Nous affirmons que l’homme est une volonté libre, et que, dans le milieu et les conditions qui lui sont imposés par son créateur, il a le pouvoir de choisir et d’accomplir sa destinée. Mais nous croyons non moins fermement qu’en dehors de ces conditions et de ce milieu, la liberté humaine cesse d’être. La liberté de l’homme n’est point, en effet, comme la liberté divine une liberté absolue, mais une liberté dépendante et créée. Dépendante d’abord de Dieu et de sa loi sainte, il faut qu’en outre, elle subisse la dépendance des conditions naturelles et matérielles dans lesquelles l’homme est appelé à l’existence. Et, non seulement il est lié à ces conditions en tant qu’elles représentent la nature qui lui préexiste et dont il est dépendant, mais surtout en tant qu’elles constituent la condition et la prédisposition de son être. La personnalité humaine est déterminée par l’individualité, fait naturel, tout à la fois corps et esprit. Et cette individualité est imposée à l’homme bien avant qu’il puisse connaître et vouloir. La volonté intervenant peut exercer sur elle son action, mais dès lors qu’elle lui est donnée par le fait même de son entrée dans la vie, il ne peut jamais la changer. Or, par le fait de l’individualité, l’homme subit plutôt qu’il ne possède, ses aptitudes avec ses facultés, et le milieu dans lequel doit s’accomplir son action. La dépendance de la liberté humaine s’accuse, en outre, par le fait du développement dans le temps, condition première de l’existence de l’homme, tout autant que par l’origine mystérieuse de son tempérament physique et moral. Si la volonté présuppose toujours le motif et le mobile, l’individualité, à son tour, a toujours derrière elle un commencement inconscient dont l’origine mystérieuse est tout entière confondue dans les profondeurs de l’être physique. On dirait que l’âme humaine a une double existence, l’une en plein soleil, lumineuse et consciente, l’autre inconsciente, obscure, portant dans ses plis profonds un idéal que jamais la conscience humaine ne pourra pleinement s’approprier. La liberté divine au contraire est parfaite, elle ne relève pas d’une origine de ténèbres et de nécessité physique ; elle n’a pas non plus à se débattre dans le dualisme qui oppose l’esprit à la matière. Le conscient et l’inconscient, la lumière et les ténèbres, pour Dieu qui les a vaincues, n’existent pas, il est en pleine lumière, il est lui-même la lumière dans laquelle il n’y a point de ténèbres. Dès lors que l’homme est emprisonné dans un dualisme qui lui voile son origine première et lui empêche de la comprendre, dès lors qu’il ne peut pas s’abstraire de lui-même et se regarder passer, ce serait à croire qu’il est condamné à une éternelle dépendance et que contre lui, son créateur s’est souvenu de la vieille et despotique maxime « Divide et impera » c’est-à-dire pour savoir régner, il faut savoir diviser. Ce n’est, en effet, que quand l’homme, dans la plénitude de la confiance et de l’amour, se jette entre les bras de son Dieu et, par lui se laisse diriger et porter, ce n’est qu’alors que cette dépendance matérielle au lieu d’être une barrière infranchissable, devient un appui, une force, le véritable point de départ de sa liberté. Si l’homme, au contraire, veut arbitrairement et capricieusement se séparer de son Dieu, se créer sa voie à lui-même, franchir les limites que Dieu lui impose, alors sa dépendance physique redevient une chaîne ou plutôt le rocher sur lequel, nouveau Prométhée, il reste à jamais captif et lié.
Si le créateur s’est réservé pour lui la toute puissance, il a néanmoins départi à l’homme sa créature, une indépendance relative, un absolutisme dans la dépendance. Et l’on peut dire que dans cette condition, la liberté se confondant avec l’amour reste la véritable destinée de l’homme, son être réel et impérissable. Cette puissance de l’homme qui le fait aimer et se donner, est pour nous la liberté vraie. Mais cette liberté doit être conquise et l’homme ne peut la conquérir que dans la conscience de sa personnalité et de sa puissance véritables. La liberté n’est donc que la libre option entre deux maîtres : le bien et le mal. Elle ne peut s’accomplir que par un acte de renoncement à nous-mêmes, car elle est la libre obéissance dans l’amour pour la vie véritable. Cette libre option n’est pas un fait accompli une fois pour toutes ; elle doit, au contraire, s’affirmer et se réitérer à maintes et nombreuses reprises, ce n’est qu’à ce prix que la volonté prend conscience d’elle-même. Dans ces conditions, le mal, quelle que soit la forme qu’il revête, plus il est repoussé et vaincu, et plus il concourt à nous confirmer dans la possession de l’amour du saint et du juste (Genèse ch. 2). Cette liberté de l’option, ou en termes d’école, la liberté formelle, n’est pas la liberté entière et complète, elle n’en est en quelque sorte que le contenant et l’expression. Pour devenir la vraie liberté, la liberté des enfants de Dieu, il faut que le choix, s’inspirant toujours plus de l’amour et se confondant avec lui, devienne une nécessité ne comportant plus le moment de l’indécision et de la délibération. L’homme ne peut se faire que par la liberté de l’option pour le bien ou pour le mal ; par elle seulement se détermine le caractère, la forme définitive de sa volonté. Le caractère n’est autre que la forme que revêt la volonté et dont elle fait l’empreinte qu’elle laisse sur toutes nos actions. Appelée sans cesse à choisir, la volonté ne peut que s’imprégner de la nature et des qualités de l’objet de ses préférences. Dans le bien comme dans le mal, dans toutes les circonstances que nous avons à rencontrer, la volonté n’est pas seulement le sujet qui reçoit et subit l’empreinte, mais la force qui la retient, se la donne à elle-même et à tout ce qu’elle touche. L’homme n’est lui-même qu’à la condition de se faire son caractère, sa forme définitive. Comme la plante et l’animal, il doit subir la nécessité de sa nature, mais de tous les êtres créés, il est le seul qui, au lieu d’un caractère, d’une manière d’être arrêtés à l’avance, n’en trouve en lui, dans les profondeurs de son être, que les éléments et les possibilités. Et au lieu de le recevoir tout fait des mains de la nature comme tous les autres êtres qu’elle a créés, il doit se le faire à lui-même et sous sa seule responsabilité.
