Le mal, tel qu’il se présente à notre observation, a deux caractères principaux : sa généralité d’abord, puis (passez-moi ce terme un peu barbare que je n’ai pas trouvé le moyen de remplacer) son essentialité. Généralité du mal, essentialité du mal : ces deux idées vont fixer successivement notre attention.
On ne saurait guère contester la généralité de l’erreur. Toutes les sciences, sauf peut-être les mathématiques pures, ne se développent pas seulement par un accroissement de la vérité connue, par un progrès de la lumière, ce qui est l’état normal ; elles se développent en renversant des erreurs, des préjugés, des théories fausses, des maximes fallacieuses, qui forment comme le fonds commun et le courant général de la pensée de l’humanité. Le fait est si apparent que nombre de philosophes, prenant l’expression générale de ce qui est pour la formule de ce qui doit être, ont admis que c’est le caractère propre de l’intelligence de passer par l’erreur pour arriver à la vérité.
On ne conteste pas la généralité de la douleur. A cet égard, les plaintes abondent autour de nous dans la vie de chaque jour. Si nous consultons la grande voix dans laquelle l’humanité s’exprime et se rend à elle-même témoignage de son état, je veux dire la littérature, nous reconnaîtrons sans peine que son fond est triste. Je n’oublie pas les poésies d’Anacréon et toute la famille des gais chansonniers, mais ce ne sont là que des sons rares et fugitifs se mêlant à une puissante et sombre harmonie. Le jugement des hommes sur la vie est triste, et, pour ceux qui n’ont pas une foi ferme au bien, cette foi qui suppose et renferme la vue de Dieu et la certitude de l’avenir immortel, ce jugement est presque désespéré. Écoutez cette citation unique, qu’il serait facile d’entourer de citations d’écrivains de tous les temps et de tous les pays. C’est Cicéron qui parle : « Après le bonheur suprême de ne pas naître et d’éviter les écueils de la vie, le sort le plus heureux pour quiconque est venu au monde, serait de mourir à l’instant même, et d’échapper à la fortune comme on se sauve d’un incendieo. » Pourquoi insisterais-je ? ma cause n’est que trop gagnée. Il importe moins de nous redire les tristesses de la vie que de nous rappeler les biens dont elle abonde, et que nous laissons perdre par notre faute. Au lieu de nous plaindre, nous devrions nous appliquer à puiser aux sources de bonheur qui nous sont libéralement ouvertes. On nous le démontre ; mais lorsque, instruits par l’âge et par l’expérience, nous écoutons cette démonstration, elle ne fait trop souvent qu’éveiller le tardif regret de joies qui ne sont plus à notre portée, et ajoute ainsi une nouvelle goutte d’eau à l’océan de la douleur humaine. Passons à la généralité du péché.
o – Fragments de Cicéron, dans l’édition Panckoucke, t. XXXVI, p. 467.
Il faut d’abord nous entendre sur le sens du mot loi, dont nous aurons à nous servir. Ce que nous appelons loi dans les phénomènes naturels, c’est l’expression générale des faits. La loi de la pesanteur, par exemple, exprime le fait général que les corps sont attirés dans la direction du centre de la terre. Dans cet ordre de choses, les faits sont toujours conformes à la loi (si la loi vraie est connue), parce qu’il n’y a dans la matière aucun principe d’action, aucun caprice, aucune révolte. Dans le monde spirituel la loi est un commandement, l’expression de ce qui doit être ; et comme le commandement s’adresse à des êtres libres, les faits peuvent être ou n’être pas d’accord avec ce commandement. Il y a donc des lois qui sont l’expression générale de ce qui est, et d’autres lois qui sont l’expression de ce qui doit être. Les premières sont réalisées dans la nature ; les secondes sont proposées à la volonté, dans le monde moral. Il peut cependant y avoir dans le monde moral des lois exprimant la généralité des faits ; mais ces lois ne seront pas absolues comme celles de la nature ; il y aura, ou pourra toujours y avoir des exceptions. Par exemple, il y a des hommes qui jeûnent ; cela n’empêche pas que la loi des faits est que l’homme mange quand il a faim, parce que c’est le cas général. Il y a des mères qui tuent leurs enfants ; cela ne nous empêche pas de dire : la loi des faits est que les mères soignent leurs enfants, parce que c’est le cas général. Cela dit, pour nous rendre compte de l’étendue du péché, il faut déterminer la loi du devoir, ou le commandement ; puis constater la loi des faits, ou le commun usage, et comparer les deux sortes de lois. Si la