[Cet article est une mosaïque, formée des thèses laconiques par lesquelles Frommel avait jalonné sa pensée en élaborant un plan nouveau, et de certains développements que nous tirons de ses rédactions plus anciennes ou de cahiers d’étudiants. — (Éd.)]
I. La liberté est un postulat du volitionnisme (c’est-à-dire de l’interprétation du fond des choses à laquelle nous nous rattachons).
II. La liberté du reste est une donnée immédiate de la conscience, parce qu’elle est une condition de la conscience. Comment dire moi, si je ne suis pas libre ? Si le moi n’est pas libre, qu’est-il ? Le lieu nécessaire d’un ensemble de phénomènes également nécessaires, l’endroit par où passent certaines forces naturelles qui ont existé avant lui, qui existeront après lui, et qui ne sont pas lui. Je n’ai dès lors ni le droit, ni surtout aucune possibilité d’appeler moi cette part de la substance universelle qui revêt temporairement la forme de mon être. Je ne suis pas moi ; je suis un flot, une vague, un tourbillon mobile, la substance universelle ; je ne veux pas, je suis voulu ; je ne me meus pas, je suis mû ; je ne cause pas, je suis causé. Dès lors, comment dirais-je moi de ce qui n’est pas moi ? L’idée même ne m’en aborderait pas. La faculté m’en manquerait totalement. Or, comme il n’est aucun homme, en aucun temps, en aucun lieu, qui n’ait dit moi avec une invincible obstination, c’est donc qu’il y a une liberté. L’alternative nous semble rigoureuse : si la liberté tombe, la conscience du moi reste inexplicable ; si le moi est conscient, ce qui est attesté par le langage, la liberté existe.
III. Comme telle (donnée immédiate de la conscience et condition de la conscience), il suffirait d’affirmer la liberté pour qu’elle soit établie. Cependant, à ce seul titre, l’affirmation reste faible. Les faits prouvent qu’elle est insuffisante, que la liberté est couramment niée, et surtout que, même admise, la notion en reste vague. Les définitions se croisent et se contredisent : s’agit-il d’une liberté pleine, d’une liberté relative, d’une liberté formelle, d’une liberté réelle, d’une illusion de liberté ?
IV. Les faits prouvent, d’autre part, que la liberté n’a jamais été si fortement affirmée que dans le domaine moral. Et cela : 1° parce que c’est là qu’elle est le mieux sentie (elle y est sentie comme responsabilitéa) ; 2° parce que c’est là seulement qu’elle a trouvé des défenseurs pratiques (aucun philosophe ou penseur pur n’a combattu, n’est mort pour la liberté de conscience pure ; seuls des croyants moraux y ont consacré leur vie, parfois jusqu’au martyre ; et c’était toujours pour la liberté morale ou religieuse).
a – Ne pas confondre la responsabilité avec l’imputabilité.
V. Il résulte de la que la liberté du moi est dans une dépendance plus étroite à l’égard de la conscience morale (ou religieuse) qu’à l’égard de la conscience psychologique, et que par conséquent c’est là (dans cette dépendance) que nous réussirons le mieux à en saisir les conditions et à en produire une définition adéquate.
VI. Qu’on ne se trompe pas cependant. Nous ne prétendons point expliquer la liberté elle est donnée, mais voir sous quelles conditions elle naît et s’exerce. Il en faut dire ce que nous disions précédemment du moi : non pas qu’avant la liberté il n’y avait rien (qu’il n’y avait pas de gland avant le chêne), ni non plus qu’avant la liberté il y avait autre chose que la liberté ; il faut dire qu’avant la liberté il y avait la virtualité, la puissance de la liberté, qui serait pour les uns la spontanéité biologique (Arm. Sabatierb), pour les autres une part croissante d’indétermination dans l’ordre des phénomènes (Boutrouxc). La question est donc celle-ci : sous quelles conditions y a-t-il lieu de croire que la liberté virtuelle devienne la liberté actuelle ?
b – Essai sur L’évolution et la liberté (Revue chrétienne, 1885) reproduit dans la Philosophie de l’effort (1903).
c – De la contingence des lois de la nature (1874 ; 2e éd.)