A la volonté, pour qu’elle agisse, il faut un mobile qui la détermine. La force du mobile ne peut être que l’impression produite par la valeur de l’objet qu’il représente. Pour procéder du propre cœur de l’homme, le mobile n’en est pas moins un commandement qui incline sa volonté. S’il est des mobiles qui commandent l’action, il en est d’autres qui imposent le repos, apaisent le trouble et l’inquiétude de la passion. Que les mobiles soient les moteurs qui entraînent ou les contrepoids qui retiennent la volonté, ils n’en sont pas moins la force qui détermine. Les uns et les autres nous sont nécessaires ; ils répondent à deux tendances opposées de la volonté, l’une qui toujours appelle le mouvement et l’action, tandis que l’autre, sous l’influence de la douleur et de l’épreuve, ne demande que le repos dans la résignation. Pour connaître un caractère, indépendamment des mobiles qui l’entraînent, il faut également se rendre compte de ceux qui le retiennent et le dominent. A ne connaître, par exemple, de Napoléon Ier que les mobiles qui l’ont entraîné dans son orageuse carrière, son caractère serait une énigme. Cette énigme ne se déchiffre que quand on parvient à saisir les mobiles qui dominaient et apaisaient le tourment de sa pensée pendant sa captivité de Sainte-Hélène. Entre les mobiles qui déterminent l’action et ceux qui la retiennent, il est toujours des analogies qui les font reconnaître comme relevant du même caractère. Mais ni les uns ni les autres ne peuvent devenir les causes déterminantes de la volonté. Quelle que soit l’influence qu’ils exercent, jamais la volonté n’abdique, jamais elle ne cesse d’être sa propre cause. Quant à nos mobiles, alors même que nous les concevions le mieux, qu’ils nous fassent nous replier sur nous-mêmes ou nous entraînent à l’action, ils ne deviennent une cause qu’avec le concours de la volonté. Sans elle, ils n’auront jamais la moindre valeur. Que dans toute détermination du libre arbitre, il y ait un moment d’obscurité, la consommation d’un mystère, c’est ce que nous n’avons garde de nier. Mais alors que l’homme choisit le bien, entraîné par le mobile de la charité, pour nous, il ne saurait être question de mystère, car il ne fait qu’obéir à sa véritable destinée et tendre vers la fin pour laquelle il a été voulu ; il est, en un mot, dans le milieu de la liberté divine. Le mystère ne commence que lorsque l’homme choisit le mal sous l’influence de l’égoïsme. Il est alors en contradiction avec lui-même, avec toutes les lois de son être et de sa destinée. Sa liberté n’est plus que le libre arbitre du caprice et son action qu’un acte de déraison qui oblige celui qui vient de la commettre à confesser le premier « qu’il est inadmissible d’agir ainsi ». Ce caractère d’inadmissibilité s’applique d’une manière générale au péché lorsqu’il apparaît pour la première fois. Mais une fois que la volonté pécheresse s’est prononcée et que résolument elle s’est engagée sur sa voie, étant donné ce premier commencement, l’incompréhensible disparaît et l’on ne peut que trop prédire à l’avance son dernier aboutissant. Mais le moment mystérieux se retrouve tout entier à l’heure première de la faute, au commencement de l’histoire de l’humanité, car le péché est à jamais la grande déraison pour l’homme, créé à l’image de Dieu. Ce même mystère se retrouve pour tout homme lorsque pour lui-même il reproduit la faute de nos premiers pères. On peut bien comprendre la possibilité de cette faute, mais il nous est impossible de lui assigner une cause rationnelle et compréhensible. Et cependant, l’expérience nous contraint de constater chaque jour que le péché, c’est-à-dire ce qui ne devrait pas être, non seulement existe, mais se fait la puissance universelle qui commande à tous les hommes. La même expérience nous apprend que le bien, c’est-à-dire ce qui doit être, ce qui répond à la vraie nature de l’homme et reste cette vraie nature en son état actuel, l’homme ne peut l’atteindre, en faire sa part et sa destinée qu’à l’aide d’efforts persistants et héroïques et avec le concours de la grâce rédemptrice.
Si la liberté n’est que le fait du milieu dans lequel elle se produit, forcément il faut aboutir au déterminisme. Le déterminisme enseigne que le fatalisme seul est vrai et que la liberté n’est qu’une illusion. Il est un déterminisme religieux qui ne voit dans le libre arbitre de l’homme qu’un serf arbitre. Par la faute de nos premiers pères, dit-il, le péché est devenu un fait héréditaire ; en dehors de la grâce prévenante et de la puissance régénératrice de la rédemption, l’homme ne peut plus que pécher. A la grâce qui le cherche, il ne peut prêter d’autres concours que celui que prête le vase au contenu qu’il est appelé à recueillir. En Adam, individu et espèce, tous nous avons péché ; par suite de ce péché, nous ne sommes plus que des rameaux desséchés sur un tronc maudit. Seule, une création nouvelle peut nous rendre la vie. Dans ce système, la faute d’Adam devient notre propre faute et nous reste imputée. Ce déterminisme religieux a un nom, il s’appelle l’Augustinianisme. Qu’il ait une part et même une grande part de vérité, forcément il faut le reconnaître, quand on l’étudié en regard du système opposé, le Pélagianisme. D’après les Pélagiens, le péché originel n’a été que le péché d’un seul homme, son influence sur sa descendance n’a d’autre valeur que celle de l’exemple mauvais. L’homme d’aujourd’hui est donc ce qu’il doit être, libre de tout antécédent, de tout contact avec l’espèce, de toute influence étrangère ; il retient le pouvoir, à toute heure de son existence, de décider pour lui-même et pour lui seul. Mais, si bien fondé que soit l’Augustinianisme dans sa protestation contre l’erreur pélagienne, on ne peut pas oublier, néanmoins, qu’il commet à son tour une erreur capitale, en refusant de reconnaître le libre arbitre dans le serf arbitre, et l’individu dans l’espèce, erreur qui ne tend à rien moins qu’à supprimer la responsabilité personnelle. Certainement, nous ne devons pas oublier que l’individu ne peut vivre isolé, qu’il n’est qu’un chaînon dans l’espèce et qu’en conséquence le péché de l’espèce qui nécessairement devient celui de l’individu, ne peut pas ne pas être le péché originel, une prédisposition de nature. En dépit de toutes les protestations pélagiennes, le développement de l’individu n’est possible que dans la dépendance de son milieu. Mais l’individu est plus qu’un chaînon dans l’espèce. Il a son indépendance propre et, toute relative qu’elle est, elle lui permet cependant de retrouver et de porter en lui-même la force et la responsabilité de sa destinée. Et si le péché originel est une infirmité naturelle, il est plus encore une responsabilité, et il reste certain que nous ne tardons pas à le faire nôtre par notre libre adhésion. A ce legs de la naissance, nous n’opposons pas la passivité de l’innocence et s’est bien volontairement que nous nous l’approprions. Toujours volontairement et sciemment, nous avons commis et commettons le péché. Lorsqu’on soutient que nous ne pouvons pas ne pas pécher, il est donc nécessaire de n’admettre cette vérité que sous bénéfice d’inventaire et à bon escient. Oui, il est vrai que, nés dans le péché, nous ne pouvons pas ne pas subir son influence et que forcément nous restons liés à un milieu de péché. Dans ce milieu, il est vrai encore qu’il nous est impossible de réaliser la loi de Dieu, le souverain bien, le royaume de Dieu. Mais néanmoins, lorsque l’Évangile nous offre le salut et la rédemption, nous pouvons librement et dans la conscience de notre responsabilité, l’accepter ou le repousser. Ici se pose donc une question d’expérience à laquelle on ne peut répondre que par l’expérience : Est-ce forcément et par contrainte que nous avons commis toutes les transgressions contre la loi de Dieu que nous reproche notre conscience et que nous avons contracté l’impuissance de nous affranchir nous-mêmes de l’empire du mal qu’elle nous impute ? Notre conscience nous l’atteste, il y a eu dans notre existence des moments où nous aurions pu opposer à notre orgueil, à notre sensualité, à notre paresse, à notre penchant pour la volupté, une résistance efficace. De plus, n’y a-t-il pas en plein paganisme des hommes qui, sans pouvoir, il est vrai, vaincre le monde et s’affranchir de son influence mauvaise, ont su cependant mériter notre estime et conquérir notre admiration par l’énergique résistance qu’ils ont opposée au mal ? Pour apprendre à se connaître et à se posséder, que d’efforts n’ont-ils pas tentés ? Et dans cette lutte inégale contre le péché et ses tentations, n’ont-ils pas fait preuve d’un véritable renoncement ? Et même parfois, le succès n’est-il pas venu couronner leurs efforts ? Cette estime et cette admiration que ces païens nous contraignent à leur décerner, auraient-elles leur raison d’être si la morale n’était qu’un fait de nature nécessaire et fatal ? L’admiration qu’inspire l’accomplissement du bien suppose toujours une part de liberté en l’homme qu’il serait souverainement injuste de méconnaître. Tout aussi injuste il serait de ne pas affirmer que la liberté humaine, pour être relative, n’en est pas moins réelle et que jamais on ne pourra lui dénier sa part de responsabilité.
