aC’est ici le moment de nous interroger nous-mêmes sur la destination de l’homme. Du spectacle imposant qu’étalent à nos regards les produits variés de l’activité humaine rassemblés en ce lieu, se dégage pour tout homme sérieux une question : A quoi bon tout ce travail ? Question qui se transforme aussitôt en une autre plus vaste et plus élevée : Pourquoi l’homme lui-même ? Dans quel but cet être doué de facultés si merveilleuses, et pourtant toujours mécontent, toujours torturé par des aspirations inassouvies ?
a – Conférence donnée le 15 août au Trocadéro pour l’Exposition Universelle de 1878
La solution que chacun de nous donne à ce problème, est, dans notre existence, un fait grave. Elle détermine la direction que nous imprimons à notre activité et décide par là du résultat de notre vie ; résultat grand, inévitablement grand, soit de splendeur, soit d’horreur.
Au terme de l’un de ses plus célèbres discours, l’orateur populaire le plus puissant qu’ait connu l’humanité, s’écriait : « Quiconque écoute les paroles que je dis et les met en pratique, est semblable à un homme qui a bâti sa maison sur le roc ; et la pluie est tombée et les torrents se sont débordés et les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n’est point tombée, car elle était fondée sur le roc. Mais quiconque entend les paroles que je dis et ne les met point en pratique est comparé à un homme qui a bâti sa maison sur le sable ; et la pluie est tombée, et les torrents se sont débordés, et les vents ont soufflé, et sont venus fondre sur cette maison ; elle est tombée… » et ici, reproduisant, pour ainsi dire, dans la majesté de sa parole le fracas de l’édifice qui s’écroule, il a ajouté : « et sa ruine a été grande. »
C’est une chose grande, en effet, qu’une vie d’homme qui arrive à son terme, quel que soit ce terme ; épouvantablement grande, quand cette vie a échoué ; saintement, glorieusement grande, lorsque le mourant, élevant un regard serein vers le ciel, peut dire : « Père, j’ai accompli l’œuvre que tu m’avais donné à faire. »
Puissent les réflexions que je vais vous soumettre contribuer à faire de chacune de vos vies une vie, si j’ose dire ainsi, réussie, une vie répondant au divin idéal de la destination humaine !
Avant tout, une question préalable : L’homme a-t-il une destination ?
Il peut vous paraître oiseux de poser cette question, dans ce lieu surtout où la notion de but ressort avec tant d’éclat de tous les objets sur lesquels se portent nos yeux. Si chaque produit de l’activité humaine a un but précis et déterminé, comme nous le constatons si facilement ici, comment l’homme, le principe vivant de toute cette action intelligente, serait-il lui-même un être sans but ?
Cependant il est des esprits qui posent cette question et qui la résolvent négativement. Ils prétendent qu’en face des phénomènes de la nature et même de celui de l’apparition de l’homme, on peut bien rechercher les causes, mais non le but. Les événements et les choses, dit-on, obéissent à des lois et à des forces, mais ne tendent à aucune fin. Deux faits tirés, l’un, du monde physique, l’autre, de notre nature morale, me semblent répandre une lumière suffisante sur cette question.
L’homme, c’est un fait universellement reconnu, est apparu le dernier d’entre les êtres qui peuplent la terre, et, depuis son apparition, la science ne constate celle d’aucune nouvelle espèce d’être, soit végétale, soit animale. Ainsi donc, d’un côté, l’homme est apparu comme faîte et comme terme de la nature ; de l’autre, le travail créateur a cessé dès l’apparition de cet être. Ne pouvons-nous pas conclure de là logiquement que l’homme était réellement le but de la création terrestre ? Et, s’il est le but de la création, peut-il avoir lui-même une existence sans destination ? Ou, si cette preuve n’a pas une valeur absolue, n’est-elle pas au moins une induction d’une haute portée ?
A ce fait physique répond un phénomène moral d’une solennité saisissante. Il a été signalé, à la fin du siècle passé, par l’un des penseurs les plus profonds dont s’honore l’humanité, Kant, le philosophe de Kœnigsberg. En achevant un ouvrage qui a tracé un sillon ineffaçable dans le champ de la pensée humaine, il écrivait, sous l’empire de la plus noble émotion, les lignes suivantes : « Deux choses remplissent mon âme d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelle et toujours croissante, le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale au dedans de moi.
Ces deux spectacles, je n’ai point à les chercher à travers l’enveloppe d’une mystérieuse obscurité, ou à les pressentir vaguement dans un infini lointain. Je les contemple immédiatement devant moi ; ils sont liés à la conscience même de mon être. L’un, le ciel visible, commence au point même de l’univers ou je me trouve et s’agrandit autour de moi en cercles de mondes, en systèmes de systèmes, jusqu’à l’infini des espaces et des temps dans lesquels ces mondes se meuvent. L’autre, la loi morale, part également de mon invisible moi ; elle me place au milieu de l’univers intelligible, cet autre infini avec lequel ma personnalité est dans une relation nécessaire. Et, tandis que le premier (le spectacle du ciel) anéantit mon importance personnelle, le second (le fait de la loi morale) élève à l’infini la valeur de ma personnalité, puisque cette loi manifeste en moi l’existence d’une vie complètement indépendante de la vie animale et du monde des sens. »
L’homme est, entre tous les êtres d’ici-bas, l’unique porteur d’une loi morale. Il devient par là le dépositaire privilégié d’une vie supérieure à toutes les lois et à toutes les forces de l’existence physique. Les êtres de la nature, privés de la lumière morale, ne peuvent être que des moyens les uns par rapport aux autres. Par cette législation intérieure que possède l’homme, il acquiert une valeur absolue ; il apparaît comme un être qui a sa destination dans l’activité même qu’il déploie. L’œuvre morale, précisément parce qu’elle n’a pas d’autre but qu’elle-même, imprime à l’être qui en est l’auteur le sceau de la destination remplie.
