A vrai dire, toutes les créatures visibles dans la nature pourraient encore nous assurer qu’il n’y a pas lieu de douter des œuvres et de la puissance de Dieu. Mais notre infidélité s’élance contre la vérité elle-même, et nous nous précipitons avec violence sur le Dieu de puissance, pour le détrôner. Oui, si nous le pouvions, nous monterions jusqu’au ciel avec nos corps et nos mains, nous jetterions la confusion dans la course régulière du soleil et des autres astres, nous troublerions le flux et le reflux de l’océan, nous empêcherions de couler l’eau des rivières, nous modifierions le cours naturel des fleuves, nous ébranlerions les fondements de la terre, nous bondirions avec une furie parricide contre les œuvres de Dieu ! Heureusement, notre nature corporelle nous retient en des limites plus modestes ! Mais, à coup sûr, nous ne nous serions pas trompés, s’il eût été en notre pouvoir de créer tout cela ! N’ayant pas été en mesure de le faire, nous bouleversons la nature de la vérité, avec l’audace sacrilège de notre volonté et nous déclarons la guerre aux paroles de Dieu !
« Père, dit le Fils, j’ai manifesté ton nom aux hommes » (Jean 17.6). Pourquoi nous attaquer méchamment à cette parole ? Pourquoi nous mettre en colère ? Refuserais-tu le Père ? Mais ce fut l’œuvre excellente du Fils de nous le faire connaître ! Mais si, tu le refuses, puisque, selon toi, le Fils n’est pas né du Père ! Pourquoi serait-il alors appelé : Fils, s’il est, comme tout le reste, fait par la volonté du Père ? Certes, je pourrais admirer Dieu créant le Christ, créateur du monde. Et ce serait une merveille digne de Dieu, de produire celui qui est l’auteur des archanges et des anges, des réalités visibles et invisibles, du ciel et de la terre, et de tout l’univers créé. Mais, encore une fois, la tâche du Seigneur n’a pas été de te faire prendre conscience que Dieu peut tout, en tant que Créateur, mais de te faire savoir que Dieu est le Père de ce Fils qui te parle. Le ciel renferme bien des merveilles, agissantes et éternelles, mais il n’y a qu’un seul Fils, Unique engendré, différent de toutes celles-là non seulement par sa puissance[8], car toutes choses ont été faites par lui, mais surtout parce qu’il est le seul véritable Fils. Alors n’en fais pas un Fils dégénéré en soutenant qu’il est né du néant !
[8] Assertion de l’arianisme : « Le Fils ne diffère des autres créatures que par sa puissance. »
Tu entends prononcer le mot « Fils » : crois qu’il est Fils. Tu entends prononcer le mot « Père » : souviens-toi qu’il est Père. Pourquoi insérer entre ces noms le doute, la malice et l’hostilité ? Les noms rendent compte des réalités divines en fonction de la nature de notre intelligence. Pourquoi enlever aux mots la force véritable de leur sens ? Tu entends : « Père », et « Fils » ; n’en doute pas : ces mots expriment ce qu’ils veulent dire. Toute l’économie du Fils, c’est que tu connaisses le Père. Pourquoi rendre vaine l’œuvre des prophètes, l’incarnation du Verbe, l’enfantement de la Vierge, les miracles de la puissance du Fils, la Croix du Christ ? Tous ces mystères sont accomplis pour toi, afin que ces œuvres divines te manifestent le Père et le Fils. Et maintenant, tu substitues à une génération éternelle, une volonté arbitraire, une création, une adoption ! Songe au combat soutenu par le Christ, au tribut qu’il a versé ! Car le Seigneur proclame : « Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes ». Tu ne l’entends pas dire : « Tu as créé le créateur de tous les êtres célestes », ni : « Tu as fait celui qui est l’auteur de tout l’univers ! » Mais non, tu perçois ceci : « Père, j’ai manifesté ton nom aux hommes ». Donne toute sa portée au rôle de ton Sauveur : apprends que le Père est celui qui engendre, que le Fils est celui qui est né ; né de ce Père, qui subsiste par lui-même : en réalité, en vérité, et de sa nature. Souviens-toi qu’il ne t’a pas été révélé que le Père est Dieu, mais que Dieu est Père.
