Il arriva après ces choses que Dieu éprouva Abraham et lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici. Et Dieu lui dit : Prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et t’en vas au pays de Morijah, et l’offre là en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. Abraham donc s’étant levé de bon matin, mit le bât sur son âne et prit deux de ses serviteurs avec lui, et Isaac son fils ; et ayant fendu le bois pour l’holocauste, il se mit en chemin, et s’en alla au lieu que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham levant ses yeux, vit le lieu de loin ; et il dit à ses serviteurs : Demeurez ici avec l’âne ; moi et l’enfant marcherons jusque-là, et adorerons, après quoi nous reviendrons à vous. Et Abraham prit le bois de l’holocauste, et le mit sur Isaac son fils ; et prit le feu en sa main et un couteau ; et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Alors Isaac parla à Abraham son père et dit : Mon père ! Abraham répondit : Me voici, mon fils. Et il dit : Voici le feu et le bois ; mais où est la bête pour l’holocauste ? Et Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira Lui-même de bête pour l’holocauste ; et ils marchaient tous deux ensemble. Et étant arrivés au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham bâtit là un autel, et rangea le bois, et ensuite il lia Isaac son fils, et le mit sur l’autel au-dessus du bois. Puis Abraham avançant sa main, se saisit du couteau pour égorger son fils ; mais l’ange de l’Éternel lui cria des cieux en disant : Abraham ! Abraham ! Il répondit : Me voici ! Et il lui dit : Ne mets point ta main sur l’enfant et ne lui fais rien ; car maintenant j’ai connu que tu crains Dieu, puisque tu n’as point épargné pour moi ton fils, ton unique. Et Abraham levant ses yeux, regarda et voilà derrière lui un bélier qui était retenu à un buisson par ses cornes ; et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste au lieu de son fils. Et Abraham appela le nom de ce lieu-là : l’Eternel y pourvoira ; c’est pourquoi on dit aujourd’hui : En la montagne de l’Eternel il y sera pourvu. Et l’ange de l’Éternel cria des cieux à Abraham pour la seconde fois, en disant : J’ai juré par moi-même, dit l’Eternel, parce que tu as fait cette chose-ci, et que tu n’as point épargné ton fils, ton unique ; certainement je te bénirai, et je multiplierai très abondamment ta postérité comme les étoiles des cieux et comme le sable qui est au bord de la mer ; et ta postérité possédera la porte de ses ennemis. Et toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce que tu as obéi à ma voix.
Je me suis fait une loi dans ces exercices de varier autant que possible les sujets que je propose à vos méditations. Nous parcourons à vol d’oiseau ce riche pays de l’Écriture, jetant les yeux ci et là rapidement sur quelques-uns des innombrables sites, tous plus admirables les uns que les autres, qui s’offrent à notre vue, mais sans nous arrêter nulle part. De là ces voyages successifs dans les deux hémisphères de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et certes c’est une grande chose que de retrouver toujours à de pareilles distances et sur des points si divers le même Dieu, la même foi, les mêmes espérances, et la même lumière qui est Christ pour éclairer ce vaste monde des âmes. Il m’en coûte pourtant, je l’avoue, de ne jamais poser le pied quelque part que pour repartir aussitôt après. On aime à rester où l’on s’est bien trouvé et où l’on entrevoit une large moisson de butin à récolter.
Combien n’aurais-je pas voulu, par exemple, pouvoir avec vous passer quelque temps sous la tente d’Abraham. Il me semble que cela nous aurait fait du bien de nous en aller bien loin, bien loin de notre petite vie de ville et d’agitations mesquines, pour contempler cette grande existence si simple, mais si majestueuse, recueillie tout entière dans une seule pensée, mais dans une pensée qui l’élève aux confins de l’histoire comme un monument quarante fois séculaire avec cette inscription : Abraham ami de Dieu, Père des croyants !
Abraham, c’est le plus grand nom de l’humanité après Jésus-Christ. non seulement le peuple juif et après lui toute l’Église chrétienne, mais le peuple arabe et avec lui toutes les nations qui professent la religion musulmane, reconnaissent Abraham pour père et le vénèrent comme le premier et le plus beau type de la foi. — Abraham, c’est le plus grand nom de la Bible après Jésus-Christ. Elle consacre plus d’espace à nous raconter sa vie qu’elle n’en avait consacré à l’histoire entière du monde jusqu’à lui. Elle ne contient presque pas un livre qui ne rappelle son nom et ne fasse allusion à son caractère. Jusque dans ses dernières pages elle en appelle à lui tour à tour contre la double erreur du salut par les œuvres et du salut sans les œuvres. — Abraham, c’est le nom le plus aimé des enfants, parce qu’il leur présente une figure calme, sublime dans sa simplicité, toujours noble, généreuse, bienveillante, une de ces figures en face desquelles on se sent grandir, la plus belle figure de vieillard sans ombre de décrépitude, parce qu’on dirait toujours la figure d’une âme. J’avoue que je suis comme les enfants, comme la Bible, comme les musulmans, comme les juifs, comme les chrétiens, j’aime Abraham, je me plais dans sa société, je m’y fais du bien.
