Il te manque une chose : vends tout ce que tu as et le distribue aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel : après cela viens, et suis moi.
Jamais encore Henry Maxwell n’avait parlé à une foule semblable à celle qui remplissait l’immense salle de la Colonie. La ville de Raymond ne contenait pas d’aussi nombreuses variétés de l’espèce humaine. Le Rectangle lui-même, pris dans ses pires parties, n’aurait pu fournir un aussi grand nombre d’hommes et de femmes ayant échappé, absolument, à l’atteinte des Eglises et à toute influence religieuse, ou simplement chrétienne.
Qu’allait-il leur dire ? Il l’avait décidé d’avance. Il leur raconta, de la façon la plus simple possible, ce qui s’était passé à Raymond. Ils avaient tous entendu parler, une fois ou l’autre, de Jésus-Christ, et si malgré leur révolte contre le christianisme ecclésiastique et la société civile, ils avaient encore certaines notions très vagues et incomplètes du bien et de la vérité, ces notions remontaient jusqu’à l’humble paysan de la Galilée.
Ce que M. Maxwell leur racontait ne pouvait manquer de les intéresser. « Que ferait Jésus ? » Ils sentaient que cette question les concernait personnellement. Il commença à l’appliquer au problème social en général. L’intérêt devint une attention respectueuse, mieux que cela, une attention haletante. A mesure qu’il avançait dans son discours, ses auditeurs se penchaient en avant pour mieux l’écouter, dans l’attitude propre aux ouvriers quand ils sont empoignés par ce qu’ils entendent. « Que ferait Jésus ? » A supposer que ce fût là le mot d’ordre, non seulement des Eglises, mais des hommes d’affaires, des politiciens, des journalistes, des gens du monde et des gens du peuple, combien de temps, leur faudrait-il pour changer la face du monde ? De quoi souffrait-il le monde, si ce n’est du règne de l’égoïsme ? Personne, jamais, n’avait triomphé de l’égoïsme comme l’avait fait Jésus. Si les hommes se mettaient à le suivre, quoi qu’il pût leur en coûter, une vie nouvelle se lèverait pour l’humanité.
Henri Maxwell ne se doutait pas de tout ce que l’attention de cette assemblée, si étrangement composée, avait de remarquable, mais l’évêque et le Dr Bruce, en considérant tous ces visages dont plusieurs représentaient le mépris du Christianisme, la haine de l’ordre social, la révolte incarnée, s’étonnaient de les voir si différents de ce qu’ils étaient en général, et de constater comment il suffit de peu, parfois, pour que des cœurs rendus amers par la négligence ou l’indifférence des autres s’ouvrent à l’influence de l’amour.
Il y avait là vingt ou trente ouvriers sans ouvrage, qui avaient lu l’annonce de cette réunion et qui y étaient venus par curiosité, et pour échapper au vent glacé qui soufflait à ce moment. C’était une nuit particulièrement froide et les cabarets regorgeaient de monde. Cela n’avait rien d’étonnant, car il n’y avait pas, dans tout ce district de plus de trente mille âmes, d’autres portes ouvertes devant ces hommes sans famille, sans amis, sans ouvrage, que celle des cabarets, ou celle de la Colonie.
C’était la coutume, chaque fois qu’il y avait dans cette salle des réunions dans le genre de celle-ci, d’avoir un moment de discussion franche et libre. Quand Henry Maxwell eut terminé son discours, l’évêque, qui présidait ce soir-là, annonça que chacun était libre de prendre la parole, pour poser des questions, dire son opinion ou déclarer ses convictions, mais que chacun serait tenu de se conformer aux règles observées dans toutes les assemblées parlementaires, celle entre autres de ne parler que cinq minutes, à moins que ce laps de temps ne fût doublé, du consentement de tous les assistants.
Immédiatement un certain nombre de voix crièrent : « Approuvé, approuvé ! »
L’évêque s’assit ; aussitôt un homme placé au centre de la salle se leva et se mit à parler :
— Je tiens à dire que ce que M. Maxwell nous a raconté ce soir m’a beaucoup intéressé. Je connaissais Jack Manning, l’homme dont il nous a parlé et qui est mort dans sa maison. J’ai travaillé à côté de lui, pendant deux ans, dans une imprimerie de Philadelphie. Jack était un bon diable. Je lui avais emprunté cinq dollars, un jour que j’étais à fond de cale, et je n’ai jamais eu l’occasion de les lui rendre. Il s’en alla à New-York, après des changements qui le mirent sur la rue, et je ne l’ai plus revu. Quand la machine à composer fut introduite, j’ai perdu ma place comme lui et, depuis lors, je n’en ai retrouvé une qu’à de rares intervalles. On dit que les inventions sont de bonnes choses. Je ne suis pas de cet avis, mais peut-être que je suis injuste. Un homme est porté à l’être, quand il perd une bonne place pour la voir prendre par une machine. Tout ce qu’on vient de nous dire du christianisme est bel et bon, mais je ne crois pas que je voie jamais tous ces gens d’Eglise faire des sacrifices comme ceux-là. Pour autant que j’ai pu les observer, ils sont aussi égoïstes, aussi avides de gagner de l’argent, aussi ambitieux que qui que ce soit d’autre. J’en excepte l’évêque, le Dr Bruce et quelques autres. Mais je n’ai jamais trouvé grande différence entre les gens du monde, comme on les appelle, et les membres des Eglises, quand il s’agit d’affaires et de questions d’argent. Les uns sont aussi mauvais que les autres, voilà !