Il est aujourd’hui un déterminisme qui supprime le péché et la grâce et toutes les présuppositions religieuses et chrétiennes dont ils ne sont que les conséquences. Il prétend détrôner tous les systèmes et toutes les philosophies et rester à lui seul l’universelle raison. On ne saurait le contredire, il est vrai, lorsque appuyé sur les données de la psychologie, il combat son antithèse l’indifférentisme, c’est-à-dire la doctrine qui revendique pour l’homme la liberté absolue et toujours illimitée dans toutes ses décisions, n’importe à quel moment et dans quelles circonstances elles peuvent se produire. L’indifférentisme ou l’indéterminisme affirme que la volonté n’est jamais prédéterminée, qu’elle reste toujours maîtresse des motifs qui peuvent intéresser sa décision. A son dire, il n’est pas pour l’homme un seul moment où, malgré les circonstances qui le dominent, il ne puisse se donner un commencement nouveau. L’homme vertueux, d’après cette doctrine, peut cesser de l’être au caprice de sa volonté et de même l’homme du vice peut, quand il lui plaît, devenir un saint. L’expérience à elle seule suffirait pour confondre cette naïve conception de la liberté. Elle ne saurait, en effet, subsister en présence des démentis que lui inflige la connaissance vraie de la nature humaine. Même pour un homme dont la conscience ne connaît encore ni le sentiment du péché, ni le besoin de la rédemption, l’expérience démontre que la volonté est toujours prédéterminée, d’abord par notre individualité qui est un fait de nature, par nos inclinations, par les actes déjà accomplis et par les habitudes prises. D’après l’indifférentisme, l’homme est toujours l’imprévu. Il tient pour assuré que la vertu attestée par de longues années de fidélité et de probité peut démentir tout à coup les précédents qui l’honorent et les convictions qui l’obligent. L’expérience, au contraire, nous atteste que nous pouvons prévoir, sinon avec une certitude mathématique, du moins avec une vraisemblance qui trompe rarement, ce que peut faire dans un moment donne un homme dont nous connaissons le caractère. Aussi, lorsque à l’heure de la détresse, nous cherchons le secours qui peut nous relever, nous n’allons pas le demander à l’homme qui a fait ses preuves de dureté et d’insensibilité, mais à celui dont la charité nous est déjà connue. De même lorsqu’un scélérat a besoin d’un complice, il n’appelle pas celui dont la réputation n’est faite que d’intégrité et d’honneur, mais le misérable qui, depuis longtemps sourd aux répréhensions de la conscience, ne sait plus que les mépriser. Mais si la doctrine de l’indifférentisme rend impossible le développement du caractère, le déterminisme par une voie tout opposée parvient, en définitive, à un résultat exactement le même. Il nie la possibilité pour l’homme de modifier jamais son attitude morale, et il croit que l’on peut prévoir les actes qu’il accomplira avec la même certitude que l’astronome annonce les éclipses et les marées. En présence de cette notion si superficielle et si incomplète d’une liberté illimitée, il faut bien le reconnaître, le déterminisme fait preuve d’une intelligence bien plus vraie et d’une pénétration bien plus profonde de la nature humaine. Et cependant, il faut le dire bien haut, il méconnaît les vérités et les données les plus certaines de la conscience morale, lorsqu’au lieu de voir dans l’indifférentisme une vérité à compléter, une valeur à mettre en œuvre, il s’obstine à le combattre comme une erreur absolue.
Il n’est pas de libre décision. Toutes, même et surtout celles qui peuvent paraître le plus spontanées, ne sont jamais que le résultat de la contrainte. Tel est le grand argument et, à vrai dire, le seul du déterminisme psychologique. Pour lui, nos décisions ne représentent jamais que l’influence qu’exerce sur nous le milieu social, déterminant notre volonté avec le concours des éléments constitutifs de l’individualité, tout aussi indépendants de notre volonté que l’opinion de ce milieu lui-même. A ce titre, une décision quelle qu’elle soit, n’est jamais que la résultante de l’action et de la réaction du milieu contre l’individualité et de l’individualité contre ce milieu. Et il faut nous résigner à ne voir dans notre volonté que le ressort qui doit toujours céder à l’impulsion qui le contraint. Ils se trompent donc étrangement ceux qui regrettent l’acte accompli et s’imaginent qu’ils pourraient le faire tout autre. Contrairement à cette illusion, le déterminisme affirme que ce que nous avons fait, nous étions obligés de le faire et ne pouvions pas ne pas le faire. Telle est la doctrine d’Arthur Schopenhauer (1788-1860) le plus illustre représentant du système. Cette doctrine, il cherche à l’illustrer à l’aide de l’exemple suivanta. « Représentons-nous, dit-il, un homme qui s’arrête dans la rue et se dit en lui-même : Il est six heures du soir, ma journée est terminée. Je puis faire une promenade ou aller au cercle. Je puis monter à l’observatoire et m’offrir le spectacle d’un coucher de soleil. Je puis aussi aller au théâtre. Je puis encore aller voir l’un ou l’autre de mes amis. Je puis sortir de la ville et aller me perdre dans le vaste monde pour ne plus revenir à mon train de vie ordinaire. Toutes ces déterminations sont en mon pouvoir, je puis choisir celle qui m’agrée le mieux. Aucune d’elles cependant ne m’arrêtera, je les écarte toutes et je rentre chez moi auprès de ma femme qui m’attend pour prendre le thé. Il me semble, poursuit-il, entendre l’eau qui longe le trottoir sur lequel notre homme délibère, il me semble l’entendre se dire : « Je puis faire des vagues aussi hautes que des montagnes, tout aussi bien que la mer en ses grosses colères. Je puis précipiter ma course comme le fleuve qui se hâte vers la grande mer. Je puis bouillonner et m’élancer en vagues écumantes comme l’eau dans la cascade, libre et sous la forme d’un éclair, je puis voler vers le ciel et je n’aurai plus rien à envier au jet d’eau. Je puis enfin, si tel est mon bon plaisir, entrer dans un récipient quelconque, me mettre sur le feu, bouillir et me faire vapeur tout aussi bien que l’eau à 100 degrés. De toutes ces aventures, je n’en veux courir aucune, je reste paisible et sage, comme l’eau qui coule doucement et repose sous le ciel avec la seule ambition d’en refléter les tristesses ou les joies. » De même que l’eau n’a d’autre liberté que celle d’obéir aux causes naturelles qui la transforment à leur gré et non point à son caprice, ainsi il en est de l’homme ; il fait non pas ce qu’il veut, mais ce que les circonstances l’obligent à faire. Les causes disposent de lui, mais lui ne peut rien contre elles. Ce qu’elles veulent, il faut qu’il le veuille. L’eau ne fait pas autrement, elle reste un effet et ne devient jamais une cause. L’homme retournera donc chez lui et auprès de sa femme et prendra sa tasse de thé. Quant à s’imaginer qu’il pourrait faire le tour du monde ou aller au cercle, toutes ces imaginations reviennent à dire qu’il ferait autrement s’il n’avait pas de bonnes raisons pour ne pas le faire et si la raison qui le ramène au logis n’était pas l’attache qu’il lui est impossible de briser. En réalité, l’homme ne peut que ce qu’il est forcé de faire. »
a – Les deux problèmes fondamentaux de la morale, (2e éd. page 42).