Si je vois la terre se dépouiller à mes pieds, si je me sens seul ici-bas, si je suis envahi par cette solennelle impression d’exil si naturelle et cependant si poignante, si j’ai le mal du pays dans mon âme, enfin, je me représente Abraham quittant son pays et sa parenté sur un ordre de l’Éternel, et pendant la fin de ses jours, demeurant étranger et voyageur sur la terre qui lui avait été promise, comme si elle ne mi eût point appartenu, habitant sous des tentes et montrant clairement qu’il attendait une patrie meilleure, c’est-à-dire la céleste. — Si, au contraire, je me sens pressé par la foule, troublé par la multiplicité des intérêts, des devoirs, des préoccupations de notre vie compliquée, agitée, toujours haletante, j’aime à m’asseoir avec Abraham à la tombée de la nuit sous un des chênes de Mamré, à respirer avec lui la brise du désert, à plonger avec lui mes regards dans les horizons si calmes de la nature comme de sa vie, ou dans les profondeurs si pures du ciel comme de son âme ; j’aime à écouter avec lui ce Dieu dont aucun bruit ne vient ni du dehors ni du dedans troubler la solennelle voix. — Si des doutes ou des difficultés s’élèvent dans mon esprit, si au milieu du conflit des controverses qui ébranlent souvent la foi sans l’éclairer, je sens mon cœur trembler et ma vue s’obscurcir, j’aime à considérer Abraham, en tout lieu où il arrive dressant son autel au Dieu fort d’éternité, et faisant monter vers lui sa prière, aussi tranquille, aussi sûre d’elle-même, que la colonne de fumée qui s’élève dans l’air immobile au-dessus de son sacrifice ; j’aime à prendre pour exemple cette foi si simple mais si forte, si peu embarrassée de questions, mais transparente comme le ciel même du désert, et permettant une vue si claire quoique si lointaine, une représentation si vive en même temps qu’une si ferme démonstration des choses qu’on espère. — Et si l’obéissance, surtout, si la soumission faiblit dans ma volonté débile, si les pourquoi m’obsèdent, si je me sens en veine de contester avec Dieu, un regard jeté sur la sereine et mâle figure de ce vénérable enfant me remet à ma place, et me fait en silence reprendre le pas solennel du voyageur en marche vers des choses meilleures, savoir les célestes.
J’aurais voulu m’attarder avec vous sur les traces de cet ancêtre dont nous avons tellement perdu la ressemblance, qu’il nous paraît quelquefois appartenir à un autre monde plus encore qu’à un autre âge ; j’aurais voulu me replonger dans les souvenirs paisibles de son histoire, et recueillir les paisibles impressions qui s’en exhalent comme un parfum. Mais, contraint de passer rapidement, voici du moins ce que j’ai fait. J’ai cherché s’il n’y aurait pas un sommet dans la vie d’Abraham, un de ces points culminants d’où le regard peut s’étendre. Et il m’a semblé l’avoir trouvé dans le sublime récit de mon texte. Ces trois jours, ce silence, cette immolation, cette foi récompensée, ce paradoxe de Dieu qui demande le tout pour rendre le centuple, cet héroïsme qui s’ignore dans sa simplicité, cette sublime gageure, si l’on ose ainsi dire, à qui du Créateur ou de la créature donnera le plus et doutera le moins, c’est toute la vie d’Abraham encadrée dans un seul tableau. Arrêtons-nous maintenant à le contempler, non pour y chercher de vaines et dramatiques émotions, mais pour y apprendre la plus élémentaire et la plus pratique de toutes les leçons, pour y apprendre ce que c’est que croire et obéir. — C’est par la foi, dit l’auteur de l’épître aux Hébreux, qu’Abraham étant éprouvé, offrit Isaac en sacrifice : Celui, dis-je, qui avait reçu les promesses offrit même son fils unique à l’égard duquel il lui avait été dit : C’est en Isaac que ta postérité sera appelée de ton nom ; ayant estimé que Dieu pouvait bien le ressusciter des morts : c’est pourquoi aussi il le recouvra par une espèce de résurrection.