Des cris : « C’est vrai ! C’est bien comme ça ! Vous avez raison ! » interrompirent l’orateur. Il n’avait pas encore repris sa place, quand deux hommes, qui étaient debout depuis un moment déjà, commencèrent à parler les deux à la fois.
L’évêque les rappela à l’ordre et désigna celui qui serait entendu le premier. Celui-ci commença aussitôt :
— C’est la première fois que je me trouve ici, et il se peut que ce soit la dernière. Le fait est que je suis à peu près à bout de mes expédients. J’ai couru la ville pour chercher de l’ouvrage, à m’en rendre malade, et je suis en nombreuse compagnie. Dites donc ! J’aimerais poser une question au ministre, si c’est une chose à faire. Est-ce permis ?
— C’est à M. Maxwell à en juger, dit l’évêque.
— Mais certainement, s’écria M. Maxwell, seulement je ne puis pas promettre d’y répondre à la satisfaction de ce monsieur.
— Voici ma question, reprit l’homme en se penchant en avant et en étendant un long bras, avec un geste dramatique qui ne manquait pas de spontanéité.
— J’aimerais bien savoir ce que Jésus ferait à ma place. Voilà deux mois que je n’ai eu pour deux sous d’ouvrage à faire. J’ai une femme et trois enfants et je les aime autant que si j’étais un monsieur possédant un million de dollars. J’ai vécu jusqu’ici d’une petite épargne que j’avais pu réaliser pendant l’Exposition. Je suis charpentier de mon métier, et j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour trouver de l’ouvrage. Vous dites qu’il nous faut prendre comme règle : que ferait Jésus ? Eh bien ! que ferait-il s’il était sans ouvrage, comme moi ? Je ne puis pas me transformer en quelqu’un d’autre pour poser cette question ? Je ne demande qu’à travailler. Je donnerais tout au monde pour m’éreinter à travailler dix heures par jour, comme j’avais coutume de le faire. Suis-je à blâmer parce que je ne puis pas me fabriquer une place ? Il faut que je vive et ma femme et mes enfants aussi. Mais comment ? Que ferait Jésus ? puisque vous prétendez que c’est là ce qu’il faut demander ?
Henry Maxwell restait silencieux, les yeux fixés sur le grand flot de visages humains étendu devant lui. Il ne trouvait aucune réponse à faire à cet homme. Mon Dieu, se disait-il, cette question résume tout le problème social. Elle met en cause tout l’inextricable assemblage de fautes humaines et de circonstances économiques qui ont créé une situation contraire à tout ce que Dieu avait préparé pour le bonheur de ses créatures. Y a-t-il pour un homme en bonne santé, capable et désireux de travailler, et n’ayant d’autre ressource que ses deux bras, quelque chose de pire que de ne rien trouver à faire, et de n’avoir le choix qu’entre trois alternatives : mendier, se tuer ou mourir de faim. Que ferait Jésus ? A la vérité cet homme pouvait bien le demander. C’était même la seule question qu’il pût se poser, à supposer qu’il fût un disciple du Christ. Mais quelle question pour quel homme que ce soit, quand il est obligé de se la poser dans de pareilles conditions !
Ces réflexions, et bien d’autres, se pressaient dans l’esprit d’Henry Maxwell et s’imposaient également à ses amis. L’évêque avait un air si sérieux et si triste qu’il était facile de voir combien cette question l’impressionnait. Le Dr Bruce baissait la tête. Le problème de la destinée humaine ne lui avait jamais paru si tragique que depuis le moment où il avait pris l’engagement et quitté son Eglise, pour venir s’établir à la Colonie.
Que ferait Jésus ? C’était une terrible question. Et toujours cet homme restait debout, très grand, très raide et presque terrible, avec son bras tendu dans un appel qui semblait devenir de seconde en seconde plus pressant.
Enfin, M. Maxwell parla :
— Y a-t-il dans cette salle un homme qui soit un disciple de Christ et qui, placé dans une condition pareille, ait essayé de faire ce qu’aurait fait Jésus ? S’il y en a un, il pourrait répondre mieux que moi à cette question.
