Étude sur Abraham

Morijah

Genèse 22

« Abraham notre père ne fut-il pas justifié par ses œuvres, lorsqu’il offrit Isaac son fils sur l’autel ? »

(Jacques 2.21)

Certains silences de l’Écriture nous étonnent ; presque jamais elle ne s’attarde à décrire les époques de bonheur ; elle s’arrête longuement, en revanche, sur les jours de l’épreuve. C’est que ces moments-là sont fréquents dans la vie des hommes, et que nous avons tous besoin d’apprendre deux choses : la manière de nous y conduire et le moyen d’être consolés. Or, ce sont précisément ces deux leçons que l’Écriture nous donne, comme nul autre livre ne l’a fait ni ne le fera jamais.

Voilà pourquoi elle ne dit rien des années qui ont immédiatement suivi le renvoi d’Ismaël et de sa mère. Elles paraissent avoir été très paisibles et très heureuses. La cause des conflits domestiques était écartée. Abraham et Sara pouvaient se consacrer entièrement à l’éducation d’Isaac, guider sa jeunesse, jouir de ses progrès, célébrer chaque jour, comme tout à nouveau, dans le développement de cet enfant chéri, la fidélité du Dieu qui fait les promesses et qui n’en oublie aucune.

Nous admettrons volontiers que cette vie toute paisible ait duré quinze ans environu. Lorsque Isaac se rendra jusqu’à Morijah, nous le verrons franchir à pied une distance assez considérable et, au troisième jour de cette marche, porter encore allègrement sur ses épaules une charge de bois. Il ne nous semble donc pas exagéré de lui attribuer maintenant l’âge qu’avait son frère quand il quitta la maison paternelle. Dix-sept ans, l’âge de nos catéchumènes lorsqu’ils terminent leur instruction religieuse. Par quelle confirmation ce jeune homme allait passer !

u – A partir de la scène de 21.8.

Quinze ans de paix, de joie ; c’est déjà beaucoup. Les longs bonheurs sont rares. Lorsque Dieu veut les affermir, il les fait habituellement passer par une crise qui, parfois, est terrible, et qui ne peut aboutir qu’à un effondrement ou bien à un triomphe. Or, c’est l’annonce de cette crise que nous rencontrons dès les premiers mots de notre chapitre : « Dieu mit Abraham à l’épreuve. » On a traduit quelquefois : « Dieu tenta Abraham. » et l’on voyait dans cette parole une contradiction grave avec celle de Jacques : « Dieu ne tente personnev. » En effet, Dieu ne sollicite personne au péché ; il ne séduit pas les âmes. Cette œuvre-là est celle de Satan, et c’est à elle que nous réservons habituellement le nom de tentation. Mais Dieu nous éprouve pour nous amener à nous connaître nous-mêmes et pour mûrir notre obéissance. Il éprouve la foi. pour la faire passer du domaine de la connaissance dans celui de la décision et de l’action. Il éprouve le cœur, pour en arracher les alliages mondains, pour y produire la consécration à sa volonté, sous quelque forme que celle-ci se manifeste. C’est précisément ce que Dieu entreprend d’accomplir chez le patriarche. Il éprouve tout ensemble son obéissance, qu’il veut assouplir jusqu’au sublime, et ses connaissances, qu’il veut dégager d’erreur dans la question capitale des sacrifices.

vJacques 1.13.

Prétendre que tous les croyants auront à passer par une épreuve semblable à celle d’Abraham, c’est affirmer ce que les faits ont maintes fois démenti. Que tous, en revanche, doivent en traverser une, proportionnée à leurs forces, c’est ce qui n’est pas moins démontré par l’histoire, tant contemporaine qu’ancienne. Il fallait, dès lors, que le père des croyants descendît dans un creuset plus redoutable que tous les autres. Des parents ont vu, comme lui, se lever le jour où la joie de leur foyer leur était ravie ; mais ils n’ont pas dû porter le couteau sur leurs bien-aimés. Ils ont pu lutter longtemps contre la mort qui venait les leur prendre. Ils ont soigné ces vies qui s’en allaient ; ils ont tendrement adouci le dernier passage ; ils n’y ont pas précipité leurs enfants.