Au moment où Abraham avait quitté son pays et sa parenté sur un ordre de l’Éternel et pour se remettre aveuglément à la direction d’En Haut, une sorte d’alliance avait été conclue entre Dieu et celui qu’il daigna appeler son ami. Du moins, une promesse solennelle lui avait été faite en retour de l’acte de dévouement qui lui était demandé : Je te bénirai, lui avait-il été dit, je rendrai ton nom grand et tu seras béni, je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront. Et vous savez comment cette promesse avait été fidèlement accomplie ; vous savez comment Dieu avait accordé au patriarche bénédiction sur bénédiction, comment il avait multiplié à l’infini ses richesses, ses troupeaux, ses esclaves, lui avait donné en tout lieu des marques visibles de sa présence, et prodigué comme à pleines mains les faveurs et les privilèges dans le cours de la vie la plus longue et la plus heureuse. Abraham, de son côté, avait répondu à l’attente de l’Éternel, se proposant toujours l’Éternel devant lui, comme voyant celui qui est invisible, marchant avec Dieu, se laissant en toutes choses diriger par sa volonté, ne faisant rien sans l’avoir consulté, ne recevant rien sans le glorifier, réalisant enfin autant qu’homme l’ait jamais fait, une vie de foi, d’obéissance, de dévouement, — Dieu lui-même avait pris plaisir à concentrer toutes les pensées et toute l’attente de son serviteur sur l’accomplissement d’une promesse, couronnement et gage de toutes les autres : la promesse d’un fils en qui il se verrait revivre et deviendrait le père d’un grand peuple, plus que cela, l’ancêtre d’une postérité lointaine et mystérieuse en qui seraient un jour bénies toutes les nations de la terre, selon les antiques oracles conservés jusqu’à lui par la tradition. — Comme pour lui faire mieux sentir l’incomparable prix de cette faveur exceptionnelle, Dieu lui en avait fait attendre pendant de longues années la réalisation, Et Abraham avait depuis longtemps dépassé l’âge d’avoir des enfants, il avait atteint le siècle, quand lsaac, l’héritier en question, lui avait été accordé enfin et contre toute espérance.
Depuis ce moment, la carrière du patriarche n’avait plus été que le soir d’un beau jour. Il revivait en lsaac. Il le voyait avec un indicible bonheur grandir et prospérer sous ses tentes. Il l’aimait d’un amour qui s’était amassé pendant sa vie entière, d’un amour d’autant plus tranquille, d’autant plus profond, d’autant plus exclusif, qu’en jetant les yeux sur lui, il pouvait en quelque sorte voir réunis sur sa tête tous les témoignages de la bonté et de la fidélité de son Dieu, tout le passé et tout l’avenir de ses bénédictions ; c’était l’histoire même de son âme que cet lsaac, enfin, histoire terminée désormais, et au terme de laquelle, rassasié de jours, il ne lui restait plus qu’à dire en bénissant Celui qui lui avait fait ce bien : Laisse maintenant Seigneur ton serviteur aller en paix, car mes yeux ont vu ton salut.
Les jours, les années, s’écoulaient ainsi, sans nouvel incident, sans nouvelle révélation, dans une paix profonde, quand une fois Dieu lui dit : Abraham ! Et il répondit : Me voici ! — C’est l’Éternel qui lui parle, il n’en peut douter, cette voix lui est trop connue. Que vient-elle lui annoncer ? Quelle nouvelle bénédiction va couronner encore ses cheveux blancs, ou quel nouveau commandement va mettre à l’épreuve sa fidélité ? Il attend !… Et Dieu lui dit : Prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et t’en vas au pays de Morijah, et me l’offre là en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. Et me l’offre là en holocauste !… Nous nous croyons quelquefois en droit de dire : pourquoi ? ou du moins devant une volonté clairement exprimée de l’Éternel, quand elle brise notre cœur, nous restons là terrassés, avec l’apparence de la soumission, mais le cœur gros de murmures, maudissant le jour qui nous a vu naître, faisant les plus tristes découvertes en nous-mêmes, nous perdant dans des réflexions infinies, nous brisant la tête contre les murailles de l’inévitable ou de l’irréparable, pliant enfin sous le joug comme un esclave de la destinée, oubliant en un jour nos privilèges d’enfant de Dieu. — Je n’ai rien à ajouter à la conduite d’Abraham. Elle est ce qu’on pouvait attendre de lui, elle est tellement au-dessus de nous, que si nous voulions nous en approcher par des réflexions, nous nous égarerions infailliblement en route. Je l’ai tenté, et j’y ai renoncé. Ici il faut se taire. Il faut élever ses yeux en silence vers ces sommets silencieux d’une obéissance qui n’a point de paroles et pour laquelle il ne s’en pourrait trouver non plus. Dieu lui dit : Abraham prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et t’en vas au pays de Morijah, et là tu me l’offriras en holocauste sur une montagne que je te dirai. Abraham donc s’étant levé de bon matin, mit le bât sur son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et Isaac son fils ; et ayant fendu le bois pour l’holocauste, il se mit en route pour l’endroit que Dieu lui avait indiqué. Donc ! — C’est tout ! — Dieu a parlé,… donc ! C’est l’Éternel, qu’il fasse ce qui lui semblera bon ! me voici, ô Dieu, pour faire ta volonté. Voilà l’obéissance, dites-vous, voilà la soumission ! — Oui sans doute, mais avant tout, voilà la foi ! Vous ne pouvez admirer ici que la foi, car ce que vous enlèveriez à la foi changerait l’obéissance en crime. Que Dieu cesse d’être l’absolu, l’infini, l’incompréhensible en sagesse comme en bonté ; admettez la plus imperceptible possibilité de caprice ou d’erreur : et tout devient aussitôt monstrueux, et nous tombons d’un seul coup du sublime dans l’atroce. — Mais s’il y a un Dieu, il faut bien qu’il soit l’absolu, l’infini, l’incompréhensible en sagesse comme en bonté. Nous croyons cela, nous le disons du moins. Nous disons qu’il est impliqué dans la notion même de Dieu de ne vouloir que le bien et le souverain bien de ses créatures. Nous disons qu’il est impliqué dans la notion même de Dieu de prévoir les conséquences les plus éloignées de tout événement et de n’agir jamais que dans les plans d’une sagesse aussi sûre qu’insondable. Nous disons qu’il est impliqué dans la notion même de Dieu de ne pouvoir être entravé dans ses plans par aucun, obstacle, ou du moins que ce qui nous paraît à nous des obstacles, n’est entre ses mains qu’autant de moyens nouveaux et plus admirables pour la réalisation même de ce qu’il s’est proposé. Quand nous prononçons le nom de Dieu, c’est cela en réalité que nous disons.