loi des faits, sauf quelques exceptions, est d’accord avec la loi du devoir, nous dirons que l’état des choses est bon. Si, dans la grande généralité des cas, la loi des faits contredit la loi du devoir, nous dirons que l’état des choses est mauvais. Où en est à cet égard le genre humain ? Commençons par le commencement. Un homme est né… Arrêtons-nous là, au phénomène de la naissance. La reproduction de l’espèce humaine a été confiée à un instinct qui nous est commun avec les races animales. Cet instinct en a reçu pour compagnon un autre, dans lequel la nature spirituelle maintient ses droits et sauvegarde sa dignité : la pudeur ; et il a été placé sous la garde d’une loi : la loi de la chasteté. Je prends ici ce terme dans le sens général que lui accorde notre langue, dans le sens où l’idée de la chasteté s’applique à l’épouse comme à la jeune fille, au père de famille aussi bien qu’à l’adolescent. L’instinct de la reproduction aboutit légitimement à l’union des sexes, et la loi morale relative à l’union des sexes nous est connue dans sa condition, dans son but et dans ses conséquences. Sa condition est que l’union des corps soit amenée et justifiée par le rapprochement des âmes, par un libre et réel consentement : c’est la part du cœur dans la loi de la chasteté. Le but est la transmission de la vie, et le rapport du moyen au but est d’une manifeste évidence : c’est la part de la raison dans la loi de la chasteté. La conséquence est le concours du père et de la mère, qui suppose une union durable, pour que la tendresse maternelle et les graves devoirs de la paternité s’unissent dans l’éducation morale, intellectuelle et physique de l’enfant : c’est la part de la conscience dans la loi de la chasteté.
Cela est-il ainsi, Messieurs ? Ne vous demandez pas si la loi, avec toute l’étendue des conséquences que chacun peut facilement en déduire, est une loi dure ou douce, facile ou sévère, dans les conditions actuelles de notre nature ; ce n’est pas la question. La question est de savoir si c’est la loi, et s’il nous serait possible de penser autrement. Voulez-vous vous convaincre que c’est bien la loi ? n’en faites pas une question de morale, parce que qui dit morale, dit mœurs ; qui dit mœurs, éveille l’idée de la règle des mœurs, et, devant l’idée de la règle, les passions sont toujours disposées à s’insurger, et se mettent à battre les buissons des idées pour en faire sortir des sophismes. Voyez donc comment l’humanité raisonne invariablement sur ce chapitre, toutes les fois qu’elle aborde le sujet sans faire de la morale.
Que le libre consentement soit la condition légitime de l’union des sexes, c’est ce dont personne ne doute. L’idée de la violence fait horreur, le code pénal s’en préoccupe ; et toute contrainte, quelle qu’elle soit (car toutes les contraintes ne sont pas matérielles), éveille la réprobation et le dégoût. Le libre consentement, dans le cas qui nous occupe, est un axiome qui remplit tous nos discours, qui fait le fond de tous les romans et de toutes les poésies. Quant au but, ouvrez le premier traité de physiologie venu, et vous y trouverez établi, sans apparence aucune d’hésitation, la distinction des fonctions qui se rapportent à la conservation et au maintien de l’individu, et de celles qui ont pour fin la reproduction de l’espèce. Quant aux conséquences enfin, les économistes partent de l’idée qu’il ne faut pas mettre des enfants au monde sans accepter le devoir de les entretenir, et la loi civile, pour ce qui est de son ressort, se fait l’organe partiel de la conscience en imposant aux parents l’obligation de nourrir et d’élever leurs enfants. La morale chrétienne sur ce sujet a moins apporté des idées nouvelles qu’elle n’a réuni comme en un foyer, et marqué du sceau de l’autorité divine, ce qui est véritablement pour la raison la loi de la nature. Cette loi, bien que violée par les mœurs, par les institutions et par des maximes faites pour justifier les mœurs et les institutions, cette loi s’est révélée toujours, plus qu’on ne le croit, à tous les hommes qui ont essayé de déchiffrer les caractères inscrits dans la conscience et la raison de l’humanité. Aux plus mauvais jours, par exemple, de la décadence romaine, à une époque où les mœurs étaient vraiment effroyables, quelques auteurs païens ont exposé, presque dans toute leur étendue et dans toute leur rigueur, les devoirs de la chastetép.
p – Voir Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité ; en particulier les pages 123 et suivantes du tome II.