Tu entends ces mots : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 10.30). Pourquoi sépares-tu et divises-tu le Fils du Père ? Ils sont un ; car celui qui est ne possède rien qui ne soit pas en même temps dans celui de qui Il est. Quand le Fils te dit : « Le Père et moi, nous sommes un », comprends cette phrase en fonction des personnes, accepte la révélation que font d’eux-mêmes celui qui engendre et celui qui est engendré. Qu’ils soient un, comme le sont celui qui engendre et celui qui est engendré. Pourquoi rejettes-tu leur commune nature ? Pourquoi saper la vérité ? Tu entends encore : « Le Père est en moi, et je suis dans le Père » (Jean 10.38), et les œuvres du Fils nous attestent la vérité de ce mystère du Père et du Fils. Notre intelligence n’a pas à introduire un corps dans un autre corps ; nous ne versons pas de l’eau dans du vin. Mais nous reconnaissons dans le Père et dans le Fils la même puissance et la plénitude de la Déité.
Le Fils, en effet, a tout reçu du Père, Il est « de condition divine » (Philippiens 2.6) et « Image de sa substance » (Hébreux 1.3). Ces mots : Image de sa substance » distinguent le Fils de Celui de qui Il est, non pas en nous laissant entendre une dissimilitude de nature, mais en exprimant la foi en une seule substance. Dire que le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père, c’est affirmer la plénitude parfaite de la divinité en l’un comme en l’autre. En effet le Fils n’est pas un fragment du Père, Il n’est pas Fils imparfait du Père. Une image n’est pas solitaire, elle n’est pas sa propre ressemblance. Rien ne peut être semblable à Dieu si cela ne provient de Dieu. Car un être semblable en tous points à un autre ne peut venir d’ailleurs, et la similitude parfaite de l’un et de l’autre ne permet pas d’admettre une diversité entre les deux.
N’introduis donc pas de changement dans ce qui est semblable ; ne disjoins pas ce qui, en réalité, est inséparable. Car Celui qui dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (Genèse 1.26), nous montre assez par ce pluriel : « notre ressemblance », que le Père et le Fils se ressemblent l’un l’autre. Ne touche pas à ce mystère, ne le prends pas dans ta main, ne va pas l’abîmer. Garde aux mots leur sens naturel, garde ta foi au Fils. N’enjolive pas en adressant au Fils des louanges de ta propre invention. Si tu te contentes de ce qui est écrit, ce sera parfait !
Non, vraiment, le savoir humain ne doit pas être sûr de lui au point de s’imaginer connaître parfaitement ce qu’il connaît. Ne croyons pas avoir renfermé en notre esprit le Tout qu’est la Raison absolue, lorsqu’une étude réfléchie nous a conduits à formuler à son sujet une opinion qui nous paraît à tous points de vue conforme à la vérité ! Car l’imparfait ne conçoit pas le Parfait, et celui qui tire son existence d’un autre ne saurait atteindre une connaissance totale, ni de son auteur, ni de lui-même. Et, pour dire vrai, du fait même qu’il perçoit par l’intelligence, il est incapable de tendre les ressorts de son esprit au-delà des limites que lui fixe la nature. Il n’est pas cause en effet, de son mouvement, il le doit à son Créateur. Dès lors, celui qui tient son existence de celui qui l’a créé, est par lui-même imparfait, puisqu’il existe par un autre. Il est donc fatal que celui qui s’imagine connaître parfaitement, fasse preuve de sottise : ne tenant pas compte de la faiblesse de sa nature, se figurant qu’il embrasse tout dans ses pauvres limites, îe voilà qui se glorifie à tort du nom de sage. Mais il est bien incapable de connaître au-delà de la force de son entendement, et la fragilité de sa connaissance est en proportion de son impuissance à exister par lui-même.
C’est pourquoi un individu doté d’une nature imparfaite, qui se glorifie de parvenir à la science parfaite, mérite les railleries dont l’Apôtre flétrit la folle sagesse : « Le Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, affirme-t-il, mais pour annoncer l’Evangile ; et cela sans recourir à la sagesse du langage, afin que la croix du Christ ne soit pas réduite à rien. En effet, la doctrine de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui sont sauvés, elle est une force de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai la science des savants. Où est-il le sage ? Où est-il le docteur ? Où est-il l’esprit curieux des sciences de ce monde ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car le monde, avec sa sagesse, n’a point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu : aussi a-t-il plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de son message. Les Juifs exigent des signes, et les Grecs recherchent la sagesse ; nous, nous prêchons le Christ Jésus crucifié, scandale peur les Juifs et folie pour les Gentils ; mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes et ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes » (1 Corinthiens 1.17-25).
