture de cette forme de parler que Dieu a été ennemi aux hommes, jusqu’à ce qu’ils ont été réunis en grâce par la mort de Christ… or, telles manières de parler sont accommodées à notre sens afin de nous faire tant mieux entendre combien est malheureuse la condition de l’homme hors Christ. Car, s’il n’était clairement exprimé que l’ire et la vengeance de Dieu, et la mort éternelle étaient sur nous, nous n’entendrions pas suffisamment et comme il faut, combien nous étions pauvres et malheureux sans la miséricorde de Dieu, et n’estimerions point le bénéfice qu’il nous a élargi selon sa dignité en nous délivrantb. »
b – Institution 2.16.2
Il suit bien de là, fait-on remarquer, que ces manières de parler n’ont qu’une valeur subjective, et sont uniquement destinées à exprimer ou à provoquer ces sentiments dans l’homme… et ne sommes-nous pas là en plein agnosticisme sur Dieu ?
Non, ces manières de parler n’ont pas qu’une valeur subjective ; non, elles ne sont pas uniquement destinées à provoquer des sentiments subjectifs ; il n’y a qu’à lire le paragraphe suivant (2.16.3), pour voir que, derrière ces formes subjectives, Calvin reconnaît et formule des réalités objectives qui nous apprennent non sans doute les mystères de l’essence divine, mais bien ce que Dieu est objectivement pour nous. Ecoutons Calvin et nous verrons combien il a été mal compris par ses amis et ses ennemis hétérodoxes : « Or, combien que Dieu en usant d’un tel style, s’accommode à la capacité de notre rudesse, toutes fois ci est-ce la vérité. Car lui qui est la justice souveraine, ne peut aimer l’iniquité, laquelle il voit en nous tous. Nous avons donc matière en nous pour être haïs de Dieu. Pourtant, au regard de notre nature corrompue, et puis de notre méchante vie, nous sommes tous en la haine de Dieu, coupables de son jugement et nés en damnation. »
Voilà le fait objectif que cette manière de parler exprime de façon à provoquer en nous des sentiments subjectifs adéquats à la réalité objective.
Mais alors, pourquoi Calvin considère-t-il la formule de la rédemption comme une manière de parler ? Le voici. Il s’agissait de surmonter une difficulté logique. L’amour de Dieu est la cause de l’envoi de son Fils au monde. Il est donc antérieur à la réconciliation procurée par sa mort et pourtant cette mort était nécessaire (2.16.2, juste avant la citation par H. Bois). Cette difficulté sera surmontée si l’on tient compte du premier fait objectif que nous venons de signaler : Dieu nous hait en tant que pécheurs et de ce second fait objectif que voici : « Parce que Dieu ne veut point perdre en nous ce qui est sien, il y trouve encore par sa bénignité quelque chose à aimer ; car, jà quoique nous soyons pécheurs par notre faute, néanmoins nous demeurons toujours ses créatures. »
Et Calvin continue en faisant voir que Dieu, qui nous aime en tant que nous sommes ses créatures, a conçu le plan rédempteur pour que le péché soit expié et qu’ainsi la réconciliation que son amour provoque soit scellée au pied de la croix. Nous n’avons pas à examiner ici si, comme nous le croyons, il raisonne juste. La question est de savoir si Calvin avait uniquement en vue des faits subjectifs et était ainsi un précurseur du symbolo-fidéisme. Nous estimons avoir fourni la preuve du contraire. La richesse des réalités divines déborde toujours infiniment les plus belles et les plus profondes formules dogmatiques. Il ne résulte nullement de là que celles-ci soient uniquement destinées à provoquer des sentiments. Elles sont destinées à cela. Mais elles jettent toujours aussi quelque lumière intellectuelle sur la réalité. Elles ont toujours un résidu de « vérité » intellectuellement intelligible et objective.
Quant à la prédestination, elle favoriserait ou exprimerait l’agnosticisme de la manière suivante. Calvin a dit quelque part qu « elle n’est autre chose que l’ordre et dispensation de la justice divine, laquelle ne laisse point d’être irrépréhensible, combien qu’elle soit occulte » (3.23.8).
Or, ici, il faut le reconnaître, et Calvin le redit sans se lasser, nous sommes en présence du plus profond et du plus redoutable des mystères que l’Ecriture propose à notre foi.