A cette objection, nous objectons et c’est là notre principale réponse : Pour se donner raison, Schopenhauer commence par la prendre, en matérialisant l’âme humaine, en la soumettant comme la matière, comme l’eau, aux lois de la nécessité physique. Dès lors, il est bien évident que les mobiles qui agissent sur la volonté ne peuvent être que des forces matérielles et par conséquent irrésistibles, tandis qu’en réalité, l’expérience l’atteste, ils ne sont que des attraits et des provocations. Pour lui encore, une action humaine n’est que le produit d’une individualité définitivement et pour toujours arrêtée sous la loi d’un mobile qui la domine et l’entraîne ainsi que fait en mécanique le contrepoids le plus fort. Mais jamais ni la conscience ni la langue humaine ne reconnaîtront la volonté sous la forme d’une quantité matérielle. Toujours il sera vrai de dire : La volonté peut repousser un mobile tout aussi bien qu’elle peut le retenir et se l’approprier. Schopenhauer dissimule habilement le paralogisme de son raisonnement en prenant pour exemples des actions indifférentes par elles-mêmes et qui ne peuvent avoir pour nous un sens que si nous connaissons moralement l’homme qui les accomplit et les circonstances au milieu desquelles elles se produisent. Dans sa supposition, il n’est qu’une seule action ayant une valeur morale, l’abandon du foyer, de la femme et des enfants et de tous les devoirs domestiques au profit de la vie d’aventures au travers du monde, et encore a-t-il soin de nous en dissimuler le caractère, en lui donnant une couleur fantaisiste et en la plaçant sur le même rang qu’une soirée au théâtre ou au cercle. Il n’est pas une conscience d’homme qui ne discernât le vice de ce sophisme, si dans cet homme arrêté dans la rue, sur les six heures du soir, il laissait entrevoir « la tempête sous un crâne, » le devoir aux prises avec l’égoïsme, le sacrifice avec l’instinct du plaisir, le oui ou le non, entre la plus sacrée de toutes les affections ou la plus réprouvée de toutes les perfidies. Notre conscience et l’expérience nous attestent que dans la lutte entre l’esprit et la chair, entre le devoir et la volupté, incontestablement la volonté peut retenir le mobile le meilleur, et qu’à sa voix elle peut obéir. Oui, nous pouvons fuir devant la tentation et résister au mal ; oui, il est en notre pouvoir de nous recueillir et d’appeler à notre aide les pensées salutaires et bienfaisantes. Gardés et protégés par elles, nous pouvons saisir et retenu le bien : « Veillez et priez ». Nous ne disons pas, qu’on l’entende bien, que cette résistance soit possible toujours et pour tous. Malheureusement trop souvent, on a vu un soir, sur les six heures, un homme descendre dans la rue et prendre la résolution de courir le monde, d’abandonner femme et enfants. Et trop souvent, il s’est fait qu’à cette heure de désespoir et de ténèbres, cette odieuse résolution lui était fatalement imposée, comme le salaire du péché dont il avait volontairement contracté l’infamante servitude. Nous admettons encore qu’à l’heure de la crise dernière, cette âme ne soit pas plus libre que l’eau que soulève la tempête, et que les tentations, au lieu de n’être que les séductions qui provoquent et sollicitent, deviennent des forces aveugles qui se jouent des supplications et des protestations de la conscience comme le vent de la vague. Mais cet état d’âme qui pour l’homme se confond toujours avec la défaite, quelle en est la cause première ? D’abord la négligence, l’abandon du devoir qui prescrit d’exercer et de fortifier la force morale, la volonté, par la pratique et l’intelligence des mobiles qui conseillent et persuadent le bien. En subissant cet état de désordre et de servitude, il ne fait que subir la condamnation justement et antérieurement méritée. L’habitude du péché a créé dans son être physique et moral un organisme de péché, un corps de mort dont il faut maintenant qu’il subisse la dépendance. Que l’homme puisse si bas descendre dans l’asservissement au mal, qu’il n’ait plus le pouvoir de faire acte de volonté, c’est un fait qui, bien loin de prouver contre la liberté, prouve, au contraire, pour elle et à son honneur. Mais si nous voulons lutter et combattre pour le devoir, au nom de la conscience, la victoire nous restera assurée. Tandis qu’au contraire, si nous nous abandonnons aux séductions mauvaises et désertons la lutte, la défaite reste inévitable, elle est notre œuvre et notre juste condamnation.
Mais le plus souvent quand il ne s’agit que des actions indifférentes, la liberté de nos décisions se fait évidente et nul ne saurait raisonnablement le contester. Et malgré l’autorité de l’inoubliable Buridan, nous soutenons qu’un âne seul, en bon déterministe, peut se laisser mourir de faim, entre deux bottes de foin, de poids et de forme les mêmes, mais que l’homme ne sera jamais cet âne, et qu’entre deux plats de lentilles, il saura toujours choisir et trouver le meilleur.
Un motif n’a d’autre valeur que celle que peut lui donner notre individualité. Il ne sera jamais que ce que je suis moi-même. Le déterminisme peut donc se résumer dans cette assertion : Une existence humaine n’est que le développement nécessaire et naturel de l’individualité humaine, dans les circonstances qui la constituent, elle et son milieu. Nos actes ne sont donc que l’expression de notre nature intime et vraie. Tels nous sommes, telles sont nos œuvres. Un mauvais arbre ne peut pas porter de bons fruits et l’inverse. Quelle que soit la modification extérieure que peuvent nous imposer les circonstances, le pli, une fois contracté, nos volontés, nos pensées, nos imaginations, nos désirs et nos instincts restent invariablement les mêmes. Schopenhauer enseigne que l’individu est toujours prédéterminé par un acte antérieur à sa propre existence et que cet acte le fait, une fois pour toutes, tout ce qu’il doit être. Pour lui, notre existence dans le temps n’est que la conséquence et l’exposant de cet acte. Schopenhauer n’est arrivé à cette désolante conception que pour s’être obstiné sur une voie de traverse que Kant et Schelling se sont hâtés d’abandonner dès qu’ils ont entrevu l’abîme vers lequel elle peut entraîner. Sont-elles nombreuses, en effet, les difficultés que provoque le système ! A ceux qui les accusent, Schopenhauer n’a qu’une réponse et toujours la même : L’individualité de l’homme ne peut être que le produit de ses facultés morales et intellectuelles. Avec tous les déterministes, il soutient que le caractère de l’homme est une quantité qu’il n’est pas en sa puissance de modifier. « C’est une folie, dit Schopenhauer, de s’imaginer que l’on peut changer son caractère et celui de ses semblables. » Et à l’appui de son dire, il fait appel à l’expérience de tous. Bien souvent, nous nous imaginons, après l’acte accompli, que s’il était à refaire, nous agirions tout autrement, mais ce n’est là qu’une illusion. Bien des années après, les mêmes circonstances se reproduisent et elles nous font faire ce que nous avons déjà fait. Car, à supposer que les moyens dont nous disposons puissent changer, le but que nous poursuivons ne change jamais. Du berceau jusques à la tombe, l’homme s’obstine toujours à la poursuite du même but, il en fait son souverain bien ; avec lui, il confond ses rêves et ses espérances de bonheur. Et toujours il faut que nous retombions sous le coup de la vieille sentence espagnole : « Au linceul des morts nous ne pouvons rendre que le lait que nous avons sucé au sein de notre nourrice. » Et ce n’est qu’à l’heure dernière de la vie, que se retrouve la délivrance qui emporte toutes les illusions que nous avons pu nous faire sur nous-mêmes et sur nos semblables. Il en est de la fin de la vie comme de la sortie du bal masqué ; les masques tombent, et alors seulement, on peut voir à visage découvert, tels qu’ils ont été, tels que nous sommes, nos compagnons de route et nous les premiers.