Il y eut un léger frémissement dans l’assemblée, puis un homme assis au premier rang se leva. C’était un vieillard et la main qu’il appuyait sur le dossier de son banc tremblait, quand il prit la parole :
— Je crois pouvoir dire que je me suis trouvé souvent dans une position tout à fait semblable, et que j’ai toujours cherché à agir en chrétien, malgré tout. Je ne sais pas si je me suis jamais demandé ce que ferait Jésus, quand j’étais sans ouvrage, mais ce que je sais, c’est que j’ai essayé d’être son disciple en tous temps. Oui, continua le vieillard avec un sourire que M. Maxwell et l’évêque trouvèrent plus pathétique que le désespoir farouche du jeune ouvrier, oui, j’ai tendu la main et j’ai eu recours à la charité organisée, j’ai fait tout, quand je me trouvais sans place, pour me procurer de quoi me nourrir et me vêtir, tout, excepté de voler et de mentir. Je ne sais pas si Jésus aurait fait tout ce que j’ai été obligé de faire pour vivre, mais je sais que je n’ai jamais fait, volontairement, de mal à personne. Parfois, je me dis que peut-être il aurait préféré avoir faim, plutôt que de mendier. Je ne sais pas…
La voix du vieillard lui manqua, il promenait autour de lui un regard timide. Il se fit un moment de silence, bientôt rompu par un homme aux larges épaules, aux cheveux noirs, à la barbe touffue, qui était assis à trois pas de l’évêque. Dès qu’il eut pris la parole, les trois quarts des assistants se penchèrent en avant pour mieux l’entendre. L’homme qui avait posé la question, au sujet de ce que ferait Jésus, se rassit, en disant à son voisin :
— Qui est ce compagnon-là ?
— C’est Carlsen, le chef socialiste. Vous allez entendre quelque chose qui vaudra la peine d’être écouté.
— A mon avis tout ça n’est que des bêtises, commença Carlsen, dont les yeux lançaient des éclairs de colère. C’est tout notre système qui est faux. Ce que nous nommons la civilisation est pourri jusqu’à la base. Il ne sert à rien de chercher à le cacher ou à le nier. Nous vivons à une époque de syndicats, de combinaisons, d’associations de capitalistes qui tuent tout simplement des milliers d’innocents, hommes, femmes et enfants. Je remercie Dieu, s’il y a un Dieu, ce dont je doute très fort, de ce que je n’ai jamais été dans une position qui m’ait permis de me marier et d’essayer de me créer un foyer. Un foyer ! Dites plutôt un enfer ! Y en a-t-il un pire que celui où se trouve, en cet instant, cet homme, chargé d’une femme et de trois enfants ?
Et son cas est pris entre mille. Avec tout cela cette ville, comme toutes les autres grandes villes de notre pays, possède des milliers d’hommes qui font profession de christianisme, qui jouissent de tous les luxes et de tous les conforts, qui vont à l’église tous les dimanches, et qui chantent des hymnes dans lesquels il est question de donner tout à Jésus, de le suivre, de porter sa croix et d’être sauvé. Je ne dis pas qu’il ne se trouve parmi eux quelques braves gens, mais que le ministre qui a parlé ce soir aille dans l’une ou l’autre des églises aristocratiques, dont je pourrais lui nommer une douzaine, et qu’il propose à ses membres de prendre l’engagement qu’il a proposé ici, il verra comme ils seront prompts à rire de lui et à le traiter comme un fou, un toqué ou un fanatique. Oh ! non. Ce n’est pas un remède, cela. Ça ne mènera jamais à rien. Il faut que nous changions le gouvernement de fond en comble. Toute la machine a besoin d’être reconstruite. Je ne crois pas qu’aucune réforme valant quoi que ce soit puisse sortir des Eglises. Elles ne sont pas avec le peuple, elles sont avec les aristocrates, avec les gens d’argent. Les syndicats et les monopoles se recrutent dans les Eglises. Les ministres sont leurs esclaves. Ce qu’il nous faut, c’est un système qui repose sur la base commune du socialisme, fondé lui-même sur les droits du commun peuple…
Carlsen avait évidemment oublié les cinq minutes réglementaires. Il était lancé dans une de ses harangues accoutumées qui, dans son entourage, et devant son auditoire habituels, duraient au moins une heure, quand un homme, placé droit derrière lui, le força tout à coup à se rasseoir et se leva à sa place sans cérémonie. Carlsen, très en colère, menaçait de faire du bruit, mais l’évêque lui rappela ce qui avait été décidé au début de la réunion et il se soumit, en grommelant dans sa barbe, tandis que le nouvel orateur se répandait en éloges sur l’impôt unique, dont il faisait une panacée pour tous les maux de la société. Il fut suivi par un ouvrier qui déclama, avec amertume, contre les Eglises et les ministres et déclara que les deux grands obstacles à toute réforme véritable c’étaient les tribunaux et les machines ecclésiastiques.
Après lui, un homme, qui avait toutes les apparences d’un balayeur de rue, sauta sur ses pieds et vomit tout un torrent d’injures à l’adresse des corporations, et surtout des compagnies de chemin de fer. Les cinq minutes écoulées, un grand compagnon, qui se présenta lui-même comme ouvrier en métaux, réclama l’attention et déclara que le remède aux injustices sociales c’étaient les associations des travailleurs. Elles devaient contribuer plus que toute autre chose, selon lui, à l’avènement du millénium des ouvriers. Ensuite quelqu’un essaya d’expliquer les raisons du chômage forcé et accusa les inventions comme autant d’œuvres du diable. Il fut bruyamment applaudi par l’assemblée.
