François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

XI
à léalouyi — chez kakengé — vers le sud
1894-1896

Prédication bénie. — Déceptions. — Courriers perdus. — Départ pour Kazoungoula. — La Conférence. — Mort de Mabille. — Retour à Léalouyi. — Faux départ. — Le travail à Léalouyi. — L’œuvre est encourageante. — Un voyage d’exploration. — Libonda. — Chez Kakengé. — En danger. — Retour. — Chez Sindé. — En lutte avec le paganisme. — Nolianga. — Malade. — Arrivée d’un ami. — La Conférence. — Adieux. — Sentiers de souffrance. — A Kazoungoula. — Terrible voyage. — A Boulawayo. — A Palapchoué. — Les Matébélés. — Peste bovine. — A Kimberley. — En route pour l’Europe. — Gardé du naufrage.

Après la dédicace du temple de Léalouyi, les amis de Séfoula durent reprendre le chemin de leur station.

13 mars 1894. — J’ai visité le roi avec les Adolphe Jalla qui prirent congé de lui. Avec quelle tristesse il parlait de la défection de Litia, de Mokamba, de Ngouana-Ngombé et de l’ardent désir qu’il a, lui le roi, de pousser ses gens à venir entendre l’Évangile et à envoyer leurs enfants à l’école, et aussi de voir des gens se convertir ! A l’entendre on l’aurait cru converti lui-même. Je l’ai mis en garde contre le danger de prendre ces bonnes dispositions pour la conversion. Oh ! comme il était sérieux !

Le premier dimanche après la dédicace fut particulièrement béni ; le roi et les princesses assistaient au culte, l’auditoire était nombreux.

18 mars. — Prêché sur Luc ch. 15 : la brebis perdue. J’ai chanté en solo le cantique 43. L’esprit de Dieu était sur moi et j’ai chanté comme inspiré. On aurait entendu voler une mouche et toutes ces figures, bouches béantes, avaient les yeux rivés sur moi. J’ai été saisi d’une vive émotion qui a failli me couper la voix. Et quand j’eus fini, pendant plusieurs minutes, l’assemblée resta comme pétrifiée, les bouches toujours béantes, les yeux toujours fixes, sans le moindre mouvement, sans le moindre bruit. Moi-même quand je me relevai, au bout de quelques instants, pour prêcher, il me semblait commettre une profanation ; ce silence c’était la voix même de Dieu et je n’avais pas le droit de l’interrompre et de le troubler. Je prêchai avec force et abandon. Le matin, je m’étais attaché à montrer la persévérance que met le bon Berger à chercher sa brebis, l’après-midi la joie du ciel quand elle est retrouvée. Je terminai par un pressant appel en insistant sur le pécheur repentant. L’assemblée s’écoula sous des impressions apparemment sérieuses. Moi-même, je ne pouvais que prier et supplier jusqu’à une heure très avancée de la nuit.

Le lendemain, Léwanika disait à un noir qui n’était pas au culte :

« Ah ! tu as beaucoup perdu. Le missionnaire nous a chanté tout seul un cantique, lui-même était tout changé, tout transformé. Je n’osais pas le regarder ; ce cantique me faisait trembler et je ne pouvais presque pas m’empêcher de pleurer. Ce cri : « Où es-tu ? où es-tu, ma brebis ? » oh ! ce cri-là, il nous perçait le cœur ; personne ne l’oubliera. Tout le monde, même les tout petits enfants avaient les yeux braqués sur le missionnaire, pas un ne bougeait, on respirait à peine. » Je bénissais mon Dieu de me donner cet encouragement. Mais, la légèreté de nos Barotsis !

18 avril. — Le roi est venu hier, aimable comme toujours. J’ai profité d’un moment où j’étais seul avec lui pour lui parler sérieusement et l’amener à se décider, sans délai, pour Christ. Il ne m’a pas répondu ; il a fait semblant de feuilleter un journal anglais qui se trouvait sous sa main. Je crains qu’il n’y ait du recul chez lui.

Les enfants noirs de Coillard lui causent à plusieurs reprise ; d’amères déceptions par leur inconduite :

10 avril 1894. — O mon Dieu ! c’est donc là le résultat de nos travaux avec ma bien-aimée et de nos larmes ! Quel est donc, dans ma vie, l’interdit qui m’empêche d’être béni ? Montre-le moi, mon Père.

Peu après, lors d’un nouveau cas (24 mai) :

Oh ! que c’est dur. Toutes les plaies se rouvrent et saignent. Ne savons-nous donc pas prier ? N’avons-nous pas assez de foi et d’amour ? Nous fions-nous trop à l’armure de Saül plutôt qu’à la fronde et aux pierres du torrent ? Je cherche les défauts de ma cuirasse. Elle doit en avoir de graves, pour que Satan triomphe ainsi chez nous, quand nous sommes venus l’attaquer dans sa forteresse au nom de l’Éternel des armées.

13 avril, au soir. — Arrivée d’une poste, très inattendue ! Parmi mon lot se trouve une lettre de M. Boegner, me pressant de retourner en Europe, s’appuyant surtout sur des considérations de santé et sur les services que je pourrais rendre là-bas à la mission du Zambèze. Je ne vois pas clair. Jusqu’à présent je crois que, puisque Dieu m’a rendu la santé et donné quelque ascendant sur Léwanika et ses gens, mon départ ne serait pas justifié, surtout étant donnée notre pénurie d’ouvriers.

Et puis, je me sens saisi de frayeur à la pensée de retourner en Europe. Je suis au-dessous de cette grande tâche ; je suis creux et vide. Ici je suis chez moi, là-bas je serais dans un autre monde. J’ai peur de la publicité et de la popularité ; j’ai peur du bruit des hommes. La parole du Sauveur à l’adresse des pharisiens retentit constamment à mes oreilles : « Je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense. »

A deux reprises les courriers expédiés par Coillard se perdirent, des lettres importantes, des commandes, des valeurs, tout avait disparu. [L’un des courriers contenait 140 lettres écrites par les missionnaires de la Vallée, d’avril à août 1893 et l’autre contenait les lettres de mars 1894. Une partie de ces lettres finit par arriver avec un grand retard.]

19 mai 1891. — Je suis consterné, interdit, comme foudroyé par une telle nouvelle. A quoi bon donner mes veilles à ma correspondance ? O mon Dieu ! fais-moi la grâce de comprendre les leçons si sévères que tu me donnes ces temps-ci !

Au milieu de toutes ces déceptions, il y a quelques adoucissements matériels : Coillard entre en possession de son cabinet d’étude construit par Waddell et les garçons noirs, « un vrai petit sanctuaire, » et un jour Nyondo lui fait de si bon pain que Coillard s’écrie : « Les boulangers de Paris n’en font pas de pareil ! » La Conférence des missionnaires devait se réunir en juillet, à Kazoungoula, chez M. et Mme Louis Jalla ; un nouveau renfort y était attendu en la personne de M. et Mme Eugène Béguin. [De nationalité suisse, M. Béguin a travaillé au Zambèze jusqu’en 1908 : il fut ensuite pasteur à Nods (Jura bernois).] Coillard, dont la santé était toujours chancelante, s’apprêtait à s’y rendre. Ce départ parut particulièrement solennel.

Dimanche 3 juin. — Cette journée a été remplie comme si c’étaient les derniers messages que j’eusse à donner à mes pauvres gens d’ici. J’en avais fait un sujet de prières ardentes. J’ai prêché avec de violentes émotions sur l’enfant prodigue et j’ai chanté un solo.

5 juin. — A midi, comme nous commencions à goûter, Léwanika s’est fait annoncer. Il est resté jusqu’à la nuit. Nous avons un peu causé, nous avons lu ensemble surtout la Parole de Dieu, il y mit tout son cœur. Qu’est-ce donc qui l’empêche de faire le grand pas ? Il paraît si près !

Mardi soir, 12 juin 1894. — Léwanika est venu cet après-midi. Cela me dérangeait beaucoup. J’ai demandé à Dieu sa grâce. Ce fut une des meilleures visites qu’il m’ait faites. Il me disait combien il était triste à la pensée de mon départ : « Que ferai-je ? Avec qui causer ? Avec qui lire ? Et maintenant que l’œuvre commençait à marcher un peu, tout va aller à reculons, les auditoires, l’école. » Je le pressai de se donner au Seigneur. Il me dit que ses deux grandes difficultés étaient d’abandonner toutes les pratiques païennes auxquelles la nation tient et de trouver parmi toutes ses femmes une seule qui le comprenne et qui l’aime. « Pourquoi t’arrêter à tout cela ? lui dis-je. La grande affaire pour toi c’est d’abord de te donner à Dieu, de régler ta position vis-à-vis de Dieu, sans calcul et sans hésitation, et tout le reste s’arrangera. » Il voulait à toute force revenir sur ce sujet. Nous causâmes longtemps. Il avait l’air très heureux. Il ne partit qu’à la nuit.

Le roi n’était pas le seul qui fût ébranlé ; Mokamba, Litia, Mamoramboa, la première femme de Léwanika, tous, semblaient beaucoup plus sérieux.