L’homme a donc une destination. La nature physique et notre propre nature morale le proclament de concert. Mais, et c’est ici une seconde question préalable, cette destination doit-elle être envisagée comme collective, comme ne s’appliquant qu’à l’espèce, ou aussi comme individuelle ? En d’autres termes, le but à atteindre se dresse-t-il immédiatement en face de chacun de nous, de telle sorte que nous puissions le réaliser individuellement et le posséder comme notre bien propre — ou bien le but de l’existence humaine ne doit-il se réaliser que dans un avenir lointain auquel les derniers venus de la race pourront seuls participer ? Ou même ne consisterait-il point dans un progrès indéfini auquel chaque génération n’est associée qu’en passant et dans la mesure de son époque ? Interrogeons de nouveau sur cette question les deux maîtres que nous venons de consulter, la nature extérieure et notre propre nature morale.
La première déploie sous nos yeux dans les degrés inférieurs du monde organisé une prodigalité inouïe d’individus. Une bien petite partie seulement de ces innombrables produits accomplit le cycle de l’existence ; la plupart sont dépensés au service et pour l’alimentation d’autres espèces.
Mais, à mesure que nous montons l’échelle de la vie animale, cette prodigalité diminue et fait place à l’économie ; les produits deviennent moins nombreux et acquièrent par conséquent plus de prix. Enfin, lorsque nous arrivons au faîte, à l’homme, l’avarice succède à l’économie ; le cas même de jumeaux est, à ce degré supérieur, une rare exception. C’est comme si, dans son hiéroglyphique langage, la nature disait au père et à la mère : « L’être que je vous confie est si exceptionnellement précieux que ce n’est pas trop de toute votre sollicitude et de toutes vos forces réunies pour travailler à le conserver et à l’élever en vue de sa sublime destination. »
En un mot, dans la sphère de l’animalité, c’est l’espèce qui domine ; l’individu n’a de prix que comme représentant et porteur passager de l’espèce. Mais quand on arrive à l’humanité, la relation se renverse. Ici l’essentiel, c’est l’individu ; l’espèce n’est que son berceau, son point de départ, son soutien, son auxiliaire.
Ce langage significatif de la nature est confirmé par celui de notre propre instinct moral. D’où vient, par exemple, la répulsion que nous inspire l’institution de l’esclavage, sinon du sentiment intime que l’homme n’est pas fait pour être dégradé au rang de moyen ? D’où vient encore l’horreur que produit en nous l’acte de l’anthropophagie ? On l’explique souvent par le crime du meurtre qui en est inséparable. Mais pense-t-on qu’un soldat se résoudra volontiers à se nourrir sur le champ de bataille, si le besoin d’aliment vient à le presser, du corps de son camarade, tombé sous le coup d’une balle ennemie ? Non, la raison est plus profonde. Cette répulsion provient de ce que le corps humain possède à nos yeux une dignité trop élevée pour être rabaissé, ainsi que la chair animale, au rôle d’aliment.
Notre nature morale s’accorde donc avec la nature extérieure pour rendre hommage à la valeur de cette personnalité humaine dont Dieu a proclamé l’incomparable dignité en posant sur sa tête la couronne de la liberté et de la responsabilité morale. Une personnalité libre porte en elle son propre idéal, et non point seulement celui de l’espèce, de sorte que si l’humanité dans son ensemble possède une destination collective, celle-ci ne pourra être que la résultante de l’accomplissement de toutes les destinations particulières, le rayonnement total formé par le faisceau des perfections individuelles.
Quant à l’idée si répandue aujourd’hui du progrès indéfini, comment ne pas discerner la contradiction qui y est inhérente ? « La notion de progrès, a dit M. de Hartmann, le philosophe le plus sceptique et le plus écouté de l’Allemagne, renferme nécessairement celle de but. » Car si, après avoir fait mille pas, je ne suis pas plus rapproché du terme que je ne l’étais avant d’avoir commencé à marcher, parce qu’il reste toujours infiniment éloigné de moi, un pareil progrès n’en est pas réellement un. La notion de progrès disparaît avec celle d’un but à atteindre.
Nous sommes donc conduits à préciser ainsi notre question primitive :
Quelle est la destination de l’individu humain ?
Et comme, depuis que l’homme pense, il a proposé bien des réponses à ce problème, établissons avant tout les caractères auxquels nous pourrons reconnaître la vraie solution.
Ces caractères, indiqués par la nature des choses, sont au nombre de trois :
1° La vraie solution doit pouvoir s’appliquer à tous les hommes. Pas ici d’aristocratie possible. Tout ce qui est né homme, doit pouvoir réaliser la destination de l’homme. Autrement l’unité de l’espèce humaine serait brisée.
2° La vraie solution devra comprendre, dans chaque homme, l’homme tout entier, avec toutes ses facultés. Sinon, la faculté exclue protesterait contre la destination proposée, comme se rebelle un membre du corps contre le vêtement trop étroit ; et l’unité de la personne humaine serait rompue.
3° La vraie solution doit pouvoir s’appliquer à tous les moments de l’existence humaine. Autrement la vie se composerait de moments qui concourent à notre destination et d’autres qui nous en éloignent nécessairement. L’unité de l’existence humaine serait niée.
Comprendre tous les hommes, l’homme tout entier, et cela dans tous les moments de sa vie : voilà les conditions auxquelles doit répondre la solution vraie du problème de la destination humaine.
Partant de là, mettons à l’épreuve les solutions principales que l’on a proposées jusqu’ici de ce grand problème.
A.) Les uns — et ceux qui pratiquent cette solution sont plus nombreux que ceux qui la professent — estiment que le but de la vie humaine estla jouissance ; non la jouissance matérielle seulement, mais le bien-être en général, comprenant tous les progrès de la civilisation, le charme des jouissances intellectuelles et des beaux-arts, les douces affections de la famille. Et, comme la condition du bien-être sous ces différents rapports est assurément la propriété, ce principe se transforme pratiquement, qu’on le dise ou qu’on le taise, en celui-ci : faire fortune, et faire fortune le plus vite possible, afin de pouvoir jouir le plus longtemps possible.