Formellement, il faut entendre par prédestination « le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi selon la fin a laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie » (3.21.5). Ce qui fait l’insolubilité du mystère, c’est que, d’une part, Dieu étant juste, le sort réservé aux réprouvés ne peut être ce qu’il est que s’ils n’en sont pas indignes, et que, d’autre part, Dieu étant l’être indépendant de qui tout dépend, les déterminations de sa volonté ne sauraient être causées par les créatures. L’objet du décret n’est donc pas l’homme considéré comme déjà tombé et révolté, mais l’homme considéré comme créablec et devant tomberd certainement, et, pourtant, librement. Dans ce sens, Calvin est supralapsaire. « Le fondement de la prédestination ne gît point aux œuvres. Si nous ne pouvons donc assigner autre raison pourquoi c’est que Dieu accepte ses enfants sinon parce qu’il lui plaît, nous n’aurons aussi nulle raison pourquoi il rejette les autres, sinon sa volonté. » (3.12.11).
c – « … Comme si Dieu n’avait point ordonné à quelle condition il voulait que fût la principale et la plus noble de ses créatures. » (Institution 3.23.8)
d – « Je dis avec saint Augustin que Dieu en a créé d’aucuns lesquels il prévoyait devoir aller en perdition éternelle, et que cela a été fait parce qu’il l’a voulu. » Ibidem.
La question peut se poser en ces termes : les choses étant ainsi, en quel sens, intelligible pour nous, Dieu est-il juste ? L’expression justice de Dieu n’est-elle pas vide de sens et ne sommes-nous pas rejetés dans l’agnosticisme ?
Si Calvin était nominaliste comme Occam, ou seulement partisan du dominium absolutum de Duns Scot, il faudrait répondre affirmativement. Mais le doyen de Montpellier, devant l’évidence des textes allégués par les calvinistes, est bien obligé de reconnaître, avec une certaine mauvaise grâce, mais enfin de reconnaître que tel n’est pas le cas. La volonté de Dieu est, pour nous, la raison au delà de laquelle il n’y a rien à rechercher. Mais cette volonté n’est pas caprice : elle a, en elle-même, ses raisons, et ses raisons sont justese.
e – Institution, 3.23.2 et passim
Soit, nous dit-on, le Dieu de Calvin n’est pas celui de Scot, ni de Descartes. Il ne dit pas : c’est juste parce que je veux, mais : je veux parce que c’est juste. En revanche « c’est la doctrine de Spinoza pour lequel il n’y a pas plus de ressemblance entre la justice de l’homme et celle de Dieu qu’entre le chien constellation céleste et le chien animal aboyant ; c’est la doctrine kantienne de Sabatier sur le Dieu Noumène, le Dieu inconnaissable, le Dieu X en soi »f.
f – H. Bois, op. cit. p. 24
Deux arguments appuieront cette identification de la prédestination calvinienne à l’agnosticisme kantieng.
g – Il est assez curieux de noter en passant que Fouillée, dans ses Idées-Forces, ramène le kantisme au calvinisme. Mais il prend la question par un autre côté.
D’abord un dilemme :
Si la justice de Dieu nous est incompréhensible parce qu’elle est infinie, de deux choses l’une. Ou bien cette infinité est quantitative, ou elle est qualitative. Dans le premier cas, il n’y a plus entre le bien et le mal qu’une différence du plus au moins. Dans le second cas, le bien, la justice, la sainteté de Dieu n’ont plus rien de commun avec les choses qui portent le même nom en l’homme.
Réponse : Les choses spirituelles ne se pèsent pas, ne s’aunent pas, ne se comptent pas ; l’infini, en Dieu, n’est pas un attribut surajouté aux autres. Synonyme de perfection éminente, sans restrictions, limites ni défauts, il statue entre les vertus divines et les nôtres une différence de qualité, celle qui existe entre une chose parfaite, essentielle, originaire et archétypique d’une part, et une chose imparfaite, accidentelle, dérivée et ectypique de l’autre. Mais, puisque la justice de Dieu est l’original, dont la justice en l’homme et en l’ange est le reflet, l’ombre ou la copie schématique, on ne peut dire que cette différence qualitative rompe tout rapport entre ces deux termes. Il subsiste un rapport analogique. Il y a identité de concept abstrait : Ne faire tort à quiconque, rendre à chacun ce qui est sien.
Nous ne sommes donc pas dans les brouillards du kantisme. Quand Jésus dit que Dieu seul est bon, il ne fait pas de la bonté de Dieu un mot vide de sens. Mais il enrichit tellement l’idée, qu’elle dépasse toute conception.