« L’école a repris, écrit Coillard ; nous avons de beaux auditoires de trois cents à trois cent cinquante personnes et des auditoires attentifs, sérieux. Dimanche dernier, à l’exception d’un, enfant qui est sorti, personne n’a bougé. C’était beau de voir ces pauvres gens les yeux braqués sur moi, et buvant à longs traits les choses de Dieu. Pourquoi ne se convertissent-ils pas ? La principale femme du roi, qui me faisait une longue visite hier, me disait qu’aujourd’hui tout le monde — son monde à elle, le monde du sérail bien entendu — aime les choses de Dieu. Mais la conversion entraîne des conséquences qui bouleverseront tout l’édifice social des Barotsis. Ils le sentent et ils en ont peur. »

Peut-être Coillard s’attendait-il, pour les derniers temps avant son départ, à une décision franche de Léwanika ou de tel autre.

Dimanche soir, 24 juin. — Le voilà donc passé mon dernier dimanche. Je suis comme un homme qui a fait ses adieux tout de bon. Fatigué, triste et abattu ! Personne qui confesse Christ ! … personne. Devrais-je adopter une nouvelle méthode ?

L’écriture du journal intime trahit une grande fatigue et devient presque illisible.

Lundi 25 juin 1894. — Je ne sais pourquoi un si gros nuage de tristesse s’est abattu sur moi. Je redoute ce voyage ; pourquoi ? Je suis écrasé par le sentiment de mon indignité. Était-ce bien le moment de partir ? J’aurais pu me le demander, si ce voyage eût été décidé par moi.

Coillard quitta Léalouyi le lundi 25 juin, et arriva à Kazoungoula le 13 juillet, pour y trouver toute « la famille des missionnaires du Zambèze » plus M. et Mme Béguin et deux évangélistes bassoutos, John Radébé et Willie Mokalapa. La Conférence décida que M. et Mme Adolphe Jalla iraient s’établir avec Coillard à Léalouyi, ainsi que l’évangéliste Willie, qu’une nouvelle station serait fondée à Nalolo, où s’établiraient M. et Mme Béguin avec l’évangéliste Jacob. M. et Mme Goy devaient rester à Séchéké avec Mlle Louise Keck qui s’occuperait de l’écolea, M. et Mme Louis Jalla demeureraient à Kazoungoula ; Mlle Kiener, qui redescendrait de Séfoula, et John Radébé leur seraient adjoints. Séfoula serait laissé aux soins de l’évangéliste Paul, ce que Coillard considérait, avec douleur, comme la ruine de cette station, au point de vue matériel.

a – Mlle Louise Keck dut, pour cause de santé, quitter la mission du Zambèze en 1895.

Notre Conférence a été remarquable par un esprit d’union et d’intercession. Tous les matins, nous avions entre nous une réunion de prière. Et tous les jours, vers le coucher du soleil, nous avions une réunion d’évangélisation, très fréquentée et très vivante. Il y a eu un commencement de réveil. Le premier dimanche, pendant que je prêchais sur ces paroles : « Qui a cru à notre prédication ? » plusieurs garçons et filles de la maison de M. Louis Jalla se sont levés et ont déclaré vouloir servir Dieu. Ce mouvement si spontané m’a ému ; il s’est continué. Mes garçons Séonyi et Sémondji, eux aussi, se sont déclarés pour le Seigneur.

La Conférence décida l’envoi de l’un des siens à Palapchoué et à Maféking pour régler certaines affaires. Coillard s’offrit, pensant que, du même coup, il irait très facilement au Lesotho visiter les églises et voir son ami Adolphe Mabille. Il fut décidé qu’il partirait au plus tôt. Après la Conférence, avec M. Louis Jalla, il fit une excursion aux Chutes Victoria. An retour :

« Un courrier est arrivé, dit Mme Jalla, mais il apporte de mauvaises nouvelles du Lesotho — et, me fixant avec une expression de tristesse — des nouvelles douloureuses pour vous surtout, M. Coillard. » — « Quoi ? qu’y a-t-il ? dites. » — « Un des missionnaires n’est plus ! » — « Mabille ? » m’écriai-je. — « Oui, M. Mabille. Il est mort le 20 mai ! » Je me laissai choir dans un fauteuil, comme foudroyé. Mabille ! Mabille ! vraiment ! ce n’est pas possible ! Je me retirai et lus mes lettres. Hélas ! ce n’est que trop vrai. O mon Dieu ! pourquoi lui ? pourquoi elle ? et pas moi. Moi si inutile !

Un mois à peine avant la mort, de Mabille, Coillard écrivait, comme s’il avait le pressentiment de la fin prochaine de cet ami :

« Voilà trente-huit ans que l’amitié la plus intime nous unit. C’est l’histoire de David et de Jonathan, deux âmes d’élite auxquelles nous voudrions l’un et l’autre ressembler. Qui est le David et qui est le Jonathan ? peu importe. Ce qui importe c’est l’union de deux cœurs qui se comprennent. Je tremble à la pensée que nous vieillissons l’un et l’autre et qu’un jour, lui aussi, sera appelé au repos. C’est toujours la question qui se pose à nouveau dans l’Église militante, à savoir qui ramassera le manteau de l’Élie que Dieu prend à lui. Après tout, soyons sans crainte. Le Seigneur veille sur son Église et son œuvre lui est plus chère qu’à nous. »

Coillard persista dans ses projets.

« Si Dieu me conserve la vie et la santé, j’irai quand même au Lesotho. Mes collègues croient que, dans les circonstances présentes, ce voyage est devenu urgent dans l’intérêt de notre mission zambézienne. »

Coillard rentra à Léalouyi, le 28 août, pour faire ses préparatifs de départ. Mais il rentrait sans Waddellb, « cet homme, disait-il, qui, en se dévouant comme il l’a fait à notre mission, a donné un splendide exemple de sacrifice ». Waddell, contraint par sa santé, était resté à Kazoungoula, où il attendait une occasion pour partir pour l’Europe :

bMac Connachie, W. T. Waddell, trad. par Louis Sautter, p. 136 et suiv., Waddell est mort le 12 avril 1909, à l’âge de 51 ans.

« Mes pensées courent après vous, lui écrivait Coillard. Oh ! que j’aimerais savoir où vous êtes et quand vous reviendrez ! J’irai tout droit à Kazoungoula pour vous souhaiter la bienvenue, mon cher vieux compagnon. J’attends anxieusement vos lettres. Vous connaissez notre expression française : « au revoir, » je l’aime mieux que « adieu » et c’est la salutation que je vous adresse. Au revoir, donc, à Léalouyi. »

Waddell, atteint d’une terrible maladie, dut renoncer à retourner au Zambèze ; lorsque Coillard l’apprit, il lui écrivit (10 février 1896) :

« C’est un coup de foudre qui anéantit tous nos rêves, bouleverse tous nos plans, assombrit toutes nos perspectives ; et maintenant, que dirons-nous ? Celui qui a permis cela ne se trompe pas et fait toutes choses bien. Il vous donnera sa grâce, mon cher ami, une grâce suffisante pour que vous puissiez souffrir et supporter tout en le glorifiant. Adieu, mon pauvre ami ! Je me trompe, non, pas pauvre, mais privilégié. Tout ce que nous faisons, supportons et souffrons pour Jésus, nous rend plus cher à ses yeux. »

A son retour, Coillard trouva que le mouvement de réveil qui avait éclaté à Kazoungoula d’abord, puis à Séfoula, avait gagné la capitale ; aux cultes du 16 septembre, plusieurs noirs se déclarèrent pour le Seigneur.

J’ai eu une violente émotion. Quels exaucements ! Sont-ce là vraiment les premiers feux de l’aube du jour tant désiré ? Le roi lui-même a été évidemment touché, mais il hésite encore.

« Ce qui m’a frappé à mon retour, c’est l’auditoire : notre église, toute grande qu’elle est, déborde. Il y a quelque chose de solennel et de réjouissant dans l’attention et le sérieux de ce bel auditoire. Ici aussi, nous avons eu de ces professions spontanées dont quelques-unes ont remué nos cœurs, mais je ne les encourage pas ; pour dire franchement ma pensée, je ne suis pas sans appréhension. Je crains que le mouvement, qui paraît gagner en étendue, n’ait encore que peu de profondeur. Ce pessimisme m’est probablement tout personnel et n’est peut-être pas partagé par mes frères. Je ne sais. Aussi je m’en veux. Que de fois notre âme se pâme-t-elle pas en supplications ! Et puis, quand vient l’exaucement, nous en sommes tellement ébahis que nous ne pouvons pas y croire. C’est toujours : « Rhode, tu es folle ! » Nous croyons pourtant. Oui, mais, Seigneur, aide-nous dans notre incrédulité. »

Dans le même sens, Coillard écrivait plus tard :

« Je crois que le mouvement qu’on appelle un réveil est beaucoup plus sérieux à Kazoungoula qu’ici. Je ne suis pas sans trembler pour le moment où viendra la crise, car elle doit venir un jour ou l’autre. J’ai fait des expériences douloureuses et humiliantes. Que Dieu les épargne à mes plus jeunes frères ! Ils croient que je manque de foi et ils ont, sans doute, raison. Mais nos Zambéziens sont désespérément volages. Somme toute je dirais : Tout ce qui brille n’est pas or, mais il y a partout, ici et là, quelques paillettes d’or. »

18 septembre 1894. — La question de mon voyage me préoccupe. Est-il de Dieu ou non ?