Certes, l’on ne peut méconnaître le rôle important de la jouissance dans la vie humaine. Elle stimule puissamment l’exercice de nos facultés ; elle sert souvent à nous signaler le caractère normal de notre état physique et moral, de même que la souffrance nous est un indice de son caractère maladif ou anormal. Mais de ce que la jouissance peut nous être utile comme aiguillon ou comme pierre de touche, il ne résulte pas qu’elle soit le but de l’existence. Et en effet :
1° Elle n’est pas à la portée de tous. Que d’existences qui en sont fatalement privées et qui sont même vouées à son contraire ! Ce petit être né avec un sang vicié et un corps méfait, pour qui chaque fonction vitale est une souffrance, chaque mouvement une torture ; cette pauvre orpheline sur qui la vie pèse comme un fardeau journalier, qui ne peut rencontrer un petit enfant dans les bras de sa mère, sans que son cœur se brise d’une douleur poignante ; cet homme qui marche ici-bas sous le poids d’un deuil qui l’a rendu à jamais solitaire, et qui a paralysé chez lui jusqu’à la faculté de jouir ; cet autre qui traîne après lui le souvenir d’un acte déshonorant que ne lui pardonnera jamais l’opinion publique… Allez, consolez ces malheureux en leur prêchant la doctrine de la jouissance ; dites-leur que le but de la vie, c’est le plaisir, à eux qui sont bannis à jamais de cet Eden ! Il est dur déjà de souffrir. Mais souffrir en se disant que cette souffrance ne mène à rien, que, bien loin de nous rapprocher de notre destination, elle nous en éloigne, il y a là de quoi faire déborder la coupe amère ! C’est le désespoir avec ses plus sinistres conséquences.
2° Cette destination embrasse-t-elle tout l’homme ? Non ; il est même en nous une faculté dont le siège se trouve précisément dans les régions les plus nobles de notre âme, qui réclame fréquemment le renoncement volontaire à la jouissance et l’acceptation libre de la souffrance. C’est le sentiment de l’obligation morale, du devoir. Le médecin, père de famille, qui expose à chaque heure sa vie au milieu des ravages d’une maladie contagieuse, ne le fait pas en vue de la jouissance. Et qui pourra dire cependant, s’il périt à la tâche, qu’il n’aura pas accompli sa destination mieux qu’en jouissant longtemps encore des douceurs de la vie au milieu des siens, au prix du lâche abandon de ses malades ? Et l’homme qui sacrifie sa vie pour sauver celle de son bienfaiteur, l’accuserez-vous d’aller à rencontre de la destination humaine, parce qu’il subordonne l’instinct de la jouissance au noble élan de la reconnaissance ? La faculté de surmonter l’attrait du plaisir ou la crainte de la douleur au nom du devoir est précisément ce qui distingue le plus profondément l’homme de l’animal. Vouloir assujettir l’homme à l’agréable, c’est effacer cette ligne de démarcation tracée par la nature elle-même ; c’est nous faire descendre l’échelle que nous étions appelés à gravir.
3° La jouissance enfin n’est pas un élément qui puisse pénétrer tous les moments de la vie. J’en appelle ici à un seul, au plus sérieux de tous, au dernier. Si la jouissance était le but de la vie humaine, cette destination devrait éclater chez nous dans toute sa vivacité au moment où nous approchons du terme et où le but doit se trouver le plus rapproché de nous. Mais quelle étrange fin, je vous prie, pour un être dont la destination serait le plaisir, que cette suprême angoisse, ce frisson de l’agonie, ce pressentiment de la dissolution prochaine, cette défaillance sans nom qui précède ce que nous appelons le dernier soupir ! Voilà le fatal écueil contre lequel vient définitivement se briser la théorie de la jouissance.
En somme, cette théorie rompt l’unité de l’espèce, en assignant à la vie humaine un but que toute une portion de l’humanité est fatalement empêchée d’atteindre. Elle rompt l’unité de la personne humaine en proposant à l’homme une destination qui laisse en dehors d’elle un certain nombre de ses facultés, et précisément les plus nobles. Elle rompt l’unité, de chaque vie humaine, en partageant l’existence en deux séries de moments, dont les uns nous portent vers le but tandis que les autres nous en éloignent.
Cette théorie est ainsi condamnée par chacun de nos trois postulats.
B.) Nous serons plus bref en discutant un autre but que l’on a parfois assigné à l’existence humaine : la science.
Ce fut là l’explication de la vie proposée par les meilleurs esprits de l’antiquité, tels que Platon et Aristote.
Que l’homme soit fait pour connaître, qui en doute ? L’œil n’est pas plus évidemment fait pour voir, que l’intelligence pour savoir. Mais, de ce que la science est l’un des éléments de la destination humaine, résulte-t-il qu’elle soit cette destination elle-même ?
Non ; car, en premier lieu, la science n’est pas pour tous, d’abord parce que les hommes de science forment nécessairement une minorité qui ne peut vivre qu’à la condition que, pour les faire vivre, des milliers d’autres se consacrent aux occupations inférieures de la vie. Les savants leur rendent bien ce service, sans doute ; mais enfin la chose est telle. De plus, les aptitudes scientifiques sont une prérogative qui n’est conférée par la nature qu’à un nombre d’élus assez restreint.
En second lieu, la science est une fonction trop étroite pour embrasser l’homme tout entier. Ce savant mathématicien qui, sortant de la représentation d’un de nos chefs-d’œuvre dramatiques, s’écriait : « Qu’est-ce que cela prouve ? » n’était pas à vos yeux un homme complet, assurément. Ce professeur de physique que j’entendais un jour, au sommet du Pilate, en face d’un radieux lever de soleil, discuter savamment sur l’angle de réfraction que doivent faire avec la surface neigeuse les rayons solaires, pour la peindre de cette teinte rosée inexprimablement fraîche et délicate que plusieurs d’entre vous ont admirée sans doute, l’envisageriez-vous comme un homme complet ? Seriez-vous désireux de faire de lui votre compagnon de voyage ? Ce père, toujours enfermé dans son cabinet d’étude, qui n’est rien pour sa famille et dont les enfants s’écrient désolés : « Notre père, ce n’est pas un homme, c’est un savant ! » l’envisageriez-vous comme le type de l’homme accompli ? Le choisiriez-vous pour votre confident, pour votre intime ?… C’est que l’intelligence n’est pas tout l’homme ; c’est qu’il fait froid sur les hautes cimes de la pensée pure et du savoir ; c’est que le cœur peut se congeler et le sang vital se figer là-haut sous le souffle glacial de l’égoïsme et de l’orgueil ; c’est qu’à côté de l’intelligence il y a en nous la volonté et le sentiment, dont la culture ne peut être négligée sans que notre développement soit faussé et notre personnalité mutilée.