Dès lors il faut le dire aussi, ce n’est plus qu’une inconséquence de ne pas nous abandonner avec joie et comme des enfants obéissants à sa souveraine direction ; de ne pas accueillir de confiance et comme un bienfait toute dispensation, ou de ne pas accomplir avec empressement et comme une faveur, tout ordre qu’il choisit de nous adresser. Je sais bien que ses voies ne sont pas nos voies, ni ses pensées nos pensées, comme dit le prophète, en d’autres termes que ce qu’il choisit de nous envoyer ou de nous commander peut n’être pas ce que nous aurions choisi nous-mêmes. Mais qui est le plus sage de Lui ou de nous ? Qui est le plus sûr de ne pas se tromper ? Lui ou nous ? Encore un coup toute la question est là. — Si c’est nous qui sommes les plus sages, si c’est nous qui entendons le mieux ce qui nous convient, si c’est nous qui pensons toujours juste et ne nous trompons jamais ; alors oui, j’en conviens, nous pouvons hésiter quand Dieu nous donne un ordre et murmurer quand il nous envoie une dispensation, qui nous paraissent hostiles à nos intérêts et à notre paix. Mais tant qu’il en sera autrement, tant que la sagesse et la bonté, la puissance et l’amour appartiendront à notre Dieu au même titre que la gloire et la grandeur, hésiter, murmurer, c’est douter.
Vous voilà dans le deuil : l’être qui vous était le plus cher vous a été enlevé au moment où il vous était le plus utile et où vous alliez retirer le plus de fruits de sa tendresse. Je sais que ce sont là de ces coups qui brisent le cœur comme ils brisent la vie, et dont on ne guérit pas sans larmes ni sans déchirements… si l’on en guérit jamais ! Aussi je ne vous dis pas : Fermez votre âme à la douleur ; réjouissez-vous de ce que vous avez été désolés ; pleurer c’est offenser Dieu ! Mais je vous dis : Croyez-vous que Dieu vous aime et veut votre plus grand bien ? Croyez-vous que, sublime ouvrier, il tisse la trame de votre vie de manière à en faire paraître le dessin d’autant plus admirable que l’entre-croisement des fils vous semble plus inexplicable ?… Dès lors, qu’avez-vous à faire que d’adorer humblement la main qui vous frappe en répétant avec un saint homme : L’Éternel l’avait donné, l’Eternel l’a repris, que son saint nom soit béni ! qu’il fasse ce qui lui semblera bon, je ne laisserai pas d’espérer en Lui.
Vous êtes pauvre, obligé de gagner péniblement votre pain à la sueur de votre front, et souvent encore après cela de trembler dans l’incertitude du lendemain. Certes je ne veux pas dire que l’indigence soit un bien qu’on doive désirer pour lui-même, quoique Jésus-Christ l’ait choisie, et loin de vous engager à la rechercher, je vous engagerai bien plutôt à faire vos efforts, avec une sage et persévérante industrie, pour en sortir. Mais en attendant, je vous dirai : Croyez-vous que Dieu sache mieux que vous ce qu’il vous faut ? Croyez-vous que s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu vous faire naître dans une différente condition ?… Donc au lieu de vous aigrir et d’aiguiser en vous un œil d’envie, acceptez et dites-vous bien que ce serait sans doute un malheur pour vous qu’il en fût autrement ; dites-vous que si vous aviez en main à la fois la Toute-puissance de Dieu pour changer votre condition, et sa souveraine sagesse pour eu choisir une meilleure, non seulement vous n’y changeriez rien, mais encore, vous n’y trouveriez matière qu’à bénir Celui qui vous l’a ménagée.