VII. Les faits précédents nous inclinent à penser que l’avènement de la vraie liberté trouve ses meilleures conditions dans la vie morale ; et comme le centre de la vie morale est l’obligation, dans l’obligation.
VIII. C’est ce que confirme l’analyse suivante : Comment ce germe d’indéterminisme ou de spontanéité se réalise-t-il en liberté proprement dite dans un monde où tout lui est hostile, où rien ne la comporte ni ne la favorise, où la loi de tout être, celle de l’homme lui-même en tant qu’organisme cosmique, est la loi fatale de causalité ? — Pour échapper à l’engrenage de cette mécanique universelle, pour résister à la contrainte des causes nécessaires, et à la pression des phénomènes enchaînés qui s’accomplissent inexorablement jusque dans l’enceinte de son propre être, il faudrait que l’homme pût comme se suspendre à quelque point d’appui supérieur. Pour réaliser sa personnalité, il faudrait qu’un lieu de refuge lui fût offert à l’abri du déterminisme cosmique. — Ce point de suspension, ce refuge, cet abri, ne seraient-ils pas précisément l’expérience transcendante (au déterminisme cosmique) de l’obligation ? — Au moins sommes-nous incapable de trouver ailleurs aucun phénomène qui fournisse à la liberté des gages plus certains. Tous les autres, par leur nature impersonnelle et contraignante, sont exclusifs de la liberté. Celui de l’obligation seul, impliquant un rapport personnel (de volonté à volonté) et se faisant sentir sous un mode obligatoire (non contraignant), offre à la liberté les prémisses indispensables à sa réalisation. En sorte que nous concluons que : irréalisable au sein de l’existence physico-psychique et même intellectuelle, parce que l’homme n’y est qu’un organisme de forces et de causalités nécessaires, soumises à l’opération de forces et de causalités nécessaires, la liberté n’affirme et ne trouve son berceau que dans la sphère supérieure de la vie morale engendrée par l’obligation.
IX. C’est ce que confirme plus nettement encore l’obligation en tant que premier motif de la volonté : Vous vous souvenez qu’afin de garantir la liberté, et pour la comprendre, sinon en elle-même où elle est incompréhensible, du moins dans ses conditions fondamentales, nous avions réclamé : un premier motif de la volonté qui ne fût point déterminant de la volonté, c’est-à-dire qui ne sollicitât point la volonté sous un mode étranger ou hostile à la volonté. Ce premier motif nécessaire à la garantie de la liberté, nous disions qu’il devait être :
1° transcendant à la volonté (afin qu’il fût motif premier, à la formation duquel la volonté ne pût participer) ;
2° immédiat à la volonté (qu’il ne lui vint pas du dehors, des sens ou de l’intelligence, car l’idée ou la sensation touchent la volonté sous un mode étranger et contraire à la volonté (ils la contraignent), mais qu’il touchât la volonté directement, sans intermédiaire) ;
3° obligatoire (qu’il suscitât la volonté sous le mode de la volonté, afin qu’en suscitant son exercice, la volonté se réalisât elle-même).
C’était là de notre part une espèce de postulat hypothétique que nous formulions à la fin de notre examen du volitionnisme. Ce postulat, nous l’avons trouvé réalisé dans notre examen du moralisme Mais c’était en bloc, en quelque sorte, et sans que nous pussions vérifier ni surtout nous représenter la manière dont le premier motif réalisait la triple condition de notre triple postulat. — Il me semble que maintenant nous sommes en meilleure posture pour le faire, et que le phénomène s’éclaire beaucoup par nos déterminations précédentes.
