De l’exemple précédent il résulte qu’il nous faut un pardon qui nous fasse aimer le bien et haïr le mal. Ne serait-ce pas répondre à cette nécessité que d’introduire dans la relation morale de Dieu à l’homme le nouvel élément de la repentance ? Ne serait-on pas en droit de dire qu’un pécheur qui se repent est pardonné ? En effet, la repentance n’est autre chose qu’une énergique condamnation du péché par le pécheur lui-même ; elle implique une vie nouvelle où le péché sera jugé, détesté, renoncé. La repentance maintenue comme condition préalable du pardon, c’est le maintien du caractère coupable, du mal et le caractère obligatoire du bien. Proclamer le pardon de Dieu à la seule condition de la repentance, c’est proclamer l’amour moral d’un Dieu saint. Un tel pardon rend Dieu aimable pour le pécheur sans rien lui ôter de sa rigueur contre le mal. Ainsi le pardon accordé à la repentance de l’homme enlève tous les obstacles et jouit de la pleine approbation de la conscience.
Nous en tombons d’accord, et nous ne pensons pas qu’en fait le christianisme soit autre chose. Néanmoins il ne s’en contente pas. La repentance sans autre, obtenant le pardon sans autre, ne suffit pas à l’Evangile ; et si l’on y regarde de près, il ne suffit pas à l’Evangile, parce qu’il ne suffit, pas à la conscience ; car l’Evangile n’est que la conscience respectée sur tous les points, satisfaite dans tous ses besoins. Or ce qui manque à la conscience dans la doctrine du pardon octroyé à la repentance, c’est la sanction divine. Ce pardon, au fond, ce n’est pas Dieu qui l’accorde, c’est le pécheur qui se l’octroie à lui-même. On dit bien — et nous y sommes pleinement consentants — que la règle posée forme une loi générale, constitutive du royaume de Dieu, comme celle objective et subsistant par elle-même. — Mais l’application de cette loi au pécheur, par qui est-elle faite ? Par le pécheur lui-même. Une loi juste en elle-même reste susceptible d’applications erronées ou défectueuses lorsqu’elle ne porte pas en elle-même la garantie de son application. Prenons-y garde. Pour être pardonné, il faut que je me repente. Et sans doute que cette repentance doit être réelle, véritable, effective. Un regret passager, une émotion morale superficielle, sans conséquence est sans profondeur, ne sauraient valoir.
Qui jugera que ma repentance ou mon jugement ont atteint la mesure où je puis être assuré de mon pardon ? Moi, moi-même, moi-même uniquement. Passe encore s’il y avait pour en décider un sacerdoce en possession de lumières divines, infaillible connaisseur des âmes, directeur infaillible des consciences faillibles ; ou simplement un code d’origine divine qui déterminerait, qui établirait en quelque sorte et si j’ose ainsi parler la côte, la valeur des repentirs possibles, et d’après la mesure desquels je pourrais apprécier le mien. Mais il n’y a rien de semblable. C’est moi qui décide et qui peux seul décider si je me suis assez sérieusement repenti pour mériter d’être pardonné. Je dis mériter, et ce n’est pas sans motif. Qui ne voit en effet qu’un élément de calcul, personnel et d’estimation personnelle, c’est-à-dire de mérite, risque aussitôt d’entrer dans cette affaire ; que ma relation avec Dieu risque de devenir une transaction ; que je suis tenté d’ouvrir un compte avec Dieu ; et que le mérite, non pas de mes œuvres il est vrai mais de mon ou de mes repentirs, risque d’en établir la balance. Non seulement cette balance est arbitraire, puisque c’est moi qui l’établis, mais il y calcul, transaction ; et cela nécessairement. Or qui ne voit qu’une telle transaction, lorsqu’elle vient à se produire, ruine toute la moralité ma repentance. Je ne me repens plus désormais parce que je suis pécheur, je me repens pour être pardonné. Mon repentir prend une valeur, devient une œuvre, un mérite.