Quelquefois, néanmoins, il leur a bien fallu jeter ces êtres chéris au-devant de la mort. En temps d’épidémie, quel père ose dire à son fils médecin : Ne va pas voir tes malades ? Lequel, à l’heure où la patrie est menacée, l’empêche de saisir ses armes et de courir à la frontière, c’est-à-dire peut-être au trépas ? « Mon enfant – disait, il y a plus de trente ans. un vieux colonel de notre armée fédérale à son fils qui allait rejoindre son corps, sous la menace d’une déclaration de guerre – mon fils, je voudrais, non pas te retenir, mais avoir ton âge et partir avec toi. Fais ton devoir. Souviens-toi que ton âme est à Dieu et ton corps à la patrie. » – Autant d’exemples où le dévouement et le déchirement se confondent, et où le père doit bien être prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher. De tous ces cas pourtant, je ne vois pas un seul qui soit réellement semblable à celui que l’histoire d’Abraham nous présente aujourd’hui. Étudions-en les détails. Quatre termes successifs désignent au patriarche la victime que Dieu a marquée ; quatre fois le glaive est plongé dans son cœur, où il s’enfonce toujours plus avant. A l’empressement tout filial avec lequel Abraham a répondu à l’appel de son nom, Dieu oppose un ordre net, tranchant, et qui nous fait encore frissonner à quarante siècles de distance ; qui dira ce qu’il dût être pour le père ? « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va-t-en au pays de Morijah, et là offre-le en holocauste, sur l’une des montagnes que je te dirai. » Ah ! que nous avons besoin de nous rappeler que Dieu est un Père, lui aussi, qu’il aimait Abraham, et que chaque terme de ce commandement lui rappelait à lui-même le prix du sacrifice qu’il imposait ! Ne l’oublions pas non plus : si Abraham peut entendre une telle injonction sans protester, s’il ne se révolte point, s’il ne discute même pas, c’est qu’il estime, avec la plupart des tribus païennes qu’il a connues, qu’un père a le devoir d’immoler son enfant quand il en a reçu l’ordre d’une puissance supérieure. Cela, c’est chose permise, nullement immorale, disent, les Cananéens. Il est donc au pouvoir de Dieu de la commander quand il lui plaît. Comment viendrait-il à l’esprit du patriarche que Dieu puisse prescrire quelque chose de mal ? S’il ordonne le sacrifice d’un fils, c’est que la loi morale tolère un tel sacrifice. Ce raisonnement paraît inattaquable. La fin seule de notre histoire montrera qu’il reposait sur une base fausse.

Abraham n’oppose aucune question, ne demande aucun délai. Il connaît le pays de Morijah, dont le nom symbolique est prononcé ici par anticipation. Il n’a donc pas à s’enquérir de la direction qu’il doit suivre. La montagne du sacrifice lui sera désignée en temps opportun. Comme d’habitude, la vision lui a été envoyée durant la nuit ; comme d’habitude aussi, il se lève de bon matin pour exécuter l’ordre reçu. A quoi bon les retards ? Ils ne font que diminuer les forces ; Abraham n’aura pas trop de toutes les siennes pour la terrible marche funèbre qu’il va commencer. Seulement, il ne dit rien à Sara. Pourquoi soulever une tempête d’objurgations, où les blasphèmes peut-être se seraient glissés ? De déchirants adieux, à supposer qu’ils restent dans les limites d’une pieuse résignation, auraient encore ébranlé le courage du père ! L’obéissance silencieuse est la plus sûre. Rien non plus aux serviteurs. Ils causeraient, et il ne faut pas qu’ils causent. Pour éviter leurs questions, c’est le maître qui fera leur ouvrage ; il selle l’âne ; il fend le bois. Deux domestiques seulement l’accompagneront ; c’est assez ; ils n’iront même pas jusqu’au terme. On peut les prendre sans leur parler de l’affreux secret. Comme la maîtresse de la maison, ils sauront seulement que le père et le fils partent pour offrir un sacrifice. D’après les habitudes du temps, il est naturel de se rendre à grande distance, afin d’honorer l’Éternel en quelque lieu particulièrement vénéré.

Trois jours de marche séparent Beer-Schéba de Morijah – au moins du Morijah que nous connaissons comme étant devenu la colline du templew. Notre texte indiquant précisément cette distance, cela suffit pour nous empêcher de chercher, sous le nom de Morijah, le Morê des environs de Sichem, éloigné de Beer-Schéba de plus de cent quarante kilomètres ; quatre hommes conduisant un âne chargé n’auraient pas accompli cette traite en si peu de temps.

w2 Chroniques 3.1.