Il est certainement dans cette doctrine une part de vérité, l’expérience le constate et il serait téméraire de le méconnaître. Mais cette vérité n’est vraie qu’à la condition de n’affirmer que deux choses : D’abord, que l’homme ne peut jamais se débarrasser de sa véritable nature, si grande que soit la distance qui sépare son berceau de sa tombe et, en outre, que nos jugements sur un homme, son caractère et sa signification véritable, ne peuvent acquérir quelque valeur qu’à la suite d’une expérience qui a pu à maintes reprises réitérer ses constatations, les vérifier et, toujours impartiale, a su se défendre contre les préventions ; mais bien peu, si physiognomonistes soient-ils, sont capables de s’élever à cette hauteur. Ils sont rares, ceux qui, comme Lavater, peuvent obliger un Gœthe à dire : « S’il n’était pas si parfaitement honnête, il ferait mauvais se trouver auprès d’un homme qui, comme lui, peut à son gré fouiller jusques aux plus intimes profondeurs de notre être » (Journal de ma vie, IV, liv. 19). Ils sont encore beaucoup plus rares ceux qui, avec quelque certitude, peuvent lire au fond de leur propre cœur. Mais il est faux néanmoins de soutenir que, dans la nature humaine, il n’y ait pas une puissance de transformation et une infinie diversité de déterminations possibles. Nous pouvons donc, sollicités que nous sommes sur tant de voies diverses, donner à notre existence telle direction qu’il nous plaira, et toujours notre liberté nous fera porter dans notre linceul autre chose que ce que nous avait donné notre mère. Il est faux encore que notre caractère naturel ne puisse pas être modifié par la force morale toujours au-dessus de la nature et que tous nous portons en nous. L’individualité naturelle que nous trouvons dans notre berceau n’est jamais qu’une première ébauche qui attend un dessin définitif. Mais ce dessin est une œuvre qui ne peut pas se faire d’un seul trait et tout à la fois. Il est malheureusement encore vrai que, bien souvent, après de nombreuses années, nos amis peuvent nous retrouver toujours à la même place, toujours hésitants et tâtonnants, toujours à la poursuite des mêmes illusions et des mêmes fantômes. Mais il faut reconnaître que c’est notre faute et celle de nos prédécesseurs, car les uns et les autres nous avons eu les moyens de suivre une voie autre et meilleure et nous n’avons pas su le vouloir. La vérité nous oblige encore à dire que le caractère n’est que la conséquence et le total de tout un ensemble d’actions dont nous sommes nous-mêmes les auteurs. Mais il ne faut pas oublier que s’il en est ainsi, la faute première en est à la volonté qui, en persistant dans le péché et la poursuite des satisfactions immédiates, finit toujours par se faire à elle-même un corps de mort dont elle est le captif, et de son passé une chaîne qui toujours s’allonge et se fait plus lourde à traîner. Mais nul ne pourra jamais dire qu’au cours de la vie, il n’y ait pas des moments qui appellent la repentance et apportent avec eux la possibilité d’une direction nouvelle. C’est alors que peut se faire la rupture avec le passé. Ce moment se retrouve dans toute vie d’homme pour opposer au déterminisme un fait qu’il ne peut pas nier et qu’il peut encore moins expliquer. Mais si la vie de l’homme n’était pas autre chose que le développement d’une individualité imposée par la nature, l’humanité ne serait alors qu’un règne animal avec l’intelligence en plus, et dans ces conditions, il ne serait pas plus possible à l’homme de changer, de se contredire, de se repentir, d’entrer en lutte avec lui-même, qu’il n’est possible à un loup ou à un agneau, à un lion ou à un bœuf de sortir de l’espèce à laquelle ils appartiennent. On ne peut donc trop le redire : l’homme, tout en étant une individualité naturelle, est aussi une individualité éternelle créée à l’image de Dieu. Sa volonté personnelle n’est elle-même qu’à la condition de se trouver dans un rapport étroit et indestructible avec la volonté vraie et éternelle, et ce n’est que dans cette condition qu’elle peut se réaliser dans ses actes et dans tout son être. Et à cet égard, nous ne saurions concevoir le moindre doute car, dès lors que l’homme est une personne, il faut qu’il ait la liberté, le pouvoir de se déterminer lui-même en présence de ce qui est le souverain bien, son être véritable. L’animal, au contraire, ne connaît pas la moindre opposition entre son individualité naturelle et la volonté générale. Mais l’homme, viendrait-il à revêtir la nature du loup ou du tigre, qu’il ne pourrait pas s’affranchir du sentiment de contradiction que la conscience provoquerait entre sa nature vraie et sa nature dépravée. Un Néron, un Caligula, un Richard III, par le désordre qui toujours les obsède et les trouble et que malgré eux ils trahissent toujours, quoi qu’ils en aient, contre eux-mêmes, attestent la divine origine de l’homme et démontrent aux plus aveugles que nous sommes des êtres personnels et non point les exemplaires d’un règne animal plus ou moins intelligent.
A ne considérer que les aptitudes et les dons, il est une grande différence entre les individualités humaines. On ne peut pas plus le nier qu’on ne saurait nier celle plus grande encore qui les sépare sous le rapport des destinées si diverses qui leur sont réservées. Il en est parmi nous pour naître sous une étoile plus favorable que d’autres. Il est même impossible de ne pas le voir, ce ne sont pas seules les circonstances extérieures, mais les influences morales elles-mêmes qui, pour les uns, sont infiniment plus favorables que pour les autres. Quoique tous nous naissions sous la loi du péché et de la condamnation, il en est pour venir au monde avec des dispositions pures, nobles, généreuses, tandis que d’autres semblent n’apporter avec eux que des instincts faux, dépravés et instinctivement sensuels. Cette vérité, c’est avec un art infini que Shakespeare aime à l’accuser. Voyez surtout avec quelle puissance dans le Roi Lear il la met en évidence, lorsqu’en présence de la noble Cordélia aux pensées toujours pures et de sa sœur qui ne connaît que les instincts qui dépravent, il fait dire au vieux Kent : (Act. IV, Sc : 3). « Les étoiles président certainement à notre naissance, car autrement on ne saurait comprendre que ces deux enfants appartiennent à la même mère. »
Mais, si grande que soit la part que le grand tragique aime à faire à la destinée, il ne méconnaît ni la liberté, ni la responsabilité humaines. C’est lui qui fait dire à l’infâme Edmond : « La grande folie de ce monde nous fait nous en prendre à la lune, au soleil et aux étoiles, pour toutes les infortunes qui nous frappent, comme si elles n’étaient pas l’œuvre de notre propre perversité. Quelle insanité ! Prétendre que si nous sommes des drôles, la faute en est aux influences célestes ! Des voleurs, des coquins et des traîtres ! Ce n’est que grâce au despotisme des autres ! Des ivrognes, des adultères, des menteurs ! Seules, les planètes en sont cause. » En toutes choses, nous aurions donc le droit d’imputer nos travers et nos fautes à la toute puissance divine. Abstraction faite de la langue et des mœurs de l’époque que fait parler Shakespeare, notre époque à nous ne pense pas autrement. Si elle ne dit pas que nous sommes des mécréants, par le fait de l’influence supérieure des constellations, elle s’en prend à la tyrannie des occasions et des circonstances qui, à son dire, exercent sur les instincts de notre être un irrésistible ascendant. Mais en réalité, qu’à la place des planètes on mette la fatalité des situations, le résultat reste toujours le même et nous n’en sommes pas moins les esclaves de la nécessité. Contrairement à ce fatalisme, la grande impiété de notre époque, nous affirmons la victoire toujours possible sur nos instincts mauvais parce que, au-dessus de notre individualité naturelle, nous entrevoyons notre individualité éternelle. Et cette individualité serait une illusion sans la liberté, c’est-à-dire sans la lutte toujours possible et toujours persistante. Mais il faut bien le dire et le redire également, la victoire nous ne la remporterons que par le secours qu’apporte la puissance rédemptrice qui est en Christ. Mais notre force de résistance n’est plus qu’une quantité négative, une douloureuse impuissance, quand la conscience refuse d’invoquer ce secours libérateur et que l’homme ne veut vivre que l’existence dans le temps, telle que l’enfant ou le sauvage peuvent la vivre dans la sécurité de l’instinct qui ne sait que végéter. Cette impuissance inconsciente n’en deviendra pas moins la condamnation pour l’individu qui, par son apathie, s’abandonne à la servitude du péché.