La loi du devoir nous est donc connue. Quelle est la loi des faits ? Répétons-le : dans le monde de la liberté il n’existe pas de lois fatales. Il y a des êtres qui résistent aux entraînements de la chair et restent purs. A cet égard le doute est un châtiment. Dans une des pages les plus saisissantes de la littérature moderne, une des victimes fameuses des passions des sens, Alfred de Musset, a dépeint les tortures du libertin qui, assiégé par des doutes affreux et qui lui font horreur à lui-même, reconnaît avec angoisse qu’il s’est rendu, par sa faute, incapable de croire à la puretéq. La loi n’est pas fatale. Voici ce qui arrive souvent. Un homme, sous l’influence de ses passions, se trouve en présence des séductions de la vie. Il est averti par sa conscience, mais il n’a pas le courage de lui obéir. Une curiosité malsaine le fait assister à des spectacles qui éveillent ses sens, lui laisse entendre des propos corrupteurs, le porte à faire des lectures qui déposent dans son imagination d’irréparables souillures. L’imagination souillée pervertit les sens ; le vice arrive, et le coupable met ses torts sur le compte de la nature ; il appelle peut-être la science à son secours pour démontrer la nécessité des désordres dont il s’est rendu lui-même la victime. Écoutons à cet égard le témoignage d’un écrivain qui avait le droit de parler parce qu’il avait lutté et vaincu : « Quand on n’a pas pris la peine de surmonter ses passions on se console de ses vices en les déclarant nécessaires, et on revêt du manteau de la science le témoignage d’un cœur corrompur. »
q – La Confession d’un enfant du siècle, cinquième partie, chapitre 4.
r – Lacordaire, Lettre à des jeunes gens, p. 164 de la première édition.
Il n’existe pas une loi fatale qui nous condamne à l’impureté ; mais quelle est sous ce rapport la loi générale manifestant l’emploi des volontés humaines ? La loi est-elle que l’enfance soit parfaitement pure, la jeunesse vraiment chaste, et que d’unions qui demeurent saintes sortent des enfants élevés à un foyer domestique irréprochable ? Consultons notre vie, et ce que nous savons de la vie des autres ; écoutons l’histoire. Le péché est très général ; les peuples violent la loi avec abondance, et les conducteurs des peuples semblent quelquefois n’employer la lumière exceptionnelle qui entoure les grandes positions sociales que pour faire voir à la postérité la plus reculée d’illustres adultères et des débauches fameuses. La loi est violée, mais comme elle se venge ! Que de tombes prématurément ouvertes par le vice ! que de santés compromises ou détruites ! que de corps flétris ! que d’intelligences obscurcies ! Vous vous penchez vers les sources de la vie, et vous en voyez monter les vapeurs de la mort. On ne saurait avoir à cet égard des données statistiques certaines ; mais je ne crois pas qu’ils se trompent ceux qui estiment que la débauche seule enlève plus de forces vives à l’humanité que la réunion de la guerre, de la peste et de la famine.
Voilà un premier chapitre de notre enquête terminé ; il est relatif à l’origine même de la vie des individus. Quand l’homme est né, il faut qu’il se nourrisse. Où en sommes-nous sous ce rapport ? La loi de l’alimentation nous est connue. La nourriture et la boisson ont pour but l’entretien des forces du corps et de l’esprit. Ne raisonnons pas comme des trappistes ; il y a ici un élément de sociabilité dont il faut tenir compte. La table de la famille est le lieu de réunion du père, de la mère et des enfants. Un ami vient-il s’y asseoir ? Un peu plus de soin dans les apprêts du repas est une marque de cordialité, un signe de bienvenue qu’on ne doit pas blâmer. Qu’en un jour de fête publique, on use avec modération d’un liquide généreux qui récrée l’esprit et fait circuler une joie innocente dans l’âme des convives, il n’y a rien à reprendre. Mais il est évident que, quand l’excès de la nourriture fatigue, et détruit les forces au lieu de les réparer, quand la boisson paralyse l’intelligence au lieu d’activer son exercice légitime, il y a désordre, il y a mal. Or, quelle est la loi des faits ? Ne parlons pas des cas d’intempérance déclarée, des habitudes d’ivrognerie qui font tant de ravages dans notre pays. Quel est, sous le rapport de l’alimentation, le commun usage ? Le commun usage est qu’il y a excès : les hommes vraiment sobres sont l’exception. Dans le plus grand nombre des cas, de petits excès journaliers fatiguent l’organisme, détruisent les forces et minent peu à peu les sources de la vie. Nous voyons trop souvent l’animal tuer l’homme, et finir par se tuer lui-même. Continuerons-nous notre enquête ? Passerons-nous aux lois de la vérité, de la justice, de la bienveillance ? Vous saurez bien, Messieurs, poursuivre sans moi cet examen. En face de la loi, de la loi totale, où sont les justes ? Il n’y en a point, non, pas même un seul ; et ce n’est pas seulement la généralité du péché que nous pouvons établir comme le résultat de notre enquête, c’est son universalité. Tous ne pèchent pas également.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés.s
s – Phèdre, de Racine, acte IV, scène ii.