21 septembre. — J’ai visité le roi. Il se désole de mon départ. Ah ! le cher homme ! s’il se convertissait ce serait le meilleur moyen de me retenir ; je verrais là une indication de la volonté de Dieu me retenant ici ! Il y a encore deux dimanches avant mon départ.

Lundi matin, 24 septembre. — Hier, journée dure et triste. Léwanika, pour qui nous avons tant prié et dont j’attendais hier la décision, n’est pas venu le matin au culte. Dieu peut travailler sa conscience chez lui aussi. Le second service a été plus sérieux que le premier. J’ai parlé sur Apocalypse 3.21 : « Je me tiens à la porte, » et j’ai chanté. Plusieurs enfants se sont levés. Comme ils se levaient les uns après les autres, Jacob, l’évangéliste, s’est levé, lui aussi, et, avec autant de force que de tact, il a dit : « Pourquoi seulement ces enfants-là ? Ne sont-ce qu’eux que nous enseignons ? C’est le roi que nous attendons, c’est vous hommes, c’est vous reines, vous femmes du peuple ! » Pas un ne s’est levé. Mais, en sortant, le roi était ému et essayait de m’éviter. Quand je l’ai salué et lui ai dit un mot, il a détourné la tête.

Le dimanche 7 octobre, Coillard faisait ses adieux. Au culte du matin, devant un grand auditoire, Coillard, M. Adolphe Jalla et les deux évangélistes Willie et Jacob chantèrent.

Je fis les soli et nous fîmes les chœurs. L’impression parut grande. Nous parlâmes tous. J’ouvris le feu par une revue de mon ministère de dix ans parmi les Barotsis.

Le 12 octobre, Coillard partait : « Le pauvre Léwanika était bien triste en me disant adieu. »

13 octobre 1894. — Me voici donc en route pour ce long voyage d’une année, d’après nos calculs humains. Je suis au service de Dieu et entre ses mains. Je ne voudrais pas être de ceux « qui courent sans être envoyés ». Tout mon désir est de pouvoir dire avec mon Sauveur : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. »

Le dimanche 14 octobre eut lieu, à Nalolo, l’installation de M. Béguin. De là, Coillard se rendit à Séfoula et, le jeudi matin, il se mettait en route.

Oui, en route, le cœur gros. Une dernière visite à mon Macpéla, une dernière prière de consécration. En route ! Adieu, pauvre Séfoula, où mes pensées reviendront souvent et où reste une partie de mon cœur ! En route enfin ! Oui, trek ! … Halte ! Qu’est-ce qu’il y a ? Des paquets tombés ! Nyondo et Cie croyaient qu’un wagon c’est un canot et qu’on n’a qu’à y poser les choses. On les ramasse les uns après les autres, on rafistole et en route de nouveau ! … Crac ! Qu’est-ce que c’est donc cette fois ? Je saute en bas et, devant tout mon monde consterné, je constate que le rayon d’une roue est cassé et entièrement pourri. Hélas ! mes constatations vont plus loin, la roue entière est vermoulue. La peinture qui cachait tout m’avait trompé. Que faire ?

Après un essai de raccommodage, il fut reconnu que c’eût été une imprudence d’entreprendre un voyage de plus de 300 lieues dans le désert, avec un wagon en aussi piteux état et des Zambéziens dont pas un ne sait manier un outil.

Il n’y a pas à hésiter, le voyage est une impossibilité, il faut y renoncer et j’y renonce. Je crois que c’est Dieu qui m’arrête. Il sait pourquoi. Mon regret c’est de ne m’être pas, à temps, rendu compte de l’état de ma voiture. C’est, pour un vieux voyageur, une faute impardonnable. Que de travail, que de fatigues, que d’émotions cela m’eût épargnés ! Pourquoi Dieu l’a-t-il permis ? Était-ce pour éprouver mon attachement à son œuvre et mon obéissance à sa volonté ? En tout cas, tout cela n’a pas été sans bénédiction. J’étais prêt à partir, je suis prêt à rester. Je vais donc rentrer à Léalouyi où l’œuvre abonde.

M. Adolphe Jalla fut heureux de ce retour de Coillard. « Au lieu de remplacer notre doyen à la capitale, nous n’aurons qu’à le seconder », écrivait-il, et il s’installait définitivement, le 3 novembre, à Léalouyi.

« Les temps sont sérieux pour nous ici, écrit Coillard. Vous savez si je souffre de voir Séfoula tomber en ruines. Et, ici, cette école de deux cents élèves, comment nous en tirer quand Adolphe Jalla doit encore bâtir sa maison ? Envoyez-nous du renfort, c’est maintenant le moment ou jamais de nous développer. »

Coillard voulait ce développement.

Dieu m’appelle-t-il ou non à commencer l’école d’évangélistesc ? Tout semble me l’indiquer. Et pourtant j’en ai peur. Je ne m’en crois pas capable.

c – L’école d’évangélistes fut décidée à la Conférence de Léalouyi de septembre 1895 et confiée à M. Adolphe Jalla qui l’ouvrit immédiatement.

Il rêvait d’établir à Séfoula une école industrielle « qui saperait les fondements de l’esclavage, ce monstrueux édifice social ». Mais à qui en confier la direction ? Waddell n’était plus là.

9 novembre 1894. — Hier, j’ai été si souffrant tout le jour que j’ai eu de la peine à me tenir debout. J’ai pourtant commencé des réunions de chant.

11 novembre. — Terribles combats intérieurs. Je me sens si fatigué que je ne puis pas m’asseoir sans m’endormir. O mon Dieu ! ne permets pas que je sois un fardeau ! Prends-moi à toi avant que je ne me survive et glorifie-toi encore par moi, par le reste de ma vie et par ma mort.

Lundi 12 novembre. — J’ai commencé, avec beaucoup de crainte et de tremblement, une classe biblique pour Nyondo et Sémondji.

« Une école biblique au Zambèze ! Ce nom vous rappelle l’œuvre gigantesque et bénie de mon bienheureux ami Mabille. A ce titre, il est prétentieux. Ce n’est que le nom toutefois. Je n’ai que quatre élèves. Ce n’est qu’un essai, un petit commencement. Ce n’est certes pas à m’enfermer trois ou quatre heures par jour avec une classe que me portent mes inclinations, loin de là. J’aurais voulu des ailes pour parcourir le pays et publier l’Évangile. Je souffre que nous soyons ainsi parqués, murés chez nous et dans l’impossibilité de voyager. »

Ne pouvant évangéliser au loin, Coillard évangélisait, à la capitale même, ceux qui y résidaient et ceux, très nombreux, qui y passaient ; il allait voir, entre autres, la vieille mère du roi, le vieux Narouboutou, chef aveugle, païen, conservateur à tous crins, qui avait une grande influence sur les affaires et sur le roi. « Nous sommes de grands amis. » André était toujours là et Coillard passait des nuits entières à prier pour lui.

28 janvier 1895. — Pauvre Léwanika ! il fait tout, excepté de donner son cœur ; il va aussi près qu’il peut des frontières de la conversion sans faire le grand pas.

« Un jour, raconte Coillard, que Léwanika disait en confidence au Ngambéla qu’il ne pouvait pas résister plus longtemps et qu’il devait se déclarer chrétien, le Ngambéla se mit dans une grande colère et peut-être le roi vit-il des menaces dans les remarques qu’il lui fit. Depuis lors, le roi évite d’offusquer trop le parti de l’opposition, il vient plus rarement chez nous, il ne nous envoie presque plus ses salutations ni des cadeaux de viande ; il s’abstient de tout ce qui pourrait donner prise aux ennemis de l’Évangile. Mais il faut voir combien il est heureux quand nous allons chez lui. Il fait pitié. Jusqu’à quand cela durera-t-il ? La grâce de Dieu est toute-puissante. Il est impossible que cette âme réveillée s’endurcisse et se perde. »

1er mai 1895. — Le roi est venu me voir hier et a passé la plus grande partie du jour chez moi. Cela me dérangeait bien un peu, car j’étais dans ma correspondance jusque par-dessus la tête, mais je compris que le Seigneur me l’avait envoyé. Aussi eus-je avec lui une conversation des plus sérieuses. Je le poursuivis dans tous ses refuges de mensonge. Je lui rappelai tous ses meurtres. Je lui montrai comment il disputait à Dieu ce que Dieu lui demandait. Dieu lui demande son cœur et, lui, veut tout lui donner, tout, excepté lui-même : la bière, la sorcellerie, les médecines, etc…, il y a renoncé, mais pas à la polygamie ; il vit encore dans le péché et il le sait. Il devint très sérieux et fut touché. Aujourd’hui c’est Nolianga, une femme de Léwanika, qui est venue. Ce qui l’arrête, c’est son titre de reine.