Finalement l’évêque déclara la discussion close, et pria Rachel de chanter.
Rachel Winslow était devenue une chrétienne singulièrement forte, sensée et humble, depuis le jour où elle avait consacré son talent au service de son Maître.
Quand elle se mit à chanter, elle venait de prier avec plus de ferveur que jamais pour que sa voix fît son œuvre, sa voix qu’elle regardait comme la propriété de Jésus, et dont elle ne voulait user que pour lui.
Certainement, pendant qu’elle chantait, sa prière recevait son exaucement. Elle avait choisi ce cantique :
Entends-tu, Jésus t’appelle,
Viens, ô pécheur, il t’attend.
Ah ! quelle puissance elle possédait, cette voix consacrée au service de Dieu ! Les dons merveilleux de Rachel auraient pu faire d’elle une des premières chanteuses d’opéra de son temps. Assurément ses auditeurs n’avaient jamais entendu de musique comparable à celle-ci. Comment l’auraient-ils pu ? Tous ces hommes étaient sous le charme d’une de ces voix qui, là-bas dans le monde, n’aurait jamais résonné aux oreilles du commun peuple, parce que ceux qui les possèdent font payer ce privilège au prix de deux ou trois dollars. La mélodie flottait dans l’espace, libre et joyeuse, comme si elle avait été un avant-goût du salut lui-même. Carlsen buvait cette musique avec la passion propre à sa nationalité ; une larme coulait de ses yeux jusque dans sa grande barbe, son visage se détendait et prenait une expression presque noble.
L’homme sans ouvrage, qui avait demandé ce que Jésus ferait à sa place, écoutait les mains jointes, la bouche entr’ouverte, oubliant pour un moment sa tragique position. Ce chant, tant qu’il dura, semblait lui tenir lieu de vivres, d’ouvrage, de confort et lui rendre sa vie de famille, sa femme, ses enfants.
L’ouvrier qui avait violemment attaqué les Eglises et les ministres, tenait la tête droite, avec un air de défi, comme pour protester contre l’intrusion, dans cette assemblée, de quelque chose ayant une ressemblance quelconque avec un acte de culte. Mais peu à peu il céda, comme les autres, à la puissance devant laquelle tous les cœurs se courbaient et une expression de tristesse réfléchie se répandit sur son visage.
L’évêque se dit, ce soir-là, pendant que Rachel chantait, que si l’humanité pécheresse, dépravée, perdue, pouvait recevoir la prédication de l’Evangile par le moyen de cantatrices et de chanteurs de profession semblables à Rachel, la venue du Royaume de Dieu serait hâtée plus efficacement que par n’importe quelle autre force isolée. « Pourquoi ? oh ! pourquoi, criait-il dans son cœur, le pauvre peuple a-t-il été si souvent frustré de sa part des trésors musicaux que le monde possède, parce que ceux qui ont reçu en partage des voix ou des doigts capables de faire vibrer les âmes, au son de mélodies divines, considèrent ces dons comme destinés seulement à battre monnaie ? N’y aura-t-il donc point de martyrs parmi les artistes de la terre ? N’y en aurait-il point qui donnent leur talent, comme ils donneraient toute autre chose ? »
Henry Maxwell, de son côté, se rappelait une autre assemblée : celle où tant d’âmes avaient accepté le salut, dans la grande tente du Rectangle. Ce qu’il venait de voir et d’entendre affirmait encore sa conviction que le problème des grandes villes pourrait trouver sa solution, si les chrétiens qu’elles renferment se mettaient un jour à suivre Jésus, ainsi qu’il en a laissé le commandement. Qu’en serait-il de ce grand morceau de l’humanité pécheresse et abandonnée, si semblable à celle que le Sauveur était venu sauver, de toutes ces âmes dévoyées et révoltées, misérables, sans espérance et si remplies d’amertume à l’égard de l’Eglise ? C’était ce dernier point qui touchait le plus profondément Henry Maxwell. L’Eglise était-elle donc si éloignée du Maître que le peuple ne pût plus l’y trouver ? Etait-il vrai qu’elle eût perdu tout pouvoir sur cette partie de l’humanité dans laquelle, aux premiers siècles du Christianisme, elle recrutait le plus grand nombre de ses membres ? Qu’y avait-il de vrai dans ce que le chef socialiste disait, quand il affirmait qu’il était inutile de regarder à l’Eglise pour en obtenir des réformes, à cause de l’égoïsme de ses membres ?
Il était de plus en plus impressionné par le fait indiscutable que les hommes, comparativement peu nombreux, que la voix de Rachel maintenait pour un instant dans une tranquillité complète, représentaient des milliers d’êtres, semblables à eux, qui considéraient une Eglise ou un pasteur comme infiniment au-dessous d’un cabaret ou de son tenancier, comme source de consolation et de bonheur. Etait-ce dans l’ordre ? Si tous ceux qui font profession de christianisme suivaient l’exemple de Jésus, de longues files d’hommes continueraient-ils à errer par les rues, en quête d’ouvrage, et des centaines de leurs semblables se croiraient-ils en droit de maudire l’Eglise et de considérer le cabaret comme le meilleur de leurs amis ? Jusqu’à quel point le christianisme était-il responsable du problème humain, tel qu’il venait de se poser devant lui ?