Trois jours ! Avant que le dernier ait lui, nous ignorons quelles paroles se sont échangées entre Abraham et son enfant. Trois jours d’agonie, n’est-ce pas ? Quelle via dolorosa ! Je ne sais pas si un seul cœur de père en pourrait sonder les poignantes angoisses… Ah ! l’on objecte à nos récits précédents qu’ils ne nous ont pas assez montré le patriarche puni après ses chutes, ses mensonges, ses infidélités. On trouve que Dieu a été trop prompt à lui pardonner ; qu’il lui a rendu la vie plus facile qu’il n’était juste ; qu’il a couronné ses entreprises de trop de succès ; qu’il a passé beaucoup trop aisément sur les exemples immoraux qui résultaient de sa conduite… Censeurs exigeants, êtes-vous satisfaits, maintenant ? L’Éternel vous semble-t-il assez sévère ? Sa justice, à vos yeux, est-elle sauvegardée et sa sainteté bien vengée ? Quand vous auriez voulu faire souffrir le plus possible Abraham, auriez-vous su vous y prendre autrement ?

La petite troupe arrive en vue de la colline. Je ne sais comment Dieu l’a désignée ; il importe peu. Maintenant qu’Abraham voit ce mont du désespoir, il veut être seul. Ainsi Jésus laissera les trois disciples à l’entrée de Gethsémané, et sera seul pendant sa lutte suprême. Mais en congédiant pour un moment les deux domestiques, le patriarche ne nous a-t-il pas donné la clef de sa foi, l’explication de son héroïsme ?… « Restez, a-t-il dit. Moi et le jeune homme nous irons jusque-là pour adorer ! »

Adorer ; vous avez entendu. C’est bien la seule chose à faire. Non pas questionner, ni discuter ; pas même intercéder, peut-être. Adorer seulement. Là est la solution des problèmes les plus insolubles qui se dressent entre l’âme et Dieu. Adorer ! Combien de croyants ont, dans une adoration vraie, repoussé l’ennemi, vaincu les tentations ! Combien ont succombé, hélas ! parce qu’ils ne voulaient pas adorer ! Le pieux Asaph était sur le point de renier sa foi, lorsqu’il « a pénétré dans les sanctuaires de Dieux, » et qu’il s’est décidé à adorer. Sur les ailes de l’adoration, l’âme peut échapper aux étreintes de l’enfer et s’élancer jusqu’aux portes du ciel.

xPsaumes 73.16-17.

Voyez-en la preuve, sans sortir de notre admirable récit. Dès qu’il s’est décidé à ne point murmurer, à ne pas même interroger, mais à obéir tout simplement en adorant, Abraham atteint les radieuses espérances de la résurrection. Car il ne dit pas seulement à ses serviteurs ; « Nous allons adorer ; » il ajoute : « Nous reviendrons ! » Nous ; non pas moi seulement. Comment est-ce possible ? Dieu n’a-t-il pas dit : Offre ton fils en holocauste ? Oui, sans doute, il l’a dit ; mais c’est égal, nous reviendrons. Dieu se serait-il trompé ? Non ; Dieu ne se trompe jamais ; pourtant, nous reviendrons. Alors c’est toi qui te trompes ? Ta grande foi te met hors de sens. Non, je ne me trompe pas ; nous reviendrons. Car enfin Dieu a promis que « d’Isaac sortira une postéritéy. » Or il n’a point d’enfant, mon Isaac. Je ne comprends pas ; ma tête et mon cœur s’y perdent. Mais un ordre de Dieu ne peut pas anéantir une promesse de Dieu… Nous reviendrons ! S’il prend l’âme de mon enfant, il faudra qu’il la lui rende. Ce sera court, peut-être. La pâleur de la mort n’aura pas plutôt couvert ce jeune front, que les fleurs de la vie s’y épanouiront de nouveau. Je ne sais pas. Je n’ai point encore vu de résurrection. Mais je connais mon Dieu Tout-Puissant ; y a-t-il rien qui soit étonnant de la part de l’Éternelz ? Si c’est le seul moyen qu’il ait de tenir sa parole, il ressuscitera mon bien-aimé au moment où je l’aurai immolé… Nous reviendrons… On cite, dans l’histoire, beaucoup de mots héroïques qui font revivre de siècle en siècle le souvenir de grands capitaines, ou de grands politiques. Cherchez, mes amis, et dites-moi si vous trouvez quelque part un mot plus héroïque que celui-là.

yGenèse 21.12.

zGenèse 18.14.

En attendant, la marche continue. Cette fois, à deux seulement ; les domestiques sont demeurés en arrière. Isaac, la victime, porte le bois du sacrifice ; Abraham, le sacrificateur, porte le feu et le couteau. L’enfant, ne voyant point encore la bête choisie pour l’holocauste, demande, avec la charmante insouciance de son âge, où elle se trouvera. Le père le sait, lui. Peut-il le dire ? Évidemment pas ; il attend toujours ; il renvoie la révélation dernière. Si tout cela, en fin de compte, n’était qu’un horrible cauchemar ? La foi, d’ailleurs, suffit pour se tirer des situations les plus cruelles, et c’est la foi du patriarche qui répond aussitôt : « Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l’agneau pour l’holocauste. » Sur quoi, tous les deux continuent l’ascension de leur Calvaire. Ils ne rencontrent personne. Morijah cependant était dans le territoire de Salem, la ville de Melchisédec. Mais Dieu avait pris soin de les conduire loin de tout regard humain : lui seul devait et pouvait voir.