Ce but, la science, pourrait à la rigueur répondre à notre troisième postulat. L’étude a de quoi remplir tous les moments de celui qui s’y consacre. Le manger et le boire, le repos et le sommeil, la récréation et la promenade pourront être indirectement mis au service de ce travail, jusqu’à l’heure du moins où les facultés intellectuelles seront frappées d’impuissance par la maladie ou le déclin. Mais ce fait, que je constate avec empressement, ne fait que prouver une chose : c’est qu’en passant de la jouissance à la science nous avons commencé à monter l’échelle ; nous nous sommes réellement rapprochés d’un degré de la solution cherchée. Mais nous n’y sommes point parvenus, comme l’attestent les réclamations de nos deux premiers postulats.
C.) On a proposé une troisième solution du problème qui nous occupe. La destination de l’homme, dit-on, c’est l’accomplissement de l’obligation morale, du devoir. « Le devoir, dit un célèbre écrivain moderne, avec ses incalculables conséquences philosophiques, en s’imposant à tous, résout tous les doutes, concilie toutes les oppositions et sert de base pour réédifier ce que la raison détruit ou laisse crouler. Grâce à cette révélation sans équivoque ni obscurité, nous affirmons que celui qui aura choisi le bien, aura été le vrai sage. » En d’autres termes, l’homme normal, l’homme accompli, c’est l’homme du devoir.
Nous sommes tout prêt à affirmer avec M. Renan la souveraineté du devoir. Mais nous nous demandons seulement quel est, à ce point de vue, le contenu de l’obligation morale ainsi placée sur le trône ? On nous répondra probablement : Mais… la justice envers le prochain, la bienveillance pour tous les êtres, l’empire sur soi-même par la retenue dans la jouissance et la résignation dans la souffrance.
Voilà certes un programme de vie qui n’est pas à dédaigner, quand il est pris au sérieux. Il répond, du moins dans une certaine mesure, à deux d’entre nos trois postulats, le premier et le troisième. En effet, le principe de l’obligation morale s’applique à tous les êtres humains. « La révélation divine du devoir, comme dit M. Renan, éclaire toute conscience humaine. » L’idiot lui-même n’est pas dénué de sens moral. J’ai vu, et plusieurs d’entre nous auront vu comme moi, le pauvre crétin de nos hautes vallées se tenir, à vingt ans, attaché à la robe de sa mère et pratiquer de son mieux le devoir de l’aimer, de lui obéir et de la soulager dans ses travaux domestiques.
Le principe du devoir est également capable de présider à tous les instants de l’existence et d’assurer ainsi la continuité de la vie morale. Quel est celui de nos actes, fût-ce même la plus simple récréation, qui ne puisse, par l’esprit que nous y apportons, rentrer directement ou indirectement dans la catégorie du devoir rempli ?
Deux de nos postulats sont donc réellement satisfaits, et nous avons certainement fait un pas en avant. La science était plus rapprochée du but que la jouissance ; le devoir l’est plus que la science. Serions-nous au but ? Consultons encore notre dernier postulat : cette solution, le devoir, satisfait-elle l’homme tout entier ?
L’âme humaine est douée de trois facultés principales, celle de penser, celle de vouloir, celle de sentir. Par la première, l’intelligence, nous percevons l’ensemble des êtres ; par la seconde, la volonté, nous imprimons au monde qui nous entoure notre cachet. La troisième est la plus profonde et la plus mystérieuse des trois. Elle est pour elles ce que le tronc d’un arbre est aux deux branches puissantes qu’il porte et qu’il nourrit. Le sentiment est le siège des impressions agréables ou pénibles, des sympathies et des antipathies, des hautes aspirations et des insondables pressentiments. C’est par cette faculté que nous ressentons comme le contre-coup de ce qui se passe dans l’univers entier, et communiquons avec l’infini ; riche mine d’où procèdent les plus nobles métaux qui aient cours dans la vie humaine, les grandes pensées et les héroïques résolutions.
Eh bien ! je le demande, ces trois facultés sont-elles satisfaites par la théorie du devoir ?
Commençons par la volonté ; c’est celle à laquelle la notion même de devoir fait le plus directement appel et rend le plus positivement hommage. La volonté, mise en face du devoir, se plaint de n’avoir pour la soutenir contre les attraits du plaisir, contre les suggestions de l’amour-propre ou de l’intérêt, que le principe froid et abstrait de l’obligation. Puis le contenu de cette obligation elle-même est quelque chose de si vague, de si peu précis que ce principe, sous cette forme mal définie, ressemble à un filet à grosses mailles, dont le tissu élastique laissera passer, dès qu’on le voudra bien, les plus grossières immoralités.
Telles sont les réclamations de la volonté. L’intelligence a aussi les siennes. Elle qui tient à se rendre compte de tout, voudrait savoir sur quelle base repose l’autorité inexorable de l’obligation morale. Voici un maître impérieux qui peut à chaque instant réclamer les plus douloureux sacrifices. L’intelligence demanderait à connaître les titres qu’il peut avoir à un droit de souveraineté si absolu. Or il lui semble que, quand elle l’interroge, elle n’obtient pas de réponse. En outre elle recherche la sanction de ce principe de l’obligation. Elle voudrait savoir qui se chargera d’en réparer les violations, et de la dédommager si, après avoir été fidèle, elle vient à être la victime de l’infidélité d’autrui. Et encore ici le système reste muet. Tranchons le mot :
Ou Dieu n’est pas, et dans ce cas, qui donc m’impose l’obligation morale ? Qui en détermine le contenu ? Qui en surveille l’accomplissement ? Qui en garantit l’inviolabilité ?
