L’état paradisiaque devait cesser, l’image divine qui est en l’homme ne pouvant être pour lui un don qu’à la condition de devenir une conquête. La liberté humaine devait par conséquent connaître la tentation. La possibilité de la tentation suppose l’existence d’un monde hors de Dieu, susceptible d’être pris pour Dieu, et d’une gloire capable d’être préférée à la gloire divine. A cette possibilité correspond la double nature de l’homme, tout à la fois image du Créateur et image du monde. Étudiée psychologiquement, la tentation nous apparaîtra comme la rencontre de deux instincts essentiels et contraires, ayant l’un et l’autre un point d’attache dans notre nature, se disputant la possession de notre volonté. Mais, au point de vue métaphysique, la tentation est une lutte entre deux puissances surhumaines, Dieu et le principe cosmique, cherchant à attirer l’homme pour le tenter et le mettre en demeure de se donner à l’un ou à l’autre. Que la tentation soit inévitable, c’est ce qui facilement se laisse déduire de l’idée de liberté ; mais que le résultat en soit le péché, on ne peut le dire qu’après une expérience psychologique et historique.
Remarque. — Dans le récit mosaïque de la chute, s’unissent et se confondent l’histoire et la symbolique, le fait réel et l’image. On sent que pour l’historien de ce tragique et grand événement, la tentation de nos premiers pères et le paradis sont des faits accomplis en dehors de notre histoire, dont il ne peut avoir qu’une connaissance non point immédiate mais dérivée, un souvenir à demi effacé, et qu’il ne peut faire revivre que dans un miroir obscur et à l’aide d’une parole mystérieuse.
Pour interpréter ce récit, il nous faut d’abord porter notre attention sur les arbres mystiques qui se trouvent dans le jardin. Il est facile de reconnaître que l’arbre de la vie désigne la vie en Dieu ; quant à l’arbre de la connaissance, il est d’une interprétation plus difficile. Qu’il représente la connaissance d’une manière absolue, et que sous cette forme il ait été interdit à l’homme d’y toucher, une saine interprétation ne peut pas l’admettre ; car Dieu lui-même oblige l’homme à la réflexion en l’appelant à choisir entre les deux arbres, et en éveillant en lui la conscience du bien et du mal par son commandement. La connaissance interdite ne doit donc pas comprendre la différence qui oppose le bien au mal. Cette connaissance extérieure du mal, l’Écriture la suppose, même dans la conscience sainte du second Adam. La connaissance interdite ne peut être que celle qui résulte du péché accompli. En apprenant à connaître le mal comme une réalité dans sa vie propre, il tombe de sa haute destinée et anéantit le but pour lequel il a été créé. L’homme n’aurait pas mangé de l’arbre de la connaissance si le fruit n’avait pas eu pour lui un attrait particulier, et ne lui était pas apparu supérieur au fruit de l’arbre de la vie. « La femme donc voyant que le fruit de l’arbre était bon à manger, qu’il était agréable à la vue, et que cet arbre était désirable pour donner la science, prit du fruit et en mangea. » Le fruit ravissant est l’éclat de ce monde ; l’homme en y goûtant peut devenir comme Dieu, puisqu’il se connaît libre et maître du monde. L’arbre de la vie, au contraire, est l’arbre des dons de la grâce, et quand l’homme mange de son fruit, il peut manger librement de tous les arbres du jardin, librement s’approprier tout ce qui a été créé, et recevoir toutes choses comme un don de Dieu. Sur l’arbre mystique de la connaissance resplendit, au contraire, la gloire du monde dans l’éclat et la magnificence qui lui sont propres. L’histoire du paganisme doit ici nous servir de commentaire. Les païens se laissèrent enivrer par ce fruit, ils donnèrent tout leur cœur aux choses de ce monde, ils aimèrent mieux la créature que le Créateur. La magique apparence des choses créées les trompa ; ils préférèrent le visible à l’invisible.
A côté de l’arbre de la connaissance, il est une mystérieuse apparition qui doit faire maintenant l’objet de notre étude, c’est le serpent. L’homme n’est pas tenté par son propre moi à manger de l’arbre de la science du bien et du mal, c’est le serpent qui le tente. Il est très clair que nous ne devons pas le considérer, comme un animal, mais comme un principe en opposition avec l’homme et avec Dieu ; car le serpent parle contre Dieu lui-même, il oppose son non, à lui, au oui divin : « Vous ne mourrez nullement si vous mangez du fruit de l’arbre. » Indépendamment de l’homme et de Dieu, il y a donc dans cette histoire un troisième acteur. Déjà la Sapience, un vieux livre juif, avait vu le diable sous la forme du serpent. Puisque dans le chapitre que nous consacrons à l’existence du diable, nous aurons à parler encore du serpent, nous pouvons ici nous dispenser d’entrer dans le développement que comporterait le sujet ; nous le ferons d’autant plus facilement que le tentateur n’est pas même nommé dans ce récit. La question qui reste ici la première et la seule nous amène à nous demander quel est, dans la création, le principe qui put tenter l’homme à se séparer de Dieu, ou si nous voulons admettre l’existence personnelle du diable, quelle est, dans la création, la force à l’aide de laquelle il exerce son influence ? Nous répondons : c’est le principe cosmique lui-même, conçu dans son rapport d’opposition à Dieu, s’éprenant au sentiment de son existence propre, et s’affirmant dans l’orgueil de l’indépendance. Si, en effet, la création a un côté qui regarde à Dieu, elle en a un également qui la porte à se replier sur elle-même, à être elle-même et à se vouloir par elle-même. Le principe cosmique, destiné à rester le subordonné du royaume de Dieu, pour devenir indépendant doit se montrer sous une face séduisante, se présentant à l’homme comme la lutte possible contre Dieu, et comme le non de la liberté contre le oui du commandement divin. L’interprétation morale a vu dans le serpent le symbole de ce principe personnel qui pousse l’homme à vouloir être libre sans le Créateur. Le mouvement de la concupiscence n’aurait pas pu se produire chez l’homme, s’il n’avait pas eu sa cause première dans la nature elle-même de la création, principe et âme vivante de tout ce qui est créé. Le serpent, expression de ce principe, s’attaque à l’homme, se rencontre avec lui dans la même convoitise, parce qu’il est pour lui la puissance surhumaine représentant l’âme qui agit dans la nature tout entière. Enfin il y a un rapport nécessaire entre le serpent et le fruit. Le fruit est l’éclat de la gloire du monde. Cette gloire s’offre, sollicite le désir, et veut être goûtée. Le serpent est donc le principe mondain qui donne à toutes ces séduisantes mais trompeuses apparences leur véritable signification pour la conscience humaine. Si le serpent n’eût pas montré à l’homme le fruit emblème de la séduction, il n’aurait pas pu trouver accès dans son cœur. Une tentation qui ne sait pas se faire séduction et n’a aucune gloire à offrir n’est plus qu’une ombre impuissante. D’un autre côté, le fruit n’aurait pas pu séduire l’homme si le serpent n’avait pas su en faire la séduction la mieux en harmonie avec l’humaine concupiscence, lui montrant dans la jouissance de ce fruit la conquête de sa propre indépendance.
La gloire du monde ne parviendrait pas à séduire l’homme si, au sein de ces séductions, elle ne savait pas lui faire voir, son image à lui, embellie et glorifiée de tous les reflets qu’elle projette. Cette double condition de la tentation se retrouve dans chaque péché. Il ne se commet pas un seul péché sans qu’il y ait en même temps et le fruit et le serpent, une image séduisante pour tenter la convoitise et un tentateur invisible pour tromper l’homme par la vaine apparence d’une menteuse liberté.
Nous croyons qu’en constatant l’état du premier Adam comme celui de l’innocence, mais de l’innocence inexpérimentée, et quoique nous ne prenions pas à la lettre le récit sacré en ce qui concerne le serpent et le fruit, nous le maintenons néanmoins dans sa réalité en affirmant que l’homme a été tenté, et qu’il l’a été par des puissances indépendantes et distinctes de sa nature. De cette situation résulte pour l’homme déchu une excuse réelle. Il faut cependant ne pas oublier qu’il ne fut tenté qu’autant qu’il se laissa tenter. Pour formuler le résultat de la chute nous ne saurions dire, quoique d’autres le disent, que cet état fut en réalité un accroissement d’intelligence. Il est vrai que l’Éternel a dit : « Voici Adam est devenu comme l’un de nous ; » mais peut-on en conclure que le serpent n’ait pas menti, que la chute était nécessaire pour que l’homme réalisât sa destinée d’être libre et indépendant ? Le contexte dit clairement le contraire, et nous voyons que si l’homme fut en un sens comme Dieu, il ne le fut pas au sens véritable. Les chérubins avec leurs épées flamboyantes sont là pour attester que la liberté conquise par la chute est inconciliable avec la sainteté, sans laquelle cependant on ne saurait concevoir la ressemblance avec Dieu.
Quoique la chute soit une histoire véritable, s’accomplissant dans le temps pour devenir l’histoire universelle, elle n’est pas cependant une histoire éternelle, impliquant la nécessité du péché pour l’homme, et l’impossibilité pour lui de s’en affranchir jamais, alors même qu’il parviendrait à réaliser sa destinée. La conception spéculative qui considère le mal comme un fait nécessaire dans la destinée du monde cherche à s’appuyer sur l’histoire, sur la nature, le surnaturel, l’antéhistorique et le décret divin. Cependant la possibilité du mal, mais non point sa nécessité, se laisse seule déduire des rapports de la liberté avec la nature, du développement de la liberté dans le monde, du décret divin et du fait de la création. Le péché n’est donc qu’une possibilité, mais une possibilité éternelle. Sa réalité ne peut s’expliquer que par le fait de la libre volonté de la créature, dont l’aveuglement volontaire est incompréhensible, car il est en lui-même la séparation d’avec la raison divine, la suprême nécessité. Pour pouvoir saisir dans toute sa signification l’idée de péché, il est nécessaire de le considérer successivement dans ses rapports avec la nature, l’histoire, et le décret divin.
Il est tout aussi faux d’identifier la nature et le mal que d’identifier le mal avec la liberté ; cette affirmation nous ramène en plein manichéisme oriental. La spéculation de l’occident a tenté, par d’autres voies, de déduire la nécessité du mal des rapports de la liberté avec la nature, s’efforçant de démontrer dans la chute un progrès, la transition nécessaire de l’état de nature à l’état de culture. Tandis, en effet, dit-elle, que l’état de nature est l’état normal de l’animal, il n’est pour l’homme qu’une transition, parce que l’homme est un être pensant et libre ; par sa liberté et sa pensée, l’homme doit se libérer de la nature. La première manifestation de la conscience, de la pensée et de la volonté, ne peut pas ne pas être empêchée par une sauvagerie naturelle, la brutalité de l’instinct et l’impatience du désir. Le premier effort de l’homme pour s’affranchir de la tutelle de la nature ne peut être qu’un caprice irréfléchi, cette forme la plus élémentaire de la libre détermination de nous-mêmes. Mais par ce fait arbitraire, il faut le constater, le moi se met en contradiction avec sa nature propre, avec la valeur véritable et la signification nécessaire de sa liberté. Il devient mauvais, par lui-même il crée une contradiction entre sa personnalité, au sens égoïste du mot et sa vraie nature, entre sa volonté arbitraire et la raison nécessaire de sa destinée. Cette constatation de notre double nature, de ces deux hommes en nous, est le fruit amer que l’homme cueille sur l’arbre de la science du bien et du mal. Après avoir expulsé l’homme de ce paradis terrestre, patrie éternelle de l’animal, la pensée le délivre de cette contradiction intérieure, conséquence de l’arbitraire et du caprice, en enseignant à la volonté la résignation, et à l’égoïsme le sacrifice, et elle le réconcilie avec lui-même, dans le monde du savoir, de la morale et de la religion. La pensée est la flèche qui blesse et qui guérit. La chute et la rédemption nous donnent donc la forme éternelle du développement de la liberté créée. C’est en conformité à ce modèle que nous la voyons s’affirmer, non seulement dans les diverses époques de l’histoire, mais encore de la vie des individus.
Remarque. — La théorie de la nécessité du mal est le caractère et la marque distinctive de la philosophie religieuse de Hegel, mais elle se retrouve dans bien d’autres systèmes contemporains. C’est ainsi que Fichte représente le moi comme étant d’abord uni au non-moi ; la liberté, d’après lui, étant nécessairement une conquête, le mal doit être la force d’inertie (vis inertiæ) qui sollicite le moi à rester dans son état primitif, et à fuir le combat, condition première de la délivrance. Quand Schleiermacher se représente le péché comme un développement exagéré de la conscience sensible, au détriment de la conscience religieuse, il identifie le commencement de la vie de l’homme avec un état de nature primitif et subordonné, condamnant l’homme à une situation dont il devrait être affranchi. Kant et Schiller voient dans le péché originel la transition de l’état de nature à l’état de culture. Baggessen, dans le poème d’Adam et Eve, a prêté à cette pensée la forme et la langue de la poésie.
Tandis que la doctrine chrétienne considère le paradis terrestre comme le berceau de l’esprit humain, sur lequel veillent des puissances protectrices, la théorie que nous venons d’exposer ne l’envisage que comme un jardin des plantes n’ayant que des animaux pour hôtes. A son dire, c’est une vérité indéniable et nécessaire que l’homme est naturellement mauvais, car pour elle la liberté à l’état naturel contredit l’idée même de liberté ; elle ne peut donc se trouver que dans la chute. Cependant on ne saurait admettre que le mal existe essentiellement dans le fait même de notre état naturel. L’innocence représentée sous la forme d’une vie en contact immédiat et inconscient avec le vrai et le bien n’est pas plus contradictoire que l’enfance elle-même, nous présentant une manière d’être qui n’est pas l’imperfection, mais qui n’est pas non plus l’humanité clairement consciente d’elle-même. On ne pourra jamais prouver que la pensée et la volonté encore inconscientes constituent dans notre état naturel l’imparfaite et fausse spiritualité ; pas plus qu’on ne prouvera que l’intelligence de l’enfant constitue la fausse liberté impliquant l’idée de péché. Dans la même mesure où nous voyons se faire le développement normal de la conscience de nous-mêmes et du monde qui nous entoure, doit s’affirmer la conscience de Dieu, pensée maîtresse de notre âme créée à son image. L’on peut donc dire qu’au commencement le bien n’est perçu que sous la forme d’un sentiment de conscience, exprimant l’attrait de l’instinct religieux et la grâce naïve d’une conception enfantine, et que néanmoins l’idée d’une nature pure et d’un commencement bon peut être maintenue comme le véritable point de départ du développement de la liberté humaine. Nous ne plaignons pas l’enfant qui n’a pas l’intelligence d’un homme, mais nous le plaindrions si, tout en étant enfant, il avait des qualités en contradiction avec son âge. Nous accusons ainsi ce qui lui manque, et tout ce qu’il doit acquérir ; cependant nous n’en reconnaissons pas moins comme bonne cette nature qui pour le bien n’est pas encore consciente mais inconsciente. Ce n’est pas l’arbitraire inconscient qui se trouve nécessairement impliqué dans les premières manifestations de la liberté, mais la possibilité d’une détermination contraire à la conscience. Si les récits des voyageurs s’entendent tous pour représenter l’état sauvage actuel comme le pire de tous les abaissements, il n’est à ce fait qu’une seule conclusion possible : la nature d’aujourd’hui n’est plus la vraie nature, elle a perdu le lien qui primitivement l’unissait au monde moral, et ce lien doit être retrouvé si l’on veut voir jamais le relèvement de notre humanité. La négation de la bonté primitive de la nature contient un manichéisme latent, une opposition irréconciliable entre l’esprit et la matière. D’après cette idée, la nature n’est plus ce qui doit être transformé, mais le principe adverse, qu’il faut toujours haïr et combattre en attendant de le vaincre, ou du moins de le soustraire à tout ce qu’il a de mauvais et d’accidentel. L’esprit, qui ne peut pas être sans la matière, se trouve condamné à lutter éternellement contre elle, s’efforçant en vain de s’arracher à sa domination, tandis que la nature s’obstine dans la révolte contre l’esprit. Entre ces deux puissances une réconciliation ne sera jamais que le point de départ de luttes renaissantes.