Le père et l’enfant sont arrivés. L’autel est dressé ; le bois mis en ordre. C’est d’ordinaire Abraham qui fait ces travaux ; depuis longtemps il sait comment on prépare les sacrifices. Mais cette fois… Oh ! que ses mains ont dû trembler. Isaac attend toujours et ne voit point d’agneau. Il faut, enfin, que la vérité soit connue, que le coup de foudre éclate. Alors, en vérité, du sacrificateur ou de la victime je ne sais qui je dois le plus admirer. Isaac était d’âge à résister. S’il ne voulait pas lutter contre son père, il pouvait s’enfuir ; crier au moins, protester. Nous n’entendons pas un cri ; nous ne surprenons pas une seule tentative de fuite ni de résistance. Il se soumet, et cette soumission me paraît tout simplement sublime. Il croit assez en son père pour être certain que ce père n’a pas un instant cessé de le chérir. Il n’admet pas qu’Abraham puisse se tromper ; il se tait, il accepte.

Quelle éducation avait-il donc reçue dans la tente paternelle, pour que l’idée même de discuter la volonté de son père ne paraisse pas l’aborder ! Pour posséder aux heures critiques une confiance aussi entière, il faut y avoir été préparé lentement mais constamment par de saints exemples. Il faut avoir vu chez le père auquel on obéit de la sorte une obéissance non moins complète. Aussi le drame de Morijah est-il une révélation merveilleuse, jetée soudain dans ces années dont nous regrettions tout à l’heure que l’Écriture ne nous eût rien appris. En plein bonheur, en possession de tout ce que son cœur pouvait souhaiter, Abraham s’était proposé bien moins de jouir que d’obéir. Et ce qu’il avait voulu, il l’avait fait. Ce n’est plus le moment où il substitue ses projets à ceux de Dieu. Son moi est mort : à sa place s’élève un autel, où le Seigneur seul est honoré. Qu’il commande ce qu’il voudra ; le patriarche est sûr désormais que son Dieu ne peut errer. S’il possède tous les droits sur lui, il n’en usera que pour son bien. Il fait vivre, il peut aussi faire mourir ; jamais il ne voudra le mal ; même quand il torture un de ses enfants, ce qu’il se propose c’est son bien !

Ainsi le pensait une mère pieuse, femme d’un grand sens, que la maladie avait visitée sous une de ses formes les plus douloureuses, et que j’ai vue arriver sereine et paisible au terme de sa longue agonie. Un jour que la souffrance avait atteint son apogée et lui arrachait, non des cris, mais des larmes qui roulaient le long de ses joues : « Rappelle-toi, disait-elle à son fils qui s’efforçait de la soulager, rappelle-toi que Dieu ne peut pas se tromper. »

C’est ce qu’Abraham croyait, c’est cette foi qu’il avait inspirée à Isaac. Dans cette solitude de mort qui s’est faite autour de lui, et que ne trouble pas même un gémissement de l’enfant, en face de ce tombeau qui va s’ouvrir et que lui-même ouvrira, il ne s’abandonne pas au désespoir. Il va tout perdre ; il attend encore. Quoi ?…

… quand dernier témoin de ces scènes funèbres,
Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres ;
Seul je serais debout ; seul, malgré mon effroi,
Être infaillible et bon, j’espérerais en toi !…

Il faut en finir. La main du père est levée ; elle tient le couteau ; elle va l’enfoncer dans la poitrine de son fils.

A ce moment précis, pas une seconde trop tôt, pas une trop tard. l’Éternel intervient. Une voix, déchirant l’espace, appelle le père par son nom : « Abraham ! Abraham ! » Quelle résurrection dans ce cœur ! Appelé, il faut répondre, n’est-ce-pas ? Et répondre à mon Dieu, converser avec lui, mais c’est le salut, c’est la vie pour Isaac. – « Me voici, » crie ou balbutie le patriarche, incapable d’en dire davantage. « Me voici »a – et la voix reprend sans attendre ; l’épreuve est à son terme ; rien ne doit la prolonger : « N’avance point ta main ; ne fais rien à l’enfant. » Pourquoi ? N’y-a-t-il pas eu, trois jours auparavant, un ordre très précis de l’égorger, cet enfant, et de l’offrir en holocauste ? Pour donner un tel commandement, il a fallu des motifs singulièrement puissants ; il n’en faut pas de moindres pour le reprendre ; quels sont-ils ? Ils sont divins, comme les premiers. Dieu a voulu éprouver Abraham ; l’épreuve a réussi ; l’or s’est dégagé de tout alliage ; le feu du creuset ne doit pas durer un instant de plus. « Je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. »

a – Combien ces mots tout simples sont plus naturels et plus vrais que le discours étrange, presque ridicule, ici placé par Josèphe dans la bouche d’Abraham (Antiq. I, 13.)