En revanche Mokamba, le Liomba c’est-à-dire le troisième chef du pays, qui, peu avant la mort de Mme Coillard, pleurait sur ses péchés et qui, dès lors, était retombé, renonçait à la polygamie et venait, le 29 janvier, annoncer à Coillard sa conversion définitive. Peu après, Mpololoa, sa femme, se convertissait aussi.

« L’œuvre est devenue très encourageante. Une soixantaine de jeunes gens et de jeunes filles font profession de servir le Seigneur, et plusieurs autres, surtout parmi les hommes et les femmes, sont bien disposés. C’est la même chose sur toutes nos stations missionnaires. Litiad, le fils du roi qui s’était égaré, est rentré dans la bonne voie et a renvoyé une deuxième femme qu’il avait prise. Il est plein de zèle. C’est beau à voir.

d – Nommé, en 1894, gouverneur du district de Séchéké, avec Kazoungoula pour résidence.

Hier, au service du matin où nous avions un auditoire de plus de trois cent cinquante personnes, trois se sont, de nouveau, déclarées pour le Seigneur. Mais nous en attendons d’autres. Il se fait un grand travail dans les consciences. Quelle révolution dans la vie de ces pauvres gens ! La foi prend la place de la superstition et il y a bien des choses à redresser.

Tu te demandes peut-être comment je m’en tire pour mon ménage. Eh bien ! j’ai chez moi quatre ou cinq jeunes gens que je prépare comme évangélistes. Ce sont eux qui font tout pour moi. Ils me nourrissent, c’est-à-dire qu’ils préparent ma nourriture comme ils peuvent. Ce n’est pas bien difficile, car mes besoins sont assez modérés et je n’exige pas beaucoup d’eux. Quand je suis malade, comme je l’ai été ces derniers temps, c’est un peu plus compliqué. Mais les pauvres garçons suppléent à leur ignorance et à leur gaucherie par l’affection, et ça me fait du bien.

M. et Mme Adolphe Jalla sont maintenant avec moi. Mais j’ai tenu à avoir mon petit ménage à part. Nous nous voyons cent fois le jour. Je les aime comme fils et fille et ils sont pleins d’égards envers moi. De sorte que je ne suis pas à plaindre.

Je ne me sens pas fort. Même une petite course à cheval me fatigue tellement que je la redoute, moi qui aimais tant le cheval ! Mais je suis reconnaissant de ce que le Seigneur veut bien encore se servir de moi et je l’en bénis. »

En effet, la santé de Coillard était ébranlée :

« Depuis le mois de novembre, j’ai été très patraque des suites de ce que je crois avoir été une attaque d’hématurie. Sans être vraiment alité, j’ai été très souffrant, si bien que j’en suis venu à m’estimer, je suppose, à ma juste valeur : bon à rien. La fin de ma carrière ne peut pas être bien loin, maintenant, je pense. Je suis un peu mieux, moins souffrant qu’il y a quelques semaines. Mais mon cœur est trop jeune pour ma vieille coquille et cela me fait souffrir. »

A la fin de mars 1895, Coillard se rendait à Séfoula.

Cette visite, que j’appréhendais tant, a été riche en bénédictions. L’œuvre sur laquelle j’avais des doutes m’a profondément et favorablement impressionné. Je m’humilie devant Dieu de mon manque de foi. C’est un péché que de méconnaître le travail de l’Esprit de Dieu là où il existe. C’est déshonorer Dieu.

Coillard nourrissait depuis longtemps le désir de faire un voyage de reconnaissance et d’évangélisation au pays des Baloubalés et de remonter vers les sources du Zambèze ; il était plus libre, grâce à la présence, à Léalouyi, des Adolphe Jalla et, malgré le mauvais état de sa santé, il voulut mettre ce projet à exécution. La veille de son départ, il prêcha, le matin, sur Félix, Festus et Agrippa,

L’après-midi je repris le même sujet. J’ai senti, plus encore que le matin, que l’Esprit de Dieu était sur moi. J’ai parlé avec force ; l’émotion a fini par me vaincre et je me suis assis. Oh ! ces appels ! comme ils me brûlaient dans le cœur ! … Seront-ils entendus ? L’éternité nous révélera le résultat de cette journée.

Lundi 6 mai 1895. — Nuit de luttes en prière. Seigneur, augmente-moi la foi ! J’attends ce que je t’ai demandé : la conversion de Léwanika, de Nolianga, et d’autres. Partirai-je ce matin ?

Ce jour même il partit, emmenant avec lui ses garçons, onze des catéchumènes les plus anciens de M. Ad. Jalla, plus Sémonja, un noir chrétien qui l’accompagnait toujours dans ses voyages, et Mokamba, gendre du roi. Léwanika avait fourni dix canots et une trentaine de rameurs. Coillard passa à Katouramoa, ancienne capitale des Barotsis, et arriva le 7 mai à Libonda.

Plusieurs de mes jeunes gens prirent la parole avec chaleur mais avec tact. Libonda est entouré de villages, c’est un centre tout désigné pour la sixième de nos stations… quand nous aurons l’homme.

Lundi 13 mai. — Oh ! comme mon cœur brûle pour tous ces pauvres gens ! pour nos bateliers. Je leur ai adressé de pressants appels à plusieurs reprises ; Mokamba et Nyondo l’ont fait aussi dans une réunion du dimanche soir. De ma tente, j’entendais tout. Pourquoi le Seigneur ne me donnerait-il pas tous ceux qui voyagent avec moi. (Actes.27.24) Que ce serait beau si nous retournions avec une bande de convertis ! Quelques-uns ont déjà demandé des abécédaires et, à chaque bivouac, le camp se transforme en école. Le Seigneur me soutient. Je suis faible de corps, je souffre beaucoup. On se doute bien un peu que je pourrais mieux me porter, car, dans leurs prières, mes garçons prient toujours pour moi comme pour quelqu’un qui se fait violence pour vaincre sa faiblesse.

Durant le voyage, Coillard recueille de nombreux encouragements : ici, il retrouve des noirs qui sont venus à Léalouyi et qui ont retenu quelques bribes de l’Évangile, là, on lui promet de lui envoyer des élèves pour son école. Le 17 mai, il arrive chez Sindé, le grand chef des Baloundas, qui le reçoit très bien.

18 mai 1895. — Notre école tend toujours plus à grouper des représentants de diverses tribus. Que n’avons-nous à notre disposition plus d’hommes, plus de fonds, pour faire de Léalouyi un grand foyer d’éducation et de vie ? Mon corps est usé, mais mon cœur est encore jeune et s’élargit. Chaque coup de rame est, pour moi, une prière en faveur de ce pauvre pays si ténébreux. Ne le verrai-je pas s’ouvrir à l’Évangile ?

Tout le personnel est plein d’entrain malgré de grandes fatigues. Mokamba, Nyondo, Sémondji ont compris que ce voyage n’est pas un voyage de plaisir, mais une occasion de faire l’œuvre de Dieu : ils déploient, individuellement, du zèle pour exhorter les bateliers, ils parlent dans les réunions d’appel qui ont lieu à chaque étape ; Coillard les voit allant, deux à deux, prier dans les champs. L’expédition a parfois beaucoup de peine à se ravitailler.

29 mai. — Nous achetâmes un peu de blé et partîmes. Il était 9 heures du matin. Tout le jour nous fûmes escortés par des groupes d’hommes et de femmes. De temps en temps, nous amarrâmes nos pirogues pour leur parler du Sauveur. Mais, de nourriture point ! Je n’en tenais aucun compte pour ma part, je leur parlais de Jésus et mon but était atteint.

Le soir, anxieux d’acheter un peu de nourriture, nous nous arrêtâmes près de trois ou quatre villages cachés dans les bois. Les gens que nous vîmes nous promirent d’apporter leurs denrées au point du jour ; nous allâmes nous coucher avec espoir, mes gens du moins. Quant à moi, je n’ai aucune confiance dans les Baloubalés. Je demande à Dieu notre pain quotidien et, comme il m’a déjà entendu ce matin, il m’entendra encore demain.

Le lendemain, au point du jour, les Baloubalés étaient ivres et il n’y avait rien à obtenir d’eux.

Heureusement qu’un bon esprit règne parmi notre monde. La perspective d’arriver bientôt chez Kakengé ranime leur courage. « C’est un grand chef, disent-ils, chez lui nous sommes sûrs d’être bien reçus et d’oublier la faim. »

Le 30 mai à 3 heures, l’expédition arriva chez ce chef ; mais l’accueil fut mauvais et l’attitude des Baloubalés menaçante ; le chef resta invisible et ne fournit aucune nourriture. Toute la nuit, une surexcitation inquiétante régna dans le village du chef, on entendait le tambour, des coups de feu, des danses. Le 31 mai, après de longs pourparlers, Kakengé consentit à recevoir Coillard et ses compagnons ; entouré de ses sujets, tous armés, il fit un discours très menaçant, pour les Barotsis surtout, puis, brusquement, il se leva et rentra dans son harem. Le vide se fit autour du campement des nouveaux arrivants. Un peu plus tard dans la journée, Coillard se rendit, avec quelques-uns de ses garçons, auprès de Kakengé :

Il était un peu plus traitable. A mon retour du village, ai trouvé mon monde saisi de peur. On ne causait qu’à demi-voix, et quelques-uns chargeaient secrètement leurs fusils. Je les réprimandai et les exhortai. Nous eûmes notre culte, mais tout le monde était morne. Fatigué, je me retirai de bonne heure, mais pas pour dormir. J’entendis que Mokamba donnait des ordres à demi-voix pour qu’on ne « dormît que des cils ». Je l’appelai dans ma tente et, sans faire allusion à ce qu’il considérait justement comme une mesure de prudence, je l’exhortai à la confiance en Dieu.