Tous ne pèchent pas contre toutes les lois morales ; mais quel est celui qui ne transgresse pas plusieurs des prescriptions qui constituent la loi dans sa totalité ? Personne ; le péché est universel. C’est une des vérités que l’on conteste le moins, surtout s’il est question des autres ; mais il faut établir ici une distinction importante. Nous parlons de la morale de la conscience qui se place en présence de l’auteur de la loi, de Dieu. Il y a une autre morale, celle de la société ; et je ne parle pas ici de la mauvaise morale du monde, je parle d’une morale sociale qui est bonne, légitime, et qui doit être soigneusement défendue. La société juge chacun de ses membres d’après ses actes, parce qu’elle ne connaît pas les intentions ; et elle juge les actes de chacun dans leur rapport avec le droit des autres. A ce point de vue, il y a des hommes honnêtes ; il y en a d’autres qui le sont moins, il y en a qui ne le sont pas du tout, et ces distinctions doivent subsister. Il est des hommes qui font bien de baisser les yeux en public, et qui font mieux encore de ne pas se montrer, parce qu’ils ont commis des actes publics qui ont blessé la conscience commune. Il en est d’autres qui peuvent marcher la tête haute en présence de leurs semblables, qui ont le droit, quelquefois le devoir, de se relever devant l’outrage et de repousser avec une juste fierté et une indignation légitime les atteintes de la calomnie. Si l’on méconnaît la distinction entre la morale de la conscience et celle de la société, on arrive à je ne sais quelle humilité maladive qui, alors même qu’elle est sincère, finit par avoir une ressemblance fâcheuse avec celle que Molière a stigmatisée en vers immortels dans le personnage de Tartufe. Il est des hommes qui ont le droit de réclamer de leurs semblables le titre d’honnêtes gens ; mais celui qui rentre dans sa conscience et se met en présence de la loi absolue, de celle qui règle l’intention comme l’acte, et qui ne se borne pas aux rapports sociaux, sentira dans son cœur tous les germes du mal, et reconnaîtra que c’est peut-être l’occasion seule qui lui a manqué pour devenir un véritable malfaiteur. Lorsque vous vous trouvez en présence d’un criminel et que vous arrivez à connaître son histoire, ne vous demandez-vous jamais si, placé dans les mêmes circonstances, vous ne seriez pas devenu ce qu’il est, et plus mauvais peut-être ? Ne vous arrive-t-il jamais de vous mettre par la pensée en face de telle tentation, de vous dire : si… et de sentir le frisson courir sous votre peau ? A l’école de la conscience, l’homme honnête aux yeux de ses semblables apprend trois choses : la reconnaissance envers Dieu, qui l’a préservé des tentations majeures de la vie, l’indulgence pour les autres, et la sévérité pour lui-même.
Nous sommes tous enveloppés dans le péché. Et ceux qui s’estiment sans reproche, qu’en dirons-nous ? Les admettrons-nous comme des exceptions à la règle commune ? Lorsqu’un homme se dira sans reproche, non pas au point de vue social, en tant qu’il n’a ni volé, ni tué, ni publiquement menti, mais dans le sens moral et profond de ce mot ; si un homme se dit sans reproche dans ce sens-là, j’irai consulter sa femme, ses enfants, ses voisins, et j’apprendrai qu’on lui reproche une foule de choses, et par-dessus tout son insupportable orgueil. Lorsque Jésus de Nazareth a prononcé la parabole dans laquelle il approuve l’humble publicain qui se frappe la poitrine, et condamne le pharisien qui rend grâce de toutes ses vertus, ce n’est pas le Fils de Dieu qui a parlé pour nous enseigner des vérités inconnues, c’est le Fils de l’homme qui, se faisant l’organe de l’humanité, a exprimé le jugement de la conscience sur ces orgueilleux sans reproche qui, du haut de leur vertu, laissent tomber des regards de dédain sur les coupables qui les entourent.