Je sais ! L’Éternel aurait pu le savoir autrement. Il a choisi le moyen le plus propre à faire éclater cette soumission d’Abraham aux yeux de tous les hommes. Il s’est en quelque sorte démontré à lui-même et il a prouvé à tous les siècles à venir que son serviteur Abraham l’aime sans calcul, en reconnaissant qu’il lui doit tout. Tout ce que le patriarche possède, non seulement sa vie, mais ce qui vaut plus encore, son enfant, tout appartient à Dieu : à chaque moment il doit être prêt à le lui rendre ; il vient de prouver qu’il y était prêt en effet.

Oh ! lecteurs de ces pages, mes amis, mes frères, quand Dieu vous a mis à l’épreuve et qu’il veut exprimer le résultat de son examen, quand il dit en parlant de vous : « Je sais maintenant. » comment peut-il conclure la phrase commencée ? Qu’est-ce qu’il sait de vous ? Que vous l’aimez davantage, ou que vous murmurez ? Que vous vous rapprochez de lui, ou que vous vous tournez vers le monde, où vous croyez follement que les souffrances sont moins dures et les joies plus abondantes ?… Vous pleurez ? Il le permet. Votre cœur saigne encore ? Il le sait, mais il possède pour la blessure un baume que nul ne connaît. Sait-il aussi que vous allez à lui pour être consolé ? Peut-il vous peindre avec les mêmes traits par lesquels il esquissait devant les anges le portrait de Job au sein de la fournaise : Intègre, droit, craignant Dieu et se détournant du malb ?

bJob 2.3.

Isaac est sauvé ! Mais un sacrifice a été ordonné ; il faut qu’il soit offert. La victime était toute prête. A ce moment, le patriarche se retourne et voit un bélier qu’il n’avait pas encore aperçu, retenu dans un buisson par ses cornes et ne pouvant s’en dégager. La victime voulue de Dieu était là ; Abraham ne s’en était pas douté ; il n’avait vu jusqu’ici que l’autel, son fils prêt à mourir, et, au-dessus de sa tête, le ciel impitoyablement fermé. L’intensité même de sa foi l’avait empêché d’apercevoir autre chose que le devoir. Maintenant il voit la délivrance. Et, déliant son Isaac, saisissant le bélier, tombant à genoux, louant, bénissant, adorant plus que jamais, il offre un sacrifice comme il ne s’en est pas souvent offert, depuis que des autels sont dressés sur notre terre de péché.

En même temps, il donne à la montagne le nom qu’elle portera désormais : il en a bien le droit n’est-ce pas ? Elle s’appellera « Jéhovah-Jiré. » c’est-à-dire « l’Éternel verra » ou « pourvoira. » Dans les usages populaires, ce nom s’est changé en celui de Morijah, le seul qui soit demeuré et que nous connaissions, mais dont la signification est un peu plus difficile à établir ; elle semble rappeler moins la pensée que Dieu pourvoit en tout temps aux besoins de ses enfants, que le fait immense, décisif de la vision de l’Éternel, paraissant pour ordonner la vie au moment où la mort allait faire son œuvrec.

c – Morijah pourrait signifier « vision de l’Éternel. » La montagne de Morijah serait ainsi « la montagne de manifestation de l’Éternel. » L’orthographe Morijah me paraît au fond plus correcte que celle qui supprime l’h final.