Il est un autre déterminisme qui, tout en refusant le libre arbitre à l’homme, lui concède cependant ce qu’il appelle la liberté essentielle. A son dire, cette liberté essentielle empêchée par l’individualité naturelle n’est possible qu’à la suite d’une crise nous donnant accès à un développement nouveau. Cette crise serait facilitée pour les uns, par des conditions favorables, tandis que pour d’autres, par des conditions contraires, elle resterait entravée et compromise pendant leur existence tout entière. Mais ce n’est que par elle que nous pouvons avoir accès à la douleur du péché, à la repentance et à la conversion, rompre avec notre passé et mourir à notre existence ancienne. Malgré toutes les vraisemblances que cette doctrine peut emprunter à l’Évangile, la liberté essentielle qu’elle nous offre n’étant que la négation du libre arbitre ne peut être qu’une menteuse apparence. La liberté essentielle ne pourra jamais être autre chose que le pouvoir de nous déterminer nous-mêmes. Ce pouvoir est à jamais impossible sans l’intervention du moi, conscient de lui-même et sentant bien que de lui seul peut dépendre l’acceptation ou le rejet de la loi de son être. La liberté essentielle et le libre arbitre sont donc inséparables. Ce déterminisme, en outre, ne voit pas qu’en niant le libre arbitre, forcément il faut qu’il nie l’histoire, car l’histoire implique, qu’au travers du temps et des événements, l’homme a toujours le pouvoir de produire un commencement nouveau indéterminé et au-dessus de toute règle et de toute prévision. L’attrait de l’histoire, ce qui la fait- être le drame qui toujours captive, c’est que toujours elle laisse possible l’événement qui confond toutes les prévisions et tous les calculs et relève les espérances qui n’osent plus espérer.
Le déterminisme soutient cependant une vérité vraie, lorsqu’il affirme que tout acte procède de l’être (operari sequitur esse) et qu’en conséquence, nous ne faisons que ce que nous sommes. Cette vérité, on ne peut pas plus la contester qu’on ne conteste que l’arbre ne peut donner que son fruit, ou qu’on ne cueille pas des figues sur des chardons et des raisins sur des buissons. Cette vérité, le peuple et la conscience universelle la confirment, à chaque instant, par des locutions qui sont de toutes les langues. « On ne pouvait pas s’attendre à autre chose de la part de cet homme. » Ce n’est pas moi qui me fie aux apparences, « c’est maintenant que l’on voit ce qu’il est et qu’il se fait connaître. » Mais cette vérité, si vraie soit-elle, pour ne pas devenir une erreur, doit être contenue par la vérité contraire : « Ce que tu fais, tu le deviendras. » Autant dire, nos actes, notre force d’assimilation, notre œuvre tout entière contiennent notre avenir, notre existence définitive. La conscience populaire n’est pas moins affirmative en faveur de cette vérité. C’est elle qui dit encore : il n’a pas donné ce qu’il pouvait donner, il n’est pas devenu ce qu’il promettait. Cette conscience atteste donc qu’un homme, par ses actes et ses négligences, peut méconnaître les circonstances les plus favorables à son développement et contredire à son véritable avenir. Mais le déterminisme ne sait que nous dire, et c’est là son erreur, qu’un homme ne peut devenir que ce qu’il est et qu’à s’en étonner, on ne peut faire preuve que d’une incurable naïveté. Et il fait appel aux vieilles locutions populaires qui affirment l’impossibilité pour l’homme de se dévêtir de son passé. Il est ce que toujours il a été — qui a bu boira etc… Mais il ne faut pas oublier qu’une autorité plus grande que la conscience populaire nous a dit : « Veillez et priez afin que vous ne tombiez pas en tentation ; que celui qui est debout prenne garde qu’il ne tombe. » A ces sentences il faut joindre cette autre plus pénétrante et plus complète encore : « Ou dites (et d’après le texte original, faites) l’arbre bon et son fruit sera bon, ou faites l’arbre mauvais et son fruit sera mauvais » (Matthieu 12.33). Nous voyons donc que si le Sauveur nous dit : « On connaît l’arbre à son fruit, » il nous dit aussi : la nature de notre arbre, la sève de notre vie morale dépend de nos actions, elle est ce que la font nos libres décisions. S’il en était autrement, jamais aurait-il été question de la formation d’un caractère ? Jamais y aurait-il eu des hommes pour croire qu’il est en leur pouvoir de changer, de transformer leur volonté et de faire bon ou mauvais l’arbre de vie qui est en eux ? Aussi, dans l’histoire de tout homme, il est toujours une heure qui est celle de la crise et de la décision suprême et pour laquelle nous sommes tenus de veiller et de prier. Au premier âge de la vie, cette heure décisive devient souveraine pour tout ce que nous serons. C’est ce que déjà nous enseigne le mythe d’Hercule à l’entrée des deux voies, entre lesquelles il est appelé à choisir. Si le déterminisme soutient qu’étant connue la nature d’un homme, on peut prédire, à l’avance, tout ce qu’il fera, avec autant de précision qu’un astronome peut prédire une éclipse de lune ou de soleil, nous, au contraire, nous soutenons que, malgré toutes les prévisions, si vraisemblables soient-elles, l’imprévu retient toujours sa part et que dans toute existence, il est toujours un moment dont seul il est le maître. Ce moment ne se retrouve plus, quand une fois la vie a pris son cours habituel, s’est créé sa pente, creusé son lit ; mais il réapparaît, toutes les fois qu’intervient une nouvelle possibilité, un nouvel appel à la conversion.