Vous protestez ! Vous dites que cela est impossible, que la repentance exclut précisément une telle déviation, qu’il est chimérique et gratuit d’en nourrir la crainte ! Chimérique ! Gratuit ! Vous n’avez donc jamais observé, jamais regardé. Il y a un exemple — un exemple formidable de la vérité de ce que je dis : et c’est le catholicisme. Par quoi le catholicisme, a-t-il commencé ? Par le repentir, par la contritio cordis par quoi a-t-il terminé ? Par le mérite des œuvres, par la satisfactio operis. Il a donc suivi le chemin que je viens d’indiquer comme l’inévitable tentation de ceux qui ne retiennent que la repentance comme condition du pardon. Or comment et pourquoi en est-il venu là ? Pour la même cause et la même raison que ceux dont je parle : parce qu’il s’est éloigné de l’Evangile complet, qu’il a perdu l’Evangile intégral — lequel parle de repentance, c’est vrai, mais en assure, lui seul, les moyens, les conditions et la sanction.
Il y a plus et voici une nouvelle conséquence de cette même erreur. Si le pécheur est pénétré de la redoutable portée du péché, jamais il n’estimera qu’il s’est suffisamment repenti. Plus une repentance est profonde, plus elle est entière, éclairée et morale, plus aussi elle se juge elle-même insuffisante et infiniment au-dessous de ce qu’elle devrait être ; on se repent de se repentir si peu ou si mal, de ne point se repentir assez ; on demande pardon pour sa repentance elle-même. Or qu’implique cela ? Sinon l’insuffisance de son repentir, même pour celui qui se repent sincèrement. C’est un cercle fermé, dont les spirales descendent dans un abîme sans fond. Lorsqu’un pécheur a conçu le bien dans son absolue souveraineté, dans la totalité surhumaine de ses exigences (« Tu aimeras ton Dieu… » ; « Soyez parfaits ») jamais il ne se persuadera étant pécheur, pouvoir l’atteindre. Toujours il jugera sévèrement ses actes les meilleurs et découvrira dans ses plus pures intentions, dans ses plus nobles motifs la tare cachée, la flétrissure secrète qu’y produit l’égoïsme. La théorie condamne donc le pécheur repentant et résolu à commencer une vie nouvelle à ne jamais être assuré de son pardon, c’est-à-dire à ne posséder jamais la condition première du bien même qu’il est résolu d’accomplir. Le pécheur à l’âme superficielle, promptement émerveillé de ses mérites, sera le seul qui se croira pardonné. Lui seul possédera le don de légèreté ou de suffisance nécessaire pour s’octroyer à soi-même sa propre absolution, tandis que l’âme profonde que tourmente un péché dont elle sent qu’il la suit toujours et dont elle retrouve partout la trace maudite, travaillera dans une incertitude poignante, qui sera le perpétuel obstacle à son affranchissement.
Des deux côtés le résultat est identique et tout entier négatif. A l’âme légère on fournit une solution démoralisante du problème, on entrave d’emblée tout progrès dans la régénération, et par conséquent toute régénération véritable. A l’âme sérieuse, éprise de sainteté, on laisse le problème irrésolu et terrible ; on entrave également les progrès de la régénération ; bien que par un autre bout, car le travail de la sanctification pour être entrepris tout d’un élan, avec force, joie et liberté, ne peut se faire que sur la base du pardon, de la certitude du pardon. — On répond au pécheur par le contraire de ce qu’il réclame. On lui dit : Changez de vie, sanctifiez-vous et vous serez pardonné. Alors que le cri de son âme est : Assurez-moi, du pardon, donnez-moi le pardon, et je me sanctifierai.
On m’objectera : Tout cela est vrai ou plausible logiquement, mais ne répond pas à la réalité des faits psychologiques. Et pour ne prendre qu’un exemple, que faites-vous de l’expérience, si souvent renouvelée et décrite, des psalmistes de l’Ancien Testament ? Ils ne connaissaient pas l’Evangile que vous appelez « intégral » ou « complet », ils ignoraient la croix du Calvaire, et cependant ils ont obtenu et senti le pardon réel (psychologiquement), accordé à la seule repentance4.