Dieu, cependant, a quelque chose encore à dire au patriarche. La première parole qu’il a prononcée avait une forme négative ; c’était une défense « Ne tue pas ; » celle-ci est une promesse : « Je bénirai ! » Fait à remarquer : à partir de ce moment l’Écriture ne nous transmet plus une seule parole de l’Éternel à Abraham. Mais qu’elle est magnifique, aussi, la dernière de celles que nous entendons. La prophétie est appuyée sur un serment, et ce serment lui-même est d’une importance sans égale. C’est Dieu jurant en son propre nom, parce qu’il lui est impossible de jurer par un plus grandd : c’est la réalité de ce qu’il dit, garantie par la réalité de ce qu’il est. Nous ne serons donc point surpris que le souvenir de ce serment soit revenu souvent dans l’histoire des Hébreux, pour ranimer la foi des croyants, ou pour corriger les rebelles. Répétée à Isaac, cette promesse grandiose console également Joseph mourant, elle reparaît dans les exhortations de Moïse ; elle inspire le cantique de Zacharie, elle soutient Etienne à l’heure du martyree.

dHébreux 6.13-14. – Voir un serment tout analogue ; Esaïe 45.23.

e – Comparez Genèse 26.3-5 ; 50.24-25 ; Exode 13.5 ; Luc 1.73 ; Actes 7.5, 17.

Le motif pour lequel Dieu se lie de la sorte est clairement indiqué : c’est la parfaite obéissance d’Abraham… « Parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique….. » Quant à l’étendue de la promesse, elle fond en une seule, celles qui avaient retenti déjà en deux occasions différentes. Au chapitre 13 la postérité du fils de Térach a été comparée à la poussière de la terre ; au chapitre 15, aux étoiles qui brillent au ciel et que nul ne peut compter. Aujourd’hui les deux images sont réunies, et la première devient plus poétique encore : astres du firmament, grains de sable du bord de la mer, voilà ce qui représente les descendants d’Abraham. Cette descendance que nul ne peut nombrer possédera la porte de ses ennemis, par conséquent leurs villes, et dès lors leur puissance. A moins que le sens spirituel de cette locution ne doive être adopté ici comme dans le Nouveau Testament, et que le vieillard ne soit admis à contempler, sous la figure d’une porte ouverte, l’accès facile que ses enfants finiront par rencontrer chez les étrangers, et les étrangers chez ses enfantsf. Ce sens paraîtrait indiqué par notre verset 18 où il est dit que toutes les nations voudront être bénies en sa postérité. Grand progrès ! Au début, il avait été dit seulement : Elles seront bénies. Maintenant : Elles voudront l’être. Elles réclameront une bénédiction qu’elles sauront bien ne trouver nul part que chez les fils d’Abraham.

f – Voir la porte ouverte devant Paul à Troas, 2 Corinthiens 2.12.

Le père et l’enfant se sont levés. Ils redescendent la pente de Morijah. Le mont maudit est devenu la montagne du salut. Ils rejoignent les deux serviteurs : ils ont adoré, comme ils le leur avaient dit. Puis, une marche rapide, allègre, et les voilà auprès de Sara… Il y a des scènes qui ne se décrivent pas ; celle-ci est du nombre. Que voulez-vous qu’on raconte ? Pères et mères qui avez vu un de vos bien-aimés se débattre sous les étreintes de la maladie, qui aviez fait le sacrifice puisque vous l’aviez cru demandé, et qui avez serré dans vos bras, pressé sur votre cœur l’enfant qui vous était rendu, décrivez, si vous le pouvez, ce que vous avez senti. Vous prendrez alors la plume ou le pinceau, et vous tâcherez de nous dire ce qui s’est passé à Beer-Schéba, au retour d’Isaac et d’Abraham.

Le moment est venu de jeter un coup d’œil d’ensemble sur cette page immortelle de nos Saints Livres, et d’en chercher une interprétation satisfaisante. Bien des essais ont été faits déjà pour y parvenir : nous nous bornons à en citer trois principaux.

Deux, d’abord, dans le camp de la critique négative ou rationaliste.

Jamais, disent quelques-uns de ses coryphées, le Dieu de justice et de bonté que l’Écriture nous présente n’a pu donner un ordre pareil à celui qui se lit au vingt-deuxième chapitre de la Genèse. Il n’y a point eu d’ordre du tout. La scène racontée a pour origine une sorte de suggestion, que les coutumes idolâtres de ses voisins auraient produite dans le cerveau d’Abraham. Les sacrifices humains étaient chose habituelle chez les Cananéens, comme ils l’avaient été dans Ur en Chaldée. Un père jaloux de témoigner sa piété ne reculait pas devant l’immolation de son fils. Témoin de ces faits, ébranlé par ses croyances, le patriarche se serait imaginé que son devoir était d’agir de même. Si des païens offrent leurs enfants à des dieux de bois et de pierre, ne donnerai-je pas, moi, mon Isaac à Jéhovah ? Cette idée auraient hanté longtemps l’esprit de l’Hébreu. Pourtant, après un commencement d’exécution, il aurait renoncé.