Cette question, il l’agitait encore au-dedans de lui-même, après que l’assemblée se fut dispersée. Il en fit part au petit groupe d’amis restés sur l’estrade, il la discuta jusque fort tard dans la nuit, avec l’évêque et le Dr Bruce, et quand, enfin, il se retrouva seul dans sa chambre, il l’exprima dans une prière qu’il résuma en demandant, avec toute l’ardeur dont son âme était capable, que l’Eglise d’Amérique reçût, comme jamais encore, le baptême du Saint-Esprit.
Il avait compté retourner à Raymond en temps voulu pour occuper sa chaire, le dimanche suivant. Mais le vendredi matin le pasteur d’une des plus grandes Eglises de Chicago vint le voir à la Colonie, pour le prier de prêcher pour lui.
Il hésita au premier abord, puis il accepta cet appel comme venant de Dieu. L’occasion lui était donnée d’adresser, à ceux qu’elle concernait le plus directement, la question qui le préoccupait si vivement et de demander à l’Eglise jusqu’à quel point elle méritait les reproches que lui avaient jetés à la face les hommes du peuple, entendus quelques soirs auparavant.
Il passa en prière la plus grande partie de la nuit du samedi, car il sentait un immense besoin de voir son horizon s’élargir et sa connaissance de la personne de son Maître s’étendre et se creuser toujours plus.
La grande église était remplie jusqu’aux derniers recoins, quand Henry Maxwell, après sa veillée d’armes, se présenta devant elle. Toutes les personnes présentes avaient évidemment entendu parler du mouvement de Raymond, auquel la démission du Dr Bruce avait ajouté un intérêt spécial, et il se mêlait à leur curiosité quelque chose de plus sérieux et de plus profond. M. Maxwell le sentait, et ce fut avec le sentiment très net de la présence toute puissante du Saint-Esprit, qu’il se leva pour s’adresser à cette imposante congrégation.
Il n’avait jamais été ce qu’on appelle un grand prédicateur ; il manquait de la force et des qualités qui font les orateurs de premier ordre, mais depuis qu’il avait promis de faire ce que ferait Jésus, il avait acquis ce certain don de persuasion qui est, au fond, la véritable éloquence. Et ceux qui l’écoutaient maintenant, comprenaient la sincérité complète et l’humilité de cet homme, qui avait pénétré jusqu’au cœur d’une grande vérité.
Après avoir rappelé brièvement ce qui s’était passé dans sa propre Eglise, à Raymond, il aborda résolument son sujet. Il avait pris pour texte l’histoire du jeune homme qui était venu demander à Jésus ce qu’il devait faire pour obtenir la vie éternelle. Jésus, pour l’éprouver, lui dit : « Vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel : après cela viens et suis-moi. » Mais le jeune homme n’était pas disposé à souffrir à ce point-là. Si, pour suivre Jésus, il fallait souffrir ainsi, il n’en voulait plus. Il aurait aimé à le suivre, mais à condition de ne pas pousser si loin le renoncement.
« Est-il vrai, continua Henry Maxwell, — et sa belle figure fine et intelligente exprimait un appel si passionné que ses auditeurs se sentirent saisis, comme ils l’avaient rarement été, — est-il vrai que l’Eglise d’aujourd’hui, l’Eglise qui porte le nom même du Christ, refuserait de le suivre, s’il fallait pour cela s’exposer à des souffrances, à des renoncements, à des pertes de biens temporels ? L’affirmation en a été faite, la semaine dernière, dans une nombreuse assemblée, à la Colonie, par un des hommes qui dirige les socialistes de cette ville. Il soutenait qu’il était inutile d’attendre quoi que ce soit de l’Eglise, dans le domaine des réformes sociales. Sur quoi cette affirmation était-elle basée ? Uniquement sur la supposition que l’Eglise est composée principalement d’hommes et de femmes plus préoccupés de leurs aises que des souffrances et des misères de l’humanité. Jusqu’à quel point cela est-il vrai ? Les chrétiens d’Amérique sont-ils prêts à voir leur christianisme mis à l’épreuve ? Qu’en est-il de ceux qui possèdent de grandes fortunes ? Sont-ils prêts à en user comme Jésus le ferait ? Qu’en est-il des hommes et des femmes qui possèdent de grand talents ? Sont-ils prêts à les consacrer à l’humanité, ainsi que Jésus le ferait, sans aucun doute ?