4 – Psaume 32 : « Heureux celui à qui la transgression est remise, à qui le péché est pardonné… Tant que je me suis tu, mes os se consumaient… nuit et jour ta main s’appesantissait sur moi… Je t’ai fait connaître mon iniquité… j’ai dit : J’avouerai mes transgressions à l’Eternel. Et tu as effacé la peine de mon péché. » - N’est-ce pas la preuve ?…
Voici ma réponse :
- Trouvez-vous des faits semblables en dehors de la littérature hébraïque (voir les psaumes pénitentiaux des Védas) ? Il faut donc tenir compte de la situation particulière du croyant hébreu.
- Quelle est cette situation ? Le psalmiste est dans l’axe de prolongement de l’Evangile, au bénéfice de l’action ou de la révélation qui aboutit à la croix ; il a une norme de son péché et de sa repentance : la loi ; il a prophétiquement les promesses du pardon, dans l’histoire d’Israël et dans le prophétisme particulièrement.
- Le péché et la repentance des chrétiens évangéliques n’ont pas de commune mesure avec le péché et la repentance du croyant hébraïque. Certes ils sont, de même nature, mais non de même profondeur. La différence est marquée entre l’économie de la loi et celle de l’Esprit, entre les tables de pierre et la personne de Jésus-Christ, entre « Tu ne feras pas… » et « Soyez parfaits » et « Tu aimeras ton Dieu…! »
Et comme il y avait une norme et une sanction pour les péchés et la repentance particulière, fragmentaire, de l’Hébreu, il en faut une correspondante à la repentance du chrétien.
- Les cas qu’on cite sont strictement particuliers, sporadiques et somme toute exceptionnels. L’Evangile est la religion de l’universel, de la parole, de la prédication, de la mission. Certes, elle est individuelle et chaque chrétien repentant est appelé à ressentir individuellement ce que le psalmiste a ressenti. Mais il faut que la mesure du péché, les conditions et la norme du repentir puissent être publiquement présentées à tous, soient gravées quelque part dans un fait que l’on ne puisse amoindrir, afin précisément de produire ce résultat individuel.
On ne sort de cette, impasse que par une distinction qui est un nouvel affaiblissement. On distingue l’intention de sa réalisation. On appuie sur la seule intention, sans exiger aucune réalisation pratique, effective, concrète. On se restreint au repentir du cœur, à la résolution de rompre avec le péché, et l’on abandonne les résultats, les suites, les conséquences réelles de cette résolution à ce qu’elles peuvent être, sans y insister autrement. L’intention, la résolution intime suffisent ; le pardon leur est assuré. Et pour conserver cette assurance, il vaut mieux ne pas aller plus loin. Trop demander serait s’exposer à mettre en doute cette assurance. Et puisque cette assurance est essentielle, ne la risquons pas dans les aventures de la vie pratique ; préservons-la de toute vérification effective ; elle pourrait lui devenir mortelle.
Ce n’est pas, sans doute, de la sorte que l’on présente l’argument. On a soin de l’habiller autrement. On le revêt d’une dose de haute spiritualité. Sous prétexte que l’acte intérieur, le sentiment du cœur seul importe — et cela est vrai, nous n’y contredisons pas —, que seul il est spirituel, on prétend s’en tenir à lui seul, on fait abstraction de tout le reste. Comme si le spirituel n’était pas aussi le réel. Comme si le réel ne devait pas se traduire dans l’apparent, dans le sensible, dans le phénomène, c’est-à-dire dans la conduite historique de l’être spirituel ! Comme si cette traduction n’était pas le seul contrôle, la seule vérification possible de la réalité de l’acte spirituel. En sorte que, faire abstraction de l’amendement effectif du pécheur repenti et soi-disant pardonné, c’est bien, au fond sous couleur de spiritualisme supprimer la vérification du pardon et du repentir par crainte de n’en pouvoir maintenir l’assurance. Or je le demande, n’est-ce pas le dernier refuge du scepticisme ? N’est-ce pas affaiblir encore la portée d’une doctrine déjà bien faible ? Prendre des précautions préventives contre une désillusion qui serait fatale, n’est-ce pas avouer implicitement et d’avance que la certitude que l’on a n’est en effet qu’une illusion ?