Généralité de la douleur, généralité du péché ; on peut en rire ou en pleurer, mais il est certain que le monde va de travers. D’où cela vient-il, Messieurs ? La solution individualiste du problème du mal doit vous paraître déjà bien douteuse. Qu’une créature libre ne choisisse pas toujours le bien, cela peut sembler naturel ; mais que, dans les milliers et les millions de créatures humaines qui ont paru sur notre globe, toutes aient choisi le mal et attiré la souffrance, et qu’il ne s’en soit pas trouvé une, une seule, qui ait toujours choisi le bien, cela n’est pas impossible dans le sens logique et absolu de ce mot, mais cela est assurément fort étrange. Veuillez maintenant reconnaître votre propre pensée. Non seulement vous ne pensez pas qu’il y ait d’homme qui ait toujours choisi le bien, mais vous ne croyez pas que, dans les conditions de notre humanité, l’existence d’un homme absolument bon soit possible. Personne ne le pense ; et je n’en voudrais pour preuve que les controverses qui s’agitent autour du nom de Jésus de Nazareth. Ceux qui le disent absolument bon, concluent sans hésiter de sa bonté absolue à sa nature divine ; et ceux qui nient sa divinité n’hésitent pas à nier la réalité historique de cet homme absolument bon. Vous pensez aussi, non seulement que toute créature humaine est atteinte par la souffrance, mais que, dans les conditions de l’humanité, l’existence d’un homme exempt de toute douleur est impossible. Vous traitez enfin de chimérique l’idée d’un homme entièrement exempt d’erreur. Vous croyez donc que le mal est inhérent à la nature humaine, sous la triple forme du péché, de l’erreur et de la souffrance. C’est là ce que j’appelle l’essentialité du mal. C’est ici que la solution individualiste va se montrer manifestement fausse, je veux dire incomplète.
Le mal est essentiel à l’humanité, c’est-à-dire que, indépendamment de nos fautes personnelles et des douleurs qui viennent de notre faute, ou de la faute de ceux qui vivent avec nous, il y a chez tous les hommes, par cela seuls qu’ils sont hommes, une part de souffrance et un élément de péché. Je ne reviendrai pas sur le sujet de l’erreur. Notez bien que je dis un élément de péché, et non une part de péché.
Il est facile de nous convaincre que la douleur ne vient pas seulement de l’abus individuel des volontés, quoique cet abus en produise une large partie. Retournons aux faits qui accompagnent la transmission de la vie. Avant de se réjouir, parce qu’elle aura mis un homme au monde, une femme souffre les douleurs de l’enfantement. Quelques parents, quelques amis attendent dans la chambre voisine. Qu’est-ce qui leur annoncera la délivrance de la mère ? Ce sera la plainte de l’enfant. Le gémissement de la mère s’arrête pour laisser place au cri de son enfant, et, comme l’a dit le vieux Malherbe :
Nous naissons en pleurant, comme si la lumière
Qui fait voir l’Éternel à nos yeux la première,
Nous épeurait des maux que nous devons souffrirt.