Remarquez, en effet, qu’avant de me faire libre (et je dirai : qu’afin de me faire libre) l’obligation m’a fait esclave. Elle m’a saisi en dehors de mon propre consentement ; à un moment où je ne pouvais encore ni refuser, ni acquiescer. Avant de se proposer à ma volonté réfléchie, elle s’est imposée d’abord à ma volonté instinctive ; elle a mis sur elle son ineffaçable empreinte, elle se l’est acquise de vive force, pour ainsi dire, de telle sorte que s’il me reste loisible d’échapper aux conséquences de l’obligation, ou de me révolter contre elles, je ne puis néanmoins la renier en elle-même, et dans la dépendance originelle où elle me place, sans me renier moi-même, ni m’en séparer sans me séparer de moi-même. Voilà pour le contrôle qu’elle exerce sur moi, et pour les bornes qu’elle inflige à ma liberté ; contrôle, limitation, dépendance qui ne différent de ceux exercés par toute expérience quelconque qu’en ce qu’ils revêtent ici un mode suprême, c’est-à-dire absolu. — Mais voici en quoi l’expérience obligatoire se distingue de toute autre expérience et en quoi elle suscite la liberté ; c’est qu’à l’inverse des autres elle n’atteint pas directement ma volonté réfléchie. Elle ne supprime donc pas ma liberté. Toutes les autres expériences, soit intellectuelles, soit sensibles, m’atteignent dans ma volonté réfléchie, s’imposent à ma volonté réfléchie, et deviendraient contraignantes si elles étaient absolues. Celle de l’obligation ne s’impose qu’au principe encore irréfléchi de ma volonté, et se propose par lui à ma volonté consciente. Elle sollicite la volonté qui l’a subie, à la consentir, à la vouloir, à l’aimer. Après avoir impressionné d’une manière souveraine l’instinct moral de l’homme, elle laisse sa volonté consciente capable et libre de réfléchir cette impression en oui ou en non. Et cela précisément parce que le facteur objectif de l’expérience obligatoire (une action) a touché ma volonté d’une manière conforme à la nature de la volonté : par une action de volonté.
Ainsi l’expérience obligatoire est génératrice de la personnalité humaine, sous la double face de son identité consciente, et de sa liberté. L’homme est fils du devoir. Avant le devoir l’homme n’était pas et ne pouvait pas être. Il n’y avait que le plus parfait des organismes : une virtualité humaine. L’humanité comme telle naît avec l’obligation de conscience et meurt avec elle. La substance humaine est une substance morale. La vérité humaine est une vérité morale.
[On le voit, en substituant le point de vue dynamique (génétique) au point de vue statique, nous renversons les termes de la psychologie spiritualiste ordinaire. Celle-ci disait : l’homme conçoit et cherche l’absolu, l’homme est un être métaphysique, parce qu’il est créé libre et personnel. Nous disons : l’homme se crée en libre personnalité, l’homme devient un être métaphysique, parce qu’il est le sujet d’une expérience métaphysique de l’absolu. Affirmer en effet la création de toutes pièces de la liberté et de la personnalité, nous semble affirmer une contradiction. Créer, c’est conditionner ; conditionner, c’est déterminer. Créer une liberté toute faite, c’est faire l’impossible. La liberté, pour être libre, doit se créer elle-même, participer à sa propre création.]
Le moi tout entier, disons-nous, se trouve dans la dépendance de l’obligation. Arrêtons-nous un instant sur cette dépendance. Elle n’est pas sans jeter une vive lumière sur l’exercice même et les conditions de l’exercice de la liberté qu’elle engendre. Cette liberté ne saurait être celle du libre arbitre au sens traditionnel. Ce n’est pas la liberté absolue d’un choix indéfini, entre l’infini des possibles ; ce n’est pas une liberté d’indifférence ; c’est une liberté d’obéissance, c’est-à-dire limitée par le facteur même qui la crée, restreinte à la sphère même où elle a vu le jour. — La liberté du devoir ou liberté morale est donc la seule dont l’homme soit susceptible ; elle constitue toute la liberté dont il dispose. Il n’y a point de liberté amorale (moralement indifférente), il n’y a que la liberté morale ou immorale (c’est-à-dire dans laquelle le devoir entre comme facteur positif ou négatif).