Remarque. — La conception que nous venons de combattre a pour conséquence nécessaire la négation de l’impeccabilité du Christ ; elle est donc absolument inconciliable avec le christianisme. Car si l’idée d’innocence implique nécessairement l’idée de mal, il faut affirmer comme une vérité éternelle que l’homme est naturellement mauvais. Cette loi est également applicable au second Adam, dont le développement commence ici-bas par l’enfance ; son impeccabilité n’est donc que relative, le Christ doit donc combattre en lui la réalité du mal, les mauvaises prédispositions de la nature, avant d’être véritablement Sauveur. Cette opinion rencontre aujourd’hui de nombreux adhérents. Pour ôter à ce dualisme ce qu’il a de trop choquant, ses partisans ont fait du mal le moins bien, l’accidentel, le non-être, le contingent, destiné à disparaître un jour de la scène de l’histoire. Dans ce système, si d’une part on parait abaisser la puissance du mal,-de l’autre on la relève, puisqu’on en fait un auxiliaire indispensable pour l’établissement du royaume de Dieu sur Ta terre.
Si l’on ne peut pas déduire la nécessité du mal de l’état naturel de l’homme, on ne peut pas non plus la rattacher à l’idée de l’histoire. La connexité des deux systèmes est évidente. Dans ce système, pour démontrer la nécessité du mal, on fait remarquer que la vie historique universelle ne peut se concevoir et se produire que dans des luttes et des contradictions sans cesse renaissantes. Les forces diverses, les puissances historiques, appelées à se rencontrer pour se contredire et s’affirmer, ne peuvent pas se heurter sans se confondre dans l’injustice et le mal. Les principes exclusifs doivent s’exclure, et malgré toute leur raison d’être, ils sont condamnés à devenir injustifiables et injustes. Les égoïsmes nationaux et les égoïsmes personnels, ces agents nécessaires de l’histoire, ne valent qu’en raison même de la puissance d’exclusion qui les caractérisent, autant dire des injustices qu’ils sont capables de commettre. Car rien de grand ne peut s’accomplir sans passion. La vie est une lutte pour la vie, et cette lutte est la trame elle-même de la tragédie humaine, n’apparaissant jamais sans l’inévitable cortège des larmes et du remords. Mais cette tragédie, dit-on, contemplée de haut et non plus du parterre, n’est qu’une divine comédie. Car, au milieu de ces combats et de ces défaites, de ces prétentions iniques s’imposant au nom de la justice, l’Esprit du monde parvient à la complète révélation de lui-même.
A ce point de vue supérieur, l’histoire du monde devient l’œuvre de l’art éternel. Ce qui pour le moraliste vulgaire fait l’effet d’un ton faux et criard, est pourtant une note nécessaire à l’harmonie du sublime concert. Ce qui pour les gens à vue étroite et bornée paraît odieux, aux regards du génie se fond admirablement dans l’ensemble et devient l’ombre illustrant la magie du dessin et de l’éternelle perspective. Dans le monde parfait toutes les forces possibles de l’être doivent se penser et se réaliser, mais par dessus tous ces contrastes et toutes ces contradictions, toujours souveraine s’impose l’idée suprême. Si, à certaines heures, elle paraît s’abaisser et s’obscurcir, ce n’est que pour mieux dominer et pour contraindre le mal à n’être plus que l’un des facteurs dans le meilleur des mondes possible.
Remarque. — Dans l’Église, Jean Scot Erigène avait déjà formulé cette conception. Parmi les penseurs protestants, Leibnitz, Schleiermacher, Hegel et Schelling ont travaillé à la populariser. Aujourd’hui elle règne sans conteste sur nos classes dirigeantes.
La seule chose vraie dans la conception que nous venons d’exposer, c’est que tout développement vivant et spirituel se produit nécessairement sous l’influence de principes contraires. Mais il y a loin de là à la nécessité du mal pour ce développement. Car le mal est précisément la fausse opposition et la fausse conciliation des extrêmes, la fausse dialectique et la fausse direction ; loin d’aider au progrès, il ne fait que l’entraver et le détruire, et loin d’être la cause immanente de la destinée du monde, il n’est que l’obstacle pour contredire à son développement. Le mal est un faux extrême, il ne peut donc pas être confondu avec les légitimes contraires qui tiennent de la réalité leur raison d’être. C’est la note fausse dans le concert de la création, il ne deviendra jamais un motif nécessaire à son harmonie ; il faut qu’il soit anéanti. Le mal ne gît pas dans l’idée de la personnalité, mais dans l’exagération qui la fait sortir de ses limites, de son rôle, l’entraînant à vouloir être tout autre que le Créateur ne l’a voulue. Au développement normal, les contrastes de la vie, les oppositions de personne à personne doivent se rencontrer, mais pour se compléter et s’agrandir dans l’unité de l’amour. Par conséquent, il faut reconnaître dans l’histoire la possibilité d’un développement normal se conciliant avec l’idéal sans se travestir sous cette caricature de sainteté dont aujourd’hui on rencontre tant d’exemples dans la vie de certains peuples et de certains individus. Nier cette possibilité, c’est éterniser le mal à la manière des Manichéens. Car quand une fois on admet le mal comme un des facteurs de la vie spirituelle, et qu’on s’est interdit le droit de contester sa légitimité, la conception chrétienne de la vie éternelle et bienheureuse n’est plus qu’un rêve insensé. En effet, d’après la théorie que nous combattons, la vie éternelle de l’homme doit, il est vrai, produire le bien sans cesser, et poursuivre continuellement sa victoire contre le mal, mais éternellement cette vie aura besoin du mal comme d’un aiguillon pour provoquer sa propre activité. Ceux qui pensent que sans le mal le bien manquerait d’énergie et d’austérité ont une idée très incomplète de la puissance du bien et de la plénitude des forces créatrices qu’il renferme en lui-mêmea. Ils envisagent surtout le bien comme une loi qui contredit, qui condamne et qui nie, mais ils ne savent pas le comprendre comme une puissance plastique et créatrice. Ils ne voient pas que la puissance du bien n’est pas moindre quand elle s’exerce comme la loi en condamnant le péché possible au moment de la tentation ou qu’elle le surmonte par sa force propre dans la vie réelle.
a – Voir Julius Muller : La Doctrine du péché.
Remarque. — L’histoire que nous connaissons et qui se déroule sous nos yeux, bien loin d’être la réalisation de l’idéal, nous fait assister à des événements qui ne peuvent que le contredire et qui doivent eux-mêmes être contredits avant que puisse apparaître l’harmonie entre l’idée et la réalité. Nous avons la promesse et la prophétie de cette réalisation quand nous étudions le judaïsme fidèle dans ses rapports avec le christianisme. Le judaïsme abdique à la venue de Jésus-Christ, disant avec Jean-Baptiste : « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Il se retire en paix comme le vieillard Siméon, assuré qu’il est d’avoir contemplé l’aurore du jour nouveau en la personne du divin Enfant. Tel est donc le type normal des rapports qui doivent unir entr’elles les diverses périodes de l’histoire. Dans l’histoire idéale et vraie, chaque moment devrait se considérer comme n’étant que la préparation, le germe, la prophétie d’un moment plus élevé, et tendre sans cesse par l’espérance au jour qui sera la plénitude de tous les temps. Le Judaïsme infidèle accuse très fortement au contraire le type de l’histoire profane. L’alliance qui ne devait être que préparatoire, il s’efforce de la retenir comme définitive et parfaite, méconnaissant tout à la fois le passé et l’avenir. Cette fausse attitude à l’égard du passé et de l’avenir, interrompant dans l’histoire la succession harmonique des événements, est le signe caractéristique de l’histoire profane. Ni dans l’histoire des peuples, ni dans celle des individus, nous ne rencontrons un développement harmonique, condamnés que nous sommes à constater une fausse activité cueillant le fruit avant sa maturité, devançant l’heure du progrès véritable, et l’étouffant dans son germe, s’immobilisant dans une fausse sécurité qui arrête l’avenir au moment même où il devait commencer. Les individus et les peuples, au lieu de marcher de progrès en progrès, vont aussi à reculons, réalisant le progrès en faisant revivre de vieilles erreurs depuis longtemps dépassées. Dans la vie sociale, la lutte sans cesse renaissante entre l’ancien et le nouveau est une preuve de cette désorganisation qui étouffe le germe de l’avenir et nie le passé au lieu de l’accepter comme l’esprit vivifiant. Ce type de l’histoire en révolte contre l’idéal s’est si bien imposé à l’opinion et si complètement identifié avec elle, qu’on ne croit pas à la possibilité de la déclaration de Jean-Baptiste, et que volontiers on la considère comme un embellissement postérieur, en contradiction avec la réalité de l’histoire, pour cela seul qu’elle affirme la fusion volontaire du passé dans l’avenir. Que le fait ne soit ni naturel ni ordinaire, nous l’accordons volontiers ; mais qu’il soit impossible, c’est ce que nul, nous l’espérons bien, ne pourra jamais démontrer. Au reste, il n’est pas besoin de le dire, si nous affirmons la possibilité d’un autre développement que le développement réel, ce n’est pas pour nous livrera des rêveries fantastiques sur la nature de l’avenir. La possibilité d’un développement normal n’intervient ici que comme une présupposition nécessaire, afin que nous puissions nous orienter théoriquement et pratiquement dans le monde réel. Volontiers nous concédons que, pratiquement, il nous est impossible de nous représenter une histoire autre que celle qui nous est imposée par les faits ; mais nous affirmons d’autant plus énergiquement que ceux-là s’aveuglent bien étrangement qui s’obstinent à soutenir que, moralement et métaphysiquement, on ne peut pas concevoir d’autres réalités historiques que celles qui nous sont imposées par l’expérience actuelle.
Après avoir invoqué successivement en faveur de la nécessité du mal la création et l’histoire, on fait encore appel au décret divin. Dès lors, dit-on, que la révélation divine apparaît en Christ comme exprimant un décret éternel de Dieu, et qu’elle est la parfaite réalisation de son plan rédempteur, on ne peut que concevoir le péché comme la présupposition nécessaire de la rédemption. Si donc on conçoit le décret de Dieu comme ayant une valeur absolue et éternelle, il faut en même temps retenir le péché comme ayant été voulu et préordonné par le même décret. A ce point de vue, le péché serait préordonné comme la condition de la rédemption, et il ne serait qu’afin que la grâce fût. Par conséquent, le péché est indispensable pour l’optimisme religieux qui reconnaît la rédemption comme la vraie théodicée. Si le regard contemple la puissance de l’amour et de la miséricorde se manifestant dans la rédemption, l’humilité que provoque la conscience du péché ne sait que s’écrier : Felix culpa Adami, quæ meruit talem et tantum habere redemptorem.
Remarque. — Cette conception supralapsaire est accusée avec une certaine insistance dans le système calviniste. Dieu permet la chute pour que l’homme arrive à la conviction de son néant et de son impuissance, et qu’il ressente plus vivement le besoin de la grâce. La théodicée de Leibnitz développe le calvinisme au point de vue de l’optimisme religieux, et représente la chute comme une felix culpa. Cette pensée a été popularisée dans les classes élevées, sous une forme esthétique, par Novalis. Ce philosophe considère le christianisme comme la religion de la volupté suprême dans l’union avec Dieu, et le péché comme le grain d’amertume nécessaire pour qu’elle conserve toute sa pénétrante saveur.
La conception supralapsaire, en représentant la chute comme une heureuse faute, ne voit pas que, grâce à cette explication, la chute cesse d’être la chute et n’a plus de signification réelle. Si le péché est ordonné de Dieu, il revêt le caractère de la nécessité et perd tout caractère moral ; la rédemption n’a plus alors sa raison d’être. Si le péché devenu une nécessité peut réclamer sa place dans le développement du plan divin, la conscience morale reste désarmée, et n’a même plus de reconnaissance à éprouver pour une rédemption qui cesse d’être le sacrifice de la liberté et de la compassion pour le pécheur condamné et perdu. Les faits moraux se transforment en simples rapports dialectiques et métaphysiques, comme le démontrent les philosophies modernes de la religion. C’est ainsi que la philosophie religieuse hégélienne représente la rédemption, à l’exemple des mystiques, comme le jeu de l’amour divin avec lui-même. Dans ce jeu éternel, considéré au point de vue de l’idée, le péché, cesse d’être le péché ; si, au point de vue fini, il nous apparaît comme tel, considéré philosophiquement, il n’est plus qu’une transition nécessaire dans l’évolution de l’idée. Aussi Schleiermacher supprime-t-il ce dogme au point de vue moral. Ne lui reconnaissant plus qu’une valeur métaphysique, il enseigne que Dieu ne connaît pas le péché en tant que péché, mais en tant que limite, et que, par conséquent, il n’existe pas pour lui. Mais dès lors qu’il n’y a plus de péché pour Dieu, pour lui également il ne peut plus y avoir de rédemption. Ce qui s’appelle péché et rédemption pour la conscience finie, d’après Schleiermacher n’est que l’opposition entre la première et la seconde création, entre le degré d’imperfection et le degré de perfection, dans le genre humain. Il est sans doute important et nécessaire de chercher une conciliation entre la conception de ce monde au point de vue éthique et métaphysique. Mais on ne peut plus trouver cette conciliation si l’on commence par supprimer l’un des deux termes au profit de l’autre. La doctrine qui considère le péché comme un moyen nécessaire pour la parfaite révélation de Dieu, en sacrifiant l’intérêt éthique à l’intérêt spéculatif, nous met en présence d’un péché qui ne condamne plus et d’une rédemption qui ne délivre plus, nous laissant à nous-mêmes le soin d’aviser à sortir de l’impasse dans laquelle elle nous enferme. Elle ne saurait prétendre, au reste, à résoudre le problème religieux, puisqu’elle commence par l’anéantir.
La seule conception qui permette de maintenir en même temps et le péché et la rédemption, au sens exact et rigoureux qu’ils comportent, est celle qui accepte le décret divin tout à la fois comme absolu et relatif, conciliant ainsi l’idée supralapsaire et l’idée infralapsaire. Que le décret divin soit en même temps absolu et relatif, cela veut dire qu’il est de toute éternité, qu’il connaît par conséquent la liberté de la création, et que, n’étant pas une décision immuable et définitivement arrêtée, il est un devenir qui s’énonce et se précise dans le mouvement historique de la vie. Il n’impose pas son éternité au temps qui passe, mais il entre dans le temps, et, revêtant un nouveau mode de vivre, il prend de nouvelles déterminations. En d’autres termes, il n’est pas seulement un décret logique, mais un acte moral, l’acte de la sainte volonté attendant et voulant la libre manifestation du monde sa créature. Le décret de la volonté divine suppose donc qu’en dehors de Dieu il y a une création qui, d’une manière dérivée, possède la vie en elle-même et le pouvoir de se déterminer et de s’affirmer dans une entière indépendance vis-à-vis de Dieu, la conscience humaine certifiant cette indépendance. La volonté humaine est donc un des moments et des coefficients importants de la révélation de la volonté divine. Dans le décret divin en lui-même, il y a donc la part de l’absolu, si on le considère dans son être anté-historique et dans sa préexistence éternelle ; mais il y a aussi l’indéterminé, qui va se déterminant en entrant dans le temps, à l’heure où ce décret sort du repos éternel pour participer aux incertitudes et aux luttes de la liberté. Ce n’est pas l’homme seul qui a une histoire ; l’amour éternel a aussi la sienne. La volonté divine se soumet aux conditions de l’histoire, acceptant le concours de la liberté humaine pour donner à sa propre révélation sa forme définitive et dernière. La volonté divine renonce donc à sa toute-puissance réelle et absolue, pour pouvoir se manifester dans la sainteté et la toute-puissance de l’amour.
Les objections que provoque la thèse qui prétend soumettre le décret divin aux conditions de l’histoire tombent d’elles-mêmes, si l’on a soin d’observer que, malgré cette soumission, il ne cesse pas dans son essence d’être le décret absolu de la puissance par laquelle se réalisent tous les moments dans l’idéal humain. Car de même que la chute et la perversion de l’idéal deviennent possibles, étant donnée la liberté réelle, de même cette liberté renferme également la possibilité d’une rédemption. Si l’homme peut volontairement se séparer de Dieu, cependant, dans la profondeur de son être, par la force la plus intime de la liberté, il reste attaché d’une manière indissoluble au Logos divin, le principe saint, le créateur de ce monde, qui a la puissance de surmonter et de vaincre tous les égarements et toutes les révoltes de la liberté. Ce n’est donc qu’en contemplation du Fils que Dieu peut vouloir la liberté humaine, la rédemption d’une chute possible étant éternellement supposée dans le Fils. Mais alors que, dans l’histoire, l’amour divin devient l’amour rédempteur, ce n’est point par le fait d’une nécessité absolue, mais au nom des réalités qui constituent l’essence divine dans toute la plénitude de sa liberté. La volonté humaine prenant la forme du péché, la volonté divine doit alors apparaître comme châtiment et rédemption. Les ténèbres se répandant sur la terre, la lumière qui émane du Créateur ne pouvait pas cependant se laisser vaincre par elles ; une nouvelle manifestation de cette lumière devenait donc nécessaire. La chute de l’homme ne peut anéantir aucune idée, aucune vérité ; elle ne peut que changer le rapport de l’idée et de la vérité humaines ; l’idéal éternel ne change pas ; seules elles changent, la voie et la direction providentielles qui devaient nous y conduire.