t – Ode V. Chamgoubert, ce n’est rien …
Et combien d’enfants moissonnés, presque à leur naissance, et sur la tombe desquels on ne pourrait mettre d’autre épitaphe que celle-ci : « Il a crié et il est mort. » Le pauvre enfant ! est-ce sa faute ? Et la mère ? les douleurs de l’enfantement sont-elles le résultat des torts de sa volonté ? Ces douleurs sont-elles épargnées à la femme pure, et réservées à la femme coupable ? Non, sans doute, et, dans les faibles limites de notre vue, la douleur semble frapper comme au hasard et, dans une indifférence suprême pour les individus, prélever une dîme à laquelle elle a droit sur l’humanité. Une part de nos souffrances n’appartient ni à un individu, ni à l’autre, ni à Jean, ni à Paul, ni à André, ni à Philippe, mais à ce qui est l’homme en chacun de nous. N’est-ce pas un commun proverbe que « vivre c’est souffrir ? »
Passons au caractère essentiel du péché. Il existe un élément de péché dans la nature humaine, indépendamment de la faute des volontés individuelles : telle est notre affirmation. Il faut bien nous entendre ; car le péché étant une qualification de nos actes, et tout acte étant, semble-t-il, absolument individuel, il ne paraît pas facile, au premier abord, d’entendre que le péché puisse appartenir non à notre volonté, mais à notre nature. Aussi avons-nous dit, non une part, mais un élément de péché, et nous allons le comprendre. La volonté, la raison et la conscience ne constituent pas notre âme tout entière. La volonté n’est pas la seule origine de nos actes. Nous sommes poussés, sollicités par les tendances du cœur. Nous appelons cœur, dans un sens général, l’organe spirituel de tous nos désirs, de toutes nos inclinations, de tout ce qui nous porte à l’action, depuis l’amour le plus désintéressé, jusqu’au goût que nous pouvons avoir pour tel mets déterminé. Lorsqu’un homme suspend l’action de sa volonté, il agit sous la seule impulsion de ses penchants, et, comme le dit une expression familière et profonde, il va comme son cœur le mène. Le cœur constitue, au point de vue moral, ce que nous appelons une nature, nature qui est toujours là au fond de notre âme, et derrière notre liberté. En présence de cette nature, la volonté libre consent ou résiste ; elle peut consentir au mal, elle peut résister au bien. Une grande partie de notre responsabilité se manifeste dans notre consentement ou dans notre résistance aux impulsions du cœur. Cette nature morale qui pèse sur notre volonté, et qui la porte à abdiquer pour laisser agir le cœur, cette nature, en sommes-nous personnellement responsables ? Totalement, non, c’est ce que nous verrons tout à l’heure ; partiellement, oui, c’est ce qu’il importe de ne pas oublier.
La conséquence d’un acte mauvais est que nous sommes disposés à le commettre de nouveau, si une expérience amère, ou la puissance du repentir, ne luttent pas contre la loi de la nature. Cette loi est que la répétition des actes augmente l’inclination à les accomplir. Tel est l’effet mystérieux de l’habitude : l’emploi de notre liberté se fixe pour ainsi dire dans des penchants qui primitivement procèdent de nous. Cela est très visible, par exemple, dans le cas de l’ivrognerie. L’homme qui a commencé par s’adonner à la boisson en luttant contre sa conscience, et en sentant qu’il pouvait, qu’il devait résister, devient peu à peu l’esclave de l’abus même qu’il a fait de sa volonté ; et quand il s’est adonné au mal pendant dix, vingt, trente années, et que sa volonté s’est incrustée dans la puissance des penchants, il dira que la nature est plus forte que lui. Il dira vrai peut-être ; mais qui est-ce qui a créé cette nature ? Lui-même. C’est ainsi que le passé de la liberté se montre dans le présent de la nature, et qu’en nous adonnant au mal, volontairement d’abord, nous devenons enfin ses esclaves ; nous avons fabriqué et rivé nous-mêmes la chaîne de notre servitude. Cette puissance de l’habitude existe pareillement pour le bien. Vous faites aujourd’hui une bonne action avec effort, avec un effort qui est peut-être héroïque ; vous la ferez demain avec un effort moindre ; dans quelque temps vous la ferez sans effort ; la pratique du bien vous sera devenue facile ; l’emploi de votre liberté aura incliné votre cœur du bon côté, et le passé de votre liberté se trouvera dans le présent de votre nature.