L’argument est celui-ci : Il est essentiellement injuste de forcer des innocents à devenir coupables pour mériter d’être damnés. Si donc on prétend que nous trouverons la chose juste quand nous serons plus éclairés, cela revient à dire que ce qui est évidemment mal aujourd’hui sera bien plus tard, et à statuer un agnosticisme moral qui nous ramène à celui de Duns Scot.
Réponse : Accordé. Mais le contradicteur n’a pas vu le point où porte le mystère. Il ne s’agit nullement de croire que Dieu est juste en forçant des innocents à pécher et en les vouant au châtiment qui en est la conséquence. Ce serait là de l’agnosticisme nominaliste.
Mais le dogme enseigne, dans l’interprétation supra-lapsaire, précisément que les objets du décret de réprobation « n’étaient pas indignes d’être prédestinés à telle fin » (3.23.8), c’est là qu’est le mystère : quels rapports doivent exister entre un être parfaitement saint et juste d’une part, et des créatures qu’il va créer saintes et libres, mais dont il voit qu’elles pécheront certainement, s’il ne bride pas leur liberté, dès qu’elles seront placées en présence de l’épreuve morale à laquelle il convient qu’elles soient soumises ? Ce n’est pas être agnostique que de répondre avec le calvinisme que, sur cette question, nous ne pouvons que nous en remettre à Dieu. C’est simplement être profondément religieux, et raisonnable aussi, car il est clair que les éléments d’appréciation nous manquent.
Dire, avec H. Bois, que les actes libres sont, par définition, imprévisibles, ce n’est pas convaincre le calvinisme d’agnosticisme moral : c’est simplement faire une pétition de principe. En effet, la thèse de Calvin est précisément qu’un acte dont la futurition est certaine peut parfaitement être libre, dans son mode de réalisationh.
h – 1.15.8
Pour que la futurition d’un acte quelconque soit certaine, il suffit que les raisons qui le déterminent en fait soient connues ou prévues.
Pour que cet acte soit libre, il faut et il suffit que les dites raisons déterminantes n’anéantissent pas, dans l’agent, le pouvoir formel et physique de l’acte contraire ; qu’il ait le pouvoir psychologique de ne vouloir pas ce qu’il veut.
Le monde des réalités sort de l’ordre des possibles, conçu dans l’intelligence infinie, par un décret volontaire ; toute réalité dépend donc, quant à sa futurition, de Dieu.
D’autre part, les moyens mis en œuvre par Dieu sont tels qu’ils ne détruisent pas la liberté formelle de la créature, mais la posent au contraire dans sa spontanéité et sa lucidité rationnelle.
Le monde de la réalité, décrété et dirigé par Dieu, est un univers où le royaume des valeurs a sa place. Or, ce royaume, par les jugements contingents dont il est l’objet, est le royaume de la liberté. Le décret divin, que les créatures libres ignorent, n’est pas la raison déterminante qui dicte leur conduite. Ces raisons déterminantes sont celles dont elles ont conscience et qui traduisent les aspirations profondes de leur personnalité spontanée, l’orientation de fait est prise par cette spontanéité consciente, délibérément, donc librement.
Tout ce qui est dérive donc de la causalité première, demande-t-on ?
Oui ; Dieu est souverain.
Mais lorsque le péché, la libre désobéissance, fait son apparition dans le monde, la causalité divine est déficiente et non efficiente. Cette déficience correspond à la permission rectrice, par distinction d’avec la permission nue des pélagiens.
Depuis que le péché est dans le monde, Dieu est sans doute matériellement la cause de tout acte positif, mais nous causons, de notre côté, formellement nos actions. Par ce qu’il y a de défectueux en elles, de négatif, nous leur conférons spontanément leur qualité mauvaise. Nous (sommes les sujets de nos actes : nous en sommes donc responsables. Dieu ne crée pas le mal en nous, il ne nous y pousse pas ; mais il l’y trouve et le dirige de telle manière qu’il en limite les effets désastreux.
Nous concluons de ce qui précède que l’effort tenté pour réduire à l’agnosticisme la forme la plus religieuse de la conception chrétienne de la causalité, représentée par l’augustinisme, le thomisme, le calvinisme, a échoué. La connaissance analogique des dogmes critiqués demeure une connaissance substantiellement réelle et formellement scientifique, quoique partielle, inadéquate et consistant en images réfléchies.