Voilà pourquoi tout manque de foi est une folie : car la sagesse humaine se sert de sa perception imparfaite, mesure tout selon une pensée limitée, et juge inexistant ce qu’elle ne connaît pas. Le manque de foi est donc fondé sur un jugement débile, puisqu’on n’accorde aucune réalité à ce dont on a présupposé l’existence impossible !
L’Apôtre connaissait bien cette pauvreté de la pensée humaine qui ne prétend reconnaître comme vrai que ce qu’elle saisit. Aussi précise-t-il qu’il ne prêche pas l’Evangile « dans la sagesse du langage », de peur que le message qu’il annonce ne soit réduit à rien. Pour ne pas être regardé comme prêchant une doctrine insensée, il ajoute : « La doctrine de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ». Car ceux qui n’ont pas la foi ne croient qu’en leur seule sagesse, cette sagesse qui est leur ; et comme ils ne saisissent rien en dehors des pauvres limites de leur nature, ils estiment folie cette sagesse de Dieu qui seule est parfaite. Ils déraisonnent en ce sens qu’ils jugent cette sagesse divine selon les vues de leur sagesse boiteuse. Eh bien, ce qui est « folie pour ceux qui se perdent » est « force de Dieu pour ceux qui sont sauvés ». Car ceux-ci ne mesurent rien à la faiblesse naturelle de leur raison, mais ils jaugent au contraire le pouvoir de la puissance divine à la mesure infinie de cette force céleste. Aussi Dieu confond-il « la sagesse des sages et la science des savants », car Il accorde le salut à ceux qui croient, du fait qu’ils sont conscients de la folie humaine. Tandis que ceux qui n’ont pas la foi rejettent comme folie ce qui dépasse leur entendement, les croyants laissent à la puissance et à la force de Dieu de choisir tous les moyens mystérieux par lesquels Il lui plaira de les sauver.
Non, il ne saurait y avoir de folie dans les desseins de Dieu ; c’est la prudence humaine qui est insensée, lorsque, pour croire, elle exige de lui des signes ou réclame une sagesse. Les Juifs exigent des signes : leur long commerce avec la Loi ne leur a pas permis d’ignorer complètement le nom de Dieu, mais les voilà ébranlés par le scandale de la croix. Les Grecs réclament une sagesse : la sottise de leur paganisme et leur prudence humaine se demandent pourquoi Dieu aurait été suspendu à une croix. Selon les courtes vues d’une nature limitée, tout cela est enveloppé de mystère ; c’est une folie pour ceux qui n’ont pas la foi, car ils rejettent, comme n’ayant rien à voir avec la sagesse, ce que leur intelligence imparfaite en peut naturellement concevoir.
Or cette sagesse du monde incapable de réfléchir, n’avait pas réussi auparavant à reconnaître la Sagesse de Dieu par le moyen de Dieu ; c’est-à-dire qu’elle n’avait pas révéré la sagesse de son Créateur en reconnaissant la splendeur de l’univers et l’ordre si sage de l’œuvre de ses mains. Aussi a-t-il « plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de son message », en d’autres termes, de conduire les mortels à l’éternité par la foi en la croix. Oui, pour remplir de confusion les pauvres vues des raisons humaines, voici que l’on trouve le salut là où l’on ne voyait que folie. Car le Christ, « folie pour les Gentils et scandale pour les Juifs », est aussi « puissance de Dieu et sagesse de Dieu ». Les desseins divins qui, à vue humaine, semblent sans consistance et fous, dépassent de beaucoup, par la réalité concrète de leur sagesse et de leur puissance, cette sagesse terrestre et son efficacité.
Aussi n’expliquons pas les œuvres de Dieu selon les courtes vues de l’intelligence humaine : le Créateur n’a pas à être jugé par celui qui est l’ouvrage de sa puissance. Acceptons d’être fous pour recevoir la Sagesse, non pas en professant des opinions hasardeuses, mais en prenant conscience des limites de notre nature. Et ce que le raisonnement de notre pensée terrestre ne pourra concevoir, la Raison divine l’introduira d’une autre manière en nos cœurs, par sa puissance. Oui, lorsque nous aurons reconnu la folie de notre intelligence, lorsque nous aurons expérimenté en nous le non-savoir de notre ignorance naturelle, nous serons alors imprégnés de la Sagesse de Dieu, par le Savoir de la Sagesse divine. Nous n’imposerons plus de limites à la majesté et à la puissance de Dieu, car nous ne soumettrons plus le Seigneur de la nature aux exigences des lois naturelles, et nous serons alors convaincus qu’il ne faut vraiment croire sur Dieu que ce dont Il s’est fait lui-même le témoin et l’auteur.