Ainsi pareillement des ordres qu’il nous donne. Ses commandements peuvent contredire nos inclinations naturelles, nous paraître étranges, difficiles. Comment aimer ses ennemis ? pourquoi mortifier sa chair, porter sa croix, renoncer à soi-même ?… Comment ? pourquoi ? ce sont là des mots que la foi ne connaît pas. Quand Dieu a parlé, elle se tait et elle obéit. Sa volonté peut différer de la mienne, la contredire même : ce que je sais, c’est que la mienne est peu éclairée, incertaine et mauvaise ; au lieu que la sienne est toujours bonne, agréable et parfaite. — En toutes choses donc que sa volonté soit faite, et non pas la mienne !
Recevoir la volonté de Dieu, entreprendre ce qu’il nous commande, sans hésitation, sans pourquoi ni comment, c’est déjà faire acte de foi. Mais le difficile n’est pas là. Nous sommes tous très forts en résolutions et en entreprises. Et s’il ne s’agissait que d’un moment d’enthousiasme, d’héroïsme même, qui ne serait prêt à dire : me voici ! — La vraie grandeur de la foi paraît dans l’humble et obscure persévérance. Et ici encore Abraham va nous fournir un exemple singulièrement digne de notre attention.
Nous l’avons laissé s’étant levé de bon matin, et se mettant en route avec Isaac son fils pour l’endroit que Dieu lui avait indiqué. Le voyage dura, trois jours ! Il persévéra sans fléchir, dans le même calme surhumain, durant trois jours ! — Trois jours !… quand on considère qu’il y a des minutes qui égalent des années, et des heures qui équivalent à des siècles ! — Trois jours ! — Trois jours passés tranquillement au milieu des siens, sans événements, sans changements, dans le bonheur et la sécurité : qu’est-ce donc que cela, trois jours ? — Mais trois jours passés auprès du lit de mort d’un être aimé, à épier les phases de son agonie, attendant minute après minute ou un dernier souffle ou une première lueur d’espoir… mais trois jours passés à conduire son fils unique jusqu’au lieu fatal où il faudra l’immoler… L’imagination se refuse à évaluer une pareille durée.
Suivons pourtant Abraham. On comprend que tandis que la vision était là devant ses yeux, que la vois d’En Haut résonnait à son oreille, ému, pénétré jusque dans les dernières profondeurs de son âme, soulevé pour ainsi dire au-dessus de lui-même, toute hésitation lui ait été interdite. Mais au matin, quand la fraîcheur du jour eut calmé ses impressions, et qu’il revit chaque chose telle qu’il l’avait laissée la veille, comme si rien ne fût survenu dans l’intervalle… qui ne se serait attendu à une sorte de réaction morale ? — On comprend que tandis qu’il ne s’agissait que de former une résolution et d’obéir en esprit, sa grande âme n’ait point failli. Mais accomplir l’ordre réellement, descendre dans les détails,… (Ah ! les détails, les détails ! ce sont les détails qui ont des pointes, pour percer l’âme comme autant de poignards !) mettre la main aux préparatifs du voyage, couper le bois, choisir un couteau, bâter l’âne, éveiller son fils, se mettre en route avec lui et les deux serviteurs, se dire : je l’emmène et je ne le ramènerai pas ! et refouler son secret dans son cœur et son cœur dans sa poitrine !… Tout cela cependant n’entama pas même les trois jours ! — Mais je l’ai dit ces jours sont des siècles ; je n’entends pas vous les faire subir. Je les supprime. Une première nuit donc a passé sur la fatigue d’un premier jour, un second jour s’est levé, puis un troisième. Jusque-là ils avaient marché sans but précis. Mais alors Dieu montra de loin l’endroit a Abraham, et il put se dire : C’est donc bien vrai ! c’est donc là-bas ! — Dès ce moment, il congédia les deux, serviteurs en leur disant : Demeurez ici avec l’âne ; moi et l’enfant, nous marcherons jusque-là et adorerons, après quoi nous reviendrons à vous.
Voyez-vous le vieillard, marchant maintenant seul avec son fils, l’âme pliée sous ces trois jours de silence ?… Ils gravissent ensemble la colline. Isaac est chargé du bois pour l’holocauste ; lui-même il tient en main le couteau et le feu. Il ne cherche pas sans doute le moment d’en venir à un terrible éclaircissement. Mais l’enfant n’a pas les mêmes raisons que lui. — Mon père, dit-il. — Me voici, mon fils. — Voici le feu et le bois, mais où est la bête pour l’holocauste ? — Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de bête pour l’holocauste… Et ils continuèrent à marcher tous deux ensemble.
