Dans son sens le plus étendu, le mot conscience désigne la connaissance que l’esprit a de lui-même et de ses modes dans l’acte de la réflexion où il est en même temps le sujet et l’objet du savoir ; c’est la conscience psychique. Dans un sens plus restreint et plus généralement employé, ce terme désigne le sentiment du devoir ; c’est la conscience morale.
Le second de ces sens du mot est compris dans le premier comme une espèce dans son genre, puisque le sentiment du devoir est l’un des phénomènes psychiques dont l’esprit a connaissance. — Mais, si la conscience d’un pouvoir libre est celle de l’existence même de l’esprit, et si le sentiment de la liberté est inséparable de celui de sa direction légitime, on peut dire que la conscience morale est la condition de la conscience psychique. C’est la première qui est l’objet d’études publiées par M. César Malan dans la Revue de théologie et de philosophie (janvier, mars et mai 1879.)
Quelques phrases de cet auteur, isolées de leur contexte et prises dans un sens absolu, pourraient faire croire qu’il est un de ces individualistes qui ne sauraient se placer dans les rangs des disciples de ce Jésus qui étonnait ses auditeurs parce qu’il enseignait avec autorité, comme étant un témoin des choses divines. L’erreur serait considérable. M. Malan a écrit en parlant du Fils de Marie : « Avec un tel Maître, on oublie bientôt les droits d’un individualisme personnelj. » La conscience l’a conduit au Christ, et le Christ, devenu son maître, a éclairé sa conscience.
j – Revue théologique de Montauban, juillet-septembre 1881, page 251.
Il en résulte que dans son œuvre l’élément philosophique de la libre recherche et la croyance religieuse à laquelle la recherche a abouti sont unis par un lien intime. Il est possible cependant de séparer ces deux éléments par un travail analogue à celui que les historiens de la philosophie sont appelés à faire sur les œuvres des Pères et des Docteurs de l’Eglise chrétienne. C’est ce travail que j’entreprends, en signalant, dans les analyses de M. Malan, les éléments purement philosophiques, c’est-à-dire ceux qui ne présupposent aucune foi spéciale. Ces éléments me paraissent se ramener aux quatre affirmations suivantes :
1° L’idée du devoir doit être distinguée de ses applications.
Les applications de l’idée du devoir varient d’une manière très sensible selon les divers degrés de civilisation, et, dans le même degré de civilisation, selon la culture intellectuelle et morale des individus. Ce qui est bien pour les uns est mal pour les autres et inversement. Les exemples de cette vérité ont été cités si souvent et sont si faciles à recueillir qu’il est superflu de les indiquer. Une étude des faits, même superficielle suffit pour réfuter le paradoxe de Rousseau qui prête à la conscience une voix partout et toujours la même. Mais, pour que l’idée du devoir reçoive des applications diverses, il faut quelle existe. Or, elle existe à titre de concept distinct et primitif. Les efforts faits par l’école empirique pour ramener le devoir à la transformation d’éléments d’une autre nature n’aboutissent pas, Locke a commis une erreur non moins considérable que celle de Rousseau lorsqu’il a conclu de la diversité des applications de l’idée du devoir, à la négation de la réalité et des caractères spécifiques de cette idée. La question essentielle est de savoir d’où procède cette notion irréductible.
2° L’idée du devoir est l’expression d’un fait.
Les notions morales ne sont pas primitivement des idées auxquelles s’attache un sentiment. Elles sont au contraire les expressions diverses et variables des applications d’un sentiment spécial, celui de l’obligation. Ce sentiment est le résultat d’une action exercée sur la volonté. La volonté se sent libre par opposition à une contrainte, mais elle se trouve en présence d’une autorité qui lui prescrit son emploi légitime.
La voix de la conscience varie, mais son autorité est fixe ; et dans tous les cas, sous toutes les variations des idées, cette autorité réclame l’obéissance. On peut éclairer ceci par une comparaison tirée de l’ordre civil. Qu’est-ce que la volonté d’obéir aux lois ? S’agit-il seulement de la volonté d’obéir à telles ou telles prescriptions ? Non ; il s’agit de la résolution d’obéir à l’autorité législative dont les prescriptions actuelles ou futures manifestent le pouvoir.