Telles sont, rapidement esquissées, les principales conséquences psychologiques qu’entraîne après lui le phénomène obligatoire. Elles pourraient constituer les bases d’une psychologie plus complète, que nous n’avons pas en ce moment la mission d’expliquer. — Ce qui en découle de plus important au point de vue apologétique, et même au point de vue dogmatique, c’est précisément l’étroite relation qui existe entre l’homme comme tel, et l’obligation comme telle. Il en résulte que l’homme devient homme, réalise sa personnalité humaine dans la mesure où il reconnaît l’obligation (et comme il n’y a qu’un moyen de la reconnaître : l’obéissance), dans la mesure où il lui obéit ; et que l’homme déchoit de l’humanité, aliène et perd sa personnalité humaine dans la mesure où il méconnaît l’obligation, non point par la pensée, mais en fait, c’est-à-dire par la désobéissance et l’infidélité secrète du cœur. — Il en résulte encore que la vérité humaine n’est pas une vérité intellectuelle (doctrine scientifique ou même religieuse), mais une vérité d’attitude morale. La connaissance elle-même est conditionnée par l’obéissance, et non point par cette obéissance extérieure qu’on appelle la pratique d’actes moraux, mais par une obéissance intime de la volonté elle-même, qui doit être celle de la volonté avant d’être celle de ses actes. Encore une fois, la vérité humaine est une vérité d’attitude morale. Précédant l’avènement de l’intelligence, elle en conditionne l’exercice et devient ainsi le principe, la norme de toute connaissance ultérieure. La raison, l’intelligence, ne devient moyen de science, cette science elle-même n’est vraie, qu’à la condition de procéder organiquement de cette attitude profonde. Toute science, toute connaissance sont fausses qui ne la respectent point et qui n’en dérivent point. Pour connaître la vérité, il faut d’abord la faire ; et pour faire la vérité, il faut être dans la vérité. Être dans la vérité, c’est se placer dans l’attitude initiale d’obéissance et de fidélité complète à l’expérience imposée, qui détermine le jeu subséquent de toutes les facultés.
[Tandis que les perceptions sensibles ne s’adressent qu’à l’animal supérieur qui est dans l’homme, celles de la conscience s’adressent à l’homme qui est dans l’animal humain. — L’incertitude des premières ne m’affecte guère ; l’incertitude des secondes équivaudrait à un suicide. Le doute radical en science ne m’empêche pas de vivre, ni même de faire de la science ; le doute sur les faits de conscience serait une mort immédiate comme être humain. Il m’est assez indifférent que mes sens m’abusent, que mes sensations ne correspondent pas à leur objet, ou que leur objet n’existe pas ; je ne suis point engagé là-dedans. Mais toute l’idée que j’ai de moi-même, toute ma valeur personnelle, toute ma destinée dépend de la certitude des faits intérieurs, et spécialement de celui d’obligation.]
Résumé.
- Le fait humain constitutif est un phénomène de conscience.
- Au centre de la conscience psychologique, et la conditionnant, se trouve la conscience morale.
- Au centre de la conscience morale, et la conditionnant, se trouve la conscience du devoir ou d’obligation pure.
- La conscience de l’obligation, seul élément stable et universel de la conscience morale, constitue le fait humain (la vérité humaine) spécifique.
- L’obligation n’étant ni une idée, ni une loi, mais un sentiment, n’est pas une donnée apriorique, mais une donnée expérimentale : l’expression d’une expérience.
- L’expérience d’où résulte le sentiment d’obligation a pour facteur objectif une action (transcendante), imposée sous le mode de l’absolu.
- Elle a pour facteur subjectif l’instinct moral de l’homme ou le principe subconscient de sa volonté, seul capable comme tel de subir immédiatement une action imposée sous le mode de l’absolu.
- La fonction de la conscience comme sens intime est de fournir à l’aperception du sujet la réalité des faits intérieurs, dont le plus important est l’expérience imposée. Organe de tous les phénomènes intérieurs, elle l’est par excellence du phénomène obligatoire. (D’où l’usage populaire du mot.)
- En raison du mode immédiat, involontaire et absolu de l’expérience obligatoire (laquelle exclut de ce fait toute erreur provenant de l’initiative ou de l’entremise des activités médiates de l’homme), la certitude du devoir est la certitude suprême, seule exempte d’erreur, au prix de laquelle toutes les autres doivent être tenues pour secondaires.
- Le moi humain, sous la double forme de son identité consciente et de sa liberté, est dans la dépendance de l’obligation. Cette dépendance fait de l’homme non seulement un agent du devoir, mais un fils du devoir.