Dès le début du xviiie siècle et dans tous les pays, l’apologétique chrétienne se trouve aux prises avec le rationalisme religieux et le déisme philosophique. Il faut dire hardiment que partout aussi elle fut inférieure à sa tâche, qu’elle succomba devant son adversaire pour l’avoir suivi sur son terrain et lui avoir emprunté ses propres armes.
En Angleterre surgissent à cette époque toute une pléiade d’apologistes, dont un seul mérite d’être mentionné ici : l’évêque anglican Butler. Son livre The analogy of religion, natural and revealed, to the constitution and course of nature (1736) trouve des lecteurs de nos jours encore et les doit principalement à l’influence décisive qu’il exerça sur la pensée de Newmann et par là sur tout le ritualisme ou, comme on dit plus volontiers, l’anglo-catholicisme contemporain. Le fond de la démonstration est l’analogie, la preuve analogique, exclusive de la certitude directe, mais conduisant au probabilisme religieux et moral. Or, pour un esprit avide de certitude, mais auquel manquent les conditions morales de la certitude, le passage du probabilisme à l’autorité extérieure est un passage tout indiqué. Ce fut le cas de Newmann.
En France — et c’était à prévoir — le déisme tourna promptement au matérialisme et à l’athéisme. Rousseau occupa une position intermédiaire. « Il prétendit substituer au déisme sec et morne de Voltaire, un déisme séduisant, rehaussé d’imagination et de sentimenta. » Sa Profession de foi du vicaire savoyard était « une hache à deux tranchantsb », avec laquelle il fit front tour à tour au matérialisme encyclopédique, et au supranaturalisme catholique et protestant.
a – Vinet, Hist. de la litt. franc, au xviiie siècle, 2e édit. II, p. 307.
b – Ibid., p. 273.
Contre ces adversaires formidables : Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes, l’apologie protestante demeura d’une faiblesse désolante, et qui ne fit que s’accroître avec le temps. Elle se mouvait dans les trois catégories suivantes : de la nécessité de la révélation, de la possibilité de la révélation et de la réalité de la révélation. C’était fort bien. Mais d’abord qu’est-ce que la révélation ? A cette question, elle ne répondait pas, ou ne répondait que par une conception intellectualiste (doctrine et morale révélées) qui faisait le jeu de ses adversaires. Non seulement c’était une faute de parler d’une doctrine révélée, mais la faute s’aggravait encore du fait que la doctrine dont on parlait portait, non sur les points centraux du christianisme — qu’on avait d’ailleurs perdus de vue, — mais sur des points périphériques et secondaires, ceux, au fond, de la religion naturelle : existence de Dieu et immortalité. Dès lors les catégories mêmes de la nécessité, de la possibilité et de la réalité, appliquées à cette notion défective de la révélation, perdaient toute valeur et toute portée. — Il est évident, par exemple, que la nécessité d’une doctrine révélée ne peut être que relative à l’incapacité actuelle de l’homme. C’était donc là le premier point à établir : l’homme est-il incapable par lui-même ? pourquoi ? comment ? Mais c’est précisément ce qu’oublient les apologistes, ou ce qu’ils n’établissent que vaguement, faiblement. « Si la révélation n’a servi qu’à communiquer plus rapidement et plus commodément aux hommes des vérités qu’eux-mêmes ou l’un d’entre eux étaient en état de découvrir tôt ou tard, il restait loisible aux rationalistes de répondre que le temps ne faisait rien à l’affaire ; ils pouvaient demander surtout si une révélation, dispensant l’homme de la recherche et de l’élaboration personnelles, n’était pas un encouragement donné à sa paresse plutôt qu’un secours apporté à sa misèrec » ; une chose, en somme, plus nuisible qu’utile. Rétorquait-on « que la révélation historique avait l’avantage de certifier les vérités que la raison obtenait à titre d’hypothèses, les adversaires répondaient que c’était là précisément le point en litiged », un point qu’aucune apologie de cette époque, employant la méthode qu’elles employaient, n’était à même de soustraire au doute. — Bref, « la lutte contre les philosophes est une vraie déroute ; tous les apologistes battent en retraite ; le dernier venu ne manque jamais de faire un pas en arrière. Chacun à son tour, afin d’éviter un naufrage complet, n’a rien de plus pressé que de jeter à la mer une partie de ce qui reste de la cargaison. Les idées les plus essentielles y passent les unes après les autres, la morale après le dogme, les notions théistes après les doctrines évangéliques, et comme dernier reste de ce sauve-qui-peut général, il ne demeure que l’idée de la révélation vide de tout sens positif : coque percée du navire échoué au rivagee. »
c – Gretillat. ouvr. cité, p. 39.