Ou Dieu est, et alors comment cette suprême personnalité morale, cet être qui, s’il est, doit être le bien vivant, pourrait-il ne jouer aucun rôle dans le contenu de l’obligation morale ; comment n’en serait-il pas lui-même l’objet suprême ?
Et le sentiment enfin, que dit-il à ce principe du devoir pour le devoir ? Ses vastes aspirations, ses hardis élans, ne s’accommodent guère de cet honnête mais froid principe. Il y a dans le fond de tout cœur humain un instinct que rien n’étouffe, qu’un rien réveille, et qui se manifeste tantôt par une insatiable ambition, tantôt par une accablante tristesse : la soif de l’infini. Cette soif ne saurait s’étancher au principe abstrait de l’obligation morale. Probité, bienveillance, modération : on peut avoir observé tous ces devoirs dès sa jeunesse, — j’en prends à témoin le jeune homme riche de l’Évangile, — et néanmoins être semblable au cerf altéré qui brame après le courant des eaux.
Jouissance, science, devoir, tous ces biens doivent certainement rentrer dans l’accomplissement de la destinée humaine. Ni Epicure, ni Platon, ni les Stoïciens ne se sont complètement égarés. Mais nul d’entre eux n’a prononcé le vrai mot. Et nous n’avons point encore contemplé le port où l’homme pourra se reposer dans le sentiment de sa destination remplie.
A quel guide nous adresser pour lui confier la continuation de notre recherche et parvenir, s’il est possible, à la solution cherchée ? Une fois encore : à la nature, à la nature physique et morale, qui a été la conseillère de nos premiers pas dans cette investigation. Plus on étudie la nature, plus on découvre en elle une école de divine sagesse.
1. Que voyons-nous dans les domaines de la nature inférieurs à nous ? Chaque être tendant à s’associer et à s’unir à un être d’ordre supérieur à lui, en faveur duquel il se fait moyen. Ainsi la plante ne se borne pas à accomplir le cycle de sa végétation annuelle ; elle entre comme facteur intégrant dans le fonctionnement de la vie des êtres supérieurs à elle, des animaux. Il y a dans chaque animal, dans l’homme lui-même, un certain nombre de fonctions auxquelles la physiologie a donné le nom de vie végétative, et qui ne sont autre chose que l’incorporation organique de la plante à l’animal.
Telle est aussi, à un degré supérieur, la relation entre l’animal et l’homme. Et je ne veux point seulement parler ici de ce fait palpable que la vie physique, ou dite animale, est et reste la base de toute existence humaine, comme la vie végétative est celle de toute vie animale. Je m’attache à un ordre de considérations plus élevé, et voici ce qui me frappe à cet égard dans l’organisation de la nature. Pas plus la plante n’aspire à se transformer en animal, pas plus l’animal n’aspire à devenir homme. Mais il tend néanmoins à l’homme. Son ambition est de s’unir à nous. Vous surprenez cette tendance de l’animalité vers l’homme dans la série ascendante des créations animales qui se sont succédé sur notre terre avant l’apparition de l’homme. Ces organisations successives, en effet, se sont de plus en plus rapprochées du type humain, et n’ont cessé de progresser vers lui que quand ce type lui-même est apparu. C’était lui qu’elles cherchaient.
Vous constatez encore l’attraction exercée par l’homme sur l’animalité chez les animaux supérieurs, qui subissent d’une manière beaucoup plus sensible que les inférieurs l’ascendant de la personnalité humaine, jusqu’à déposer leurs instincts de férocité les plus enracinés sous le regard fascinateur de leur dompteur.
Mais c’est surtout au faîte de l’animalité, chez les animaux domestiques, que vous rencontrez la preuve parlante de l’aspiration qui pousse ces êtres de la nature à s’unir à l’homme. C’est ici que vous voyez l’animalité s’humaniser en quelque sorte, se grouper autour de nos personnes, comme une troupe de sujets fidèles qui aiment à s’associer à nos travaux, qui mettent docilement à notre service des forces souvent bien supérieures aux nôtres et qui semblent ne se trouver bien qu’avec nous.
Dans cette organisation générale de la nature se révèle une loi fondamentale : c’est que chaque être tend au-dessus de lui ; et dans cette aspiration doit se trouver à la fois l’indice et la mesure de sa destination.
L’homme aussi a son aspiration. Comme l’animal tend, non pas à devenir homme, mais à s’associer à l’homme, ainsi l’homme aspire, non point à devenir l’Être infini, mais à s’unir à lui, en participant à son existence parfaite, absolue. A mesure que cet infini se découvre à lui, dans la nature comme sagesse et toute-puissance, dans la conscience comme justice et sainteté, dans les impressions intimes de notre cœur comme suprême bonté, en nous s’éveille le sentiment de notre parenté morale avec lui et le besoin de communiquer avec ce père invisible et inconnu. C’est un irrésistible attrait pour cette vie glorieuse et sans limites, cette vie infiniment riche dont nous contemplons journellement les preuves dans l’excellence, dans la beauté, dans la grandeur et dans la variété infinie de ses œuvres. C’est là l’attrait sous l’empire duquel le chantre israélite poussait ce cri sublime : « Mon âme a soif de toi, ô Dieu vivant ! »
Être associé à ce vivant mystérieux, participer à sa pensée, servir d’agent à sa puissance et à son amour, collaborer à son œuvre, voilà l’idéal qui, plus ou moins distinctement formulé, se révèle à notre âme et devient l’objet de notre suprême aspiration. Cet instinct n’est point une attraction aveugle, irréfléchie, comme l’attachement de l’animal à son maître. C’est une lumineuse intuition, un prophétique pressentiment qui, une fois formé au dedans de nous, fait appel à notre liberté, entraîne toutes nos facultés et décide de la direction de notre vie. C’est la révélation du mystère de notre destination.
Cette destination ainsi comprise renferme deux choses que j’exprimerai au moyen d’une formule empruntée à un langage bien connu de vous :Nous en Dieu et Dieu en nous.