La conception supralapsaire, qui ne veut rien reconnaître, de conditionnel et de relatif dans le décret divin, ne laisse plus subsister l’histoire que comme l’ombre et la reproduction de cet éternel décret. Le décret divin ne reconnaissant plus la liberté humaine, l’idée elle-même de l’histoire se trouve anéantie, car l’histoire n’a de signification qu’autant qu’elle exprime le concours de la volonté divine et de la volonté humaine, de l’éternité et du temps, de l’idée et de la réalité, s’unissant pour poursuivre la même œuvre. L’histoire n’est donc elle-même qu’en produisant ce qui n’est pas encore. Mais, en présence d’un décret absolu, l’histoire n’est plus que la reproduction de ce qui est de toute éternité, et le monde moral se trouve condamné à subir comme le monde naturel une loi inexorable. La conception supralapsaire, en niant la liberté réelle de la créature, ne peut plus comprendre l’histoire comme une libre collaboration de la volonté divine et de la volonté humaine, de l’esprit créateur et de l’esprit créé. Mais il ne faut pas oublier que cette conception sauvegarde cependant une profonde vérité, en nous rappelant que l’apparition du Christ, la révélation du souverain bien, ne peut pas être conçue comme un simple moyen, mais comme l’absolu lui-même, tandis que l’histoire, la nature, les événements et les hommes, ne seront jamais que choses secondaires et dérivées. Cette vérité inattaquable se trouve formulée dans ce vieil axiome théologique : Etiamsi homo non peccasset, Deus tamen incarnatus esset, licet non crucifixusb. Cette affirmation, en maintenant comme nécessaire la réalisation de l’idéal du royaume de Dieu et de l’idéal de l’humanité, assigne à la conception supralapsaire sa part de vérité et ses limites. Les supralapsaires ont donc raison en soutenant la nécessité absolue de l’incarnation ; ils se trompent au contraire en soutenant que la même nécessité détermine le crucifiement et la passion du Christ.
b – Quoique l’homme n’eût pas péché, Dieu ne se serait pas moins fait homme, mais il n’eût pas été crucifié.
La conception infralapsaire maintient dans toute sa sainte intégrité l’idée de la chute, et comme conséquence la nécessité de l’avènement du Christ ; elle maintient également la valeur de la liberté et de l’histoire. Mais la révélation du Christ n’est plus qu’un moyen pour le péché et n’a plus son but en elle-même. Le monde historique n’est qu’un monde de contingences relatives, n’offrant plus un seul moment nécessaire où puissent se rencontrer la nécessité morale et la nécessité éternelle. Cet absolu, ce moment nécessaire, la conception infralapsaire ne peut le rencontrer que dans la proposition que nous venons de citer, comme exprimant la vérité et les limites de la conception supralapsaire.
Remarque. — C’est Andréas Osiander qui, le premier dans l’Église luthérienne, a enseigné que quoique l’homme n’eût pas péché, Dieu se serait également incarné, mais n’eût pas été crucifié. Si la théologie orthodoxe n’a pas voulu utiliser cette vérité, si même elle l’a tenue pour une nouveauté inutile et impie, on ne peut se l’expliquer que par une crainte excessive de se laisser détourner des réalités de la révélation par une gnose étrangère à la Bible. Un examen attentif des textes, et en particulier des premiers chapitres des épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens, nous montre cependant cette doctrine comme une présupposition intime et réelle, sous-entendue dans le mystère de la Rédemption.
Le véritable optimisme et la véritable théodicée ne peuvent, par conséquent, se trouver que dans l’union de la conception supralapsaire et infralapsaire. L’optimisme chrétien reconnaît la nécessité absolue de l’incarnation, et lorsque, dans la présupposition de cette vérité, il contemple l’homme déchu à la lumière de la rédemption, il peut s’approprier le felix culpa. Car, quoique le péché ne soit pas voulu de Dieu, il ne peut pas cependant exister en dehors de ses décrets. Quoiqu’il ne soit pas imposé par Dieu, il n’en est pas moins un moment téléologique, dans la manifestation de l’amour divinc. La révélation de Christ est le but suprême de toutes les révélations et de toutes les œuvres de Dieu ; le Christ, dans son complet et libre abaissement, nous dit cependant qu’il ne veut être qu’un moyen, qu’un serviteur, pour une race non seulement imparfaite, mais déchued. Lorsque l’amour de Christ manifeste sa puissance infinie en subjuguant les hommes et en les rachetant, mettant un terme à l’opposition la plus profonde qui puisse se concevoir, car elle fait se contredire le Créateur et la créature, on ne peut que reconnaître comme parfait un monde dans lequel se rencontrent et triomphent ensemble la sagesse et l’amoure. Pour l’optimisme chrétien, l’histoire est donc le drame vivant de la liberté, évoquant sur tous les points à la fois une succession indéfinie de pensées et de volontés divines. Quoique la conscience chrétienne reconnaisse la possibilité d’un développement historique en dehors du péché, pour elle le désir d’un monde tout autre que le monde réel n’a pas de raison d’être, placée qu’elle est au point de vue de la rédemption. Les conceptions pessimistes, tout aussi bien que les utopies les plus optimistes, voyant le monde tout autre qu’il est, ne peuvent se rencontrer que là où l’on ne connaît encore de l’histoire de l’humanité que l’épisode de la chute.
c – Luc 15.1-32 ; Romains 11.32.
d – Romains 5.8.
e – Romains 11.32-36.
Le premier homme n’étant pas une unité d’entre les nombreuses individualités qui constituent le genre humain, mais le point de départ personnel de l’organisme humain, son péché ne peut pas être un mauvais exemple, mais un principe désorganisateur étendant sa pernicieuse influence sur l’humanité tout entièrea. La volonté pécheresse du premier Adam ne peut pas entraîner avec elle un changement dans la substance humaine, mais elle provoque nécessairement une perversion dans la manière d’être de l’humanité, l’état naturel de l’homme se caractérisant, non comme une manière d’être définitivement arrêtée et déterminée, mais comme une susceptibilité de détermination et de devenir. La détermination prise par le premier Adam, tête et commencement de l’humanité, devait donc s’étendre, pour les pénétrer et les changer, jusqu’aux rapports que soutenaient avec l’homme, l’univers, le principe cosmique, le principe saint, et toutes les puissances surhumaines.
a – Romains 5.12.
L’homme en s’abandonnant au principe cosmique lui donnait une puissance qui ne devait jamais lui appartenir ; il cessait ainsi d’être le maître de son propre développement et devenait l’esclave de la puissance matérielle à laquelle il venait de s’abandonner lui-même. La perversion de ce rapport, résultat du péché commis par le premier Adam, a une signification morale et naturelle pour tout l’organisme dont il est le point de départ historique et naturel.
Ce qui fut un acte libre de la volonté du premier Adam est devenu pour ses descendants un acte naturel. Il est vrai que la personnalité humaine ne peut pas être envisagée comme un produit ou une création des parents ; il est vrai aussi que chaque personnalité est tout autant une créature de Dieu qu’une force qui se développe spontanément et librement, au point de vue de sa vie propre ; mais le principe de sa nature morale n’est pas seulement créé pour l’individu, il lui est aussi inné, et pour chaque génération il est déterminé par celle qui l’a précédée. Les individus aussi bien que les peuples sont des forces organiques dont le développement général prend son point de départ dans le premier Adam, le type primitif incessamment reproduit. Chaque individu, par le fait même de sa naissance, entre dans un développement moral anormal, caractérisé par l’opposition de l’esprit avec la chairb. Au point de vue de la vie naturelle, cette opposition se manifeste comme la prédominance des instincts et des appétits sensuels, tandis que l’aspiration vers le royaume de Dieu se trouve paralysée. Dans la vie morale, elle s’accuse par la puissance que prend sans cesse l’opinion du milieu social au détriment de la communion avec Dieu. Cette volonté humaine mondanisée s’aliène la volonté divine et se crée une fausse autonomie, une fausse liberté, en contradiction à la véritable théonomie, la vraie liberté. Le penchant au mal, ce fait universel qui se présente sous tant d’aspects psychologiques divers, trouve donc sa cause première dans la perversion des rapports unissant respectivement entre elles les forces constitutives de la vie humaine, et surtout dans l’opposition survenue entre la puissance cosmique et la puissance sainte dont notre âme devait être le trait d’union. Il est donc évident que l’homme ne peut pas se délivrer lui-même de ce penchant mauvais, puisqu’il a sa cause première dans la domination exclusive d’un principe universel, dont il est constitué l’esclave par le fait même de sa naissance. D’autre part, le bon principe existe virtuellement dans la nature humaine, et il ne laisse pas de réagir contre le péché ; il y a donc pour la nature humaine possibilité d’une rédemption. En principe, notre race déchue retient encore le glorieux privilège de la liberté, mais seulement à l’état de virtualité. Cette possibilité de revêtir encore la sainteté nous servirait à bien peu si, lors de la consommation des temps, le secours n’était pas venu d’en haut, et si de nouveau ne s’était révélée la force capable de reconstituer entre les divers éléments de notre nature et de notre milieu l’harmonie première. En conséquence des prémisses posées, nous repoussons donc tout autant le pélagianisme que le manichéisme, car le péché originel n’est pas une substance ni un accident, mais une fausse manière d’être.
b – Romains 7.7-25.
Remarque. — Qu’il n’y ait en nous aucun penchant au mal, que le péché ne soit que le résultat d’une civilisation dépravée, abandonnant les directions toujours sûres de la nature pour celles d’une éducation artificielle et d’une intelligence pervertie, c’est ce que plus que tout autre, Rousseau, dans les temps modernes, s’est efforcé de démontrer. Quand le sophiste genevois enseignait à ses contemporains que la délivrance de l’homme ne peut s’accomplir que par un retour à l’état primitif, et qu’il leur donnait pour mot d’ordre : « Retournons à la nature », il ne se doutait pas sans doute qu’il ne faisait que les exhorter à se croiser sous ses ordres pour la chimérique conquête d’un paradis perdu. Que l’état de nature actuel ne soit nullement celui de l’innocence, et que tout autant que nos sociétés civilisées il subisse l’influence du penchant au mal, c’est ce que constate la loyale et pénétrante critique de Kant, dans sa théorie du mal radical inné, s’accusant toujours par la préférence des mobiles intéressés au sentiment du devoir. Rien ne prouve mieux en effet la déchéance de la nature humaine que la simple observation de ce que l’on appelle l’état de nature. Bien loin qu’il puisse nous offrir le spectacle enchanteur de l’enfance naïve dans toute son innocente pureté, ou de la liberté à son premier éveil, il nous oblige à constater une existence parasite, toute d’instinct animal, dépourvue du sentiment de l’initiative la plus élémentaire. Bien loin encore que cet état prétendu naturel puisse produire une existence humaine, contenant dans un harmonieux ensemble, pour se compléter et s’équilibrer entr’elles, les forces si diverses de la vie, il n’a à nous présenter que des hordes sauvages que dévorent et qu’abaissent les désirs les plus impurs, les instincts les plus grossiers, toujours renaissants et toujours inassouvis, où des sociétés sans âme, engourdies ou pétrifiées, que rien ne peut émouvoir ni atteindre, tant elles sont insensibles et indifférentes à tout ce qui est vivant et humain. Si nous considérons maintenant notre état de civilisation, nous n’aurons pas de peine à démêler les preuves de la perversité native de la nature humaine. Les vices mêmes du sauvage apparaissent au milieu des splendeurs de nos grandes cités, et nous forcent à reconnaître que, dans l’ordre moral tout autant et plus que dans l’ordre physique, on est exposé à constater de redoutables monstruosités. A ce spectacle, nous pouvons aisément nous convaincre combien naïvement s’illusionnent ces successeurs de Rousseau, croyant encore à la bonté native de l’homme, en présence du désordre social toujours prêt à éclater au dehors, malgré la loi armée qui toujours veille pour le contenir et le contraindre. Ils se trompent donc bien ceux qui s’imaginent, malgré l’autorité du maître qu’en ce point ils méconnaissent, qu’un état de culture plus avancé, les lumières et les enseignements de la science, suffiront à eux seuls pour affranchir l’homme de l’empire du mal. Que tel ne soit pas le cas, c’est ce que nous démontrent surabondamment le paganisme grec et le paganisme romain.
Goethe, il est vrai, dans son étude sur Winckelmann, parle de la beauté indestructible et de l’éternelle jeunesse du paganisme grec. Mais l’enthousiasme du poète s’explique par la fascination que toujours exerça sur lui le grand art païen. Grâce aux splendeurs du décor, il ne voyait pas le mal intérieurement sévissant, corrompant et putréfiant cette enchanteresse puissance, attendant d’en faire la ruine morale, aux traits répulsifs et odieux, si justement et si sévèrement décrits par l’apôtre Paul, dans son épître aux Romains.
Contre l’opinion de Rousseau sur la bonté native de l’homme, toutes les religions et toutes les philosophies sérieuses ont affirmé le mal universel dans la nature humaine, cherchant sa cause dans un état antérieur à notre conscience humaine actuelle, puisque, au premier éveil qui lui donne le sentiment d’elle-même, cette même conscience se trouve déjà atteinte par le principe mauvais.
L’aveu constaté, il nous reste à voir comment elles ont compris et défini ce mal radical de la nature humaine. En dehors de la conception biblique que nous venons de développer, il n’y a que deux explications possibles : celle, d’abord, qui envisage les individus comme se laissant déterminer au mal par un acte intelligible, préexistant, hors du temps, et celle qui considère la nature comme la cause de cette détermination mauvaise. D’après cette dernière explication, la conscience humaine, appelée à sortir des langes de la nature, resterait vouée au péché par ce seul fait, et Adam serait le type de l’homme ne pouvant atteindre à son développement naturel qu’en traversant le péché.
Schelling, dans sa dissertation sur la liberté humaine, et Steffens, dans sa philosophie de la religion, se rattachant tous les deux à la doctrine de Kant sur le mal radical, expliquent le penchant au mal comme une conséquence d’un acte intelligible et mystique accompli par l’individu avant son entrée dans le monde de l’expérience réelle. Cette explication implique donc la préexistence des âmes. Cette doctrine, si glorieusement représentée dans l’Église par Origène, vient se heurter cependant à une insoluble difficulté. Si en effet l’homme n’est tel qu’il est qu’en vertu d’une existence antérieure, la vie actuelle n’a plus qu’une valeur apparente, et nous retombons ainsi dans l’exclusivisme supralapsaire. La chute d’Adam n’est plus que la vaine redite d’une chute antérieure, et la liberté actuelle un semblant de liberté. Cette doctrine ne peut pas non plus s’allier avec la conscience de notre union et de notre solidarité dans la même humanité. L’expérience universelle proteste contre elle en affirmant des types de races et de famille se transmettant par les parents aux enfants. Cette affirmation a pour elle l’autorité de la Bible, qui nous enseigne un prédéterminisme basé sur la solidarité et l’unité qui relient entr’eux tous les membres de la famille humaine. L’Église a donc pour elle l’expérience, quand elle enseigne que chaque individu reçoit un héritage moral indépendant de sa propre détermination.