d – Comme faisaient déjà les apologistes du iiie siècle.
e – Astié, L’apologie récusée par le Vicaire savoyard et l’apologie irrécusable de Pascal (Revue chrétienne, 1854, p. 101).
Et cependant, chose curieuse, dans cette déroute elle-même, jamais l’apologétique ne fut plus féconde, du moins si l’on regarde au nombre des ouvrages plus qu’à leur valeur. Les auteurs de Lettres, de Remarques, de Réponses apologétiques pullulent à Genève. Chaque jour en voit naître quelqu’une. On en formerait une bibliothèque. Il m’est impossible, Messieurs, de les énumérer ici, malgré l’intérêt que présenterait pour beaucoup d’entre vous une semblable recherche. (On y retrouve, en effet, des noms encore actuellement portés à Genève et dont quelques-uns sont célèbres.) — Les deux seules apologies genevoises du christianisme qui surnagent sur le courant de l’histoire, sont celles de Jacob Vernet († 1789) Traité de la religion chrétienne (dix volumes in-8° espacés sur cinquante années) et celle de Charles Bonnet, qui, sous ce titre : Recherches philosophiques sur les preuves du christianisme (1770), forme la dernière partie de son célèbre ouvrage : la Palingénésief. Aucun des deux auteurs n’échappe aux critiques que nous avons adressées plus haut à la tendance générale de l’époque. L’apologie de Bonnet est même si peu proprement chrétienne qu’elle concentre tout son effort sur les preuves de l’immortalité de l’homme.
f – Viguié croit pouvoir suivre d’une génération à l’autre l’affaissement que nous signalions plus haut. Ainsi, pendant la période semi-séculaire au cours de laquelle fut publié l’ouvrage de Jacob Vernet, la 1re édition du 1er volume avait pour sous-titre : Nécessité d’une révélation ; la 2e édition du même volume ne parle plus que : De la grande utilité d’une révélation.
En Allemagne, c’est le même phénomène et la même impuissance. Plus on va, plus le supranaturalisme rationnel s’approche du rationalisme qu’il tente de réfuter, jusqu’à se confondre avec lui.
Cependant l’Allemagne, plus heureuse que la France, devait avoir son renouveau théologique et par conséquent apologétique beaucoup plus tôt. Kant d’une part, Schleiermacher de l’autre ont imprimé à l’apologétique moderne allemande une nouvelle direction et l’ont remise sur la voie où Pascal déjà s’était engagé. Schleiermacher en montrant que ce n’est pas telle ou telle doctrine particulière, ni même l’ensemble de ses doctrines qui constitue l’essence du christianisme, mais que la cause du christianisme se résume et se confond dans la personne de Jésus-Christ, rédempteur de l’humanité. Kant en déplaçant d’une manière définitive, espérons-le, les bases de la certitude. En les enlevant de là où on les avait mises jusqu’alors, c’est-à-dire de la dialectique métaphysique, et en les posant là où on ne les avait point assez posées, c’est-à-dire sur le fait moral, il renouvelait de fond en comble la marche de l’apologie chrétienne.