A l’appui de sa thèse, le déterminisme, volontiers fait appel avec Schopenhauer aux poètes dramatiques qui, à son dire, réclament comme la règle première de leur art, qu’un caractère jamais ne se contredise. Mais cette règle évidemment ne saurait signifier l’obligation pour le caractère d’un développement toujours le même et ne relevant que de l’inflexible nécessité dont il ne serait que le décalque. Le poète dramatique, pour être lui-même, doit savoir, au contraire, toujours concilier les lois du déterminisme et celles de la liberté. Il faut que son héros soit un personnage bien nettement caractérisé, dont les actes et l’attitude ne relèvent que de sa propre individualité et des circonstances qui s’imposent à sa situation. Autant dire qu’un caractère dramatique, pour être vrai, doit toujours pouvoir produire un acte nouveau, un dénouement imprévu, sans jamais cependant se mettre en contradiction avec son passé. Le drame ne peut nous saisir qu’à la condition de nous retenir toujours indécis et haletants entre des circonstances et un dénouement qui toujours plus semblent se contredire. Pour être réellement dramatique, il faut que ce dénouement soit un acte souverainement libre, s’imposant à un milieu qui semble le faire impossible. En présence de la décision à intervenir, il faut donc que toujours on puisse reconnaître une volonté maîtresse d’elle-même et de ses actes. Au moment où l’action se concentre et se hâte pour le dénouement, le héros ne peut nous émouvoir que s’il nous donne l’illusion qu’il est si bien maître de lui-même, qu’il pourrait, s’il le voulait, faire tout autre la conclusion qui semble toujours plus inévitable et retient notre pensée anxieuse entre le dénouement qu’elle appelle et celui qu’elle redoute. Il faut donc que le poète nous oblige à croire que l’action qui se déroule sur la scène est toujours dépendante de la volonté d’un homme. Le drame n’aurait plus d’attraits, il cesserait d’émouvoir, et de captiver s’il cessait de croire et de faire croire à la liberté et à la responsabilité humaines. Mais, une fois la résolution prise, l’acte accompli, il faut, nous le reconnaissons, que le déterminisme reprenne son rôle et que les conséquences de l’acte se produisent inexorables. Cette vérité, nous la voyons s’imposer avec une irrésistible évidence dans Macbeth, la grande tragédie de Shakespeare. Alors que commence l’action, Macbeth est aux prises avec le tentateur qui la sollicite et l’attire. Elle résiste et s’abandonne, elle résiste encore, mais toujours pour s’abandonner plus encore. Mais on sent trembler en elle une volonté consciente de sa responsabilité. Mais l’action une fois accomplie, tout entière sous la domination du mal, elle va toujours plus avant dans la voie scélérate, perdant toujours plus sa liberté. A la suivre, on peut pressentir le moment où elle ne sera plus que l’esclave et le jouet de son propre crime, et cependant, elle croit pouvoir dire encore : « En cette affaire, je ne veux pas aller plus avant ». (Macb. act. I, sc. 7.) Non content de faire appel aux poètes dramatiques, le déterminisme invoque aussi les données de la statistique. Aujourd’hui, la statistique définitivement reconnue pour une science positive, devient une autorité toujours plus écoutée. Grâce aux progrès que déjà elle réalise, nous avons maintenant une statistique de la morale. Et ils sont nombreux ceux qui croient que grâce à elle et aux progrès de l’anthropologie et de la sociologie, déjà l’on peut dire combien nous aurons, l’année prochaine, non pas de décès mais de mariages et de divorces. Ils savent même à l’avance le nombre des attentats, des suicides et des naissances illégitimes. Ils nous disent aussi le moment de l’année, l’arme avec laquelle tous ces crimes s’accompliront. Avec non moins de certitude, ils savent enfin la classe sociale à laquelle appartiendra le malfaiteur. A laisser faire cette science, toutes les actions humaines se rangeraient sous des lois nécessaires et la liberté humaine ne serait plus qu’une hypothèse désormais inutile. Ils sont légion les gens honnêtes qui reçoivent à titre d’oracles et avec une componction béate, ces prétendues découvertes scientifiques. Ils en attendent le plus heureux effet pour le bonheur de l’humanité, ils tiennent même pour assuré que, grâce à ces nouvelles lumières, le criminaliste va s’humaniser et ne verra plus dans le coupable qu’un infirme ou un malade réclamant les soins de la maison de santé bien plus que les duretés du régime cellulaire. Ces utopies ont même forcé l’enceinte de nos prétoires et dans nos assemblées législatives elles ne sont pas sans exercer la plus déplorable influence. On peut s’en apercevoir, grâce à ces nouvelles lumières, les plus infâmes scélérats sont en train de devenir intéressants, ils ne sont plus les coupables, mais les victimes du crime. Cette statistique morale cependant ne peut pas être vraie car jusques à ce jour, elle ne comprend dans ses calculs que le nombre des crimes et des attentats et ne sait pas encore nous dire celui des bonnes œuvres et des actes de dévouement. Et de plus, ces arguments ne peuvent atteindre que ceux qui conçoivent encore la liberté au point de vue individualiste et ne comprennent pas qu’elle n’est possible que dans le milieu de la solidarité et qu’en dehors de ce milieu, elle n’est plus qu’un non sens dont le déterminisme nous aurait bientôt débarrassés, nous n’en disconvenons pas, en nous faisant connaître combien il y a eu dans une année de divorces, de suicides, de prostituées et de crimes divers. Cette statistique apporte un douloureux appendice à l’histoire du péché dans l’humanité. Elle est le redoutable commentaire qui nous fait entendre ce que deviennent la liberté et la volonté humaines une fois asservies sous le joug du péché. A la lumière qu’elle projette, il nous est facile de voir la route qui conduit à l’abîme de perdition que saint Augustin contemplait dans ses hideuses profondeurs, lorsqu’il parlait de ce poids de perdition « massa perditionis » qui pèse sur l’humanité. Certainement c’est une ombre bien noire que celle que nous voyons s’étendre sur une société qui peut porter dans son sein des membres aussi mortellement gangrenés. Mais ces mêmes criminels qui, périodiquement chaque année, viennent offrir leurs sanglants sacrifices à la honteuse divinité qu’ils adorent, on serait injuste envers eux, si on se prenait à les considérer comme subissant une loi fatale, exclusive de la liberté et de la responsabilité.
Nous n’avons donc pas à nous alarmer, on ne parviendra jamais à faire de la criminalité une dépendance de la météorologie. Ceux qui poursuivent une pareille prétention peuvent bien provoquer des lois éventuelles et temporaires, des apparences de lois, mais avec des accidents et des éventualités on ne pourra jamais faire une loi éternelle et vraie. A tout prendre, on pourra constater une certaine régularité dans l’accomplissement de certains actes criminels mais, si bien constatée qu’elle soit, on ne pourra jamais en faire un fait permanent et nécessaire, alors surtout qu’on peut l’expliquer par les dispositions vicieuses qui prévalent chez certains individus à époques fixes. La seule conséquence que dès lors on puisse en déduire ne prouve qu’une chose, c’est qu’il est des individualités qui ont complètement sacrifié la liberté à leurs instincts et ne vivent plus qu’une vie instinctive et animale. Dans cette explication, on peut encore faire rentrer les influences sociales sous lesquelles nous vivons. Ce sont elles qui provoquent la faim, la misère et les tentations qui leur font cortège. Mais on nous accordera sans peine qu’une civilisation qui peut produire, à époques fixes, et en quelque sorte régulières, de si honteux phénomènes, est condamnée à périr ou à se réformer. Grâce à Dieu, la réforme est possible, nous n’en voulons d’autres preuves que les progrès déjà accomplis. Ces désordres et ces crimes, on peut donc en diminuer le nombre, en multipliant les écoles, en prévenant les chômages, en améliorant la législation en ce qui concerne les institutions de crédit, et en développant au sein des classes ouvrières le sentiment de la prévoyance. La mission intérieure et les œuvres chrétiennes et religieuses aidées et dirigées par les renseignements et les travaux de cette même statistique, ont déjà beaucoup fait et feront plus encore. Par le concours de toutes les activités morales, on peut donc espérer de fortifier les bons instincts au sein des masses et d’amener peu à peu une amélioration considérable. Ces efforts déjà couronnés de succès suffisent donc à nous attester que, si régulièrement que s’impose le désordre moral, il ne sera jamais, malgré sa périodicité, qu’un désordre accidentel qui, si souvent qu’il puisse se reproduire, ne sera jamais une loi nécessaire et inexorable.
