Nous possédons une Vie de S. Polycarpe écrite vers fin du ive siècle par le faux Pionius : nous en parlerons avec plus de détails dans la préface du Martyre. Mais étant entièrement légendaire, cette Vie ne peut nous être d’aucune utilité historique.
Cependant la carrière de S. Polycarpe nous est un peu mieux connue que celle de S. Ignace : tandis que nous manquons de renseignements positifs sur le martyre l’évêque d’Antioche, nous possédons au contraire un récit circonstancié et parfaitement authentique de celui de Polycarpe, comme nous le verrons plus loin ; grâce à ce précieux document, la fin Polycarpe nous apparaît en pleine lumière. Pour sa vie nous sommes moins bien partagés : les renseignements vraiment historiques ne nous sont fournis que par la propre épître de Polycarpe aux Philippiens, par les épîtres d’Ignace aux Smyrniotes et à leur évêque, enfin et surtout par S. Irénée et par Eusèbe.
« Il y a 86 ans que je sers le Christ, » dit Polycarpe au juge, le matin même de son martyre. Ces paroles, semblent-il, devraient nous donner la date exacte de sa naissance. Malheureusement il n’en est rien. Car, d’une part, la date de sa mort n’est pas connue avec certitude : autrefois, on la plaçait sous Marc-Aurèle, en 166 ; depuis les travaux de Waddington (Vie du rhéteur Aelius Aristide, dans les Mémoires de l’Institut), on la fixe au 22 ou 23 février 155 ou 156. Mais les arguments de Waddington n’ont pas convaincu tout le monde, et aujourd hui un assez grand nombre de savants les rejettent. Néanmoins on peut tenir pour plus probable la date de 155 ou 156.
D’autre part, quelle est la portée de cette expression : « Il y a 86 ans que je sers le Christ » ? Ces 86 ans partent de la naissance de Polycarpe, s’il est né chrétien ; de sa conversion, s’il est né dans le paganisme. Or nous ignorons et la religion de son berceau et la date de sa conversion, si conversion il y eut. Il semble pourtant qu’il faille écarter l’hypothèse des 86 ans à partir de sa conversion. Car nous trouvons déjà Polycarpe, le jour même de son martyre, remarquablement vert et robuste pour un vieillard de 86 ans. D’ailleurs, il venait de faire, probablement en 154, un voyage à Rome : ce qui peut s’admettre d’un homme de 75 ans (s’il est mort en 166), ou même encore, à la rigueur, de 85 ans (s’il est mort en 155) ; mais lui donner davantage passerait toute vraisemblance.
Puisqu’il n’avait vraisemblablement pas plus de 86 ans à sa mort, et que celle-ci, vraisemblablement encore, doit être placée en 155 ou 156, il est probable qu’il est né en 69 ou 70.
Qu’il ne fût juif ni de naissance ni d’éducation, c’est ce qui ressort clairement de son peu de familiarité avec l’Ancien Testament, qu’il ne cite à peu près jamais (12.1). Il ne connaît guère que les écrits apostoliques et post-apostoliques.
Si l’on en croit son biographe, il aurait été riche, et quelques détails du récit de son martyre (v. 5 et 6) semblent indiquer tout au moins une certaine aisance.
D’après Irénée, Polycarpe aurait été le disciple immédiat des Apôtres et en particulier de Jean. Ce sont les Apôtres eux-mêmes qui l’auraient établi évêque de Smyrne (Hérésies, 3.3, 4 ; Lettre à Florin, dans Eusèbe, H. E., 5.20). En tout cas, il avait certainement vécu et conversé avec ceux qui avaient vu le Seigneur, et il fut promu très jeune à l’épiscopat : il gouvernait déjà l’église de Smyrne quand Ignace, au commencement du siècle, passa par cette ville. Du reste le ton d’Ignace, dans la lettre qu’il lui adresse, est celui d’un vieillard écrivant à un homme beaucoup moins âgé que lui.
