D’après la théorie, le mal serait essentiellement un refus (libre ou non, conscient en tous cas) d’évoluer. Il consisterait dans un retard, apporté par l’individu à la réalisation du principe de l’évolution ; dans une lenteur, dans une paresse apportées par le sujet moral à l’accomplissement de sa destinée ; retard et lenteur qui s’expliquent par l’existence d’une tendance contraire à celle de l’évolution, comme elle inhérente au sujet, et à laquelle il cède plus ou moins. Le bien serait donc une évolution obligatoire.
Consultons le sentiment d’obligation. Que nous propose-t-il ? Un devoir faire qui se résout en un devoir être ; c’est-à-dire une évolution obligatoire. C’est bien cela. Au premier abord, les deux données sont d’accord, celle de l’expérience intérieure avec la théorie générale, celle de la théorie générale avec l’expérience intérieure. Et cependant, en approfondissant la chose, une différence éclate qui devient assez vite une contradiction. D’après la théorie, la distinction du mal et du bien se juge essentiellement comme une différence de degré. D’après la conscience, le mal est jugé comme une opposition au bien, comme la contradiction, le contraire du bien. D’après la théorie, le mal devrait se faire sentir essentiellement comme un retard, une lenteur, un arrêt du développement et de la croissance de l’homme à sa stature spirituelle ; et le résultat de cet arrêt, de ce refus, serait la conscience du mal. D’après la conscience, le résultat du mal est effectivement ce retard et cet arrêt, mais le mal lui-même est autre chose, une transgression, une révolte. D’après la théorie, la conscience du mal devrait être éprouvée surtout comme celle de la distance qui sépare le virtuel de l’actuel, l’origine de la consommation, l’imparfait du parfait. D’après la conscience, le mal est éprouvé essentiellement comme une rébellion volontaire et coupable. — Me suis-je fait comprendre ? Sinon, voici peut-être qui me rendra plus clair : dans la théorie qu’on nous présente, le phénomène moral essentiel est la réalisation de l’esprit, c’est-à-dire un phénomène de développement et de croissance exactement semblable à celui qui fait passer un enfant à l’état d’homme fait. Ce que je demande dès lors est ceci : le sentiment par lequel un enfant se juge comme un enfant (c’est-à-dire en appréciant la distance qui le sépare de la stature de l’homme adulte qu’il doit devenir) est-il identique au sentiment par lequel l’enfant se juge coupable ? Il devrait l’êtrec. Qu’est-il ? Y a-t-il, entre ces deux ordres de sentiments, une commune mesure quelconque ? J’en appelle à votre conscience et je sais bien qu’elle parlera comme la mienne.
c – Car ce qui s’accomplit dans la race entière se reproduit dans l’individu. C’est la thèse même de l’évolutionnisme, qui explique par l’embryogénie individuelle l’origine et le développement de la race.
La théorie ne rend donc pas compte de la manière dont le mal apparaît dans la conscience individuelle, ni de la manière dont il y est apprécié. Or, pourquoi manque-t-elle à le faire ? Et quelles en sont les raisons ? — La raison m’en paraît assez simple : la théorie confond et amalgame deux jugements distincts : un jugement de qualité (mal et bien), et un jugement de quantité (plus et moins, imperfection et perfection) ; elle les confond, dis-je, et en les confondant, intervertit l’ordre de leur importance. Tous deux sont contenus dans la conscience et dans la théorie, exprimés par la conscience et par la théorie. Mais tandis que la conscience fait dépendre le jugement quantitatif (imperfection, progrès, développement) du jugement qualitatif (mal et bien) ; la théorie, au contraire, fait dépendre le jugement qualitatif (appréciation du mal et du bien) du jugement quantitatif (imperfection, développement, progrès). Dans un cas, le jugement quantitatif est en fonction du jugement qualitatif (le progrès, le plus être, résulte du bien) ; dans l’autre cas, le jugement qualitatif est en fonction du jugement quantitatif (le bien résulte du progrès, du plus être). Dans la conscience, la nature est subordonnée à la morale. Dans la théorie, la morale est confondue avec la nature, ou plus exactement : subordonnée à la nature.
Il ne faut donc pas dire (comme je le pensais et comme je l’ai dit précédemment) que l’évolutionnisme philosophique exclut la morale, que la morale est ruinée par la théorie évolutionniste. C’est une exagération de laquelle je suis revenu. Non. Mais il faut dire que l’ordre moral y est subordonné à l’ordre naturel. L’erreur, pour être moins grossière, n’en est pas moins réelle ni moins fâcheuse. La théorie confond les conditions dans lesquelles se présente historiquement le devoir (comme un devenir) avec l’essence même du devoir (une obligation), et fait dépendre l’essence morale du devoir de ses conditions historiques ou naturelles (elle fait dépendre le devoir du devenir, au lieu de faire dépendre le devenir du devoir comme fait la conscience). Cette confusion et ce renversement des termes sont le premier signe que la théorie est fautive, car ils marquent une violation de l’absolue suprématie de l’ordre moral, hors de laquelle (nous l’avons vu en commençant) ni le problème du mal ne se pose, ni il se résout.
[Le devenir même qu’implique la théorie de l’évolutionnisme moral est contraire à celui qu’implique la conscience. La conscience implique un devenir par et dans la seule expérience du bien, d’où l’expérience du mal serait exclue ; le devenir qu’implique la théorie est un devenir par et dans l’expérience du mal. Or, admettre que le devenir, qui est le bien, consiste à s’éloigner du mal, c’est admettre que le mal, condition du devenir, est un élément primitif et nécessaire des choses ; c’est le proclamer bon, c’est en faire un bien, puisque le bien c’est l’ordre primitif, l’ordre qui doit être. C’est en définitive appeler bien ce qui est mal.]