Au village, c’était aussi un tapage confus dont les échos nous arrivaient, mais dont nous ne pouvions comprendre le caractère. On dormit peu au bivouac. A 2 heures du matin, je sortis de ma tente et instantanément une vingtaine de têtes se levèrent près de tous les feux comme pour me crier : « Qui vive ? » On me reconnut, les têtes se baissèrent de nouveau, mais pas pour dormir davantage. On s’attendait à une attaque.

Ce matin, 1er juin, à la prière, en commentant Philippiens 4.6 : « Ne vous inquiétez de rien, » je racontai à mes gens nos aventures chez Masonda et nous chantâmes le cantique que je composai à cette occasion :

Que tu es vénérable
Fils du Dieu magnifique.

Puis j’envoyai un message à Kakengé pour lui dire que je me proposais d’aller le voir. Il me répondit d’attendre avec patience qu’il m’ait apporté de la nourriture, qu’alors nous pourrions causer librement. J’attends.

1er juin 1895, soir. — Journée de grande anxiété. Mes gens sont épouvantés ; des bruits sinistres de complot et de massacre courent parmi eux. Des amis leur disent en confidence que pas un d’eux n’échappera. Quant à moi, paraît-il, on m’épargnera, mais je serai le seul. Plus loin, le chemin est plein d’embûches. Impossible d’échapper.

Enfin, vers 3 heures, Kakengé envoya de la nourriture et plus tard une entrevue eut lieu. Le chef était de bonne humeur, mais ivre. Le dimanche 2 juin, Coillard et les siens, après avoir eu entre eux une bonne réunion de Pentecôte, se rendirent de nouveau chez Kakengé ; celui-ci, après s’être fait longtemps attendre, parut enfin :

Il nous demanda de chanter, disant que les gens viendraient d’eux-mêmes. Les garçons chantèrent vraiment bien. Nous finîmes par avoir un bel auditoire, mais si sauvage ! Après avoir fait lire les commandements par tous nos jeunes gens, j’en fis un bref commentaire au milieu des interruptions constantes de Kakengé et de ses gens. Mokamba parla de sa conversion. Kakengé ne voulait absolument pas croire qu’il n’eût qu’une seule femme. Mais Mokamba parla avec fermeté et conviction. J’ai annoncé à Kakengé que demain je rebrousserais chemin. Cela le surprit, il protesta de ses dispositions pacifiques.

Le lendemain, Coillard et ses garçons allèrent prendre congé du chef.

Grande fut la joie de mon monde en nous voyant revenir. Nous sautâmes en barque et notre voyage de retour prit les allures d’une fuite. Il faut voir maintenant comme tout le monde est loquace. Les plus peureux sont fiers de leur courage. Et vraiment nous dormions sur une poudrière. Une étincelle, une petite altercation avec ces Baloubalés qui ne respectent rien et personne, la moindre imprudence, un rien, et il y aurait eu une explosion. Oh ! que Dieu est bon et comme il nous a gardés !

Coillard apprit, au retour, que le message dont il s’était fait précéder pour annoncer son arrivée à Kakengé, avait été intercepté et n’était jamais parvenu à ce dernier.

C’est miraculeux qu’arrivant ainsi, sans être annoncés, nous n’ayons pas été massacrés. Il paraît que quand nous insistâmes pour nous établir près de son village, Kakengé, dans un accès de colère, ordonna à ses gens de prendre leurs fusils et de venir nous tuer. Ils vinrent en effet, armés et menaçants, mais n’osèrent pas nous attaquer. Pourquoi ?

6 juin 1895. — Toujours la faim ! Cependant Dieu est fidèle ; il nourrit les oiseaux de l’air qui ne sèment ni ne moissonnent ; nous oublierait-il, nous ses enfants ? Jésus nous a enseigné cette prière si sublime dans sa simplicité : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. » Nous l’avons offerte cette prière, hier surtout. Tout le jour, j’attendais la réponse. La journée passa lourdement. Mais je priais et j’attendais. Le soir était venu, le soleil baissait à l’horizon et, couché sur le bord de la rivière, tout seul, j’épanchai mon âme devant Dieu : « O mon Père, je ne demande rien pour moi. Mais réponds à nos prières. Envoie-moi de la nourriture et, ainsi, glorifie ton nom ! Affermis dans la foi ces petits qui sont tiens, en leur montrant que ce n’est pas en vain qu’on te prie ; manifeste ta puissance et ta bonté aux yeux de nos bateliers païens que nous essayons d’attirer à toi ! » Un cri se fit entendre de l’autre côté de la rivière, c’étaient deux femmes et deux hommes qui nous apportaient un peu de blé, de farine, etc… à vendre. Peu de chose et très cher, mais de la nourriture pourtant. Dieu soit loué !

7 juin soir. — Journée longue. Dès le matin, des gens nous ont vendu, très cher, assez de nourriture pour aujourd’hui et même pour nous amener chez Sindé demain. Dès le commencement du voyage, j’avais ressenti pour nos bateliers une vive sollicitude ; leur conversion était le sujet de mes prières ; des exhortations individuelles et des appels leur avaient été souvent adressés. Nos cultes du matin et ceux du soir, surtout, avaient toujours été sérieux. Après nos aventures chez Kakengé, ce sérieux devint encore plus intense.

Un soir, chez Sindé, c’était le 9 juin, nous étions campés dans un bois touffu qu’éclairaient mal les pâles rayons de la lune. J’étais au milieu de tous mes gens accroupis autour du feu central de notre bivouac. Un sentiment de grande solennité nous avait saisis. J’avais, une fois encore, adressé de sérieuses paroles à ces hommes qui, pendant six semaines, avaient partagé ma vie dans ce voyage aventureux. De pressants appels avaient été faits par moi tout d’abord, me basant sur : « Mon enfant, donne-moi ton cœur, » puis par Mokamba, Nyondo, et d’autres.

Ce soir-là, dix bateliers se déclarèrent pour Dieu, un entre autres, un homme fait :

Ce sont nos craintes chez Kakengé qui l’ont décidé. Le jour où les affaires étaient au pire, si bien que tout présageait un massacre, après leur avoir parlé de Masonda, je leur dis : « Les cœurs des rois sont dans la main de Dieu et il les incline à son gré comme des ruisseaux d’eau. Remarquez ce que je vous dis : « Demain, pas plus tard, les dispositions de Kakengé seront toutes changées, il sera amical, et lui-même nous donnera de la nourriture. »

C’étaient là, dit cet homme, des sons étranges pour nous, comme quand Jésus ressuscita la jeune fille, disant : « Elle dort. » Mais c’était une prophétie et le lendemain, comme l’avait prédit le missionnaire notre père, non seulement Kakengé nous parla amicalement, mais il nous donna aussi abondance de nourriture. Après avoir été poussé à prier par la frayeur, j’ai commencé à prier pour le pardon de mes péchés. »

Les chants aussi ont eu leur part d’action dans ce mouvement. Oh ! que le Seigneur, qui ne casse pas le roseau froissé et n’éteint pas le lumignon qui fume, souffle sur cette étincelle de sa grâce et allume dans ces cœurs un grand feu !

Le samedi 15 juin, tous rentraient à Léalouyi, sains et saufs ; le lendemain, au culte, ceux qui avaient trouvé leur Sauveur durant cette expédition le déclarèrent publiquement. Mokouaé était venue à Léalouyi assurément pour soutenir la cause du paganisme qu’elle jugeait ébranlée ; elle trouvait qu’au sérail de son frère on s’occupait trop de religion. Elle réprimanda les reines, les exhorta à ne pas se convertir ; elle s’attaqua au roi lui-même et « malheureusement ses paroles ont du poids ». Coillard lui parla très franchement :

« C’est une chose grave pour une personne dans ta position, de déclarer la guerre à Dieu. Ne te fais pas le ministre de Satan. Si tu ne te convertis pas et que tu te fasses une pierre d’achoppement sur le chemin de ceux qui voudraient se convertir, prends garde, Dieu peut t’enlever. »

Coillard devient encore plus pressant auprès de Léwanika. Les entretiens sont très fréquents, souvent provoqués par le roi lui-même ; il semble que le moment décisif de la lutte soit arrivé :

Dimanche 23 juin 1895, soir. — Encore un dimanche, et rien ! Rien d’apparent du moins. Adolphe Jalla a prêché le matin sur Bartimée (Marc ch. 10) et moi, l’après-midi, j’ai développé quelques points : 1° que Jésus passait, et passait pour la dernière fois ; 2° l’opposition que plusieurs firent à Bartimée qui, lui, criait d’autant plus fort ; 3° Bartimée jetant son manteau, — le manteau d’un mendiant, des guenilles qui pouvaient l’embarrasser — et courant à Jésus.