Deux réponses, ici, nous suffiront. En premier lieu, cette hypothèse méconnaît absolument et le caractère de notre patriarche et la nature de ses rapports avec Dieu. Les espérances fondées sur Isaac. les promesses rattachées à ce fils, l’attente d’un quart de siècle qui avait précédé sa naissance, tout concourait à éloigner du cœur d’Abraham la plus petite pensée qu’il fût appelé à le tuer. Ensuite, expliquer de la sorte, ce n’est pas interpréter un texte, c’est le changer, c’est y mettre ce qui n’y est pas. Il n’est pas dit : Abraham se figura, s’imagina, supposa, et finalement changea d’avis. Il est dit par deux fois : l’Éternel appela Abraham. On conviendra que ce n’est pas la même chose.

Une seconde école veut que, dans cette circonstance, Abraham ait momentanément cédé à des conseils de Satan. Ce serait sous une pression instante, exercée par l’ennemi des âmes, que le père des croyants se serait résolu à offrir son fils sur Morijah.

Que de tels conseils soient possibles, qu’ils aient parfois été suivis, nous ne saurions en douter. David obéissait à une instigation de ce genre lorsque, malgré l’avis de Joab et celui peut-être de sa conscience, il faisait procéder au dénombrement de son peupleg. Qu’on veuille cependant s’expliquer une bonne fois. Quand nous lisons dans un texte de l’Écriture : Dieu mit Abraham à l’épreuve, quel droit avons-nous de le changer en celui-ci : Satan éprouva le patriarche ? Au nom de quel principe remplaçons-nous un nom par un autre ? Si ce n’est qu’une simple appréciation personnelle, c’est de l’arbitraire ; il ne faut plus parler de critique, mais de caprice. – Mais on poursuit. On observe que le diable, en affligeant outre mesure Job, avait fait le pari que Dieu ne peut pas être aimé seulement pour lui-même et que toute piété est un calcul. Donc, un fait tout pareil a dû se passer sur Morijah. Satan aurait forcé en quelque sorte le Seigneur à faire passer Abraham par une épreuve extraordinaire, pour que le caractère intéressé de sa piété éclatât au grand jour. D’autre part, il aurait excité à la révolte le patriarche et son fils ; le sacrifice n’aurait pas eu lieu, et la rébellion de l’homme se serait manifestée en même temps que l’injustice de Dieu. – Il est possible que tout cet échafaudage soit fort ingénieux. Mais il me paraît à peu près aussi solide qu’un château de cartes. L’histoire de Job renferme ce qu’on lui fait dire ; celle d’Abraham dit tout le contraire. Pour les assimiler, il faut jouer avec les textes et les modifier à son gré. Si nous nous contentons d’y rester fidèles – et je crois que c’est le procédé le plus scientifique aussi bien que le plus loyal – il nous faut reconnaître que l’ordre d’immoler Isaac procède de l’Éternel, aussi clairement que ceux de partir d’Ur et de Charan.

g2 Samuel 24 ; 1 Chroniques 25.

A un point de vue tout opposé, et dans le camp de ce qu’on est convenu d’appeler l’orthodoxie, des interprétations bien différentes se sont fait jour. On a voulu tantôt qu’Abraham possédât une notion déjà complète de la Rédemption, tantôt que l’Éternel lui ait révélé alors en quoi consistait « le jour de Christ. » Le père d’Isaac aurait alors compris que l’immolation de son fils, type de l’expiation par le sang de Jésus, était la condition absolue de la bénédiction promise à tous les peuples en sa postérité. Il aurait été contraint d’abandonner son enfant sur l’autel, comme Dieu, librement, voulait abandonner Jésus-Christ sur la croix.

Ce sont des théologiens anglais, surtout, qui ont mis en avant cette opinion. Elle se recommande, sans doute, par un sentiment net du lien qui existe entre les symboles de l’ancienne Alliance et leur réalisation dans la nouvelle. Elle me semble pécher, néanmoins, par un procédé que nous avons signalé dans les deux précédentes. Elle met dans le texte sacré autre chose et plus qu’il ne renferme. Que le sacrifice d’Isaac ait dû préfigurer celui du Christ, cela paraît certain. Mais qu’Abraham ait pu dans le premier contempler le second, cela ne nous est pas dit, et cela dépasse les termes si mesurés employés par l’historien. C’est bien pour donner un enseignement à son serviteur que Dieu l’a fait passer par ce creuset. Est-ce pour lui faire connaître, dans sa précision théologique, le dogme de la réconciliation ? Encore une fois cela ne ressort pas du récit, examiné d’aussi près que possible et sans parti pris. Gardons-nous de jamais faire entrer dans un passage des Écritures nos opinions personnelles, même quand elles sont les plus correctes et les plus indiscutables.