Nous en Dieu : par l’abdication de notre volonté propre, par le renoncement à notre pensée faillible, par le dépouillement de notre moi vain et égoïste, afin d’affirmer, à la place de nous-même, Dieu, sa volonté, sa pensée, sa personne suprême, lors même que nous ne faisons encore que la pressentir. Voilà la première œuvre ; c’est le vide à opérer au dedans de nous, afin que nous puissions recevoir et posséder mieux que nous-même.
Puis la réponse : Dieu en nous, par un effet de sa condescendance infinie envers sa créature. Dieu en nous : par la révélation de sa pensée à notre intelligence, par la communication de sa force créatrice à notre volonté, par l’habitation de sa personne elle-même dans notre cœur. Telle est la seconde œuvre, qui répond à la première comme le plein répond au vide.
O homme, sors de toi-même pour te transporter et te placer en Dieu ; et que ce Dieu, sortant de ses infinies profondeurs, s’abaisse vers toi pour agir en toi ; que, dans cette rencontre, l’Esprit infini trouve en toi, esprit fini, le libre agent et l’organe joyeux de sa vie parfaite, — et ta destination, ô homme, qui que tu sois, est remplie. Tu n’en saurais concevoir ni une moins élevée sans te dégrader, ni une plus élevée sans déraisonner.
2. Soumettons cette solution à l’épreuve que nous avons fait subir aux précédentes. Répond-elle aux trois conditions indiquées ?
Elle s’applique certainement à tous les hommes. Quel esprit fini pourrait être privé du droit de communiquer avec l’Esprit infini dont il est émané ? Quelle position terrestre pourrait s’élever, comme un impénétrable obstacle, entre le Père des esprits de toute chair et l’âme humaine qui est son souffle ? Souffrants, rien ne saurait nous empêcher de nous unir à lui par le sacrifice humble de la soumission. Jouissant du bien-être, quoi de plus naturel que de nous tourner vers lui dans l’élan de la reconnaissance ? Ainsi tout dans la vie peut devenir l’occasion d’un vivant contact entre notre âme et cet esprit infini.
Il est certain encore que la destination humaine ainsi comprise embrasse l’homme tout entier : notre volonté, qui ne tend plus qu’à s’offrir, comme agent, à la volonté divine ; notre intelligence, qui n’aspire plus qu’à discerner la pensée de Dieu réalisée dans ses œuvres, afin de larepenser et de la célébrer ; notre cœur, enfin, qui, comme l’a dit un Père de l’Eglise, « ne trouve le repos » — la pleine suavité de l’existence — « que lorsqu’il repose en Dieu. » Toutes nos facultés se trouvent ainsi élevées à leur plus haute puissance par leur exercice en Dieu.
Enfin, est-il un moment de la vie humaine qui doive demeurer étranger à une pareille destination ? L’acte le plus insignifiant de la vie ne peut-il pas être accompli en vue de Dieu ? « Soit que vous mangiez ou que vous buviez ou que vous fassiez quelque autre chose, » a dit un homme dont le faire égalait toujours le dire, « faites tout pour la gloire de Dieu. » Le but de la vie ainsi compris est situé assez haut pour la dominer tout entière, et pourtant placé assez près de nous pour être à chaque moment à notre portée et tomber en quelque sorte sous notre main à chaque acte de l’existence. Cette solution soutient même l’épreuve du moment suprême, celle de la défaillance finale ; que dis-je ? c’est à ce moment-là qu’elle triomphe.
3. Il est tellement vrai que cette solution du problème de la vie est la vraie, qu’elle renferme toute la portion de vérité que possèdent les trois solutions essayées précédemment.
Où la jouissance aurait-elle mieux sa place dans l’existence humaine que là où un cœur filial savoure chaque bien comme le don de l’amour d’un invisible père, et cueille chaque plaisir sur le chemin de la vie comme une fleur semée par cette tendre main ?
Où la science fleurirait-elle plus magnifiquement et produirait-elle des fruits plus savoureux, que lorsque ce noble travail, au lieu d’être vicié par les vils stimulants de l’égoïsme, de l’orgueil ou de la cupidité, se propose pour but suprême de découvrir la pensée du Créateur dans chacune de ses œuvres, de la faire resplendir aux yeux de tous et devient ainsi un hymne à la gloire de sa sagesse ?
Et quand enfin l’accomplissement du devoir sera-t-il plus solidement garanti que lorsqu’il reposera sur le sentiment de l’obligation envers Dieu lui-même ? Ne soyez pas inquiet de la probité et de la bienveillance d’un homme envers ses semblables dès qu’il s’est décidé à aimer Dieu pardessus tout et qu’il lui a sérieusement donné son cœur. Ce qui fait la cohésion des points d’une circonférence, ce n’est pas leur juxtaposition accidentelle les uns par rapport aux autres, c’est le rayon invisible qui unit chacun d’eux au centre du cercle. Jamais un homme ne parviendra à aimer son prochain comme soi-même qu’après qu’il aura déposé devant Dieu l’autonomie despotique et l’indépendance égoïste de son moi, et qu’il aura consenti premièrement à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa pensée.
Devoir saintement accompli, science humblement cultivée, jouissance purement goûtée : ce sont là les formes diverses d’un culte en esprit et en vérité qui monte incessamment vers le ciel du sanctuaire d’une âme recueillie et vivant en Dieu.
4. Et ce n’est pas seulement chaque âme humaine, c’est l’espèce tout entière qui trouve dans cette solution l’explication du mystère de sa destination finale.
Un seul esprit fini ne pouvait manifester toute la richesse de l’Être infini. Comme la vie de la nature ne saurait se déployer dans une seule et unique plante et qu’il lui faut ces cent mille espèces d’arbres et de fleurs qui composent le règne végétal, pour offrir à nos sens toute l’abondance et toute la diversité de formes, de couleurs, de parfums, de saveurs, de vertus, que la nature recèle dans son sein ; ainsi il faut toute une société d’esprits intelligents et libres pour manifester la plénitude des perfections et des forces que possède en lui-même l’Esprit créateur. Et si la destination de chaque individu se formule en disant : lui en Dieu, Dieu en lui, la destination de l’ensemble, ne pouvant être que la résultante des destinations individuelles, se formulera en ces termes, énoncés dès longtemps par une bouche sainte : Dieu tout en tous.