N’est-il pas vrai qu’à notre époque les disciples du Christ sont appelés à manifester ouvertement leur qualité de disciples ? Vous devez le savoir mieux que moi, vous qui habitez cette grande ville, plongée dans le mal. Est-il possible que vous suiviez votre chemin sans vous inquiéter de l’horrible condition d’hommes, de femmes, d’enfants, qui se perdent corps et âme, faute de secours chrétiens ? Cela ne vous concerne-t-il donc en rien que le cabaret en tue des milliers plus sûrement que ne le fait la guerre ? Cela ne vous touche-t-il point de savoir que des milliers d’hommes forts et robustes foulent le pavé de cette ville, et de toutes les villes de la terre, réclamant de l’ouvrage, et que, n’en trouvant point, ils soient poussés au crime et au suicide ? Pouvez-vous prétendre que cela ne vous regarde pas ? Direz-vous que c’est à chaque homme de prendre soin de ce qui le concerne ? Ne croyez-vous pas que si chacun des chrétiens d’Amérique faisait ce que ferait Jésus, la société elle-même, le monde des affaires, oui, jusqu’à notre système politique et à notre gouvernement seraient tellement changés, que la souffrance humaine en serait réduite à un minimum ?
Qu’arriverait-il si tous les membres des Eglises de cette ville essayaient d’imiter ainsi Jésus ? Il n’est pas possible de prédire, jusque dans les détails, ce qui s’ensuivrait ; mais il est, cependant, facile d’affirmer que le problème social commencerait aussitôt à trouver sa solution véritable.
A quoi reconnaîtra-t-on la qualité d’un disciple du Christ ? La preuve à fournir ne serait-elle pas la même qu’au temps où Jésus vivait sur la terre ? Les circonstances auraient-elles modifié ses exigences. S’il était ici, aujourd’hui, n’adresserait-il pas à quelques-uns d’entre vous le même commandement qu’il donnait au jeune homme riche ? Je crois qu’il le ferait, s’il voyait parmi vous des chrétiens plus attachés à leurs biens qu’à leur Sauveur. L’épreuve serait la même aujourd’hui qu’alors, car je crois que Jésus réclame de nous une aussi grande somme de renoncement que lorsqu’il disait : « Si un homme ne renonce pas à tout ce qu’il a, il ne peut être mon disciple. »
Nous ne pouvons entrer dans les détails, disions-nous, — cependant nous savons tous que certaines choses, qui se pratiquent parmi nous, sont incompatibles avec un christianisme véritable. Comment Jésus emploierait-il une grande fortune ? D’après quels principes réglerait-il ses dépenses ? Peut-on le représenter vivant dans un grand luxe, et employant dix fois plus de son temps à des divertissements qu’au soulagement des maux de l’humanité ? Comment Jésus gagnerait-il de l’argent ? Louerait-il des locaux pour y établir des cabarets ou autres établissements d’une moralité douteuse ; consentirait-il même à tirer profit des maisons construites de façon à ce que les locataires soient dans l’impossibilité d’y observer les règles élémentaires de la décence et de la propreté ?
Que ferait Jésus pour la grande armée des prolétaires, des désespérés, des révoltés, qui s’en vont maudissant les Eglises et mangeant un pain amer, à force d’avoir été difficilement gagné ? Se considérerait-il comme dégagé de toute responsabilité à leur endroit, et soulagerait-il sa conscience en disant : « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Que ferait Jésus, s’il était placé au centre d’une civilisation tellement dominée par le désir de s’enrichir, que les ouvrières qui travaillent dans les grandes maisons de confections ne sont pas payées suffisamment pour tenir ensemble l’âme et le corps, ce qui les expose à des tentations effrayantes, auxquelles une grande partie d’entre elles succombent, pour disparaître ensuite dans l’abîme où tourbillonne l’écume de ce monde ? Que ferait-il en face de cette civilisation dans laquelle l’industrie sacrifie des milliers d’enfants, sans s’inquiéter de leur éducation, de leur moralité, du besoin qu’ils auraient d’un peu d’affection et de sympathie ? S’il était ici, Jésus, ne ferait-il entendre aucune protestation en face des faits semblables, connus du premier homme d’affaires venu ?
Et ce que ferait Jésus, n’est-ce pas ce que devraient faire ses disciples ?
Ce dont le christianisme a un impérieux besoin, à l’heure actuelle, c’est de l’élément personnel. « Donner, n’est rien, se donner est tout ». Le christianisme qui prétend agir et souffrir par procuration, n’est pas le christianisme du Christ. Il faut que chaque chrétien, pris individuellement, qu’il soit pasteur, négociant, agriculteur ou simple citoyen, suive Jésus sur la voie du sacrifice personnel. La route à suivre ne diffère pas aujourd’hui de celle qu’elle était lorsque ses pas foulaient les sentiers de la Galilée. Le cri du siècle qui agonise, et de celui qui va naître, s’élève pour demander des disciples véritables, un christianisme nouveau, ou plutôt le christianisme primitif, dans sa simplicité intégrale, le christianisme des temps apostoliques, celui dont les adeptes quittaient tout pour suivre littéralement leur Maître. Il ne faut pas moins que cela pour lutter contre l’égoïsme de notre époque, avec quelque espoir de le vaincre. Le christianisme actuel est beaucoup trop un christianisme de nom, il nous faut un christianisme de fait. Le christianisme du Christ a besoin d’être réveillé. Nous nous sommes laissés aller inconsciemment, paresseusement, égoïstement, a ne plus être que des disciples que Jésus ne reconnaîtrait pas pour les siens. A combien d’entre nous ne répondrait-il pas, quand nous crions : « Seigneur ! Seigneur ! » : « Je ne vous ai jamais connus ».