Ce n’est point avec une doctrine semblable et par un procédé pareil que l’on sauvera le monde. On ne remuera pas un seul pécheur ; on ne touchera pas une seule conscience. Je ne m’y serais pas arrêté si elle n’était pas si courante, si on ne la trouvait pas dans la bouche et dans les écrits de certains théologiens qui ont l’audace de se réclamer encore de l’Evangile. Et voici l’argument dont ils arguent d’ordinaire : c’est l’exemple du père de famille qui se montre toujours prêt à pardonner à son enfant, dès que celui-ci manifeste un repentir qu’il a lieu de croire sincère. Et là-dessus l’on triomphe en disant : Notre Père céleste ne le ferait-il pas ? Il y aurait bien des choses à dire sur cette comparaison. Je m’en tiendrai à deux seulement. D’abord elle se tourne instantanément contre ceux qui s’en font une arme. Remarquez, en effet, que c’est le père qui pardonne, ce n’est pas l’enfant qui se décerne à lui-même le droit au pardon ; c’est le père qui juge de la réalité et de la suffisance du repentir, ce n’est pas l’enfant coupable qui dit : « Ma repentance est telle que je dois être pardonné ». Or c’est précisément l’inverse de ce que nous propose la théorie. Ensuite, le père selon la chair est obligé de pardonner au taux du repentir seul. Pécheur lui-même, il n’est ni Dieu ni la loi morale incarnée. N’étant pas le principal offensé, son pardon est, si j’ose le dire, nécessairement à meilleur compte.
Le but manifeste de cette conception, ou du moins son effet est de débiliter le sérieux de la vie morale, calmer l’âme qui aurait le plus besoin d’être troublée. La tendance naturelle du pécheur est de se cacher à soi-même la gravité de ses fautes, d’amoindrir sa culpabilité d’émousser sa conscience. Or il est absolument nécessaire, pour qu’il y ait relèvement moral, que le pardon soit tel qu’au lieu d’amortir le sentiment de culpabilité, il l’aiguise au contraire et le rende plus amer. Un pardon qui diminuerait les saintes exigences de la loi divine, qui tendrait à les faire considérer comme aisément négligeables, détend du même coup et les ressorts moraux et les ressorts religieux de l’être humain. Les ressorts moraux, en supprimant le désir même d’un pardon trop facile pour une faute peu grave somme toute ; les ressorts religieux, en relâchant les droits de la souveraineté divine sur l’homme, d’où résulte la même indifférence de nous à l’égard de Dieu que l’on suppose exister de Dieu à notre égard. Le relèvement moral de l’homme exige un pardon qui ne soit pas la remise de la loi, mais l’application de la loi, la négation de la sainteté, mais l’application de cette sainteté même. En un mot : un pardon qui soit une condamnation autant qu’une grâce ; un pardon qui inspire autant d’horreur et de haine pour le péché que d’amour et de reconnaissance pour Dieu ; un pardon qui révèle à l’homme les profondeurs tragiques du mal en même temps que les profondeurs insondables de l’amour éternel ; un pardon où la colère contre le péché et la miséricorde pour le pécheur éclatent ensemble à un degré infini. Seul un tel pardon se réclame de la conscience ; seul il n’en fausse, n’en viole, n’en amortit aucune donnée ; seul donc il peut transformer l’homme ; car la première condition d’un salut qui repose sur l’exercice de la conscience est l’intégrité même de cette conscience que l’on met en exercice.