Quand j’ai salué Léwanika, je lui ai dit à demi-voix : « Débarrasse-toi de ces guenilles ! » Il m’a regardé sans rien dire. Déjà à midi, j’avais eu un sérieux entretien avec lui, dans le cabinet d’Adolphe, commentant ces pensées du Sauveur et les lui appliquant directement : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse. » (Matthieu 12.30)

Des blancs avaient traversé le fleuve à Kazoungoula, la civilisation approchait ; il fallait qu’avant elle, l’Évangile fût établi dans le pays.

Les affaires sont pressantes et graves. O mon Dieu, toi qui gouvernes les peuples et présides aux destinées des nations, conserve ce peuple, et fais tourner à son bien, à ta gloire et à l’avancement de ton règne, tous ces événements politiques. Si j’ai eu des torts, pardonne-moi, ô mon Père ! Mais ces brebis qu’ont-elles fait ? Oh ! épargne-les et tire le bien du mal, tu le peux.

Plusieurs noirs se décident pour l’Évangile ; le 21 juillet, au culte du matin, Noliangae rend témoignage de sa foi et Léwanika lui donne publiquement son approbation. Coillard voulut prendre la parole aussi, mais l’émotion ne lui permit de prononcer que quelques mots : « Mon père, dit-il au roi, j’ai été triste en t’entendant, nous t’attendions toi-même ».

e – Nolianga fut baptisée par M. Adolphe Jalla, le 6 janvier 1898, tandis que Coillard était en Europe. Elle reçut le nom d’Elisabeth. Voy. Ad. Jalla, Pionniers, p. 240.

J’eus encore un long entretien avec lui. A une question très directe, il répondit que « tout ne se faisait pas en un seul jour, car il y aurait une trop grande commotion ».

Le lendemain, Léwanika vint voir Coillard.

Il fit tomber la conversation sur l’événement de la veille et dit que tous les gens s’attendent à ce qu’il se déclare chrétien et disperse son harem. « Nous l’attendons aussi, nous. » — « Oh ! fit-il, je ne suis pas si près que vous le croyez. Pense donc, renvoyer ces seize femmes toutes à la fois ! Ne serait-ce pas causer la dispersion de toute la nation, une révolution ? »

Et le roi pose une quantité de questions : que faire de ses enfants, des tombeaux, etc. « N’entre pas dans la voie des compromis avec le monde, lui répond Coillard, tu n’en sortiras pas. » Des deux parts on se rendait compte de la gravité du moment ; aussi une grande effervescence régnait-elle ; le parti païen fit un effort suprême auprès du roi, le menaçant de révolution et réveillant en lui des craintes superstitieuses ; il réussit ainsi à amener un arrêt et même un recul dans le mouvement de réveil qui avait commencé à la capitale. A Séfoula aussi, il y eut recul. C’est à ce moment-là que l’état de faiblesse et de maladie de Coillard s’aggrava. Il se sentait arrivé au bout de la carrière et les questions les plus angoissantes se posaient à lui, entre autres celle d’un voyage en Europe :

« Elle m’avait bien hanté déjà ; mais je l’avais toujours envisagée de mauvaise grâce et avec un sentiment qui tenait de la frayeur. »

17 juillet 1895. — Dieu est pour nous un refuge et un appui, un secours qui ne manque jamais dans la détresse. (Psaumes 46) J’avais besoin que mon Dieu me le redise au commencement de cette nouvelle étape, ma soixante et unième. Je me sens si souvent troublé par les ombres de l’avenir ! Où que j’aille, je suis désormais un fardeau. Comment vivre en Europe ? Comment ici ? Tout seul au monde ! Je me remets entre les bras de mon Dieu et Père : Ne me rejette pas au temps de la vieillesse ; quand mes forces s’en vont, ne m’abandonne pas. » (Psaumes 71.9) O mon Dieu, que tout ce que j’ai, tout ce que je suis te soit consacré. Que je ne vive que pour toi seul !

Ce matin, après 5 heures, j’ai entendu des pas, puis des voix et une touchante prière qu’Adolphe a composée et fait chanter par nos enfants. J’ai été saisi d’une si grande émotion que c’est à peine si j’ai trouvé la force d’aller serrer silencieusement la main d’Adolphe et remercier ceux qui étaient encore là.

J’ai pensé tout le jour au retour de Jacob au pays de Canaan et à sa première visite à Béthel, après toutes ses épreuves et tous ses chagrins : « Levons-nous et montons à Béthel et je ferai là un autel au Dieu fort qui m’a répondu au jour de ma détresse et qui a été avec moi dans le chemin où j’ai marché. » (Genèse 35.3) Et quelle préparation ! Toute sa maison se purifie, se sanctifie, enfouit les dieux étrangers ; et quelle réponse de Dieu qui le bénit et lui renouvelle les promesses d’autrefois !

Jeudi 25 juillet. — J’ai souffert toute la journée d’hier. Je n’avais pas dormi malgré une forte dose de laudanum. J’ai pu cependant m’occuper de mes jeunes gens.

Vendredi 26 juillet. — J’ai pu me traîner au village.

3 août. — Semaine de luttes et aussi de souffrances. J’ai été au village hier, j’en suis revenu épuisé.

Dimanche 4 août. — C’est dur de se sentir aux vieux fers. Journée misérable ! J’ai végété.

Lundi 12 août 1895. — Je n’ai pas pu me lever hier pour prêcher, bien que je l’eusse fort à cœur. J’ai gardé le lit jusqu’à l’après-midi. Le roi a demandé à me voir. Pauvre Léwanika, il avait l’air triste. Aujourd’hui, je ne suis pas mieux. Impossible, de ma chambre, de me faire entendre de qui que ce soit. Si je meurs ici, je mourrai seul. Mais Seigneur Jésus tu seras avec moi, près, tout près de moi. Je n’ai personne d’autre, mais tu me suffis, toi. Oh ! donne-moi ta grâce, abondance de ta grâce, grâce sur grâce, pour tout endurer, tout souffrir, sans me plaindre et te glorifier au milieu des plus grandes douleurs ! Je puis triompher par ta grâce, moi, qui suis si sensible à la douleur physique !

Dès lors, pendant trois mois et demi, Coillard, dont l’état s’aggravait de jour en jour, ne tint plus son journal.

« Je relève, une fois encore, de maladie, écrivait-il le 26 août. Affection des reins, inflammation de la vessie, que sais-je ? Une légion de maux m’ont cloué sur mon lit pendant quinze jours. Et encore si nous en connaissions la vraie cause ! Aussi, je crois qu’il me faut me résigner, quoi qu’il m’en coûte. Il faudra que j’aille à Kimberley pour consulter. De là au Lesotho, il n’y a qu’un pas. Ce qui m’effraie, c’est ce voyage en wagon ; pourrai-je le supporter ? Voilà dix mois que je suis souffrant et bon à rien. »

Le 2 septembre, il écrivait encore :

« J’ai eu une rechute et me voici de nouveau un peu mieux. Espérons que ce sera durable. J’ai donné de l’anxiété à mes amis. Je crois vraiment que je dois à la mission, à mes amis, de ne plus hésiter à envisager cette triste perspective de lever l’ancre en avril et d’aborder là où Dieu me conduira, là où il sait, où il veut, lui. »

Le 17 août, l’explorateur M. Alfred Bertrand, de Genève, arrivait à Léalouyi où il séjourna jusqu’au 12 septembre ; cet hôte inattendu devenait tout de suite l’ami de Coillard et de M. et Mme Adolphe Jalla. On sait quel champion la Mission a gagné ce jour-là. Le 13 septembre, la cinquième Conférence des missionnaires du Zambèze réunissait, à Léalouyi, M. et Mme Béguin de Nalolo, M. et Mme Goy de Séchéké, M. et Mme Louis Jalla de Kazoungoula ; ceux-ci étaient remplacés sur leur station par M. et Mme Boiteux (de nationalité suisse), récemment arrivés au Zambèze avec M. Davit (de nationalité italienne) qui, lui, était monté à Léalouyi. La Conférence siégea jusqu’au 24 septembre ; les collègues de Coillard tinrent à ce qu’il parût à chacune de leurs séances, qu’à grand’peine il présidait de son lit. « Le cher M. Coillard, écrivait M. Louis Jalla, nous a inquiétés tout le mois ; quelquefois nous craignions qu’il ne s’éteignît dans la nuit. Il n’a pu que de temps à autre s’asseoir à table avec nous et ses gémissements, jour et nuit, nous faisaient mal à tous. » La Conférence décida le départ immédiat de Coillard ; à partir de Kazoungoula, il voyagerait avec M. et Mme Louis Jalla qui devaient rentrer en Europe pour prendre leur congé réglementaire. Le dimanche, 27 octobre, Coillard faisait ses adieux à Léalouyi : « Ce matin, écrit Mme Adolphe Jalla, il a retracé l’histoire de notre mission. Il a rappelé la bonté de Dieu envers les Barotsis et il leur a reproché leur endurcissement. Cet après-midi, il a fait de sérieux appels au roi, aux chefs, à nos catéchumènes, aux femmes, à tous enfin. Puis il a donné la parole à ceux qui pouvaient avoir quelque chose à dire. Léwanika, le pauvre cher homme, voulut aussi rendre son témoignage : « Quel est le roi morotsi, dit-il, qui ait eu tout ce que j’ai eu : un missionnaire, un temple ? Il n’y en a point. Je suis triste que tu partes. J’ai dit. » Il faisait nuit quand nous sommes sortis de la chapelle. »