Abraham se flattait-il de quelque révélation nouvelle, de quelque intervention miraculeuse ? Se flattait-il au dedans de lui que Dieu ne lui avait donné cet ordre que pour l’en dégager bientôt, qu’il l’attendait lui-même à l’endroit indiqué, pour rendre justice à sa foi, couronner son obéissance, substituer une victime moins précieuse à celle qu’il lui avait demandée ?… Peut-être ! En ce cas son attente eût été trompée. — Le voilà arrivé avec son fils à l’endroit indiqué… Rien n’est changé. S’il lève les yeux, même calme, même profondeur, même infini dans la voûte des cieux. S’il les promène autour de lui, aucun signe ne paraît, aucune voix ne se fait entendre. Rien qui vienne troubler le silence et la solitude qui l’environnent. Il est seul et les moments se pressent ! — Mais que dis-je ? Le temps n’a-t-il pas suspendu sa marche ? et ne vous semble-t-il pas voir le ciel entier comme penché sur cette scène, les siècles rangés pour la contempler, Dieu lui-même soutenant et fortifiant son serviteur, les intelligences célestes suspendues d’attente et l’ange impatient d’accomplir son message ? - — Ah ! certes nous savons bien, nous, qu’Abraham n’était pas seul. Jamais il ne le fut moins sans doute qu’à cette heure solennelle. Et cependant, tandis qu’il dresse le bûcher, qu’il garrotte la victime et l’étend sur le bois selon sa coutume, il est bien seul en apparence. Il achève d’obéir comme il a commencé. Il arrive simple et calme, sans se briser dans d’inutiles contestations, fort de la force que Dieu lui donne en son âme, il arrive porté sur le bras de la foi, au terme de ce qui lui a été commandé. Il persévère, enfin !
Mais après vous avoir fait remarquer le prodige de cette persévérance de trois jours, il faut que j’ajoute, pour être complet, que ces trois jours ne sont qu’un point dans la vie d’Abraham, et cette persévérance un détail de celle dont il a fait preuve pendant ces longues séries d’années dont la Bible nous retrace rapidement l’histoire. Ce qu’il y a de nouveau, d’exceptionnel ici, c’est la position, nullement la disposition. Le voyage de Morijah ne fait que mettre dans un jour extraordinaire l’état d’âme ordinaire du père des croyants. — Prenez-le à quel moment vous voudrez de son histoire, vous le verrez toujours se reposant tranquille sur son Dieu, docile sans condition, croyant sans question, attendant sans impatience, espérant contre l’espérance, et si la terre ne lui donne pas ce qu’elle avait promis, transportant de plain-pied l’objectif de sa vie dans le ciel, sans songer seulement à regarder derrière lui. — Une fois, une seule fois il parut douter et tenta de forcer la main à l’Éternel, quand il accepta des mains de Sara la servante égyptienne et donna naissance à Ismaël, moment de faiblesse que Dieu semble avoir voulu lui faire racheter par un moment d’héroïsme, pour rétablir l’équilibre de sa foi. A cela près, du jour où il quitta son pays et sa parenté, au jour où il entra dans la patrie céleste, échangeant sa tente de voyageur contre le tabernacle immuable de Dieu avec les hommes ; dernier héritier des antiques promesses, le premier à saluer l’aurore du jour lointain de Christ, il marche sur le chemin que Dieu lui trace, et le regard toujours en avant, le cœur toujours en haut, il élève, il étend indéfiniment la portée de sa vie et lui communique ce caractère d’unité et de persévérance qui ne se dément jamais dans la simplicité non plus que dans la grandeur des événements.
Nous aimons à nous glorifier des progrès de notre civilisation, mais que nous les payons souvent cher, ces progrès, dans le domaine de la seule chose nécessaire. Sur ce point de la persévérance, point capital il est vrai, quel humiliant retour n’aurions-nous pas à faire sur nous-mêmes ! Où sont parmi nous les vies à longue portée, les vies élevées au-dessus des hommes et des choses, les vies en Dieu ? On dirait véritablement que notre foi ait oublié le ciel sa patrie, pour se séculariser dans la mesquine bourgeoisie d’ici-bas. Elle a revêtu le caractère de l’époque, elle est à la merci de toutes les agitations ; elle s’exalte, elle s’affaisse, elle ne vit que d’émotions, elle est sujette, enfin, à toutes les misères du tempérament nerveux. — De là vient que nous ne pouvons rien,… si ce n’est nous étonner de ce que d’autres ont pu avant nous. De là vient que nous sommes sans confiance et sans fécondité dans les œuvres, sans courage et sans fruits dans l’épreuve. Nous ne savons plus ce que c’est que de mettre la main à la charrue sans trembler et regarder derrière soi. Et dans les petites choses comme dans la grande, il ne nous reste qu’à nous frapper la poitrine, si cette parole nous revient à la mémoire : Celui qui persévérera jusqu’à la fin, c’est celui-là qui sera sauvé !