Hegel et Schleiermacher, malgré certaines divergences dans leur manière de concevoir la liberté, s’entendent cependant pour expliquer le penchant au mal comme une conséquence de l’existence physique de l’homme, attendu, disent-ils, qu’elle le condamne, lui qui devrait être d’après sa véritable destinée une libre intelligence, à subir la domination de l’instinct matériel entraînant fatalement la volonté dans un développement égoïste. Cette explication ne fait que constater le fait, toujours plus universellement reconnu, de l’opposition de l’esprit et de la chair ; mais, ainsi que nous nous sommes efforcé de le démontrer, on ne l’explique pas en le présentant comme une conséquence nécessaire du développement de l’homme sur la terre. Cette explication, en effet, ne voit pas que, puisqu’il il y a une nature mauvaise, il doit y avoir une bonne nature. Elle ne prouve pas non plus qu’il est dans l’ordre de la nature de contredire à l’esprit, pas plus qu’elle ne prouve que forcément il faut qu’elle se développe sous une forme égoïste sans pouvoir jamais être le génie moral spontané et naturel. Nous sommes d’autant mieux autorisé à faire ces réserves, que nous pouvons voir en Christ une existence humaine dont toutes les facultés s’entendent et se rencontrent, si harmoniques et si pures dans une conscience toujours une et sainte, que nous ne pouvons pas concevoir pour elle à un seul moment de son existence la lutte et la contradiction. La théorie du péché originel, que nous venons d’exposer, se réduit donc à affirmer que le péché n’est pas venu dans le monde par un homme, mais qu’il est nécessairement contenu dans le monde, le premier Adam apportant avec lui le vice originel comme un poison naturel. Cette théorie ne peut pas s’arrêter au fait du péché originel ; il faut qu’elle admette que le péché n’a pas commencé, mais qu’il a été créé avec le premier homme, et ainsi elle tombe dans le manichéisme. C’est bien, en effet, la doctrine du manichéisme qui enseigne que le péché a été créé, mais qu’il n’est pas né avec l’homme, en d’autres termes qu’il n’est pas un accident mais un fait de nature. Ces deux explications, l’explication mystique aussi bien que l’explication naturelle, éternisent l’une et l’autre le mal, la première en le concevant dans une existence antérieure, la seconde en l’affirmant comme un facteur nécessaire dans le développement de i’existence humaine. Toutes les deux sont donc condamnées à nier la possibilité d’une rédemption véritable. L’on ne peut pas concevoir, en effet, comment il serait possible que l’homme pût se convertir dans le temps, si, avant le temps, il s’était volontairement voué au mal. L’on conçoit tout aussi peu comment nous pourrions dire à Dieu avec l’espérance d’être jamais exaucés : « Délivre-nous du mal ! » si le mal, dès le commencement et d’une manière nécessaire, était identifié à l’idée de vie et de réalité, comme une possibilité et une réalité indispensables au développement de la vie, et une manifestation du bien lui-même. On ne conçoit pas non plus comment Christ pourrait être le Rédempteur, s’il devait porter en lui, fût-ce même à l’état de minimum, le mal inné. La conception biblique nous enseignant que le péché est entré dans le monde par le fait d’un seul homme, et que par lui il s’est étendu sur tous ses descendants, nous laisse la bienfaisante perspective de l’expulsion du péché hors de ce monde, quand ce monde sera rendu à sa véritable destination. Quand donc nous expliquons le fait universel du penchant au mal par un acte volontaire commis par le premier homme, considéré comme le chef et le commencement de l’espèce humaine, nous ne nous appuyons pas seulement sur l’autorité de la tradition biblique. L’étude psychologique du péché, tel que le constate l’expérience de tous, nous ramène si nécessairement à l’histoire de la chute, que, quand bien même nous ne la lirions pas dans la Bible, nous serions néanmoins forcés de l’affirmer comme un postulat nécessaire de la conscience. Car, si l’on n’admet pas le dogme de la chute, on est obligé de nier le péché comme un fait universel ou de le réduire à n’être plus qu’un accident individuel ; ou bien, si on l’affirme comme un fait universel, il faut le concevoir comme une réalité éternelle dans la destinée humaine, une condition sans laquelle elle reste irréalisable ; mais alors il faudrait pouvoir supprimer l’aiguillon du péché, le remords, c’est-à-dire accomplir une impossibilité, car toutes les tentatives à cet effet demeurent impuissantes. Plus on nie le péché comme un fait individuel, et plus on est obligé de l’affirmer comme un fait universel, cette affirmation restant nécessaire au véritable intérêt du bien lui-même. De plus, à ce point de vue, il faut renoncer à la conception chrétienne de la destinée du monde se réalisant par la victoire définitive du bien sur le mal. Entre ces deux conceptions, dont l’une ne veut voir dans le mal qu’un fait individuel et accidentel, tandis que l’autre l’éternise, le véritable milieu ne peut donc se trouver que dans le dogme paulinien et chrétien nous enseignant que par un seul homme le péché est entré dans le monde.
Quand la Dogmatique ecclésiastique représente le péché originel comme une absence totale des forces spirituelles et morales requises pour le royaume de Dieu, (totalis carentia virium spiritualium) elle ne veut point affirmer que, dans le domaine de l’histoire humaine, l’humanité pécheresse soit incapable de produire naturellement, même au point de vue spirituel, de grandes et nobles actions, pas plus, qu’elle ne prétend nier le besoin, l’aspiration du cœur naturel pour le royaume de Dieu, et sa parfaite suffisance pour s’approprier le don de la miséricorde divine. L’Église ne veut exprimer par ce dogme que la complète impuissance de la nature pécheresse à produire le souverain bien et à réaliser le véritable idéal de la vie. En dehors de l’action rédemptrice, la volonté vraie et ses plus nobles aspirations se perdent dans un but mondain, et l’homme naturel, dans sa plus haute activité spirituelle, n’est qu’un homme de la terre et non point un homme de Dieu. L’homme, dans son état naturel, est non seulement étranger à l’influence divine, mais encore au véritable idéal de sa propre liberté. On peut dire aussi que la conséquence du péché originel, pour l’homme qui ne connaît pas le bienfait du Christ, le condamne à rester à jamais incapable d’arriver à la véritable personnalité, la sainteté qui en est le caractère et la substance étant pour lui impossible ou méconnue. Aussi, dans le paganisme, le développement de la conscience est toujours sacrifié au profit d’un idéal impersonnel et véritablement étranger à la nature humaine. En fait d’idéal, il ne connaît en effet que l’immolation de l’homme tout entier soit au service de la patrie, soit au culte de l’art ou de la science ; mais si grands et si sacrés que soient ces intérêts, ils ne peuvent jamais être que des moyens pour la sainteté et la personnalité chrétienne. Quand la doctrine ecclésiastique ajoute à l’idée du péché originel tel que nous le définissons le fait de la concupiscence ou du désir impur, elle ne fait que compléter la définition sous une forme positivec. Au lieu de chercher Dieu dans le monde, l’homme s’y cherche lui-même. L’égoïsme alors se développe sous les formes les plus diverses, les plus grossières, poursuivant toutes les jouissances, depuis celle de la volupté la plus abaissée, jusqu’aux satisfactions infiniment plus redoutables de l’orgueil spirituel ; le moi humain grandit et devient un monde qui convoite tout et prétend tout absorber. Mais c’est à la morale chrétienne de préciser les formes multiples sous lesquelles se manifeste l’égoïsme de la vie humaine.
c – Confession d’Augsbourg, XI.
Remarque. — Quand on affirme que les hommes irrégénérés ne peuvent que pécher, cela ne peut pas signifier qu’entre eux il n’y ait pas de grandes différences. On peut dire, au contraire, qu’il en est parmi eux qui sont près du royaume de Dieu, tandis que d’autres en sont bien loin encored. En dehors du royaume de Dieu, on trouve d’une manière relative des justes et des injustes, et au regard de ce royaume il est bien des degrés d’éloignement, de préparation et de rapprochement. Mais toutes ces différences, qui ont une grande signification sur le terrain de la moralité et de l’histoire quand on compare les hommes entre eux, disparaissent, car, au lieu de voir les individus isolés, on les voit confondus dans le même ensemble qu’entraîne et domine le penchant au mal. A ce point de vue, quand nous disons qu’ils ne peuvent que pécher, cela veut dire qu’ils ne peuvent que contredire à l’idéal de l’humanité. Quelle que soit la hauteur spirituelle à laquelle ils s’élèvent, jamais ils ne peuvent rechercher l’idéal du royaume de Dieu. Ici, il ne s’agit pas de différences et de degrés, mais de la tendance de la vie tout entière. Dans le même sens, au regard de la tendance générale, l’apôtre saint Jean dit que celui qui est né de nouveau ne pèche plus, mais ne nie point cependant que pour les régénérés il n’y ait encore une domination relative du péché, et parmi eux des degrés différents de vertu et de sainteté ; seulement il affirme que, malgré un penchant au mal relatif, le, régénéré ne peut pas ne pas vouloir le royaume de Dieu et ne pas tendre vers le véritable idéal de la vie.
d – Marc 12.34 ; Actes 2.39 ; 1 Jean 3.9.
Le péché originel peut revêtir autant de formes diverses que l’humanité nous offre de types multiples. Le penchant au mal se révèle dans l’humanité lorsque, à l’état sauvage, elle existe sous la forme de rassemblements désordonnés. Il s’accuse également dans ces groupements distincts qui s’appellent la famille, la tribu, la nation, car tous ils affirment cet égoïsme collectif, négation de l’idéal humain véritable. Il se retrouve enfin, avec toute sa puissance de désorganisation, chez tous les hommes. Tout homme peut trouver dans son caractère, dans son tempérament, dans son penchant dominant, un point d’appui pour le développement de sa liberté, mais ce point d’appui peut aussi devenir un obstacle et une barrière. Mais une personnalité fortement accusée ne contredira jamais au développement de la vraie liberté, la liberté vraie n’étant pas une idée abstraite, mais une réalité s’affirmant par la formation et le développement du caractère. Pour chaque individu, le caractère peut aisément et naturellement se transformer en égoïsme ; aussi l’on peut dire que tout homme, pour nous servir d’une expression déjà consacrée, va sans cesse trébuchant de sa caricature à son idéal.
Remarque. — L’étude des tempéraments humains se rattache intimement à celle du péché originel. Le tempérament est la base et le point de départ du développement de la vie humaine ; il faudrait que son influence pût être corrigée par l’action de la volonté, mais c’est la volonté qui trop souvent subit l’influence du tempérament. En lui-même et par sa signification réelle, chaque tempérament est bon, car il peut être la cause d’une personnalité fortement accusée. Mais le péché originel, le vitium ou le morbus originis, comme l’appelle l’Église, s’accuse surtout en produisant dans tout homme la tendance à s’exagérer lui-même et à repousser les contraires qui seraient nécessaires à sa santé et à sa force morales. C’est ainsi que le tempérament mélancolique implique une prédisposition pour une vie solitaire et contemplative, un penchant décidé pour les subtilités qui tourmentent et les rêves qui lassent, laissant à l’âme le dégoût de la vie et la préoccupation chimérique d’un idéal sans réalité. Les anciens pères de l’Église désignaient déjà la mélancolie comme une des conséquences les plus évidentes du péché originel. Le tempérament colérique peut être la cause d’une activité énergique, d’une participation toujours généreuse aux intérêts et aux affaires du dehors, mais en même temps il prédispose à un sérieux excessif, à une inquiétude de tous les instants, à une mobilité que rien ne sait fixer et qui toujours empêche le repos dans la jouissance des biens vrais et légitimes dont aucune existence n’est jamais totalement dépourvue. Le caractère sanguin annonce un penchant prononcé pour la jouissance et les joies faciles, la tentation à prendre au rabais les obligations et les réalités de la vie, et à disperser les forces de l’âme dans la poursuite de desseins qui changent sans cesse et toujours se contredisent. Le flegmatique possède dans son tempérament un auxiliaire précieux pour réaliser, par un harmonieux concours de toutes les forces de l’âme, cette paix intérieure capable de traverser sans en être ébranlée toutes les difficultés et toutes les épreuves ; mais il est aussi enclin à trivialiser la vie, se contentant d’un bonheur superficiel, subissant avec une indifférence passive le jeu des événements de ce monde. Cette prédisposition à la tendance égoïste existe non seulement comme une possibilité que doit repousser la volonté, mais encore comme un penchant qu’il faut combattre et déraciner au nom de la conscience morale. Mais le moyen de triompher de ces tendances, l’homme ne le trouve que dans le royaume de la rédemption. Par l’Esprit qui procède de Christ, le nouvel Adam, toutes ces contradictions, qualités naturelles, dominées et contenues, rentrent dans l’harmonique ensemble qui fait de tous les dons et de toutes les aptitudes, de toutes les prédispositions et de tous les penchants, autant de grâces d’en haut.
Si nous considérons les conséquences de la chute, non plus seulement au point de vue individuel, mais à celui du développement de l’espèce, l’idée du monde (κόσμος) prend alors une signification tout autre que celle qu’il devait réaliser s’il fût resté fidèle à l’intention première de son Créateur. Par la chute, le principe cosmique est arrivé à une fausse indépendance, et l’univers a conquis aux regards de l’homme une valeur usurpée. L’histoire dès lors se fait l’obstacle, s’efforçant d’attarder ou d’empêcher l’avènement du royaume de Dieu. L’univers créé étant tout un ensemble de forces, de voies et de moyens, d’idées et de buts, qui tous ont une valeur à eux, peut être conçu comme possédant une vie relative indépendante. Lorsque cette vie cesse de se subordonner à son but suprême, leroyaume de Dieu, elle devient une fausse indépendance. De là l’expression biblique : ce monde (ὁ κόσμος ο ὑτος), servant à désigner non le monde au point de vue ontologique, tel qu’il est dans la pensée du Créateur, mais le monde actuel subissant les conséquences de la chute. Ce monde est le monde qui, se suffisant à lui-même, vivant de sa propre gloire et oubliant qu’au-dessus de lui il est un Créateur, se considère non point comme créature (κτίσις) mais comme monde (κόσμος), ensemble de toutes les gloires et de toutes les beautés, ayant la vie en lui-même et ne devant vivre que pour lui. Historiquement, ce monde s’appelle le paganisme ; il n’honore point Dieu comme Dieu. Pour la conscience païenne, il n’y a de réel que le monde visible. Plus cette conscience se développe, plus elle devient la mythologie, le miroir qui reflète, non l’image de Dieu, mais la seule image de la créature, renvoyant à l’homme non les reflets de la gloire du Créateur, mais les seuls reflets de sa gloire à lui. L’erreur de la conscience païenne ne consiste point dans la négation de la vérité, raison d’être universelle de tout ce qui est, ni dans un amoindrissement de la lumière que projette cette vérité, mais dans la suppression de Dieu, seule lumière capable de manifester et de faire vivre la vérité. Il ne faut pas chercher non plus cette erreur dans l’opposition de la matière contre l’esprit, de l’erreur contre la vérité, mais bien au contraire dans la lutte de l’esprit contre l’esprit, de l’intelligence contre l’intelligence, de la fin mauvaise de ce monde contre sa fin véritable, de l’esprit âme de ce monde contre l’Esprit de Dieu. Ce monde ne se trouve pas seulement renfermé dans l’ancien paganisme, il est partout où n’est pas le royaume de Dieu, et où ce royaume n’exerce pas sa définitive influence. Ce monde travaille à élever une cité terrestre qui ne se soumet pas à la cité de Dieu, et à produire une sagesse qui ne reconnaît pas la sagesse du Dieu vivant, et une beauté qui ne veut pas être l’éclat de la splendeur de Dieu. La gloire panthéistique de ce monde n’est pas une vaine imagination, les forces de l’univers étant essentiellement des forces véritables. La matière première avec laquelle le monde veut construire son royaume est donc d’une noble origine. Son erreur, au point de vue moral, ne consiste que dans la forme qu’il veut leur imposer et la fausse relation qu’il s’efforce d’établir entre la gloire de ce monde et la volonté humaine.
Le monde actuel exprimant la négation de l’idéal du monde véritable, ne peut affirmer que l’injustice, par sa manière d’être et dans toute sa durée. L’idée de la véritable justice ne comprend pas seulement l’action ou l’omission préméditée, mais encore l’être et le devenir de l’homme. Il faut donc concevoir cette justice exprimant tout à la fois l’union de la vie réelle et de la vie véritable, la conciliation de l’existence et de la loi essentielle qui préside à son développement. Les hommes étant naturellement privés du pouvoir d’accomplir la véritable justice, ce pouvoir ne peut pas exister non plus pour les grandes agglomérations sociales. Nous les verrons donc toujours sacrifiant leurs rapports avec Dieu et le monde véritable à la fausse poursuite des biens que leur propose le monde réel. Si les individus sont égoïstes, les sociétés le sont plus encore ; avec le culte de la patrie, de l’art et de la science, elle n’ont jamais su que retenir les âmes dans l’adoration du faux idéal terrestre. Bien que légitimes eux-mêmes, ces intérêts, dès lors qu’ils agissent séparés du centre qui peut tout vivifier, le royaume de Dieu, ne peuvent que s’extérioriser toujours plus et devenir cet égoïsme intellectuel, le plus redoutable de tous. Aussi voyons-nous dans l’histoire le patriotisme, l’âme d’une nation, se confondre avec la haine ou l’indifférence la plus absolue pour les autres peuples. Il est en effet de l’essence de toutes les grandes affections historiques que toujours elles s’efforcent de prédominer à l’exclusion de toutes les autres. Dès lors l’homme peut agrandir son moi et se dévouer tout entier à une idée, lui consacrer sa vie ; sur cette voie, si glorieuse soit-elle, il ne peut pas arriver à la véritable justice, livrât-il son corps, son être tout entier, ainsi que souvent le fait le païen pour la patrie qu’il aime ; plus il consomme ce sacrifice, et plus il est l’agent d’un intérêt et d’une passion terrestres, qu’on peut appeler l’art, la science ou la gloire. Ce monde ne peut pas par conséquent réaliser la vraie justice.