« Voilà donc ma carrière qui va, après tout, se clore, écrit Coillard, et se clore dans de sombres nuages. Je ne m’y attendais pas, je ne voulais pas y croire. Je m’obstinais à compter encore sur quelques années de ministère actif, et je nourrissais même secrètement l’espoir que c’est dans ce pays, à Séfoula disons-le, que je reposerais à côté de celle qui, pendant tant d’années, a partagé tous mes labeurs et toutes les péripéties de ma vie agitée. J’y comptais tellement, que je souriais de tout mon cœur aux nouveaux horizons que mon voyage chez Kakengé avait ouverts devant moi. Il m’a été dur de plier ma volonté à celle de mon Maître. Il me semblait que j’avais de si excellentes raisons ! Le Seigneur ne discute pas, lui. Il appesantit sa main sur moi et, peu à peu, par un effet de sa grâce, il m’amena, une fois encore, à m’abandonner entièrement à sa volonté. Il m’apprit même, tout à nouveau, à la trouver non seulement parfaite, ce dont nous ne doutons jamais, mais aussi bonne et agréable.

Je fis donc, avec l’aide de mes garçons, ce que je pus en fait de préparatifs, ce qui ne veut pas dire grand’chose. Je désirais ardemment visiter, au moins une dernière fois, le village ; ce désir de mon cœur ne me fut pas accordé, désappointement d’autant plus amer que je ne pouvais pas recevoir de visiteurs, sauf de rares exceptions. J’eus la douloureuse satisfaction d’un tête-à-tête avec André, mon pauvre enfant prodigue. Il reviendra, j’en ai la confiance, et ses confessions me l’affirment, mais, pour le moment, il en est encore à paître les pourceaux et à envier leurs carouges. Le roi, lui, qui venait me voir assez fréquemment, me disait un jour : « Ah ! si je ne suis pas encore sauvé, ce n’est pas ta faute. Tu ne t’es pas donné de repos, mais tu ne m’en as pas donné non plus. »

Le Seigneur, dans sa bonté, me donna assez de force et de grâce pour adresser à nos chères gens mes dernières exhortations et mes adieux. Et puis… le 30 octobre, trois ans donc, presque jour pour jour, après mon arrivée, je quittais Léalouyi, la termitière de Loatilé qui m’est devenue si chère, et, porté en litière, je partais tout seul pour Séfoula. Les Adolphe Jalla devaient partir le lendemain et aller m’attendre à Nalolo. Trajet bien mélancolique et bien douloureux ! C’était la première fois de ma vie que je me trouvais bernéf sur ce matelas que chaque pas des porteurs faisait rebondir. Et puis, cette litière se cassa, il fallut à plusieurs reprises la raccommoder ; puis survint la nuit, un violent orage éclata ; le wagon qui nous avait devancés avec les bagages s’était ensablé. C’est au milieu de la nuit que nous atteignîmes la station. Plus de lumière à la fenêtre maintenant. Personne ne nous y attendait — et qui nous aurait attendus, je vous prie ? Je me jetai sur mon lit où je me tournai et retournai dans l’angoisse jusqu’au matin. Je passai deux jours à Séfoula. La réunion d’adieux, très nombreuse et intéressante, fut un rayon de soleil.

f – Sens premier du verbe berner : faire sauter sur une couverture, berner du blé, par exemple. (ThéoTEX)

Le samedi matin, je me remis en litière pour Nalolo. Mais avant que mon triste cortège se mît en route, m’arriva un exprès d’Adolphe. Qu’est-il donc arrivé ? J’ouvre le billet qu’il me tend. Quelle atterrante nouvelle ! Séonya, mon garçon, vient de se tuer d’un coup de fusil, en chassant des canards ! Les Adolphe conduisirent son cadavre à Nalolo, où je ne pus que dégonfler mon cœur sur son tombeau. Quel nuage sur le commencement de ce voyage que tout concourait déjà à rendre si triste !

Les Adolphe Jalla m’accompagnèrent jusqu’à Séoma et M. Goy vint à ma rencontre dans les parages de Katima-Molilo. Malgré tous les soins qu’on avait mis à rendre mon canot aussi confortable qu’un canot peut l’être, le voyage m’éprouva beaucoup. Il me semblait parfois que je ne pourrais jamais arriver à Kazoungoula. M’y voici pourtant, par la bonté de Dieu. Je ne suis pas sans de vives appréhensions au sujet du voyage en wagon qui est devant moi, bien autrement pénible que le voyage en canot. Mais j’ai tort. Le mieux c’est de m’abandonner entièrement au Seigneur et de me confier en lui. Il ne se trompe jamais.

Les Adolphe Jalla tout d’abord, puis les amis Goy et les Louis Jalla ensuite, m’ont prodigué tous les soins que peut inspirer l’affection. Il n’en est pas moins vrai que tomber malade, dans ce pays, seul et sans secours médicaux éclairés, c’est chose cruelle. Dans notre ignorance, nous faisons pour le mieux. Nous combattons souvent les symptômes et nous ignorons la nature du mal. Dieu est miséricordieux envers ses enfants. Il l’a été envers moi : car, outre les amis que j’ai mentionnés, il m’a fait trouver parmi mes garçons, non seulement une affection que je connaissais bien déjà, mais aussi un dévouement dont je me doutais peu et qui ne s’est jamais démenti.

Sémondji, surtout, a été un garde-malade admirable, devinant mes besoins, s’ingéniant pour tenter mon appétit et égayer ma chambre de malade, faisant tout avec empressement, joyeusement et sans bruit. Il ne m’a jamais quitté, ni nuit ni jour. Le soir, quand il étend sa natte au pied de mon lit, il faut l’entendre épancher son cœur en supplications, demandant un peu de mieux, un peu de sommeil pour « son père, ce vieux serviteur de Dieu ». Dans la nuit, il est sur pied au premier appel. Qu’aurais-je fait sans lui ? Qu’aurais-je fait s’il se fût fatigué de son service ? En apprenant ma résolution de quitter le pays pour chercher des secours médicaux, il m’a instamment supplié de ne pas le laisser en arrière. Il ira partout où j’irai. Et si allais en Europe ? Eh bien ! oui, il y ira, lui aussi, à moins que je ne le renie comme mon enfant. C’est jouer gros jeu, je le sais, mais il me semble voir si clairement la main de Dieu en tout cela, que je suis sans crainte. Quant à mon pauvre Nyondo, lui, il est marié, donc pas question de l’emmener. Et puis nous comptons sur lui pour l’évangélisation. Pauvre garçon ! chaque fois qu’il était question de mon départ, il mettait sa tête sur ses genoux et se prenait à pleurer. Il a voulu m’accompagner jusqu’ici, et, comme je m’y attendais, nous avons eu des scènes attendrissantes. »

Coillard était arrivé à Kazoungoula vers le 21 novembre.

« J’ai passé trois semaines à Kazoungoula, attendant le wagon qui amenait mes bagages de la Vallée. Il est arrivé enfin, et, dans quelques jours, nous traverserons le fleuve. A cette douloureuse perspective, vous le comprenez, j’ai le cœur gros. C’est un bouleversement complet de mes plans et de mes désirs. Et cependant, un rayon de lumière éclaire mes ténèbres et ma tristesse. Quelle différence entre mon passage d’aujourd’hui et celui de 1884 ! Alors, pas une âme dans cette immense contrée qui connût le nom même du Seigneur, pas une qui le priât. Aujourd’hui, reconnaissons-le à sa gloire, le Seigneur a fait de grandes choses. Cette station même de Kazoungoula le témoigne avec son grand village, où tout est si prospère.

Malgré les départs et les défections qui nous ont si souvent affligés, nous avons actuellement sept missionnaires européens, six dames, six évangélistes et leurs femmes, tous dévoués à notre mission, tous unis par les liens intimes d’une famille. Nous comptons cinq stations florissantes et, sur chacune d’elles, un nombre plus ou moins grand de Zambéziens qui professent avoir trouvé le Sauveur. Aujourd’hui, on chante ici les louanges de Dieu et on prie.

Mais ce qui me remplit de joie et de reconnaissance envers le Seigneur, c’est surtout cette école d’évangélistes avec dix élèves que nous avons confiée à Adolphe Jalla. Mon pauvre Séonya était le onzième et Sémondji eût fait le douzième ; ce sont tous des jeunes gens du pays et le fruit de nos écoles. Et puis voilà M. et Mme Mercierg qui vont relever les ruines de Séfoula et y ouvrir enfin notre école industrielle. Ne sont-ce pas là les lueurs qui annoncent l’aube du jour où la gloire de Dieu brillera dans ce pays, et où les ténèbres du paganisme se dissiperont ?

g – M. et Mme Ivan Mercier, de Genève, étaient partis d’Europe à la fin de janvier 1896 ; ils furent arrêtés par la peste bovine ; après avoir passé un an au Lesotho, ils se remirent en route pour le Zambèze en avril 1897, mais la disette, puis la maladie les forcèrent à rebrousser chemin et, après un nouveau séjour au Lesotho, ils rentraient en Europe en mai 1898.