Il ne faut pas oublier non plus que ces calculs de la statistique, surtout quand ils visent la périodicité de certains attentats, ne sont que des calculs de probabilité qui, si vraisemblables qu’ils puissent paraître, ne seront jamais, en définitive, que de très ordinaires prévisions. Mais, seraient-ils plus vraisemblables et plus probants encore, tous ces faits ne vaudront jamais pour démontrer que la liberté n’existe pas mais seulement qu’il est des cas où cette liberté, plus ou moins asservie, peut devenir un fait naturel et, à ce titre, rentrer dans le domaine de l’observation scientifique. Nous aurons donc toujours le droit de croire que le malfaiteur, si endurci soit-il, si jamais il se retrouve sous une heureuse influence, reste capable de l’affranchissement qu’apporte la grâce. Il est vrai qu’à entendre ou à lire les récits de ces fanfarons du crime, on serait tenté de croire que le plus souvent ils ne sont que des fatalistes ou des déterministes cherchant à rejeter leur faute sur les circonstances mauvaises, les influences coupables de leur entourage, leur mauvaise étoile, ou un tempérament naturellement vicieux. Ainsi je suis, ainsi m’a fait la nature, je ne puis autrement, disent ils le plus souvent. Il en est même qui, à l’heure de la mort, ont affirmé qui si on leur rendait la liberté, ils commettraient encore les crimes déjà commis et qu’ils ne pourraient les commettre que plus redoutables encore. A leur dire, ils seraient l’oiseau de proie qui n’aspire à briser ses liens que pour recommencer ses déprédations. A l’aide de ces témoignages, les déterministes, Schopenhauer à leur tête, croient pouvoir étayer leur système. Mais ils oublient qu’à ces témoignages qui ne disent qu’une partie de la vérité on doit opposer ceux qui rappellent la vérité méconnue. Et ils sont nombreux ceux qui, à toutes les époques, bien loin d’accuser leur destinée, se sont accusés eux-mêmes. Il en est plus d’un pour reconnaître que dans sa vie il y a eu un jour où pour lui, une voie s’ouvrait nouvelle et meilleure et qu’il a refusé de la suivre. Il en est plus d’un parmi eux pour s’écrier : que n’ai-je, encore une fois, l’occasion de devenir un homme nouveau, si ce n’est en cette vie, que ce soit au moins dans une existence à venir ! Et puis, si l’on en vient à peser attentivement les aveux de ces déterministes fatalistes, on est obligé de constater, qu’implicitement et le plus souvent, tout en accusant la fatalité, ils s’accusent eux-mêmes et malgré eux trahissent la conscience de la faute commise et l’irrécusable conviction de la liberté toujours présente et toujours agissante au profond, au vrai de leur être.
La doctrine de la liberté morale ne peut donc s’énoncer et se démontrer victorieusement qu’à l’aide des deux thèses suivantes : « Tel tu es, telles seront tes actions et telles sont tes actions, tel tu dois nécessairement devenir. » Le déterminisme ne reconnaît que la première de ces deux thèses. Pour lui, nos actes ne sont que la constatation de l’être primitif toujours incommutable et le même. Il méconnaît donc la catégorie de la possibilité morale. Il n’est pour lui d’autre possibilité que celle de la nature et cette nature, il la confond avec le monde moral. Transportant dans le monde moral la passivité fataliste du monde matériel, il voudrait toujours retenir la volonté sous la dépendance du mobile extérieur et la faire semblable au grain de blé qui une fois dans le sein de la terre ne peut que produire son germe et son jet. Mais dans la sphère morale, pour devenir réalité, la possibilité a besoin qu’intervienne un acte de volonté libre et souveraine qui fait ou défait le résultat définitif. Méconnaissant le fait volontaire, le déterminisme enseigne que l’homme n’a jamais le pouvoir, dans un moment donné, d’accomplir deux actes contraires, qu’il n’est jamais qu’une seule action en son pouvoir. Il veut donc qu’au jour de la chute, il n’y ait eu pour Eve qu’une seule possibilité, se laisser séduire par le tentateur et léguer son péché à toute sa descendance. Et il ne voit pas qu’à soutenir qu’il n’est pas un seul d’entre nous qui n’ait à subir et à refaire les actes déjà subis par nos pères, c’est faire Dieu lui-même l’auteur du mal. Lors donc que le déterministe convaincu revient sur ses pas et regarde à son passé, reconstituant les principaux moments de sa vie, il n’est pas une seule de ses douleurs, pas une seule de ses fautes ou de ses joies dont il puisse dire : il n’était pas en mon pouvoir de ne pas les rencontrer ! Pour lui la suprême folie consiste donc à se livrer au regret, à se creuser, à se tourmenter la pensée pour n’avoir pas su éviter ce qu’il tient pour inévitable. Et il tient pour définitivement démontré que cette conception est la seule féconde, la seule qui assure le plus notre repos et notre consolation.
Il est fâcheux pour le système que nous ayons une conscience. Et plus fâcheux encore que les deux natures que, malgré tous les systèmes, nous portons tous en en nous-mêmes, ne puissent pas se réduire en une seule. Mais jamais, à l’honneur de l’homme, aucune puissance ne pourra faire notre paix et notre joie possibles, autrement que dans la conciliation de ces deux natures, la moins élevée se soumettant à celle qui l’est le plus. Jamais on ne pourra faire non plus que, sans cette harmonie, la paix se retrouve entre le créateur et sa créature. A la thèse du déterminisme, nous opposons la thèse contraire et nous affirmons résolument que, lorsqu’à l’heure du recueillement qui impose la sincérité, les meilleurs d’entre nous revoient leur passé, ils sont obligés de constater qu’il est dans leur carrière bien des actes qu’ils auraient dû et qu’ils auraient pu faire tout autres qu’ils ne l’ont été, et que la faute à eux seuls doit être imputée, s’ils sont ce qu’ils sont. Mais cette conscience qui reprend et accuse, nous ne pouvons pas l’imposer ainsi que s’impose l’évidence d’un théorème de géométrie ou le résultat d’une expérience chimique. Il nous semble cependant qu’il est impossible de ne pas le voir, le fait visible et tangible sur lequel s’appuie le déterminisme, nous montre bien ce qui est, mais toujours il oublie ce qui pourrait être et ce que nous aurions pu faire. Tel est le problème toujours insoluble que les générations se transmettent et dont la solution toujours reste attendue. Cette solution, on ne pourra donc pas la trouver, ni dans le monde de la nature, ni dans celui de la raison ; elle est du ressort exclusif de la conscience morale et seule, par conséquent la personne morale est capable de la trouver.