Ce développement historique étant un développement dans l’injustice, le temps qui en est la forme prend une signification particulière pour l’homme. De même que le monde est déjà pour lui ce monde (ὁ κόσμος ο ὑτος) le temps devient le siècle présent (ὁ αἰὼν ο ὑτος). Ce temps est le contraire du temps véritable. Le temps vrai est l’expression du développement normal de la vie, son acheminement successif et ininterrompu vers le but éternel. Ce temps, au contraire, est celui de la lutte et du combat. L’Écriture l’ajustement mais bien douloureusement caractérisé en disant qu’il n’est que train de guerre, agitation et tourment ; il s’affirme en effet non point par l’absence de l’exubérance de la vie, mais par la diversité et l’opposition des intérêts qui le possèdent, l’entraînant dans une lutte qui n’a qu’un seul but : repousser et retarder le moment où la pensée d’en haut saurait faire de toutes ces diversités une activité une et sainte. Plus s’affirme le vrai caractère du temps présent, plus il fait de l’histoire une histoire profane ; profane, non point parce qu’elle réalise autre chose que le saint, mais parce qu’elle exprime la négation de tout ce qui est saint. Séparée du royaume de Dieu, l’histoire perd son centre et son unité ; dès lors elle ne peut parvenir à aucune conclusion. Elle est donc condamnée à se dérouler dans un faux infinie, vers un progressus in infinitum, qui n’est qu’un perpétuel retour dans le même cercle des mêmes hommes et des mêmes choses, répétant toujours la monotone et mélancolique reditef : « Rien n’apparaît que pour s’évanouir ; il n’est pas de beauté qui ne meure et de vérité qui ne passe. » Dans ce siècle, incessamment retentissent le chant qui exalte la gloire du monde et la complainte qui célèbre sa vanité et son impuissance : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; ici-bas tout est peine et rongement d’espritg. »
e – 2 Pierre 3.4.
f – Voir le livre de la Sapience ch. 3.
g – Ecclésiaste.
Quoique le mal n’ait aucune réalité en lui-même, il agit cependant comme la puissance de la négation, toujours subordonnée dans son développement à l’empire du bien, à la véritable réalité. L’humanité pécheresse, en tant qu’humanité, ne doit pas cependant s’identifier avec le royaume du mal. Le monde entier est plongé dans le mala, mais il n’est pas le mal, en lui-même et par lui-même. L’humanité pécheresse renferme en elle-même le germe du bien ; on ne peut pas non plus lui contester une tendance naturelle vers le royaume de Dieu ; à chaque degré de son développement historique se retrouve un bien relatif. Si à chaque époque de l’histoire se manifeste un principe créateur et organisateur ; de même aussi se rencontre un principe désorganisateur et destructeur. Il y a un royaume de forces et d’influences qui, quoique en lutte entre elles, ne s’entendent pas moins pour conspirer ensemble contre le royaume de Dieu ; primitivement bonnes, mais devenues mauvaises, elles servent au principe qui lutte contre le but divin de la création. Cependant, pas plus pour le royaume du mal que pour celui du bien on ne peut dire : « Voici, il est ici ou il est là. » Ce royaume n’en est pas moins un perpétuel devenir, un effort constant à s’affirmer comme la véritable réalité et à se conquérir des origines qui, par la pensée et l’action, sans cesse poursuivent et accomplissent des pensées diaboliques. Par le diabolique il faut entendre le mal à l’état de puissance surhumaine et spirituelle. Dans le monde de l’intelligence le mensonge a aussi ses prophètes, et dans celui de l’action ses ministres, si complètement initiés aux mystères du mal, qu’ils en viennent à faire le mal par amour pour le mal. Le combat de ce royaume du mal contre le royaume du bien se reproduit dans toutes les périodes de l’histoire universelle ; mais, pour être définitivement vaincu, il faut que le mal ait épuisé toutes ses manifestations possibles.
a – 1 Jean 5.19.
Dans l’Écriture sainte, l’opposition entre le mal et le bien est représentée comme un combat entre les hommes bons et les hommes méchants, et une lutte entre les puissances surhumaines, bonnes et méchantes (ἀρχαι καὶ ἐξουσίαι). La vie et la liberté humaines sont l’enjeu de toutes ces luttes. Ce n’est pas seulement lors de la grande lutte du judaïsme et du paganisme coalisés contre le christianisme qu’interviennent les influences démoniaques, on les retrouve dans tout le cours de l’histoire sainte, exerçant même une influence physique sur les hommes. Leurs effets, appelés possessions, nous sont racontés dans l’Écriture. Ces possessions peuvent certainement se comprendre comme des maladies naturelles sans doute, mais des maladies dans lesquelles se confondent le physique et le moral, et dont la cause première est toujours un fait d’une nature spirituelle et surhumaine qui leur communique un caractère démoniaque. Si la sainte Écriture rend témoignage à la royauté de Satan, l’Église, à travers tous les temps, atteste que « nous n’avons pas seulement à combattre contre la chair et le sang, mais avec les principautés et les puissances invisibles, avec les esprits mauvais qui sont sous le cielb. » L’Écriture désigne Satan, le Diable, l’Antichrist, comme le prince de la grande puissance de ce royaume. Ce n’est que dans la démonologie que se termine et se complète la doctrine chrétienne du péché, parce qu’alors, de fait anthropologique et historique qu’elle était, elle devient une conception métaphysique. Le diable n’est pas le mal sous tel ou tel rapport, c’est le mal en soi, l’esprit mauvais comme tel. Le diable n’est pas une créature méchante, un d’entre les nombreux démons, mais le principe mauvais devenu un être personnel. Que la croyance au diable, n’ait pénétré qu’accidentellement dans le christianisme, ou que la question de la personnalité de Satan, ainsi que le croit Schleiermacher, ne puisse pas être une question de théologie chrétienne, c’est là une assertion qui ne peut pas se soutenir pour celui qui prendra la peine de se rendre compte de ce qui constitue l’essence du christianisme et la substance du mal. Il faut plutôt dire que la conception du diable doit être la pierre de touche de la conception du mal. La Dogmatique doit, par conséquent, démontrer le rapport nécessaire de cette doctrine avec le système chrétien. Elle doit représenter la doctrine du diable comme la doctrine du principe mauvais, telle qu’elle est possible, étant donnée la présupposition chrétienne.
b – Éphésiens 6.12.
La notion chrétienne du péché est dans une étroite et absolue dépendance avec la doctrine de Satan. C’est ce dont nous allons nous assurer par une analyse plus attentive de cette dernière notion. Lorsqu’on se représente Satan comme un être surhumain, et en même temps comme un esprit créé primitivement bon, mais devenu par la révolte de l’orgueil l’ennemi de Dieu, on s’assure par cette doctrine une barrière infranchissable au dualisme païen qui, chez les Persans, affirme les deux principes distincts et personnels, et chez les Grecs et les Germains fait sortir le principe du bien de la lutte avec les ténèbres au sein du chaos. (Les Titans sont les ancêtres des dieux et les géants ceux des ases.) Cette doctrine est aussi la négation de la conception qui voudrait faire du péché la matière ou le non être (μὴ ὄν), ou une privation, car le Diable est un esprit supérieur et puissant. Cette doctrine est également la négation irréfragable de l’acosmisme. Le panthéisme, dans son un et tout (ἕν καὶ πᾶν), n’a pas de place pour le diable. Le Dieu libre et créateur du théisme ne peut pas souffrir en face de lui une autre existence que la sienne, un monde (un non Deus), mais il peut supporter, sans amoindrir sa puissance, une opposition contradictoire, un adversaire de Dieu (adversarius Dei). Ce n’est qu’à l’aide de cette doctrine que l’acosmisme peut pour toujours être rendu impuissant. Aussi Luther, quand il veut éprouver un docteur chrétien, demande : « Connaît-il la mort et le Diable ? pour lui tout est-il paix et joie ? » Si l’on considère le Diable dans ses rapports avec Dieu et avec l’homme, il apparaît comme étant en dehors de l’homme, mais le recherchant pour le faire tomber sous sa domination. Cette conception implique que le mal est étranger à la nature de l’homme, et en dehors de l’idée de l’humanité véritable. Dès lors, le mal en soi et pour soi ne se laisse concevoir que comme l’esprit qui est l’ennemi de Dieu et de l’homme. Mais le mal en soi et pour soi, par le seul fait de son apparition dans la création, ne peut pas se concevoir comme une créature particulière ; la créature, il ne peut être que sa victime. Le mal en soi ne peut être conçu que comme un principe universel. Aussi faut-il reconnaître au Diable une omni-présence relative ; il est partout où se trouve le monde. Les caractères sous lesquels se manifeste l’esprit mauvais sont la puissance et la ruse. La première exprime le côté positif du mal : des forces réelles sont en son pouvoir ; il est le prince de ce monde ; à ce titre, il offre à Christ les royaumes de ce monde et toute leur gloire. Son royaume n’en est pas moins le royaume du mensonge et de la séduction, sa puissance ne pouvant être que temporaire. D’après l’idée même de sa nature, il est l’éternel excommunié et l’éternel damné ; ce n’est qu’à l’aide du mensonge et de la séduction qu’il peut trouver accès auprès de l’homme. L’esprit méchant ne peut être que Satan, l’adversaire, le titan, en même temps qu’il est le Diable, le calomniateur, le menteur éternel, qui sème l’ivraie parmi le bon grain et se déguise en ange de lumière. Le Diable est donc l’expression de l’idée du mal, telle qu’on est obligé de la concevoir, étant donnée la création et les rapports personnels de l’homme avec Dieu.
La doctrine du Diable trouve sa présupposition dans la doctrine de la création, et dans celle « du Fils de Dieu ». Si le judaïsme, qui connaît le dogme de la création, n’a pas de satanologie complète, la raison en est à ce qu’il ne conçoit pas l’esprit créé dans toute son infinitude, et ne donne pas à la chute toutes ses conséquences. Le judaïsme postérieur revient, il est vrai, à une démonologie plus complète, à une connaissance plus vraie des effets du mal, mais il ne connaît pas les effets du mal en lui-même et ce qu’on peut appeler les profondeurs de Satan. L’idée du Fils de Dieu, principe de la création, n’est pas non plus révélée au judaïsme. Il ne sait pas que la destination de l’esprit créé est de servir d’organe, de type et de prophétie au Fils, et de devenir volontairement ce que le Fils est par essence, par grâce, ce qu’il est par nature. Le christianisme, au contraire, sait que le mal est la puissance qui s’oppose à la révélation du Fils, et qui, au lieu de se subordonner à lui comme un organe et un serviteur, cherche à usurper sa place. Le mal en soi et pour soi est, par conséquent, le principe cosmique alors qu’il oublie son caractère créé et qu’il s’oppose dans une fausse indépendance au principe saint de ce monde, ou au Fils. Telle est bien la pensée de Jacob Bôhme lorsqu’il dit : « Lucifer (l’étoile du matin tombée) s’enivrant dans la contemplation dé sa propre image, trompé par sa beauté, envia la gloire du Fils et voulut s’asseoir sur son trône. » La doctrine du Diable ne trouve sa complète explication que quand on peut l’étudier au point de vue trinitaire ; alors seulement, le monde est le moment non divin dans la divinité, la négation du Fils, l’alterum Dei filium. Il y a donc une certaine vérité dans cette formule paradoxale qu’emploie Schelling dans sa satanologie, à l’exemple d’une hérésie du moyen âge : « Le Diable est le frère du Christ. » Seulement nous ne pouvons pas l’appeler, à l’exemple de Schelling et des Bogomiles, le frère aîné, mais au contraire, le plus jeune frère, car le Fils de Dieu est plus ancien que la création. Il en est l’éternelle présupposition ; c’est de lui qu’elle procède comme d’un principe mystérieux, et non point d’elle-même. Lucifer, expression du principe cosmique, doit être appelé métaphoriquement le second fils, parce qu’il est le second après le premier-né, l’essence du monde et, par conséquent, un moment non divin, placé à côté du Fils, le premier-né de la création ; mais il ne devient le Diable, l’anti-Dieu, que parce qu’au lieu d’être le second il veut être le premier, et qu’au lieu de porter la lumière il veut être la lumière elle-même. L’idée du Diable se confondant ainsi avec celle du principe cosmique, se faisant sa personnification, il devient évident qu’il ne peut être conçu comme une créature particulière. S’il y a des créatures diaboliques, en est-il une pour résumer et personnifier l’esprit mauvais, et méritant d’être appelée le Diable par excellence ? Cette question ne peut se poser pour nous que quand on a reconnu le Diable en tant que principe. Cette concession faite, il nous faut concevoir le Diable, non point comme une créature, mais comme un dieu, ou, ainsi que Paul le nomme, comme le Dieu de ce monde (ὁ θεὸς τοῦ αἰῶνος τούτουc). Schelling dit très bien que le Diable, pour être contredit par le Christ, doit être plus qu’une créature, car contre une créature l’intervention d’une si grande puissance n’eût pas été nécessaire. Nous pouvons même dire qu’une créature isolée, qui ne serait pas en même temps un principe et un dieu, ne serait que ridicule en offrant au Christ les royaumes et les magnificences de ce monde. L’histoire de la tentation prend une tout autre signification quand le Diable est envisagé comme le principe cosmique lui-même, luttant avec toutes ses forces contre Celui qui est la personnification du principe de la sainteté. La lutte entre Christ et le Diable est donc, d’après sa réelle signification, celle des deux principes qui résument toutes les oppositions et tous les contrastes de la vie. C’est la lutte entre Dieu et le monde, nous révélant tout ce qu’il y a de contradiction et d’opposition entre le principe de la sainteté et l’esprit de ce monde, ne voulant et ne cherchant que sa propre indépendance.
c – 2 Corinthiens 4.4.
Le bien n’est réel qu’à la condition de devenir un être personnel ; il en est de même du mal. On ne peut se représenter le mal que comme une volonté ennemie de Dieu et de l’homme. Conçoit-on le mal sans moi et sans personnalité, on lui enlève toute sa signification ; il n’est plus qu’une simple force de la nature. Mais comment pouvons-nous nous représenter cette personnalité ? Nous ne pouvons pas la concevoir comme nous concevons la personnalité du bien, Dieu lui-même. En lui-même, le mal n’est point personnel ; il n’arrive à la personnalité, à la volonté que pour autant qu’il est fait une créature. Mais si nous nous représentons le mal comme un être personnel, un anti-dieu existant déjà en dehors de la création, dans la plénitude de son être, nous tombons en plein manichéisme. Le mal ne peut se conquérir l’existence, devenir une puissance de négation, arriver à la personnalité, qu’en devenant une volonté créée. En d’autres termes, le Diable, en entendant par là le principe cosmique, ne peut devenir un être personnel que par le moyen des créatures qui se donnent à lui et se font ses organes. Ce n’est que quand il est entré dans son règne que Satan devient un être personnel. La personnalité du dieu des panthéistes ne se faisant que dans les esprits finis, dans les consciences humaines, dans l’ordre moral de ce monde, est la seule qui puisse revendiquer le Diable conçu, non point comme créature isolée, mais comme principe universel. Cette personnalité n’est donc pas une personnalité complète, ayant conscience d’elle-même, pouvant se replier sur elle-même, mais une personnalité à l’état de devenir, oscillant entre l’être et le non-être, entre la personne et la personnification, entre la réalité et la possibilité, entre le « ceci est » et le « ceci représente ». La conception de Satan comme le dieu du siècle présent nous met donc en présence d’une personnalité constamment à l’état de devenir. Le Diable, principe du mal, aspire constamment vers la personnalité, qu’il ne peut conquérir que dans ce monde et dans ce siècle ; aussi il assaille sans cesse les hommes, il s’insinue dans leur être, et, pour se créer à lui-même un surplus de vie, les blesse au cœur comme le vampire et s’approprie le meilleur de leur sang. Tandis que la conception manichéenne se représente le mauvais principe sous la forme d’une existence personnelle, complète et absolue, comme un anti-dieu, en face du dieu du bien, la conception chrétienne nous enseigne que le mauvais principe n’existe que si, à force d’efforts et de luttes, il parvient à s’introduire dans la création, produisant tout à coup son royaume, comme l’ivraie parmi le bon grain. Ce qu’est immédiatement le mal au point de vue manichéen, un dieu qui partage l’empire du monde avec le dieu du bien, le Diable, au point de vue chrétien, cherche à le devenir.