Faut-il le confesser ? je ne puis m’empêcher de caresser l’espoir que mon départ du Zambèze n’est pas définitif. Dieu peut me rendre la santé, renouveler ma jeunesse et me permettre de revenir un jour dans ce beau champ de travail, alors que la moisson sera mûre et que ceux qui ont semé et ceux qui auront déjà moissonné pourront se réjouir ensemble. »

Kazoungoula, 25 novembre 1895. — Me voici, pauvre invalide, en route pour quitter le Zambèze ! Où m’arrêterai-je ? A Kimberley pour une consultation médicale, de là au Lesotho pour refaire ma santé et puis de là, probablement, en Europe. Personne ne saura jamais ce que j’ai souffert et souffre encore. Je demande ardemment au Seigneur de m’apprendre à souffrir et de me donner sa grâce. Certainement je ne suis pas du bois dont sont faits les martyrs, loin de là.

Le mardi 17 décembre, Coillard et M. et Mme Louis Jalla partaient de Kazoungoula.

La perspective de ce long voyage me terrifiait. Nous nous aperçûmes bientôt que nos wagons presque vides étaient encore trop chargés, trop lourds ! Quels monstres que ces voitures ! On dirait une maison à trois étages. Je n’ai jamais vu chose pareille ! Par surcroît de malheur, la pluie nous a surpris, le pays est devenu un marais et, au lieu d’une étape, nous avons mis trois jours pour arriver à Léchoma, et je pourrais ajouter trois nuits. En arrivant à Stoffelh je fus pris d’une crise affreuse. Je ne sais pas si, au Borotsé, j’ai plus souffert.

h – A une vingtaine de kilomètres au sud-est de Léchoma.

Quel étrange voyage pour un malade ! Quand je m’en épouvantais, j’étais loin de penser que je devrais être malade comme si je ne l’étais pas. De nuit, peu de sommeil ; de jour, il n’en est pas question.

Nous nous sommes séparés lundi (30 décembre) des Louis Jalla ; eux sont restés campés sur le bord de la plaine. Il avait tant plu, le chemin était si défoncé, les bourbiers si épouvantables, que nous décidâmes que je conduirais une voiture avec les deux attelages jusqu’à Gazouma même, et que, de là, je renverrais les attelages chercher mes amis, l’affaire de deux jours au plus. Deux jours ? Eh bien, en voilà quatre ! Le 31 décembre, nous avons gargouillé dans des bourbiers où le soleil nous a laissés ; le 1er janvier (1896), nous sommes tombés de Charybde en Scylla. Impossible de faire l’histoire de ces malheureux jours. Il suffit de dire que nous avons mis vingt-quatre jours de Kazoungoula à Pandamatenga. Moi qui aurais dû être à l’abri de l’humidité et n’avoir pas de souci, je me trouvais obligé de m’occuper de ma voiture, de crier, de m’égosiller, pour faire tirer les bœufs et, épuisé, de prendre mon parti de passer la journée et même la nuit dans ce bourbier.

« Je me demandais quelquefois si j’arriverais jamais au terme de ce voyage extraordinairement aventureux et pénible. Mais qui se lasserait de le répéter ? Le Seigneur est bon et fidèle. Comme sa présence illumine les ténèbres, et comme sa communion fortifie ! Que de leçons il nous enseigne dans les difficultés et que de bénédictions il nous fait trouver dans les épreuves ! C’est alors que nous apprenons « les chants de la nuit ». Ne croyez-vous pas que ce soit un ange qui veille à notre chevet et qui, durant notre sommeil agité et entrecoupé, vient murmurer à notre oreille un message d’En-Haut, une promesse, une prière et une louange : « Ma grâce te suffit. » — « Ne vous inquiétez de rien, car il prend soin de vous. » — « Invoque-moi au jour de ta détresse, je t’en délivrerai et tu me glorifieras, » etc. Qu’ils sont doux ces chants de la nuit ! Pour qui les apprend à l’école du Seigneur, les circonstances extérieures sont singulièrement transformées et sanctifiées, et même le désert, sa solitude, et ses impraticables bourbiers, deviennent autant de Béthels. Je bénis Dieu de m’avoir fait passer par là.

De Pandamatenga à Boulawayo, le voyage a été beaucoup moins difficile. Les pluies ont complètement cessé, les marécages se sont desséchés, les étangs avaient de l’eau et la route était bonne. Durant ces 300 milles, nous n’avons pas rencontré âme qui vive, si ce n’est quelques Bushmen qui errent dans ces bois. Quel est l’avenir de ce pays ? Sera-t-il jamais habité, colonisé ? A présent, ces immensités, où règne un silence de mort que les cahotements de nos voitures et les claquements de nos fouets seuls interrompent, ont un je ne sais quoi d’indéfinissable qui vous saisit. On s’y sent petit, impuissant, perdu !

C’est le 15 février que nous arrivâmes enfin à Boulawayo. Je n’aurais pas pu aller plus loin ; étais à bout de forces. Le lendemain, j’étais admis à l’hôpital. C’est ici, qu’il y a dix-huit ans, Lobengoula nous avait retenus prisonniers. »

Après avoir séjourné quelque temps à Boulawayo, Coillard en partait, pour arriver à Palapchoué le 6 mars.

« Le voyage de Boulawayo ici a été des plus pénibles, le wagon me tue. J’ai dû louer une wagonnette à ressorts. »

Nous avons eu le bonheur d’arriver et de vendre tous nos bœufs, quelques jours avant que la peste bovine éclatât. Nous n’avons qu’à bénir Dieu et à adorer ses voies. Quinze jours de plus de délai en voyage, et nous nous trouvions, avant d’atteindre Boulawayo, en pleine peste bovine et en pleine guerrei — arrêtés n’importe où, dans l’impossibilité d’avancer — à la merci de ces farouches Matébélés pour qui le brigandage et le massacre sont des parties de plaisir.

i – La seconde guerre des Matébélés contre l’Angleterre venait d’éclater.

Coillard partait de Palapchoué, le mercredi 18 mars 1896.

24 mars 1896. — Nous sommes à Sélényé, deux étangs à la frontière du pays de Khama et de celui de Séchélé. Je souffre horriblement et je soupire après le moment où j’en aurai fini avec le wagon.

Coillard arriva le 27 mars à Gaberone et en repartit le 6 avril ; il rencontra Louis Jalla qui l’avait devancé et qui, inquiet, revenait à sa recherche. Le 7 avril il atteignait, à Maféking, la voie ferrée ; il prenait le train le 10 avril, pour arriver le 11 à Kimberley. Là, M. et Mme Jalla le quittaient et partaient pour le Cap et l’Europe, tandis que le jeudi 16, Coillard entrait à l’hôpital où il subissait une très grave opération. Le mardi 28 avril, Coillard quitta l’hôpital ; il dut renoncer, étant trop faible, à aller au Lesotho. Après avoir passé des jours bienfaisants à Wellington et à Stellenbosch dans les familles d’Andrew Murray et du révérend Neethling, puis au Cap chez M. et Mme Cartwright, il s’embarqua le jeudi 21 mai pour l’Europe. D’avance, il avait retenu sa place sur le Warwick Castle, un vapeur irrégulier qui amenait des troupes.

Quand mon ami M. Cartwright, raconte Coillard, découvrit que je devais occuper une cabine de deuxième classe avec cinq autres passagers, il fit tout ce qu’il put pour m’empêcher de m’embarquer sur ce vieux navire, et pour me persuader d’attendre une semaine de plus. Malgré mes protestations, un jour qu’il passait devant le bureau, il entra et demanda qu’on transférât ma place sur le Drummond Castle, un splendide bâtiment. « Bien fâché, lui répondit-on, mais toutes les places sont prises, il n’en reste pas une seule. »

Nous n’étions débarqués en Angleterre que depuis peu de jours, quand arriva l’atterrante nouvelle du naufrage du Drummond. Il avait sombré en quelques minutes au milieu de la nuit sur les récifs d’Ouessant, avec tous les passagers et tout l’équipage. Trois vies sauvées seulement !

Comment ne pas me recueillir et ne pas chercher à comprendre la voix de mon Dieu ? Après quarante ans d’une carrière si accidentée, si pleine d’aventures, d’épreuves et de dangers, mais aussi de délivrances et de bénédictions, ramené si récemment encore du bord de la tombe, échappé aux malheurs de la peste bovine et au massacre des Matébélés, arraché pour ainsi dire au naufrage, et rendu, comme par miracle à la santé que je n’espérais plus, je me demande si ce n’est pas que mon Maître ait encore pour moi quelque chose à faire, soit en Europe, soit en Afrique.



Le Drummond Castle qui coula en 15 minutes, au large d’Ouessant.

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