Il y a donc dans nos dispositions actuelles une part qui résulte de l’usage antérieur de notre liberté. Est-ce là tout, et n’y a-t-il dans notre nature que ce que nous y avons mis nous-mêmes, ou que ce qu’y ont mis les autres par l’influence que nous en avons reçue ? Non sans doute ; il y a en nous une nature primitive, des dispositions qui sont nées avec nous, comme le dit le mot lui-même, car le mot nature vient de la même racine que le verbe naître. La nature personnelle de chaque individu est déterminée, avant l’action de sa volonté et l’influence de ses semblables, par des penchants liés à son organisation et qui lui sont transmis par sa famille, par son peuple, par sa race. Ce n’est pas tout : au-dessous de ces transmissions héréditaires spéciales se trouvent les principes de la nature humaine en général. Dans la croissance harmonique du corps et de l’âme, le germe de cette nature se développe, se déroule peu à peu sous l’œil de la conscience, et constitue l’ensemble des inclinations que nous appelons le cœur. Or le cœur s’éveille avant la conscience. A l’époque où l’homme, prenant possession de lui-même, devient un être moral, époque qui varie beaucoup avec les individus, et qui semble chez quelques-uns n’arriver jamais, la volonté se trouve en présence des inclinations du cœur. C’est en ce sens que la nature de notre âme peut être dite, bonne ou mauvaise ; c’est en ce sens qu’il peut y avoir un élément de bien essentiel à la nature humaine, ou un élément de péché essentiel à cette nature. Le péché proprement dit renferme un acte de volonté nécessairement individuel, mais des prédispositions au mal constituent un élément de péché. Où en est l’humanité sous ce rapport ? Quand un homme prend possession de lui-même, se trouve-t-il, comme l’Hercule de la fable, ayant à faire un choix entre le bien et le mal qui se trouvent, à conditions égales, l’un à sa droite, et l’autre à sa gauche ? Les deux plateaux de la balance sont-ils également chargés ? C’est là toute la question. Or les deux plateaux de la balance ne sont pas également chargés : le cœur est incliné vers le mal. Nous ne sommes pas naturellement disposés au crime : la prédisposition à l’assassinat et à des actes de nature analogue n’est qu’une épouvantable exception. Le crime est l’accident du mal, le paroxysme de la maladie, comme l’héroïsme est le cas exceptionnel dans le bien. La vraie question est de savoir ce qui nous est le plus facile en présence de la loi tout entière, le vice ou la vertu ? Si notre langue est bien faite, poser la question c’est la résoudre ; car le mot vertu signifie force, et vous savez que nous avons l’habitude de qualifier nos vices du titre de faiblesses. Prouvons que la langue a raison.
Dans le développement de la nature humaine, la sensualité a une influence visiblement anormale. Sous une forme ou sous une autre, chacun, quand il veut accomplir la loi de l’esprit, se trouve soumis à la loi des membres, sans qu’il puisse attribuer à sa volonté, qui demeure responsable de consentir au mal, l’origine même de ses passions mauvaises, ou la tentation. Dans nos rapports avec nos semblables, nous pouvons avoir bon cœur, et nous émouvoir des chagrins des autres, sans avoir pourtant le cœur bon. Avons-nous primitivement le cœur bon, dans le sens profond du mot ? Sommes-nous plus naturellement enclins à l’accomplissement de la loi de la charité ? à l’indifférence qui ne se soucie pas des autres ? ou encore à l’esprit d’orgueil qui se préoccupe des autres pour les dominer ? Pour bien connaître où nous en sommes à cet égard, suspendez l’action de votre volonté, et regardez passer en vous le fleuve de vos pensées et de vos sentiments,
Comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler.u
u – A. de Musset, Rolla.
C’est l’état de rêverie. Nous pouvons déterminer d’une manière générale où va l’humanité, quand, laissant flotter les rênes de la volonté, elle s’abandonne à la rêverie, c’est-à-dire quand l’homme laisse couler en soi la nature humaine. Dieu me garde de méconnaître ce qu’il y a de pur dans les rêveries de bien des jeunes filles, ce qu’il y a de nobles élans dans l’imagination de bien des jeunes hommes. Oui, nos âmes sont traversées par des éclairs brillants, par de splendides lueurs ; mais hélas ! ces lueurs et ces éclairs ne font trop souvent que montrer nos ténèbres. Vous en rapporterez-vous à la sagesse des nations ? Puisque nous cherchons un témoignage relatif à l’état de l’humanité, c’est l’humanité qu’il faut entendre. Que dit la sagesse des nations ? Ne dit-elle pas que l’oisiveté est la mère de tous les vices ? Mais si l’oisiveté, qui n’est que la suspension de l’effort, laisse errer l’imagination dans des voies mauvaises où se rencontrent le vice et le crime, il est évident que notre nature n’est pas bonne, et que l’humanité, à laquelle nous participons, place en chacun de nous, non pas le péché proprement dit et complet, qui résulte de l’acte de notre volonté, mais un état du cœur qui nous incline à des actes mauvais, c’est-à-dire un élément de péché. « Je suis convaincu, écrit J.-J. Rousseau, qu’il n’est point d’homme, si honnête qu’il soit, s’il suivait toujours ce que son cœur lui dicte, qui ne devînt en peu de temps le dernier des scélératsv. »
v – Mémoires et correspondance de Mme d’Epinay, édition Charpentier, t. II, p. 406.