Remarque. — Schleiermacher, dans sa célèbre critique de la démonologie, cherche à prouver que sur ce sujet les textes du nouveau Testament ne concordent pas entre eux, qu’ils procèdent de points de vue différents, et qu’en conséquence, si on voulait s’en servir pour se construire une doctrine sur le Diable, on ne pourrait que provoquer d’impossibles contradictions. Il ajoute que Jésus et ses disciples ont employé occasionnellement les opinions populaires ayant cours sur ce sujet sans essayer jamais d’y rattacher un enseignement spécial. Cependant l’on peut montrer que ces textes différents ne font qu’exprimer différentes faces du sujet se rattachant entre elles et se complétant mutuellement. Quoique, ainsi que la suite le prouvera, nous ne croyons nullement que la doctrine sur Satan, le mauvais principe, soit le contenu spécial des saintes Écritures, cependant elle est un des faits premiers et caractéristiques dont la pensée ait à tenir compte ; mais ce n’est que quand on a su se rendre compte de l’origine de cette doctrine, qu’elle prend sa véritable signification. Nous allons donc établir, par les Écritures, les données que nous venons de développer.
Si nous remontons jusqu’à l’ancien Testament, deux faits surtout provoquent notre attention : le serpent du premier livre de Moïse et le Satan du livre de Job. Que le serpent du paradis terrestre soit le Diable, la théologie orthodoxe l’a souvent affirmé. Mais la Bible le dit si peu, que nous pouvons en cette circonstance faire abstraction de cette question : le serpent était-il dirigé par un mauvais esprit, ou était-il le mauvais esprit lui-même, se dissimulant sous la forme d’un serpent ? En nous tenant au point de vue de la narration, nous dirons que le serpent est une image qui nous montre le principe cosmique cherchant à séduire l’homme par la tentation. La tentation étant nécessaire à l’homme, le paradis ne peut pas être sans le serpent, et à Satan le tentateur, qui provoque la liberté humaine à l’affirmation elle-même, une place doit être réservée dans l’économie divine. Cette fonction lui est dévolue par l’Ancien Testament dans le livre de Job. On le voit confondu dans le ciel avec les enfants de Dieu, provoquant et acceptant la charge d’éprouver Job par diverses épreuves. Mais il n’est pas un instrument indifférent et inconscient pour tenter les hommes ; il est aussi le mal s’éprenant de lui-même et aimant à se produire. Cependant il n’est pas encore le Satan du Nouveau Testament qui, chassé de devant la face de Dieu parce qu’il veut le mal pour le mal, éprouve déjà une joie infernale à faire ressortir la fragilité de la vertu humaine. Ses plaisirs, il les cherche à épier les faiblesses et les péchés des hommes, et il aime à leur tendre des pièges pour les contraindre à se dénoncer eux-mêmes ; alors il remonte vers l’Éternel, ange accusateur, et dénonce l’inanité de la vertu humaine. Ce n’est pas non plus le mauvais esprit ; il pratique une certaine justice, la justice négative de l’ironie, mais il est sans bonté et sans compassion. Ce Satan qui se trouve dans le ciel, parmi les enfants de Dieu, rappelle le loke des mythologies du Nord ; non point Utgardeloke, mais Asaloke qui, malgré sa méchanceté, vit sur le pied de l’intimité avec les dieux du Valhallas. C’est sur ce type que Goethe a créé Méphistophélès. Cette conception se reproduit encore dans le Nouveau Testament dans les paroles de notre Seigneur : « Simon, Simon, Satan a demandé à te cribler comme on crible le bléd. » Le Seigneur prie pour Pierre afin que sa foi ne défaille pas ; il l’exhorte à raffermir ses frères, car l’accusateur désire cribler les croyants, scruter leurs faiblesses, les tenter. Ce qui est superficiel et sans profondeur dans la vie et dans la foi ne peut pas subsister contre ses attaques. Ce qui n’est pas solide doit être anéanti par ses ruses. La fermeté est nécessaire quand on ne veut pas devenir sa victime.
d – Luc 22.3.
Cette conception de Satan, d’après Schleiermacher, n’est qu’un des aspects de Satan du Nouveau Testament. Quant à Satan lui-même, il le fait provenir du dualisme persan, supposant comme possible qu’un peuple monothéiste puisse emprunter à un peuple étranger et bien au-dessous de lui une notion aussi fondamentale que celle du dieu mauvais. Cependant étant donné ce premier aspect de Satan, on peut aisément le concevoir comme le mauvais (ὁ πονηρόςe), l’ennemi. La connaissance du parsisme peut avoir été sa cause extérieure pour la conscience populaire, mais certainement la révélation n’a pas reçu toute faite cette conception du dehors. D’abord, Satan est connu, il est l’ironie se complaisant dans le doute et la négation, il est sans justice et sans bonté positive ; par conséquent, il est facile de se le représenter comme celui qui se réjouit des malheurs et des hontes qui atteignent les hommes, voulant le mal pour le mal lui-même. L’activité du mal se montre dans le Nouveau Testament, tantôt sous la forme de la ruse, tantôt sous celle de la force. Sous la première forme, il agit comme l’ennemi qui sème l’ivraie parmi le bon grain et qui, se dissimulant en ange de lumièref, falsifie la vérité, répandant le mensonge. Sous ce rapport, il est particulièrement dangereux au croyant et à ceux surtout qui viennent d’être réveillés spirituellement. De préférence il se sert de sa puissance contre ceux qui ne connaissent pas la vérité ou qui viennent de la renier. Il arrache la Parole de Dieu du cœur des incrédules pour qu’ils ne la comprennent pas et ne se convertissent. Aussi, dans le Nouveau Testament, le paganisme est représenté comme le royaume de Satan, et, dans la langue apostolique, livrer quelqu’un à Satan, c’est le retrancher de la communion de l’Égliseg, l’excommunier et le rejeter dans le paganisme. Les différents moments de la doctrine de Satan, l’Écriture les réunit dans la conception de l’Antichristh ; l’Antichrist est le nom historique du Diable. Ce nom représente tout ce qu’il a de pouvoir pour contredire aux événements et aux destinées du royaume de Dieu. Sa signification métaphysique et suprahistorique se retrouve dans la dénomination parfois usitée de Prince de ce monde.
e – Matthieu 13.19, 39.
f – 2 Corinthiens 13.14.
g – 1 Corinthiens 5.5.
h – 1 Jean 2.18.
Les plus terribles manifestations de la puissance satanique se trouvent dans les récits des possessions que renferme le Nouveau Testament. Les démons sont les passions, et surtout les esprits et les puissances qui retiennent l’homme dans les ténèbres du mal. Quand Christ s’adresse aux possédés, il parle aux démons et non point à l’homme, et les possédés répondent non point en leur propre nom mais au nom du démon. En étudiant les démons, nous voyons qu’ils cherchent à s’emparer de l’homme pour se créer une personnalité, une activité réelle, n’ayant par eux-mêmes qu’une essence abstraite. Quand les démons sortent de l’homme, ils se retirent dans les désertsi et dans les steppes arides. En dehors du moi humain, ils n’ont plus qu’une essence vide et abstraite ; c’est pourquoi ils attendent toujours une occasion pour retourner dans le moi humain et s’y créer une demeure. Ils se tiennent encore dans les airs, éléments informes et vagues ; ce qui évidemment veut dire qu’en dehors du moi humain, ils n’ont qu’une existence informe et sans réalité. Ils vont aussi dans les pourceaux, reprenant leur état de nature, la forme matérielle et immonde que momentanément ils avaient abandonnée pour chercher dans ce monde des âmes à dévorer. La conception du désert comme retraite des démons rappelle le lion rugissant de saint Pierre : « Votre contradicteur, le Diable, rôde sans cesse autour de vous, cherchant qui il pourra dévorerj. » Cette expression nous montre clairement que le Diable a faim de la vie réelle, et que la matière, la nourriture qu’il cherche, il ne peut la trouver que dans la substance de l’homme.
i – Luc 11.24.
j – 1 Pierre 5.8.
Jusqu’à présent nous avons étudié le Diable comme principe, mais principe négatif, ne pouvant trouver de personnalité réelle que dans le domaine de la libre création ; nous avons naturellement à nous poser cette question, tout expérimentale et non plus spéculative : Ce principe s’est-il manifesté d’abord dans la création humaine, ou avant son apparition dans le monde ? S’était-il déjà manifesté dans un milieu créé, autre que celui de l’homme ? En restant dans l’hypothèse que le Diable n’a d’existence personnelle que dans le monde des hommes, conformément à nos prémisses, nous pouvons conclure qu’originairement le Diable est le principe cosmique qui, comme tel, n’est pas encore mauvais. Il devient dans la suite le principe tentateur qui séduit l’homme dans le paradis, non point qu’il veuille le séduire, mais uniquement parce qu’en lui se laisse voir la gloire du monde, que l’homme peut préférer à la vie réelle en Dieu. Mais il n’est pas encore mauvais, il n’est le Diable que virtuellement, la tentation n’étant qu’un attrait naturel qu’il serait au pouvoir de l’homme de repousser. Dans le serpent, l’esprit mauvais apparaît au moment de son premier éveil ; en lui Satan est pour ainsi dire encore aux langes. Le Diable réel, le mal personnel ne commence à être que quand l’homme lui a livré l’entrée de sa conscience. L’homme est donc celui qui donne au Diable son être, mais il ne s’ensuit pas que l’homme soit son propre Diable ; c’est un principe autre et surhumain qui, par le moyen de l’homme, arrive à l’existence, une puissance tentatrice et séductrice, une puissance qui veut posséder et dominer, et à laquelle l’homme se rapporte comme à une personnalité en dehors et au-dessus de lui. Quoique, tout au commencement, l’existence du Diable dépende de l’homme, cependant l’homme reste assujetti à sa domination et à sa puissance, quand une fois il lui a livré l’entrée de son libre domaine. Le Diable est donc un esprit que l’homme a évoqué lui-même ; mais, l’évocation une fois accomplie, il n’est plus en son pouvoir de le conjurer par ses propres forces. L’exorcisme libérateur n’appartient qu’à celui-là seul qui est le Seigneur et le Maître du monde des esprits.
La doctrine démonologique que nous venons de développer peut être considérée comme la conception de l’immanence, attendu qu’elle ne reconnaît au Diable d’autre réalité personnelle que celle qu’il peut conquérir dans le monde de la création. C’est à ce point de vue que la spéculation se place le plus volontiers, quand elle veut formuler la doctrine du Diable ; c’est ainsi du moins que procède Schelling sur cette importante question, dans son remarquable et récent essai de satanologie.
Quoiqu’on puisse dire avec certitude que le principe négatif impersonnel en lui-même n’arrive à la personnalité que dans la création, il ne s’ensuit nullement qu’il n’ait trouvé sa personnalité que dans là création humaine. Les traditions biblique et ecclésiastique parlent d’une chute qui s’est consommée dans le monde des anges avant de se produire sur la terre. Il est vrai que l’idée d’ange n’est pas douée de plus de fixité que celle d’esprit. Il n’est nullement nécessaire de concevoir les anges comme des esprits personnels. Dans l’Écriture, ils sont tantôt de simples personnifications, tantôt des intermédiaires entre la personnalité et la personnification. Mais une étude approfondie de la Bible nous enseigne que cette explication n’est pas suffisante dans tous les cas donnés. Il y a parmi les anges des esprits personnels ; parmi eux il en est qui se sont séparés de Dieu, abandonnant leur première condition, la place et la demeure qui leur avaient été primitivement assignées dans la création, des anges en un mot qui ont péché et qui sont réservés pour le jour du jugement. (Voir Jude 1.6 ; 2 Pierre.2.4 ; Luc 11.15)
Parmi ces nombreux démons, la Révélation en connaît un qu’elle appelle le Prince des démons, l’auteur de la chute et le père du mensonge. C’est le Seigneur lui-même qui nous rend attentifs à ce commencement de la chute quand il nous dit : « Le Diable n’a pas persévéré dans la vérité ; » et quand il l’appelle le père du mensongek. Puis donc que ce mauvais ange, ce diable supérieur, ce chef dans le royaume du mal, est considéré par l’Écriture comme le mauvais principe en personne, non point seulement comme un diable, mais comme le Diable lui-même, à ce point de vue nous pouvons concevoir cette créature comme celle qui, entre toutes dans l’ordre universel de la création, se fait le centre du principe cosmique mauvais, qu’elle élève au plus haut degré de personnalité possible, et dont elle devient le plus complet représentant. Toutes nos déductions précédentes se résument donc dans cette affirmative : Le mauvais principe en lui-même n’a aucune personnalité ; il ne peut devenir une puissance qu’à la condition de devenir une personnalité universelle ; il n’a pas de personnalité individuelle en dehors des créatures particulières que, d’une manière spéciale, il s’attribue pour organes. Mais parmi ces créatures il en est une qui personnifie si complètement le principe du mal, qu’elle devient le chef, le centre personnel du royaume des ténèbres. Si nous avons dit précédemment que les déclarations de l’Écriture sur le Diable n’auraient point de sens si, avant de désigner une créature particulière, elles ne s’appliquaient pas à un principe universel, nous devons maintenant compléter cette assertion par l’assertion contraire ; car il est évident que plus on étudie les Écritures et plus il faut reconnaître, avec les premiers et les plus illustres des pères de l’Église, que les textes bibliques concernant le Diable ont en vue plus qu’un principe, plus qu’une volonté mauvaise générale, une volonté personnelle et réelle. Quoique l’un et l’autre de ces points de vue, le point de vue réel et le point de vue spirituel, soient tour à tour mis en saillie, la lutte du Christ avec le Diable personnel est certainement une lutte contre le principe universel mauvais ; mais en même temps, c’est une volonté personnelle qui triomphe et une volonté personnelle qui reste vaincue. Quand l’Église, au jour dit baptême, renonce au Diable, à ses pompes et à ses œuvres, elle renonce au principe mauvais qui nous enveloppe de partout, et à l’ennemi personnel de Dieu et de l’homme, à la mauvaise volonté qui pénètre la création, s’opposant à Dieu et à son royaume, et osant dire non au oui et à l’amen que prononce le Christ.
k – Jean 8.44.
Le mal a donc son origine dans le monde transcendental ; c’est là qu’il a son histoire avant de l’avoir sur la terre. Cette histoire nous rappelle le combat mythique des Titans contre les dieux avant la création de l’homme. Ici nous touchons au point de vue transcendental de la question. Aucune spéculation en effet ne peut nier la possibilité, l’idée des anges et des anges déchus, et par conséquent la possibilité d’une créature se faisant par excellence le révélateur du mal, et susceptible à ce titre d’être appelée le mal. Quand on objecte que la conception d’une créature absolument mauvaise est une conception manichéenne, cette objection repose sur une mésintelligence, car nous n’affirmons nullement le mal comme l’essence de cette créature au sens métaphysique, mais seulement au sens moral ; et l’histoire nous dit combien il est facile que le mal, au sens moral, devienne l’essence et la vie d’une créature. Il n’est pas non plus inconcevable que le monde de l’humanité soit accessible à l’influence d’un monde d’esprits personnels et à nous supérieurs. Nous affirmons donc, avec la Révélation, que les anges aussi bien que les démons sont des esprits personnels, c’est-à-dire incorporels, indépendants des conditions de temps et d’espace, et capables d’être dans l’univers partout où ils veulent. La symbolique ecclésiastique a très bien exprimé cette omniprésence des anges et des démons par les ailes dont elle les a revêtus. Puisque, d’après la Révélation, les anges sont des esprits destinés à concourir et à servir à l’établissement du royaume de Dieu dans l’humanité, nous ne devons pas non plus trouver étonnant que les démons, au milieu de cette même humanité, cherchent à manifester leur activité en se créant un royaume à eux, et en s’efforçant de faire de leur personnalité, abstraite et tout idéale, une personnalité concrète et vivante. Mais si l’on ne peut rien objecter contre la possibilité du Diable en tant que créature méchante, on peut dire cependant qu’un être semblable ne se laisse ni concevoir ni définir. Car pour concevoir comment une créature mauvaise peut être, à elle seule, le centre de la révélation du mal, il faudrait pouvoir se rendre compte de sa situation et de sa valeur, au sein de la création universelle, ce qui évidemment dépasse les moyens d’information de notre expérience actuelle. Nous ne pouvons pas plus comprendre la possibilité réelle de cette créature méchante et la manière de son action et de son influence sur le monde, que nous ne pouvons saisir en elle-même la méchanceté absolue. L’absolu dans le mal, lorsque la conception s’efforce de le saisir, se dérobe à ses efforts et ne laisse à sa place qu’une abstraction. Aussi la poésie, quand elle a voulu décrire le Diable, en faire un caractère, une personnalité, a toujours senti l’obligation de voiler la méchanceté absolue et de n’en laisser percevoir que les traits essentiels, ainsi que le fait Goethe pour son Méphistophélès, tant l’absolu dans le mal paraît à notre pensée une contre-nature, inconcevable sous la forme de la personnalité. Cette personnalité mauvaise n’en existe pas moins pour nous. Elle est pour nous un fait dont la Parole de Dieu nous garantit la réalité. Il y a un père du mensonge, il y a une volonté mauvaise, surnaturelle, dont nous provoquons le triomphe par nos péchésl.
l – Voir Nitzsch, Système de la morale chrétienne, 7e éd., page 237.