La voyez-vous en pensée, s’avançant sur le théâtre d’une terre purifiée, la majestueuse cohorte des collaborateurs de Dieu : ici les producteurs de l’industrie, auteurs d’un monde de merveilles qui éclipseront ces chefs-d’œuvre innombrables que nous contemplons en ce lieu ; là les échangeurs du commerce qui, au sein d’une paix universelle, enrichissent le globe entier des productions précieuses de chaque point ; là, les créateurs dans le domaine de l’art, faisant à l’envie rayonner sur ce bienfaisant travail la splendeur du beau. Voici, d’un autre côté, les ouvriers de la science, les scrutateurs de la nature, avec leurs microscopes, leurs cornues, leurs compas, leurs gigantesques télescopes ; les fouilleurs de l’histoire, faisant sortir de la poussière des bibliothèques le tableau intelligible du passé ; les chercheurs de la vérité, les philosophes, s’efforçant de parvenir jusqu’à la pensée sublime qui se cache à la fois et se révèle dans le phénomène immense de l’univers. Ce n’est pas tout ; voilà les organisateurs de la vie sociale, les directeurs de l’administration publique qui maintient l’ordre entre toutes ces sphères, les dépositaires de la justice, et enfin les interprètes du sentiment religieux. Toute cette armée de libres ouvriers se meut sous un souffle unique, l’esprit d’un saint amour, vers un but unique, placé assez haut pour être le point de mire de tous et assez bas pour s’incarner immédiatement dans l’œuvre de chacun telle est la destination collective. C’est le règne de Dieu dans l’homme ou, si l’on préfère, de l’homme en Dieu. Et, comme résultat, la terre transformée en ciel, c’est-à-dire le ciel réalisé sur la terre, jusqu’à ce que dans une économie, supérieure encore, ce règne de Dieu, consommé ici-bas, éclate au dehors, s’étende de proche en proche, de sphère en sphère, jusqu’aux extrémités de l’univers intelligent par le ministère de l’homme devenu, comme individu et comme espèce, l’exécuteur du plan de Dieu, le messager de l’universelle charité.
5. Et, chose remarquable, du point auquel nous sommes parvenus, jetant un regard en arrière, nous pouvons nous rendre compte peut-être desformes d’existence qui ont précédé la nôtre ici-bas et de la pensée qui a présidé à leur apparition. Que signifie l’existence de la plante ? Nous contemplons en elle le doux spectacle d’un être qui s’ouvre sans résistance et se livre sans méfiance à la puissance mystérieuse de la nature. Tandis que celle-ci, comme une tendre mère, communique avec libéralité à cet être délicat et fragile une sève qui va se déployer en lui en une richesse de saveurs, de parfums, de formes et de couleurs, la plante reçoit tout silencieusement et sans effort, et ne prétend être rien de moins, rien de plus, que ce que cette riche communication de l’infini dont elle vit, lui donnera d’être.
Avez-vous reconnu l’emblème et, si l’on peut dire ainsi, la parabole de la relation entre l’homme et l’Être infini qui lui a donné la vie ? L’homme se livrant à Dieu avec un plein abandon, Dieu se communiquant à l’homme dans la richesse de sa munificence infinie.
Quel est donc le sens de l’être que nous appelons la fleur ? C’est l’image de notre destination accomplie. Le monde des plantes est un livre d’estampes, le livre aux cent mille images, par chacune desquelles le Créateur nous donne ce doux enseignement : Fais à mon égard avec liberté et abandon, ô homme, ce que cet être fait inconsciemment à l’égard de la nature ! Ouvre-toi à l’action de mon Esprit, et je déploierai en toi des perfections de sagesse, de beauté, de force et d’amour supérieures encore à celles que tu admires chez ces êtres.
Il avait entendu le sublime langage que le monde des fleurs tient au cœur de l’homme, ce prince des poètes modernes (Rückert) qui, dans un distique que notre langue ne peut rendre qu’imparfaitement, disait :
« La fleur a un secret divin à te révéler, ô homme ! Elle te montre comment une humide poussière peut porter l’éclat du ciel. »
Voilà ce qui explique peut-être le charme que le monde des plantes exerce sur l’âme fatiguée du combat de la vie, l’influence de calme et d’apaisement qui s’en dégage si naturellement. La fleur nous représente notre destination accomplie, notre idéal réalisé. Réalisé ? Oui, mais en peinture seulement. Car il manque à la plante ce qui manque à la nature elle-même, dont elle est la fille, la liberté. Elle est ce que la créature doit être, mais sans avoir voulu l’être.
Quel contraste entre le monde des plantes et l’animalité ! Ici nous rencontrons, sinon la liberté, du moins le mouvement spontané qui en est le prélude. En passant de la plante à l’animal, nous entrons dans le travail de la vie avec ses émotions, ses appétits, ses violences, ses dangers, ses luttes, ses douleurs. Nous sommes dans la sphère de la sérieuse et redoutable réalité. Le combat sanglant pour l’existence a commencé et fraye la voie à l’apparition de l’être dans lequel l’idéal doit enfin se réaliser, non sous la forme d’un gracieux emblème seulement, mais sous celle d’une vie véritable ; nous nous rapprochons visiblement de l’être dans lequel l’abandon libre de l’esprit fini se rencontrera enfin avec l’amour généreux de l’être infini.
On le voit : la plante, c’est la gracieuse poésie ; l’animalité, c’est la sévère histoire. L’homme est la clef de voûte en laquelle convergent ces deux domaines de la nature inférieurs à lui ; il est le couronnement de l’histoire et la réalisation de la poésie, le lien vivant et libre entre la nature tout entière au-dessous de lui et le Dieu qui l’a créé lui-même pour Lui.