J’ai dit qu’Abraham achevait d’obéir comme il avait commencé. Il lui reste pourtant un dernier acte à consommer : le plus difficile, le plus douloureux. — Les préparatifs sont terminés, l’autel est dressé, Isaac est étendu lié sur le bois. Que va faire son père ?… O Dieu saint et bon, notre Père ! c’est bien ici qu’il faudra refouler son cœur, voiler sa face, oublier le monde entier, s’oublier soi-même et s’élever en esprit jusqu’au quatrième ciel pour accepter, que dis-je ? pour accomplir ta mystérieuse volonté… Puis Abraham avançant la main se saisit du couteau pour égorger son fils !
Voilà bien la dernière extrémité, mais l’extrémité nécessaire de la foi, le point où aboutissent, et qui résume en un seul tous les autres : le sacrifice ! — Dieu entend, si nous croyons en lui, que nous nous abandonnions à lui, nous-mêmes et tout ce qui nous appartient ; jouissant des biens qu’il nous prête, aussi longtemps qu’il nous les prête, mais prêts à les lui rendre dès qu’il nous les redemande, prêts à lui sacrifier au premier signe notre fortune, notre position, notre paix, notre bonheur, nos espérances les plus chères et nos plus chères affections, notre vie même s’il le faut. Celui qui n’est pas prêt à vendre tous ses biens pour les donner aux pauvres ; celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il a, n’est pas digne de lui ; celui qui aime son père ou sa mère plus que lui n’est pas digne de lui ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que lui n’est pas digne de lui ; celui qui aime sa vie la perdra, mais celui qui laisse sa vie pour l’amour de lui la retrouvera. Et si cela vous étonne, si vous avez peine à comprendre comment on peut croire assez pour tout sacrifier, pour se sacrifier soi-même, ou ce qui est mille fois plus que soi-même, ses plus chères affections ; comment Abraham pouvait croire assez pour sacrifier son fils, son unique, expliquez-moi donc comment nous en agissons ainsi dans toutes les relations où intervient l’amour, expliquez-moi comment un citoyen s’immole a sa patrie, une mère à son enfant, un enfant à son père ; expliquez-moi comment Isaac se sacrifie à Abraham par exemple, car dans la conduite du fils, nous n’avons qu’un miroir fidèle de la conduite du père.
Isaac ne fut certainement pas longtemps en effet sans comprendre de quoi il s’agissait pour lui dans ce drame où il ne jouait rien moins que le rôle de la victime. Déjà lorsqu’il marchait seul avec son père, la question qu’il avait hasardée témoigne de ses pressentiments, et la réponse qu’il avait reçue n’était guère de nature à le rassurer. Figurez-vous ses pensées en arrivant sur le sommet solitaire de la colline, en aidant aux derniers apprêts de ce mystérieux holocauste, en lisant sur le front de son père tous les signes d’une calme mais douloureuse résolution. Quand le moment est venu où ses craintes se réalisent, où il se dit enfin devant l’évidence : c’était donc bien moi ! — d’où vient qu’il ne conteste point, qu’il ne demande plus rien, qu’il se remet en silence entre les mains du vieillard, et prévient par sa naïve résignation le coup qui va le frapper ? — Voilà le mystère de la foi, sa folie si vous voulez, sa sublime folie ! — C’est qu’il connaît son père, c’est qu’il l’aime, c’est qu’il en est aimé, c’est qu’il est tellement assuré de la tendresse de son père, et si jaloux de lui prouver la sienne, même en ce moment, surtout en ce moment, qu’il se laissera tuer s’il le faut plutôt que de douter, plutôt que d’hésiter. Dans son regard un moment troublé, je ne lis plus que cette parole d’ineffable abandon : Qu’il me tue, je ne laisserai pas d’espérer en lui !
Ainsi d’Abraham : Il ne comprend pas mieux qu’Isaac la dispensation dont il est l’objet ; elle demeure pour lui le plus impénétrable mystère. Il souffre, il est navré, déchiré dans le plus profond de son cœur… et pourtant il obéit, il n’hésite pas. Il plonge le poignard dans le cœur de son enfant parce que Dieu a parlé. C’est que Dieu, son Dieu, est pour lui ce qu’est pour Isaac son père, il le connaît comme Isaac connaît son père, il le connaît assez pour accepter de ne pas le comprendre, comme Isaac l’accepte de son père ; il sait que son Dieu l’aime, même lorsqu’il l’afflige, comme Isaac le sait de son père ; c’est que son Dieu est tout pour lui dans ce moment suprême, comme pour Isaac son père ; qu’obéir à son Dieu, s’abandonner à son Dieu, laisser faire son Dieu, c’est tout ce qu’il sait, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il peut, comme pour Isaac de laisser faire son père ; c’est qu’il croit en son Dieu, en un mot, comme Isaac croit en son père.