Quoique nous ne comprenions point l’ennemi, et que toute tentative pour te comprendre soit une entreprise au-dessus de nos forces (ἐμβατεύειν εἰς ἃ οὐκ ἑώρακε), nous comprenons cependant qu’il ne peut y avoir dans le monde moral de lutte vraiment sérieuse et décisive que quand ce sont des volontés personnelles et vraies qui sont aux prises. Si nous concevons un royaume du mal sans un chef personnel, nous n’avons à combattre qu’un esprit impur et terrestre, une influence plus ou moins aveugle, moitié nature et moitié esprit, et nous ne connaissons le péché que sous sa forme générale et extérieure, mais non point dans sa véritable signification. L’expression biblique « le père du mensonge » est autrement expressive : elle désigne une intelligence et une conscience personnelles ; ce n’est qu’alors que le combat contre le mal devient un combat réel et véritable. Cette idée nous met en présence des profondeurs du mal spirituel (βάθη τοῦ Σατανᾶ), insondables et inaccessibles, il est vrai, à nos moyens d’information actuels, et nous communique néanmoins une horreur réelle du royaume du mal et de son chef. Malgré toutes nos objections, le fond noir et mystérieux sur lequel se détache la grande personnalité de Satan, la peur répulsive qu’inspire son contact, ne peuvent que faire ressortir toujours plus vive la crainte chrétienne qui n’est due qu’à Dieu seul. Quelles que soient les dangereuses erreurs, ainsi que nous le montre l’histoire de la superstition, qui paraissent résulter d’une vérité dont on a fait de la chair et du sang, quand elle n’était que de l’esprit ; quels que soient également les motifs qui pourraient nous conseiller de mettre partout dans l’Écriture, à la place de Satan, la puissance mauvaise ou l’esprit mauvais, mieux instruits par une étude approfondie de la Bible et une expérience plus complète de la vie et de la lutte contre le mal, nous revenons toujours à Satan, la volonté mauvaise, personnelle, comme à l’expression la plus concrète de l’idée du malm. « Quoique dans le monde et dans la science on pense de moins en moins au Diable, et qu’on ne veuille plus voir en lui qu’un spectre création de l’imagination en délire, il continue toujours cependant à provoquer et à retenir l’attention du penseur consciencieux, et la croyance en sa réalité redevient toujours l’objet de ses recherchesn. »
m – Colossiens 2.18.
n – Daub. Judas Ischariot.
Si nous nous demandons maintenant quelle peut être, au point de vue téléologique, la valeur définitive du Diable, au regard de l’économie du royaume de Dieu, il nous faut écarter d’abord la théorie dernièrement émise par Schelling. Elle considère le Diable comme relativement nécessaire et comme rentrant dans le plan divin, dont il serait un des facteurs indispensables, et à ce titre reconnu de Dieu parce que, sans sa puissance de contradiction, l’histoire perdrait tout intérêt et s’immobiliserait dans l’ennui. Au contraire, nous devons dire que si nous reconnaissons la nécessité du principe cosmique pour la révélation divine, nous n’admettons pas celle de la volonté mauvaise, et que, tout en croyant qu’il fallait que la tentation intervînt, nous ne croyons pas qu’il fallût également l’intervention de la chute. En d’autres termes, nous croyons à la nécessité de la connaissance du mal, mais non point à celle de la pensée mauvaise. Lors donc qu’une fois le Diable parvient à réaliser son existence contre nature, il devient nécessairement, mais involontairement, l’un des instruments qui concourent à la réalisation du plan divin. Ce n’est qu’en ce sens que nous reconnaissons sa valeur téléologique pour la manifestation de la justice divine en ce monde pécheur. Aussi l’Écriture le désigne comme l’ange de la mort, qui remplit d’épouvante le cœur des hommeso. La domination qu’il exerce sur les hommes, au moyen de cet égoïsme charnel qui souille toute chose, pèse comme une inexorable fatalité sur l’humanité pécheresse, et pour nous servir d’une image mythique, il est le ver de Midgard, le tourment qui consume la terre. Sa domination ne peut être comprise que comme le juste châtiment de l’humanité, car c’est elle qui s’est livrée à lui ; mais sa puissance ayant été brisée par le Christ, n’a pas la même signification pour le monde et pour l’Église. Pour les croyants, elle n’est pas un fatum inexorable devant lequel l’homme n’a plus qu’à s’incliner, mais une force qui peut certainement l’éprouver, et qu’il doit vaincre par l’assistance du Saint-Esprit, dans la vigilance et la prière. Elle est donc, en définitive, une puissance qui sert à la manifestation de la justice divine, et, plus l’homme apprend à la connaître, plus elle perd pour lui son aiguillon, car par elle il apprend à connaître le péché comme une douleur, et plus vif il ressent le besoin de la rédemption. Satan est donc le tentateur qui torture, mais il est aussi, malgré lui, contrairement à sa volonté, le tentateur qui amène le croyant à s’affirmer dans l’Esprit du Seigneur. Nous pouvons le contempler dans sa signification générale comme l’ombre noire sur laquelle se détache, pour briller d’un plus vif éclat, la lumière de la révélation divine, et qui devient ainsi le moyen à l’aide duquel se prolonge et se constata le triomphe de l’amour divin. Néanmoins, son existence en elle-même n’est point nécessaire dans l’économie de la création divine, car alors il ne pourrait plus être l’éternel Damné. S’il était nécessaire à la perfection de l’ensemble, il pourrait, au jour du jugement, s’écrier malgré l’Apôtre : « Puisque la vérité de Dieu se trouve glorifiée par mon mensonge, pourquoi serais-je encore condamné comme pécheur ? » Mais cette conclusion menteuse se trouve dès maintenant, avant tout jugement, condamnée par la Parole de Dieu.
o – Hébreux 2.14.
Si les hommes, par le seul fait de leur naissance, sont rendus participants du péché du monde, le péché originel peut donc être envisagé comme inhérent à leur destinée. Mais si le péché de l’espèce devient aussi celui de l’individu, il doit en être également la coulpe, la faute propre. Que la destinée devienne la coulpe, ou que le péché originel soit imputable à l’individu, c’est un mystère que pourrait expliquer celui-là seul qui connaîtrait la véritable nature du moi et tous les secrets de la volonté. L’imputation a pour condition l’appropriation. La croyance augustinienne, imputant la transgression d’Adam à ses descendants comme coulpe véritable, est une dure et bien violente conception quand on la considère en dehors de l’ensemble des faits qui la recommandent, ou quand on ne comprend la descendance que comme une circonstance tout extérieure et mécanique, car alors ce serait un péché étranger qu’on rendrait imputable à l’homme. On ne peut pas cependant comprendre le péché et la coulpe comme pouvant subsister l’un sans l’autre. Les individus sont en connexion organique avec l’espèce. La nature adamique est la propre nature de l’individu ; le péché n’est point étranger à l’individu. Voulons-nous nous en tenir à l’idée que le péché est la destinée de l’individu dès qu’une fois il est fait participant de notre nature, mais alors il ne pourrait plus être qu’un objet de compassion. Mais un homme qui subirait le péché comme une infirmité naturelle, à laquelle il n’aurait nullement donné son consentement, devrait également être considéré comme dans un état d’innocence passive. C’est donc ici qu’il faut rappeler le mot de saint Augustin : « Non inviti tales sumus. » Ce n’est pas involontairement que nous sommes ce que nous sommes. Par la volonté et le moi la destinée devient coulpe, le rapport organique se change en rapport spirituel, et le fait naturel en fait moral. Ce double caractère du péché nous est imposé par la naissance même de l’homme, car la naissance de l’homme est, il est vrai, un résultat de la série ascendante, mais elle est aussi le commencement d’une vie personnelle et spontanée. L’homme n’est pas engendré seulement comme être de nature, mais comme un moi commençant, comme une personnalité en germe. Son développement se trouve placé sous l’autorité suprême de la loi sainte, et cette loi ne commande pas ce que l’homme doit être dans la réalité extérieure, mais ce qu’il doit être dans l’intimité de sa conscience. C’est pourquoi l’apôtre dit tout à la fois que, par nature, nous sommes des enfants de colèrea, et que les païens sont inexcusables parce qu’ils servent la créature au lieu de servir le Créateur. Car, pour l’apôtre, quoique la manière dont ils connaissent Dieu soit tout entière le résultat de l’influence des puissances de ce monde, néanmoins la véritable connaissance de Dieu restant toujours leur véritable nature, la loi sainte a le droit de commander à leur volonté qui ne sait pas obéir et ne peut pas non plus accomplir la satisfaction réclamée par la loi. La volonté pécheresse reste donc enfermée sous la condamnation dont la justice est écrite dans les profondeurs de la conscience. C’est pourquoi l’Église évangélique envisage le péché originel non seulement comme une maladie (morbus ou vitium originis) mais comme un véritable péché, tandis que l’Église catholique le considère que comme une faiblesse, innée et naturelle, ne reconnaissant comme péché réel que le péché actuel. La conception protestante ne craint pas de descendre dans les profondeurs du mystère de la volonté, et de chercher le point de jonction où se rencontrent et se pénètrent la destinée et la coulpe, la nature et la morale, la liberté et la nécessité.
a – Éphésiens 2.3.
Remarque. — De l’unité signalée entre le péché et la destinée il résulte que le pécheur n’est pas seulement le sujet de la justice qui condamne, mais de la compassion qui pardonne, et qu’il relève tout autant de la miséricorde que de la colère divine. Aussi le Sauveur pleure-t-il sur Jérusalem en lui annonçant le jour du châtiment. Et l’apôtre saint-Paul, tout en nous décrivant le mystère du péché comme un fait personnel, qui provoque contre nous la condamnation et la mort, de l’assentiment de notre conscience propre, ne sait pas contenir sa douleur et sa compassion pour l’homme déchu. Plus on considère l’individu au point de vue de son origine terrestre, de la nature pécheresse, et plus le péché apparaît comme une souffrance dont la cause se retrouve dans les générations antérieures, et plus le pécheur devient digne de compassion. C’est ainsi que l’enfant ; l’innocence séduite, l’inexpérience trompée, ne peuvent pas être traités à la rigueur de la loi. Plus, au contraire, l’individu se sépare du mouvement antérieur qui l’a produit, plus il devient lui-même et réalise la personnalité, plus aussi il tombe sous le coup de la loi. La culpabilité personnelle s’élève si l’individu, capable de résister au courant de la nature, a voulu se l’approprier, résistant même, pour faire cette appropriation plus complète, aux appels de la grâce lui promettant l’affranchissement du joug qui pèse sur lui. Dans la même proportion que le pécheur s’endurcit sciemment contre la grâce et sciemment repousse le Sauveur, il sort du milieu de la miséricorde pour tomber sous les coups de la justice. Il ne provoque plus alors la compassion, mais la tristesse car il va ainsi révélant toujours plus la ressemblance avec Satan. Il est donc évident que le péché originel en lui-même ne peut pas entraîner la condamnation de l’individu, et que les théologiens qui ont le plus rigoureusement interprété ce dogme, condamnant en son nom les païens et les enfants morts sans baptême, n’ont pas suffisamment distingué la condamnation, résultat de la génération antérieure, de la condamnation personnelle provoquée par l’individu lui-même. Au sens réel, il ne peut être question que de la condamnation de l’individu, qui a été rendu capable de se décider personnellement après avoir été mis en libre rapport avec la grâce divine, et l’affranchissement qu’elle apporte. On ne peut donc, au sens de la rigoureuse justice, prononcer une définitive condamnation sur aucune âme vivant en dehors du christianisme, car il n’y a que le Christ qui puisse être la cause de la résurrection ou de la condamnation de l’hommeb.
b – Ce n’est qu’avec les réserves sus énoncées que nous acceptons la formule damnatoire de la confession d’Augsbourg sur le péché originel : Damnons et afferens nune quoque sternum mortem his qui non renascuntur per baptismum et spiritum sanctum. Conf. Aug. II.
La notion du péché et de la coulpe dépend toujours de la manière dont on comprend la loi ; plus on connaît la loi véritable, et mieux on connaît le péché. Toute connaissance de la loi, qui l’amoindrit en la généralisant ou en la rétrécissant outre mesure, a pour conséquence nécessaire une notion incomplète du péché. La loi n’est la loi véritable que quand on la conçoit comme s’adressant tout aussi réellement à l’individu et à l’ensemble de toutes les individualités, réalisant ainsi la conciliation du fait particulier et général. Mais cette connaissance vraie ne sera jamais la connaissance vivante, tant que la loi ne se sera pas révélée à l’homme pécheur sous une forme personnelle, parfaitement réalisée dans une vie humaine exempte de péché. Par conséquent, la véritable connaissance du péché ne commence qu’avec Christ, apparaissant à ce point de vue comme la véritable incarnation de la loi, la conscience du genre humain faite homme. Quand cette image sainte, pleine de grâce et de vérité, se révèle aux âmes jusqu’alors captives dans les ténèbres, pour elles aussitôt s’éveille le sentiment du péché. La fausse justice humaine s’évanouissant, alors seulement elles comprennent dans toute leur plénitude la nécessité de la loi et de la conversion. Quand le regard a rencontré la révélation de la pure humanité dans le second Adam, réalisant la possibilité d’une vie humaine exempte du péché, alors seulement le péché se révèle comme la contre-nature qui pervertit la volonté humaine. Les Juifs reconnaissent alors, tout aussi bien que les païens, qu’ils n’ont pas la véritable justice, et les païens considèrent le péché, leur état antérieur, non comme un manque de lumière, une ignorance ou un malheur, mais surtout comme une faute personnelle. L’histoire des missions nous apprend que les païens sont les premiers à rendre hommage à la parole de saint Paul : volontiers ils se confessent inexcusables. Ils pourraient certainement invoquer leur état antérieur, alors qu’ils étaient assis dans les ténèbres et les ombres de la mort, comme une douloureuse destinée, conséquence d’une faute commise par l’humanité, et se prévaloir de l’excuse que l’apôtre saint Paul est le premier à leur offrir quand il dit : « Comment invoqueraient-ils celui auquel ils ne croient point, et comment croiraient-ils à celui dont ils n’ont jamais entendu parler, et comment en auraient-ils entendu parler, le prédicateur n’étant pas allé jusques à euxc ? » Mais au lieu d’invoquer cette excuse, tout en accusant les dieux qu’ils abandonnent pour aller à Christ, ils s’accusent surtout eux-mêmes.
c – Romains 10.14-15.