Essayons, pour finir, de ne prendre que le passage en question, le vingt-deuxième chapitre de la Genèse. N’y ajoutons rien ; n’en retranchons rien, et voyons très simplement ce qu’il nous dit.

Il y a, dans la scène de Morijah, tout ensemble une épreuve et une leçon. L’épreuve est pour le patriarche ; la leçon pour lui et pour nous.

Dès le début du récit, l’épreuve est indiquée aussi clairement que possible ; elle est le but dernier de tout ce qui va se passer : Dieu éprouva Abraham. La conclusion n’est pas moins précise : « Je sais maintenant, » dit l’Éternel. Donc l’épreuve a produit ce qu’elle devait produire. A ce moment, les péchés du patriarche sont tenus pour expiés ; ses chutes les plus graves sont effacées ; sa foi est mise en pleine lumière ; son obéissance éclate avec une telle intensité qu’elle arrache en quelque sorte à Dieu le serment le plus solennel qu’il ait proféré. Toutes ces scories que l’Écriture avait si courageusement dévoilées ont été jetées au creuset : le métal pur en est seul ressorti.

La leçon, en ce qui concerne le patriarche, me paraît tendre à lui faire connaître la vraie nature du sacrifice. Elle lui apprend que Dieu ne veut pas de victimes humaines. Transmis par lui à ses descendants, cet enseignement finira par être déposé, sous forme de défense absolue, dans la loi de Moïse. Israël formera de la sorte une exception unique au milieu des peuples qui l’entourent. On ne verra pas se dresser chez lui – sauf dans quelques périodes ténébreuses où les commandements de Dieu seront oubliés – l’ignoble statue de Moloch avec ses bras de fer rougi consumant les petits enfantsh. Abraham comprend, sur Morijah, que le sacrifice agréable à Dieu n’est pas celui qui tue le corps, mais celui qui transforme le cœur et la vie : non pas l’immolation, mais la consécration. Ce que Dieu réclame, c’est l’être humain tout entier ; mais un être vivant, et non un cadavre sanglant ou réduit en cendres. Le sang n’est accepté par lui qu’en tant que symbole, et dès lors il suffira de celui que le sacerdoce lévitique prendra des animauxi. En même temps – et c’est l’autre face de cette révélation – le père apprend qu’il ne possède son enfant que dans la mesure où il le donne à Dieu. Or cela est vrai de tous nos biens, des plus précieux comme des plus ordinaires : nous n’avons que ce que nous sommes prêts à sacrifier.

h – Comparez ces pratiques païennes, 2 Rois 3.27 ; 17.31 ; imitées par Achaz : 2 Rois 16.3.

i – Ce qu’indique ici la substitution du bélier à Isaac.

Cette leçon est donc aussi pour nous. Mais, sur cette colline sainte, nous en recueillons une autre qu’il n’était possible au patriarche que d’entrevoir. Nous avons saisi dans l’histoire ce qui n’était pour lui qu’une vision de l’avenir. Comme Isaac a gravi la pente de Morijah en portant le bois du sacrifice, Jésus a suivi la voie douloureuse et il est monté au Calvaire en portant sa croix. Isaac n’a fait entendre aucune plainte. Jésus a prié pour ses bourreaux et, de sa voix mourante, a semé encore des bénédictions pour sa mère, pour son disciple, pour un brigand converti. Puis, après les ressemblances, quelles différences nous contemplons ! Au moment où le couteau brille sur la gorge d’Isaac, la voix du Seigneur retentit, ordonnant qu’il soit épargné. Quand les clous sont enfoncés dans les mains et dans les pieds de notre Sauveur, nulle voix ne descend du ciel pour interdire ce supplice. L’œuvre s’accomplit ; l’agonie s’avance ; Jésus s’écrie : Pourquoi m’as-tu abandonné ? Dieu ne répond pas ; il faut que cet abandon s’achève ; il faut que tout s’accomplisse et que le Seigneur rende l’esprit. Celui qui expire dans les tourments de la crucifixion, c’est le seul être humain dont Dieu ait accepté le sacrifice parce que seul il était saint et pouvait mourir, non pour ses propres péchés, mais pour ceux du peuple. La mort d’Isaac n’eût pas sauvé un seul pécheur ; celle du Christ est une rédemption. La leçon dont Abraham a entendu les premières paroles s’achève enfin sur Golgotha.

A notre tour, mes amis, gravissons en esprit les pentes de Morijah. Ne cherchons sur cette montagne ni les débris de l’autel d’Abraham, ni les restes du temple de Salomon. Cherchons Celui qui a été mort, mais qui maintenant vit aux siècles des siècles. Prosternons-nous et adorons…

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