Telle est la foi dans sa plus sublime grandeur, telle en est la suprême folie, le paradoxal triomphe : accorder à son Dieu ce qu’un enfant accorde à son père ! rien de plus, rien de moins… et l’Éternel est satisfait ! Vous savez qu’il le fut d’Abraham. A peine le patriarche eut-il levé la main pour égorger son fils, l’ange de l’Eternel lui cria des cieux disant : Abraham, Abraham ! Et il répondit : Me voici ! — Et il lui dit : Ne mets point ta main sur l’enfant. et ne lui fais rien ; car maintenant j’ai connu que tu crains Dieu, puisque tu n’as point épargné pour moi ton fils, ton unique. — Et Abraham levant les yeux regarda, et voilà derrière lui un bélier, qui était retenu à un buisson par les carnes, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste au lieu de son fils. — Et l’ange de l’Eternel cria des cieux à Abraham pour la seconde fois en disant : J’ai juré par moi-même, parce que tu as fait cette chose-ci, et que tu n’as point épargné ton fils, ton unique, certainement je te bénirai, et je multiplierai très abondamment ta postérité comme les étoiles des cieux et comme le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité possédera la porte de ses ennemis et toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité parce que tu as obéi à ma voix !
Tel fut Abraham. Et tel est l’incomparable exemple qu’il nous donne sur la colline de Morijah, exemple d’autant plus grand, je ne saurais trop vous le répéter, qu’il n’est après tout, qu’un résumé de sa vie entière. Abraham ne s’élève pas au-dessus de lui-même, comme on dit, dans ce moment solennel, il ne fait qu’être lui-même, ce qu’il a toujours été, ce qu’il sera jusqu’à la fin, l’ami, l’enfant de Dieu, le père des croyants. Mais enfin, il est vrai que là à cette place, en ce jour, l’épreuve nous le met en évidence, et donne à la lumière de sa foi un éclat qu’autrement elle n’eût jamais atteint. — Il faut monter sur cette colline, il faut s’arrêter devant cet autel, il faut voir cet enfant, cet unique, ce bien-aimé, il faut voir ce père… et se répéter à soi-même : Telle fut la foi d’Abraham !
Oserai-je vous la proposer pour exemple ? Oserai-je vous dire : croire c’est aller jusque-là ; croire, c’est accomplir le sacrifice de soi-même, c’est mettre Dieu au-dessus de tout, au-dessus de sa vie, et au-dessus des affections et des espérances qui font le prix de sa vie ; croire, c’est se donner les yeux fermés ? Oserai-je vous dire cela, oserai-je me le dire à moi-même ? Sommes-nous en état de comprendre un tel enseignement ? — Oh ! mes frères ! mes frères ! Croyez bien que je sens mon cœur trembler comme le vôtre devant ces précipices de la foi, et si nous n’avions que l’exemple d’Abraham, nous petits, nous chétifs, suffirait-il à nous entraîner ?
Mais un autre souvenir se presse ici dans ma mémoire. Je me transporte à deux mille ans de distance sur cette même colline de Morijah. Et là, quelle scène nouvelle, ô mon Dieu ! quel nouveau mystère mille fois plus incompréhensible que le premier ! Encore un autel, encore une victime, encore un sacrifice, mais un sacrifice sans rémission cette fois ! Encore un Père qui immole son Fils, son unique, celui qu’il aime, mais sans qu’un autre plus grand que lui puisse envoyer ici son ange pour arrêter la main qui frappe et substituer une victime à celle qui succombe. — Et quel est-il donc ce Père ? — Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?… Mes frères ! Dieu, le Dieu d’Abraham, a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique au monde, il l’a navré, il l’a froissé, il l’a abandonné, il l’a laissé clouer sur une croix, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la rie éternelle.
Je me demandais : oserai-je vous proposer l’exemple d’Abraham ? et voici les rôles sont renversés : c’est Dieu qui nous a prévenus, et qui a fait pour nous mille fois plus qu’Abraham ne fit jamais pour lui. Nous étions tentés de crier à l’impossible et de réclamer contre les exigences du Seigneur, et voici c’est lui qui nous confond par l’incompréhensible gratuité de son amour et de son dévouement. Il s’agit bien moins pour nous de donner, maintenant, que de recevoir ; d’accomplir un sacrifice, que d’en accepter un ; d’honorer Dieu par des prodiges enfin, que de nous laisser humblement honorer par les ineffables prodiges de sa grâce.
Seulement, sous peine de n’être plus qu’un ingrat, qui se sent aimé doit aimer en retour, et il n’est que juste de se donner soi-même à qui s’est donné pour vous. Voila pourquoi l’apôtre nous dit avec tant de confiance : Rachetés à un tel prix, vous n’êtes plus à vous-mêmes. Christ est mort afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et qui est ressuscité pour eux. — Que nul donc ne vive plus pour soi-même, car soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons au Seigneur !
Amen !