Avec la connaissance du péché et de la coulpe, on obtient immédiatement le véritable point de vue pour comprendre le malheur et les afflictions qui si souvent, dans l’histoire, viennent contredire à l’idéal de la vie humaine. Quand on comprend la vie humaine au point de vue de la loi sainte et de l’autorité divine, on ne peut pas ne pas reconnaître la juste condamnation de Dieu contre le péché dans les épreuves et les douleurs qui si souvent, pour les peuples comme pour les individus, viennent contredire à leurs meilleures aspirations. C’est à la manière dont on apprécie les diverses épreuves que se révèle le véritable caractère religieux d’un homme ou d’une époque. La conception naturaliste envisage le malheur comme le fait d’une, nécessité aveugle et sans conscience d’elle-même, inévitable pour tout ce qui est fini. La conception morale s’efforce de comprendre l’épreuve dans un rapport intime avec la conscience. Déjà le paganisme envisage le malheur comme la conséquence de la colère des dieux, mais il ne sait pas cependant faire la part ni du péché, ni de la justice. La Némésis des Grecs, par exemple, ne punit pas pour punir, mais dans un sentiment d’envie qu’elle ne prend pas la peine de dissimuler, se complaisant à confondre et à briser sous un même niveau toutes les petitesses et toutes les grandeurs. Le Dieu de l’hébraïsme, au contraire, est un Dieu jaloux, qui punit justement le pécheur. Le malheur est le châtiment pour la loi transgressée, pour la volonté du Seigneur méconnue. Mais l’Ancien Testament ne connaissant que très incomplètement le péché originel, comme péché de toute l’humanité, conçoit le malheur en relation trop étroite avec le péché individuel ; aussi il croit que celui qui est extraordinairement frappé doit être un pécheur extraordinaire (Livre de Job). Cette manière de voir, il est vrai, va se mitigeant, se corrigeant dans les Prophètes. Mais au christianisme seul il était réservé de nous donner la pleine intelligence du péché originel, et de nous apprendre à considérer les souffrances individuelles comme la conséquence du péché de tous. Des souffrances, qui ont d’abord leur raison d’être dans l’iniquité du corps social, peuvent extraordinairement frapper certaines parties de ce corps, sans qu’elles soient néanmoins plus pécheresses que d’autresd. Quoique les souffrances du temps présent soient provoquées par, le péché, et qu’elles soient des châtiments de Dieu, elles n’en sont pas moins des bienfaits, n’étant dans leur intention dernière que des moyens de salut et de délivrancee, ou des circonstances nécessaires pour nous élever à une connaissance meilleure de la rédemption divinef. Ces deux manières de concevoir l’épreuve sont contenues l’une et l’autre dans les données de l’expérience ; mais, étant donné un cas particulier, pour pouvoir dire quelle est celle qui doit être envisagée la première, il faudrait connaître quel est bien réellement l’état moral de l’époque ou des individus qu’intéresse l’épreuve. Ce n’est pas la souffrance extérieure qui donne la mesure de l’état moral de l’individu. C’est, au contraire, cet état moral qui permet d’apprécier la nature de la souffrance. Pour savoir si les souffrances sont des châtiments ou des épreuves salutaires et paternelles, il n’est aucun critère extérieur et définitif, valable pour tous les cas possibles, cette question ne pouvant rencontrer sa solution que dans le mystère de la conscience. Ils ont donc raison ces anciens ascètes qui disent « qu’il est des jugements de Dieu visibles à tous ceux qui étudient le cours des choses humaines, mais qu’il en est d’autres qui ne sont connus comme tels que par ceux qui en ont été frappés ».
d – Luc 3.2.
e – Hébreux 12.5-12 ; Apocalypse 3.10.
f – Jean 9.3.
Remarque. — La proposition qui veut que le péché lui-même soit le châtiment du péché, et que par le péché l’homme reste assujetti a un fatalisme moral, à une misera necessitas mali, est pleinement confirmée par cette parole du Seigneur : « Celui qui commet le péché est esclave du péché »g. Quand il est dit que Dieu endurcit le cœur des hommes, qu’il les frappe d’aveuglement spirituel et les rend incapables de « comprendre sa parole, cela ne signifie pas que Dieu veuille le péché en tant que péché, mais qu’il veut la révélation du péché, le péché épuisant toutes ses conséquences, et le péché assujetti comme tout ce qui existe à un développement nécessaire.
g – Jean 8.34.
La destruction de la vie humaine, véritable conséquence et punition du péchéh, l’Écriture l’appelle la mort. La mort est le salaire du péché. Il y a différentes espèces de mort, et l’Écriture désigne sous ce nom la souffrance qui comprime la vie morale, l’existence superficielle et frivole que le pécheur conserve encore dans son éloignement d’auprès de Dieu, et même la lutte intérieure qui disperse et consume ses forces, le condamnant constamment à se contredire lui-même. Elle appelle également de ce nom toutes les conséquences du péché confondues avec les souffrances et les maladies qui tourmentent les hommes et tendent à se résumer dans la mort qui sépare l’âme du corps.
h – Romains 6.23 ; Jacques 1.15 ; Romains 5.12.
En présentant la mort corporelle comme le châtiment du péché, nous énonçons une doctrine qui, plus que toute autre, est entourée de mystères pour la raison humaine. Mais, malgré toutes ces difficultés, elle n’en est pas moins l’enseignement de la Bible. Elle se trouve au reste confirmée par les terreurs que nous éprouvons aux approches de la mort, ce roi des épouvantements, cette contre-nature dans la nature. Cette horreur de la mort n’est pas une impression exclusivement physique, elle est aussi un sentiment d’une nature toute morale et spirituelle, qui se retrouve chez tous les hommes, et dont ne peut les affranchir ni la barbarie la plus abaissée, ni la culture la plus savante. Toutes les religions, le christianisme, lui-même, la plus spiritualiste de toutes, sont obligées de le reconnaître. Il paraît tout naturel, il est vrai, que l’homme meure, et il n’est pas difficile non plus de concevoir la mort comme l’aboutissant nécessaire, comme la loi naturelle de tout ce qui a vie sur la terre. Mais cependant, quand on invoque l’analogie des êtres vivants pour démontrer que la mort doit nécessairement rentrer dans le développement de la destinée humaine, on énonce une conclusion qui ne soutient pas l’examen. Car cette analogie ne tient pas compte de la différence essentielle qui existe entre tous les autres animaux et les hommes. Si la mort est naturelle pour l’animal, il ne s’ensuit pas qu’elle le soit également pour l’homme, être individuel et personnel. Que les animaux meurent, cela ne soulève aucune contradiction, car ils ne sont pas des êtres personnels, mais seulement des exemplaires, des moments pour la vie de l’espèce, et par conséquent, d’après l’idée elle-même de leur destinée, passagers et périssables. Mais que l’homme, être personnel et immortel, qui par la loi de son existence propre doit réaliser l’union de la nature et de l’esprit, que cet être meure, que cette âme immortelle se sépare de son corps, on a de la peine à le comprendre, on se sent en présence d’une énigme et d’un mystère. Il est vrai qu’une conception toute moderne de l’immortalité prétend nous consoler en nous remontrant qu’il n’y a que le corps pour mourir, mais que l’âme au contraire trouve dans la mort la délivrance des entraves qui la retenaient captive. Mais comment cette doctrine, qui se débarrasse si facilement du problème de la mort, expliquera-t-elle la naissance ? Pour quel but l’âme est-elle placée dans le corps, si son union avec le corps est un amoindrissement ou même un obstacle à sa liberté ? Nous, chrétiens, comment expliquerons-nous que l’Écriture donne à la résurrection des corps une si grande importance, en la représentant comme le complément de l’œuvre rédemptrice ? Le Christ meurt bien, il est vrai, quoiqu’il soit sans péché, et il déclare même que si le grain ne tombe en terre et ne meurt, il ne saurait porter du fruiti ; mais de sa mort et de cette déclaration peut-on conclure qu’il accepte la mortalité comme se rattachant au développement normal de la vie humaine ? Nous ne le pensons pas, car il est facile de reconnaître que le Sauveur, devenu semblable à nous en toutes choses, sauf le péché, a dû revêtir la forme de la chair pécheresse et se soumettre à toutes les conditions du développement de la vie humaine actuellej. Nous tenant à la doctrine ecclésiastique, qui enseigne que la mort n’était pas une nécessité pour l’homme primitif (potuit non mori), nous ne voulons nullement soutenir que la destinée de l’homme fût de rester éternellement sur la terre. Nous croyons seulement qu’il pouvait y avoir un autre moyen de transmigration qui se serait naturellement présenté à l’homme, et qui eût remplacé cette dissolution douloureuse, ce dévêtement tragique, cette séparation d’avec le corps, ne s’accomplissant jamais sans réduise l’esprit à l’état d’impuissancek.
i – Jean 12.24.
j – Romains 8.23.
k – Genèse 5.24.
Quelque obscure que soit cette doctrine quand on la contemple au point de vue de la nature, elle redevient lumineuse, envisagée au point de vue moral. Quand même nous concéderions que la mort pût se concilier avec l’état primitif de l’homme, il n’en resterait pas moins évident que, par suite du péché, elle doit prendre pour l’homme actuel une importance tout autre. De même, en effet, que la forme de la vie a changé par le fait du péché, de même aussi, par suite du même fait, celle de la mort doit devenir tout autre. Si la chute a pu faire ce monde du monde de Dieu, et le présent siècle, du temps éternel et vrai, sous son action, la mort a dû changer d’aspect et devenir cette mort apparaissant à l’homme terrestre une fatalité inexorable, une destinée dont la réalisation est certaine, quoique son heure soit incertaine. Cette mort, avec ses ombres impénétrables, avec ce cortège qu’agrandissent et rendent toujours plus lugubres les démons du doute et de la peur, ne pourra jamais apparaître naturelle à l’homme créé à l’image de Dieu, car seul le péché est l’aiguillon de la mortl. Cette pensée est le thème persistant et toujours douloureux sur lequel incessamment revient l’âme de l’ancienne Alliance quand elle entrevoit les ombres de la mort et le triste séjour du Scheolm. Mais le christianisme introduisant dans ce monde une mort tout autre et toute nouvelle a pour toujours dissipé les ténèbres qui gardaient le sépulcre et banni de la terre le spectre de la vieille mort. Quoique certainement l’aiguillon de la mort se retrouve naturellement au cœur de tout homme, le paganisme cependant s’est toujours efforcé d’en supprimer la pensée et d’en dissimuler l’effrayante réalité.
l – 1 Corinthiens 15.56.
m – Psaumes 6.6 ; 23.4.
Remarque. — La manière toute différente dont le chrétien et le païen envisagent la mort est affirmée sous une forme saisissante par les symboles à l’aide desquels l’un et l’autre cherchent à la représenter.
Tandis que l’art grec représente la mort sous la forme d’un génie au flambeau renversé, le christianisme ne craint pas de l’évoquer dans toute sa nue réalité : c’est le squelette avec sa faux et son sablier. L’esprit mondain et épicurien ne supporte pas la pensée de la mort, alors surtout qu’elle s’impose dans toute la pompe de son lugubre appareil. Il cherche à se soustraire au frisson qu’elle évoque, en dissimulant à l’aide d’une fiction artistique son redoutable et trop réel empire. Mais cette manière de faire, ainsi que le remarque Herder, rappelle celle des enfants ; ils mettent la main sur leurs yeux pour ne pas voir l’apparition qui les épouvante. Mais, après tout, ce génie grec au flambeau renversé est une bien triste consolation. C’est une image qui n’a ni espérance ni apaisement à donner, et ne sait que montrer la fin de la vie dans le silence et l’inertie d’une passive résignation. Le christianisme au contraire dépouille la mort de tous ces inutiles ornements, parce qu’il peut la contempler en face avec la certitude qu’elle ne peut tuer que le péché et changer la face de ce monde mauvais. Son « memento mori » n’est pas la plainte mélancolique du poète exhalant un soupir à la pensée de la fuite rapide qui emporte toutes choses vers l’éternel trépas, mais le saint et fortifiant souvenir de la mort, salaire du péché, de notre responsabilité et du jugement. L’Église peut donc hardiment montrer la mort telle que le païen jamais n’a osé la contempler, parce que sur la tombe elle peut planter la croix, symbole ineffaçable et tout-puissant de la rédemption et de la résurrection.
L’Écriture enseigne que ce n’est pas l’homme seul qui a été vicié par le péché, que la nature qui lui sert de milieu porte encore la même douloureuse empreinte en nous et hors de nous. La nature, pour nous servir d’une expression de Pascal, atteste un Dieu perdu. De nos jours on a souvent traité cette conception de fantaisie de poète, et à ce titre on l’a repoussée comme n’ayant aucune racine dans la réalité. Mais il n’est pas difficile de démontrer qu’il n’est aucun système pour expliquer d’une manière satisfaisante la présence du mal dans le monde de la nature. Qu’on dise que la nature a été assujettie à la malédiction à cause du péché de l’homme, ou qu’on admette avec Jacob Bœhme, Baader et Steffens, que le mal a pénétré dans le monde par le fait d’une puissance surhumaine et surnaturelle qui, après avoir provoqué d’abord en elle le principe de destruction, a voulu le répandre et le propager dans la création dont l’accès lui était ouvert, on est toujours en présence d’explications qui, bien loin d’expliquer la moindre difficulté, ont besoin elles-mêmes d’être expliquées ; mais ce qu’il est impossible de nier, c’est qu’il est dans la nature des faits pour attester la présence du mal dans la création et nous en imposer le douloureux problème. Nous ne voulons pas dire ces indices si manifestes du mal moral que nous rencontrons si souvent dans la nature ; nous ne voulons pas non plus faire allusion à ces douloureux et sombres instincts qui si souvent surgissent du profond de la conscience humaine, pas plus que nous ne dirons le sifflement et les replis tortueux du serpent dans la forêt, ou le rugissement de la bête fauve au désert, demandant du sangn. Nous voulons seulement signaler ces faits anormaux et mystérieux qui apparaissent dans la téléologie de la nature et la font se contredire elle-même. On peut, en effet, constater dans la nature, en présence d’un développement sain et normal, en harmonie avec le but manifeste que poursuivent ses forces, un mouvement en sens contraire, faux et contradictoire, arrêtant et flétrissant l’élan naturel dans la langueur de la mort, au moment où il semblait promettre l’épanouissement et l’éclat de la vie. A cette contradiction que la nature paraît s’infliger à elle-même, nous ne pouvons pas reconnaître le caractère d’une vraie nécessité, pas plus que les phénomènes naturels agents destructeurs ne peuvent être admis comme des faits normaux. Nous ne doutons pas, il est vrai, qu’on ne puisse produire une explication physique satisfaisante des phénomènes les plus redoutables, tels que la peste, les volcans et les tremblements de terre. Nous croyons même qu’une théodicée étroite et formaliste ne sera jamais embarrassée pour prouver que ces faits redoutables à l’homme et à la nature, tout en leur infligeant les ruines les plus cruelles doivent cependant, à un autre point de vue, être considérés comme de véritables bienfaits, parce qu’ils auront pris la place d’autres fléaux non moins terribles encore ; mais nous doutons grandement qu’on puisse les faire rentrer dans l’ordre d’une nature vraiment naturelle. Une théodicée qui voudrait résoudre le problème à l’aide de l’idée d’un ordre de choses fini, nécessairement soumis à la loi du développement, par le moyen des contraires, ne ferait que le dissimuler au lieu de le résoudre. Car le vrai et le faux développements ne peuvent se produire que par le concours des contraires. La question consiste précisément à savoir quels sont ceux qui rentrent dans l’ordre véritablement naturel. Quoique une explication complètement satisfaisante du hiéroglyphe de la nature soit impossible avec les données actuelles de notre expérience, celui qui voudra se livrer à cette étude d’une manière vraiment morale et spirituelle sera toujours obligé de revenir à cette parole de l’Apôtre : « La création est soumise à la vanité et soupire après la rédemptiono ». Il y aurait en effet inconséquence, après avoir reconnu l’influence du mal dans le monde de la liberté, à la nier dans celui de la nature. Cet aveu implique de toute nécessité un changement complet depuis la chute dans les rapports de l’homme avec ce même monde. La nature, en effet, ne réalisant sa véritable destination qu’à la condition de se faire l’outil, l’instrument de l’homme, de se transformer à sa ressemblance, et de devenir toujours plus librement le miroir dans lequel il peut contempler ses traits agrandis et glorifiés, aux reflets lumineux de l’image divine elle-même, on est obligé de dire que le péché ne peut pas ne pas faire obstacle à la vraie manifestation de cet idéal, la loi véritable. Car, par les suites du péché, il est évident que la nature ne tend plus à devenir toujours plus morale, tandis que l’homme livré à lui-même se naturalise toujours plus. Au lieu de rester le maître de la nature, il se fait indûment son esclave. Aussi longtemps que la rédemption de l’homme n’est pas accomplie, la nature reste dans l’impossibilité de réaliser sa vraie et morale destination. Malgré toute sa beauté, elle n’est encore aujourd’hui qu’un assemblage de fragments épars et brisés. Par le fait de la chute elle, a perdu sa couronne et la splendeur de sa gloire. Elle ne sait plus obéir à sa loi et à sa raison qui l’appellent à devenir le temple de l’esprit. Elle ne retrouvera sa véritable beauté qu’au jour où, redevenue le sanctuaire divin, définitivement restauré, elle restera pour jamais consacrée à la louange du Créateur.
n – Voir Mynster : Étude sur l’instinct.
o – Toutes les fois que nous serons en présence du problème du mal dans la nature ou dans l’histoire, il faudra citer ces paroles de Pascal : « Ce sont choses qui se sont accomplies dans un état de nature tout différent du nôtre, et qui passent notre capacité présente. » Pensées de Pascal ; — Romains 6.20.