La formation des règles de conduite admises par tels ou tels hommes peut s’analyser. Les causes des variations des idées morales donnent lieu à une étude pleine d’intérêt ; mais le sentiment de l’obligation est simple, c’est celui d’une autorité qui s’impose. La conscience est un élément subjectif, un organe spirituel ; mais ce que cet organe perçoit a un caractère essentiel d’objectivité. Quel est, dans sa généralité et au-dessous de ses variations, l’objet de la conscience ?
3° L’objet de la conscience est l’idéal de la personne humaine.
Voici des paroles extraites d’un ouvrage récent, qui expriment fort bien la pensée qui se dégage des études de M. Malan :
« Partout et toujours s’impose à la raison de l’homme si rudimentaire qu’elle soit, la conception d’un moi plus parfait que celui que lui représente actuellement sa conscience, et à sa volonté l’obligation d’exprimer par ses libres efforts la plus fidèle image de ce modèlek. »
k – Carran — Etudes sur la Théorie de l’évolution — Conclusion.
L’homme a conscience de ce qu’il est et de ce qu’il doit être. De là, dans l’unité de sa personne, deux pouvoirs distincts et qui, dans l’état présent de la nature humaine, se trouvent en opposition et en lutte.
Mon Dieu ! quelle guerre cruelle
Je trouve deux hommes en moi,
écrivait Racine traduisant l’apôtre St-Paul. Et il ne s’agit pas ici d’un des éléments d’une pensée spécifiquement chrétienne, mais d’une expérience universelle, qui ne demande pour être faite que l’éveil de la réflexion. Les Grecs, à dater de Pythagore et de Platon, distinguaient dans l’âme une partie rationnelle et une partie irrationnelle, et ils ne méconnaissaient pas que le devoir est de soumettre la seconde de ces parties à la première. Toute la morale se ramène au seul précepte de réaliser la nature humaine dans son type idéal, en sorte qu’on peut dire que tout devoir est un devoir envers soi-même.
Mais ce moi idéal qui est l’objet du devoir ne peut en être la source. Cet objet qui s’impose n’a pas en lui-même l’autorité qui l’impose. D’où procède cette autorité ?
4° L’autorité avec laquelle s’impose le moi idéal est celle du Créateur.
Le fond du phénomène moral, l’essence du devoir est une action exercée sur la volonté humaine, action qui se manifeste par cette obligation qui n’est pas une contrainte. Une action spirituelle n’est intelligible que comme le produit d’une volonté. Quelle peut être cette volonté qui impose le moi idéal comme l’objet légitime de l’emploi de la liberté du moi réel ? Ce ne peut être que celle de l’auteur de la nature humaine, puisque le sentiment du devoir est l’une des manifestations essentielles de cette nature. Le moi idéal, c’est l’homme voulu de Dieu. Cet homme-là doit être réalisé par l’emploi de la volonté libre, et l’obligation qui impose cette réalisation est l’autorité du Créateur. La volonté libre ne s’écarte pas de sa destination sans un malaise qui ne porte pas seulement sur tel ou tel acte, mais sur la source de tous les actes, sur le sentiment d’une volonté séparée de sa fin légitime ; d’une volonté qui n’est pas dans l’ordre parce qu’elle est séparée de Dieu, source et principe de tout bien. Cette séparation constitue le péché dont les actes mauvais ne sont que les manifestations diverses et passagères.
Kant n’arrive à Dieu que par un détour, ce qui explique les destinées de sa doctrine. Il n’aurait pas ouvert la voie à l’idéalisme déterministe, dont l’œuvre de Hegel est la plus haute expression, s’il avait constaté que le fait de l’obligation bien interprété conduit directement à Dieu dont l’action seule explique l’autorité de la conscience. Pour user d’un terme d’école, Dieu est, non moins que la liberté, et au même titre, le postulat immédiat du devoir.
Les quatre affirmations précédentes me paraissent résumer les éléments spécialement philosophiques du travail à l’occasion duquel j’ai pris la plume. Ce travail est digne de fixer l’attention, non seulement des hommes qui partagent la foi de l’auteur, mais de tous ceux qui réfléchissent sur la nature et la portée du fait de la conscience.
En effet, comme le dit très justement M. Malan : « ce fait est aussi bien à la racine de toute vraie psychologie qu’à celle de toute saine théologie. »
Ernest Naville.