Sommes-nous prêts à nous charger de la croix de Christ ? Si non, si le christianisme consiste, selon nous, à jouir des privilèges du culte, à être généreux sans exagération, à nous faire une vie facile, à nous entourer d’amis agréables, à nous efforcer d’être respectables, et à éviter, en même temps, tout contact avec ceux qui, autour de nous, sont plongés dans le péché et marchent à la perdition, alors soyons bien certains que nous sommes très loin de suivre les pas de Celui qui a souffert les tortures et les angoisses de l’agonie pour l’amour de l’humanité, tellement qu’une sueur de sang a couvert son visage et qui, sur la croix, s’est écrié : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Sommes-nous prêts à changer notre notion du christianisme ?
Qu’est-ce qu’être un chrétien ? C’est imiter Jésus. C’est faire ce qu’il ferait. C’est suivre ses traces ».
Quand Henry Maxwell eut terminé son sermon, il promena sur l’auditoire un regard qu’aucun de ceux qui le composaient ne devait oublier, bien qu’ils n’en comprissent pas, à cette heure, la signification. Un grand silence régnait dans cette congrégation composée, en majeure partie, d’hommes et de femmes qui s’étaient contentés, jusqu’alors, d’un christianisme tout nominal. Et durant ce silence, toutes les âmes présentes commencèrent à réaliser l’existence d’une puissance divine qu’ils avaient oubliée ou ignorée jusqu’alors.
Chacun s’attendait à entendre le prédicateur demander des volontaires, prêts à prendre l’engagement de faire ce que ferait Jésus. Mais il avait transmis le message que l’Esprit de Dieu lui avait dicté, et maintenant il n’avait plus qu’à le laisser agir. Il termina le service par une prière qui pénétra jusqu’au fond des cœurs et des consciences de ses auditeurs.
Alors, au moment où l’assemblée allait se disperser, il se produisit une scène qui n’aurait jamais pu avoir lieu, si les paroles entendues avaient été simplement des paroles humaines.
Des hommes et des femmes se pressaient autour de la chaire ; ils venaient apporter à Henry Maxwell la promesse de se consacrer au service de Jésus. C’était un mouvement volontaire, spontané, qui dépassait tout ce que Maxwell avait osé espérer. Mais n’était-ce pas là, justement, ce qu’il avait demandé ? C’était l’exaucement, l’exaucement complet, supérieur même à ses désirs.
La réunion de prières qui suivit eut tout le sérieux, toute l’intensité de celles de Raymond. Dans la soirée, à l’inexprimable joie de M. Maxwell, la Société d’activité chrétienne assista tout entière au service du soir, dans cette même Eglise, et s’engagea, comme tant d’autres membres l’avaient fait le matin, à suivre les traces de Jésus.
Ce fut une date mémorable dans l’histoire de cette Eglise, mais plus encore dans l’histoire d’Henry Maxwell. Il rentra fort tard à la Colonie, et après avoir passé une heure avec l’évêque et le Dr Bruce, heureux de l’entendre parler des choses merveilleuses qu’il lui avait été donné de voir, il se retira dans sa chambre pour les repasser encore dans son cœur.
Avant de se coucher il s’agenouilla pour prier, comme il le faisait chaque soir, et pendant qu’il priait il eut une vision de ce que pourrait devenir le monde, si la nouvelle manière d’envisager la tâche des disciples du Christ s’imposait à la conscience de toute la chrétienté. Il était certain d’être éveillé, non moins certain que tout ce qu’il voyait, avec une netteté extraordinaire, représentait en partie des réalités futures, en partie des choses dont il désirait ardemment la réalisation.
Et voici ce que voyait Henry Maxwell :
Il se voyait lui-même, retournant dans son Eglise de Raymond pour y vivre, plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, d’une vie simple, dépouillée d’éléments personnels, dévouée à ceux qui lui semblaient dépendre de lui et du secours qu’il leur apporterait. Il entrevoyait, quoique moins distinctement, que sa position de pasteur l’exposerait un jour à souffrir davantage, grâce à une opposition grandissante à sa manière de présenter Jésus et sa conduite. Mais c’était vaguement indiqué, et, dominant l’avenir, une voix lui répétait : « Ma grâce te suffit. »
Il voyait Rachel Winslow et Virginia Page continuant leur œuvre au Rectangle, étendant même leur influence bienfaisante au-delà des limites de Raymond. Il voyait Rachel mariée à Rollin Page, et tous deux, également consacrés au service du Maître, le suivant ensemble avec une fidélité augmentée et purifiée par leur amour mutuel. Et la voix de Rachel continuait à chanter dans les bas-fonds de la misère et du vice, et à ramener des âmes perdues à Dieu et au port éternel.