On sait, par les épîtres d’Ignace, avec quel empressement et quelle charité Polycarpe accueillit le saint martyr. Aussi celui-ci, non content d’écrire aux Smyrniotes, adressa-t-il à leur évêque une lettre particulière, destinée pourtant à être lue en public.
A son passage par Philippes, Ignace avait engagé les chrétiens de cette ville à envoyer aux fidèles d’Antioche une lettre de félicitations. Déférant à son désir, les Philippiens rédigèrent en effet une lettre, et l’expédièrent à Polycarpe, en le priant de la faire porter en Syrie par son propre messager. En même temps, ils demandaient à l’évêque de Smyrne de leur donner communication des diverses épîtres d’Ignace qu’il pouvait avoir en sa possession. Polycarpe leur répondit par la lettre qui fait l’objet de la présente étude ; il y joignit toutes les épîtres d’Ignace, « tant celles qu’il nous a adressées, dit-il, que d’autres que nous possédons de lui » (13.2). Il profita de l’occasion pour leur demander des nouvelles d’Ignace et de ses compagnons et pour leur donner, selon l’usage du temps, toutes sortes de conseils sur la vie chrétienne. A ce moment-là, il semblait envisager la possibilité d’aller lui-même en Syrie (13.1) ; mais nous ignorons s’il a jamais mis à exécution ce vague projet.
Au témoignage d’Irénée (Lettre à Florin, H. E., 5.20), Polycarpe avait écrit plusieurs autres lettres, soit à des églises, soit à des particuliers ; mais l’épître aux Philippiens est la seule dont Irénée fasse une mention expresse (Hérésies, 3.3, 4).
Après l’épître aux Philippiens, nous perdons Polycarpe de vue pendant quelques années ; mais nous le retrouvons plus tard, dans sa vieillesse, jouissant à Smyrne d’une extraordinaire considération, tant auprès des païens, qui semblent avoir redouté beaucoup son influence (Martyre, 3.2 ; 12.2), qu’auprès des fidèles qui vénéraient en lui le dernier survivant de l’âge apostolique, le dernier disciple de Jean et de ceux qui avaient vu le Seigneur. Le récit de son martyre nous offre un témoignage bien frappant du respect presque superstitieux dont il était l’objet : « Polycarpe essaya aussi de se déchausser, ce à quoi il n’était pas accoutumé : car, en temps ordinaire, les fidèles s’empressaient autour de lui et se disputaient l’honneur de toucher son corps, tant était grande la vénération que lui avait valu, même avant son martyre, la sainteté de sa vie » (13.2). De nombreux disciples se serraient autour de lui pour recueillir sur ses lèvres le dernier écho vivant de la parole apostolique. Parmi ces disciples, deux nous sont connus, Irénée et Florin, qui devaient suivre plus tard des voies si opposées, le premier ayant hérité de l’attachement passionné de son maître pour l’orthodoxie et la tradition ; le second, au contraire, s’étant lancé dans les aventureuses nouveautés du gnosticisme valentinien (Lettre à Florin).
Vers la fin de sa longue carrière, sans doute en 154, Polycarpe entreprit le voyage de Rome pour discuter avec Anicet la question, nouvellement soulevée, de la Pâque. Ils ne purent se mettre d’accord et chacun resta sur ses positions ; mais ils se quittèrent en paix et en communion, malgré leurs divergences de vues. Anicet fit même à Polycarpe un honneur presque sans exemple : il l’invita à prononcer à sa place et en sa présence, dans l’assemblée des fidèles de Rome, les paroles de la consécration eucharistique (Irénée, l. à Victor, dans H. E., 5.24).
Si Polycarpe est mort en 155, ce serait quelques mois seulement après son retour qu’il aurait souffert le martyre.
Tels sont, avec le récit de sa fin glorieuse qu’on trouvera plus loin, les seuls renseignements vraiment historiques que nous possédions sur Polycarpe.