Je ne serais pas étonné qu’en entendant exposer ainsi ; la solution du problème de notre destination, vous eussiez eu constamment dans le cœur une objection : « C’est bien ! moi en Dieu, Dieu en moi ! Je ne conçois en effet rien de plus désirable, rien de plus grand. Seulement, comment parvenir à un tel état ? Dieu est au ciel, perdu dans l’infini inaccessible de son essence ; moi sur la terre, emprisonné dans les parois du fini, de la matière, séparé de Dieu par une muraille plus épaisse encore que ce contraste de nature, par mes instincts mauvais et par les fautes nombreuses auxquelles ils m’ont entraîné. »
Mesdames et Messieurs ! Avant de répondre à cette question, veuillez me permettre de vous faire remarquer une chose qui peut-être vous aura déjà frappés. En réfléchissant à la solution à laquelle nous avons été conduits sur la voie de l’expérience morale et de l’induction naturelle, ne vous êtes-vous point dit : « Cette solution, c’est la solution chrétienne ! » Et cependant nous n’avons pas fait intervenir une seule fois dans notre étude la révélation, le christianisme. C’est que le christianisme, sans prétendre être une philosophie, n’en apporte pas moins ici-bas, en quelque sorte sous les plis de son manteau, une philosophie, et la plus vraie philosophie. Mais hâtons-nous d’ajouter qu’il est lui-même autre chose et mieux que la meilleure philosophie.
Le christianisme est un fait, le fait capital de notre histoire. Il est la destination de l’homme, non pas seulement enseignée, mais réalisée. C’est l’apparition d’un être vivant, d’une personne réelle qui dit à l’humanité : Je suis la vérité, plus même que la vérité ; je suis la vérité et la vie.
Le christianisme est trop sage, en effet, pour n’être que sage. Il sonde avec trop d’amour et de compassion les déficits de notre vie, les profondeurs de notre impuissance, les abîmes de notre déchéance morale, pour se borner à nous dire : « O homme, voilà ta destination ! Élève-toi jusqu’à Dieu ; unis-toi à lui ; remplis-toi de sa vie parfaite, et deviens son heureux organe. » L’Évangile sait trop bien qu’à une telle invitation nous répondrions avec amertume : « Donne-moi l’échelle pour que je puisse escalader ce ciel. » Aussi se garde-t-il bien de nous révéler notre destination sous la forme d’une loi morale, d’un impératif catégorique ou d’un poétique idéal. La loi, l’idéal, il les pose en pleine histoire réalisés dans un être de chair et d’os, semblable à nous, dont l’existence tout entière est l’illustration vivante de cette formule : L’homme en Dieu ; Dieu dans l’homme.
Dans cet être que l’on peut appeler la vie divine humainement vécue, l’abîme entre le Dieu infini et l’homme fini est comblé. En le contemplant nous nous écrions : Voilà l’homme ! Voilà mon idéal réalisé.
Oui, dira quelqu’un : réalisé, mais en un, en un seulement ! Et tous les autres, qu’y gagnent-ils ? — L’Évangile a prévenu cette objection et y a répondu à l’avance.
Il vous dit : « En un pour tous. » Précisément parce que cet idéal n’est pas une simple idée, mais une personne, mais une vie, il possède la faculté inhérente à toute vie, celle de se reproduire lui-même. « Comme le Père m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi. » Ainsi parle l’homme-Dieu ; il vit du Père, sa vie est une assimilation et une reproduction constante de Dieu. Il ne nous reste qu’à le manger ; c’est l’emblème de l’assimilation la plus personnelle et la plus intime qui se puisse imaginer ; et comme Dieu reproduit sa vie en lui, il reproduira en nous la sienne, qui est celle de Dieu.
Lorsque la force invisible de la nature doit se communiquer à nous pour soutenir notre corps défaillant d’inanition, elle ne demeure pas dans son état d’invisibilité ; elle se condense, elle se rend tangible et saisissable dans un aliment matériel, dans ce fruit, dans ce morceau de pain, que vous pouvez saisir de la main et porter à votre bouche. Ainsi quand l’Être infini a voulu communiquer à l’homme sa vie parfaite, il n’est pas demeuré dans son inaccessible spiritualité ; il s’est incarné dans un être humain semblable à nous, dans la personne et les paroles duquel il a comme condensé sa vie divine. Et celui-ci nous appelle à lui disant : « Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel pour donner la vie au monde ».
Mais, de même que nous, quand nous sommes désireux de sustenter nos forces épuisées, nous ne nous contentons pas de méditer philosophiquement ou de rêver poétiquement sur la force vivifiante de la nature, mais que nous devons arriver à mettre la main sur le morceau de pain et à nous l’assimiler ; ainsi pour nous approprier la vie du grand Inconnu dont la présence invisible nous enveloppe, et pour nous unir à lui, que nous servirait-il de nous livrer aux plus hautes spéculations philosophiques ou même de nous élever jusqu’au ciel sur les ailes de l’aspiration religieuse ? — Il faut un acte simple, positif, décisif, un acte auquel concourent toutes les puissances de notre être, cœur, intelligence, volonté ; il faut la foi, par laquelle vous saisissez le pain de vie descendu du ciel et, l’approchant de votre cœur, vous le mangez. Aussitôt il se reproduit en vous spirituellement par sa propre vertu et vous transforme à son image et en sa propre substance.
D’une conscience brisée par le sentiment du péché, vous abreuver à la source de pardon ouverte en son sacrifice pour le péché et pour la souillure : c’est là boire son sang. D’un cœur affamé de sainteté, vous nourrir de la contemplation de sa personne, de ses actes, de ses paroles, et supplier ce Seigneur qui est Esprit vivifiant, de revivre en vous : c’est là manger sa chair. L’œuvre de l’incarnation, qu’il a accomplie en sa personne, se continue en vous dès ce moment. Ouvrez-vous à Lui ; accueillez-le et, en Lui, Dieu qui vit en Lui. En réponse à cet acte d’absolue sympathie pour Lui, Dieu, de son côté, sympathisant avec vous, s’inclinera vers vous, se communiquera à vous et fera de vous sa demeure. Vous deviendrez les dépositaires de sa vie parfaite, les agents de sa toute-puissance, les organes de sa charité infinie, les porteurs de l’universelle paix ; et vous aurez résolu le problème de la destination humaine mieux qu’en théorie et en parole, vous en serez vous-même la vivante et bienheureuse solution.