Il voyait le président Marsh employer sa vaste érudition et sa grande influence à assainir moralement la ville, à ennoblir le patriotisme de ses citoyens, à inspirer aux jeunes gens et aux jeunes filles qui l’aimaient, autant qu’ils l’admiraient, le désir de vivre pour Christ, et à leur apprendre que l’éducation confère à ceux qui la possèdent de grands devoirs envers les faibles et les ignorants.
Il voyait Alexandre Power exposé à de rudes épreuves dans sa vie domestique, souffrant d’être incompris par sa femme et ses amis, mais continuant à suivre le Maître auquel il avait obéi, au prix même de sa position sociale et pécuniaire.
Il voyait Milton Wright passant par de grands revers de fortune, ruiné par des circonstances indépendantes de sa volonté, mais sortant de la crise les mains nettes et l’honneur sauf, pour recommencer à travailler et à se créer une position, dans laquelle il pourrait encore donner à des centaines de jeunes gens l’exemple de ce que serait Jésus dans les affaires.
Il voyait Edouard Norman faisant du journalisme, à l’aide des capitaux de Virginia, une force dont la nation elle-même arrivait à reconnaître la puissance pour transformer ses principes et sa politique, et frayant la voie à une série de journaux fondés et dirigés dans un esprit franchement chrétien.
Il voyait Jasper Chase, qui avait renié son Maître, devenir un homme froid, cynique, un littérateur écrivant des romans au goût du grand public, mais dans chacun desquels on découvrait une amertume cachée, l’aiguillon d’un remords qu’aucun succès ne parvenait à dissiper.
Il voyait Rose Sterling épouser, après avoir dépendu quelque temps encore de sa tante et de Félicia, un homme beaucoup plus âgé qu’elle et accepter le lourd fardeau d’une union sans amour, pour jouir du luxe qui représentait, pour elle, tout le prix de la vie.
Il voyait Félicia et Stephen Clyde marcher dans la vie à côté l’un de l’autre, enthousiastes, joyeux. Il les voyait prodiguant les trésors de leurs cœurs forts et aimants aux déshérités et aux abandonnés de la grande cité, et sauvant des âmes en leur ouvrant les portes de leur demeure, consacrée au service de Dieu.
Il voyait le Dr Bruce et l’évêque, continuant leur œuvre à la Colonie. Il lui semblait voir flamboyer, en lettres toujours plus immenses, au-dessus de leur vaste maison, ces paroles : « Que ferait Jésus ? » Et la réponse à cette question contribuait chaque jour à la rédemption de la ville et de ses inexprimables misères.
Il voyait Burns et un grand nombre de ses compagnons, se vouant au relèvement d’hommes tombés comme eux, remportant, avec la grâce de Dieu, la victoire sur leurs passions et prouvant par leur vie journalière la réalité de la nouvelle naissance, même chez les plus dégradés et les plus abandonnés des êtres.
Puis la vision se troublait. Elle se confondait dans sa prière. L’Eglise de Jésus allait-elle le suivre partout ? Le mouvement commencé à Raymond, poursuivi à Chicago, resterait-il un mouvement local, tout de surface et manquant de la profondeur nécessaire pour se propager au loin ?
Ah ! si la vision apparaissait de nouveau ! Mais, ne voyait-il pas l’Eglise d’Amérique ouvrir son cœur à l’action de l’Esprit, et se hausser jusqu’au sacrifice de ses aises et de ses habitudes, pour l’amour de Jésus ? Ne voyait-il pas ces paroles inscrites sur les portes de toutes les églises et dans les cœurs de tous les membres : « Que ferait Jésus ? »
La vision s’évanouissait encore, pour réapparaître presque aussitôt, plus claire et plus nette qu’avant : il voyait les sociétés d’activité chrétienne parcourir le monde entier en une interminable procession, précédée d’une bannière sur laquelle on lisait : « Que ferait Jésus ? » Et sur les visages de tous ces jeunes gens et de toutes ces jeunes filles, il voyait rayonner la joie de souffrances certaines, de sacrifices futurs, et même la joie du martyre possible. Puis il ne vit plus la terre, mais seulement le Fils de Dieu, qui lui faisait signe, ainsi qu’à tous ceux qui avaient figuré dans l’histoire de sa vie, de s’avancer et de monter vers lui. Il entendait chanter le chœur des anges, — puis des bruits de voix sans nombre retentirent, et un grand cri de victoire fit tressaillir l’espace. La figure de Jésus devenait de plus en plus splendide, il se tenait au haut d’une longue suite de marches. « Oh ! oui ! ô mon Maître, ne sommes-nous pas arrivés à l’aube du millénium de l’histoire chrétienne ? Oh ! révèle-toi au monde, fais luire dans ses ténèbres la lumière de la vérité. Aide-nous à te suivre tout le long du chemin ! »
Il se leva enfin, avec le tremblement respectueux de quelqu’un qui a jeté un regard sur les choses éternelles. Et ce fut avec une espérance, faite de foi et de charité, qu’Henry Maxwell, disciple de Jésus, s’endormit pour rêver d’une chrétienté régénérée et voir dans son rêve l’Eglise du Christ, sans tache, ni ride, suivre Jésus tout le long du chemin et poser ses pieds dans l’empreinte de ses pas.