Il nous reste une dernière question à poser. Cette nature mauvaise qui est en nous, et que chacun peut contribuer à augmenter pour sa part par les actes de sa propre liberté, mais qui préexiste à l’individu, cette nature serait-elle seulement le résultat des fautes accumulées des générations ? La transmission héréditaire des penchants mauvais est un fait incontestable et qui, à lui seul, démontre l’insuffisance de la solution individualiste ; mais le simple fait de la transmission héréditaire, telle que nous pouvons l’observer dans l’histoire, ne résout pas le problème. En effet, si notre nature telle qu’elle est, était seulement le résultat des actes accumulés des générations, l’histoire devrait nous présenter ce spectacle-ci : l’humanité à son origine se montrerait bonne, et irait s’altérant peu à peu par les fautes de ses membres ; elle serait semblable à une eau pure sortant du pied d’un rocher de nos Alpes, et dont la limpidité diminue à mesure qu’elle descend dans les vallées. En est-il ainsi ? Trouvons-nous à l’origine de l’histoire du monde le bien à l’état pur, ou du moins des fautes légères, et voyons-nous le mal grandir peu à peu ? Je ne parle pas ici des traditions religieuses relatives à un état antéhistorique, mais de l’histoire. Les débuts de toutes les annales des peuples ne nous présentent pas une civilisation bonne, tellement qu’on a pu croire, bien à tort assurément, que l’état des sauvages est l’état primitif du genre humain. Remonterons-nous de l’histoire proprement dite à la légende, aux âges héroïques de la Grèce par exemple ? Que trouverons-nous ? Que dit Clytemnestre à Agamemnon, quand Agamemnon veut immoler Iphigénie ?
Vous ne démentez point une race funeste !
Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste :
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festinw !
w – Iphigénie de Racine, acte IV, scène iv.
Ce repas de cannibales fait en famille n’éveille pas l’idée d’une civilisation bonne. Ouvrirons-nous le livre sacré des Hébreux ? La terre crie parce qu’elle a bu le sang d’Abel. Tournez la page : Lot ne fuit l’effroyable corruption de Sodome que pour devenir, victime des désordres de sa propre famille, le père incestueux des races maudites de Moab et d’Ammon. Nous ne voyons pas, dans le champ de l’histoire, l’humanité procéder d’une source pure, et s’altérer peu à peu par la simple action des volontés individuelles.
La doctrine individualiste est donc insuffisante. Elle ne saurait rendre compte de la transmission héréditaire des penchants d’une génération à l’autre ; elle est absolument condamnée par la présence du mal dès le début de l’histoire. Aussi, ceux qui soutiennent cette doctrine finissent toujours par en proclamer l’insuffisance, comme malgré eux. Quand ils ont montré, et montré avec toute raison, la part du mal qui résulte de l’action des volontés individuelles, ils sont obligés de rejeter le reste, ou sur le compte de la société : c’est la théorie de Rousseau ; ou sur la nécessité même des choses : c’est la théorie d’un grand nombre de philosophes. Rejeter le mal sur la société, est une solution visiblement trompeuse ; d’où vient le mal dans la société ? Rejeter une part du mal sur la nécessité primitive et absolue des choses, ce n’est pas résoudre le problème, c’est le nier, puisque tout mal reconnu nécessaire est proclamé par là même être bon.
Où en sommes-nous donc, Messieurs ? Les ténèbres nous entourent de toutes parts, et nous paraissons perdus dans des voies sans issue. Voici en effet l’état de la question. Le mal ne peut provenir de Dieu, parce que le bien et la volonté de Dieu sont la même chose. Faire Dieu l’auteur du mal, c’est une contradiction. Le mal ne peut pas venir d’un principe éternel autre que Dieu, parce que Dieu est le principe universel en dehors duquel il n’y en a primitivement point d’autre ; il est, et il est seul l’Éternel. Nous sommes donc renvoyés, pour trouver l’origine du mal, aux volontés créées. Nous étudions l’action individuelle des volontés créées ; nous y trouvons l’explication d’une partie considérable du mal, il est vrai ; mais une partie très considérable aussi échappe à notre explication. Une puissance mauvaise semble planer sur l’humanité dans toutes les pages de son histoire, et dès le commencement de sa vie ; ou, pour employer une figure qui répondra mieux à ma pensée, un principe d’infection semble avoir atteint l’humanité, et exister en chacun de nous avec ce qui nous fait hommes. Ce principe mauvais quel est-il, et d’où peut-il venir ? Aujourd’hui nous devions poser le problème ; dans notre prochaine séance nous chercherons à le résoudre.