Vous voyez, mon cher ami, quelle illusion ils se font à eux-mêmes, en s’efforçant d’appuyer, sur des passages de l’Écriture qu’ils altèrent, leur ridicule système. Je n’ai rien voulu changer à leurs expressions, rien à l’exposition de leur doctrine ; vous jugerez vous-même de leur mauvaise foi et de leur fausseté. Comment, en effet, s’il fût venu à la pensée de saint Jean de parler de la plus élevée de leurs ogdoades, n’eût-il pas conservé l’ordre génésique et nommé de prime-abord cette vénérable quaternité, qui dans l’ordre général et dans la vénération que lui portent les valentiniens, conserve le premier rang ? Comment ne lui eût-il pas associé immédiatement la seconde, conservant, par l’ordre des noms, l’ordre même de l’ogdoade ? Il n’eût pas omis, comme par un oubli, la première quaternité pour en faire mention, et la nommer la dernière ; d’autre part, s’il eût voulu parler des unions, comment n’eût-il pas employé le nom d’Église ? En relatant les autres unions, n’eût-il pas nommé les êtres du sexe féminin, tandis qu’il ne parle que de ceux du sexe masculin ? N’eût-il pas, au contraire, procédé d’une manière toujours logique ? Pourquoi, s’il se fût assujetti à nommer les épouses des Æons, n’avoir pas nommé celle d’Anthropos, c’est-à-dire de l’homme ? Il n’aurait point laissé aux conjectures, et presqu’à la divination, le soin de la trouver.
Ils ont donc étrangement défiguré la narration de saint Jean. En effet, saint Jean ne parle que d’un Dieu infini en puissance, que d’un seul Jésus-Christ son fils unique, dont l’œuvre est la création ; il ne parle que de ce fils unique, créateur et lumière de tous les hommes qui vivent dans ce monde, créateur revêtu de la chair mortelle, pour venir, parmi les siens, et habiter parmi nous. Pourquoi venir avec des termes fleuris défigurer aussi étrangement une si simple exposition ? Pourquoi admettre, comme produit par émission, un second Unigenitus, appelé encore principe, un second Sauveur, un second Logos, fils de l’Unigenitus, un second Christ enfin, né pour sauver le Plerum ? Pourquoi, détournant de leur véritable sens toutes les expressions, et confondant les noms, chercher ainsi à se faire une vérité de son invention, ensorte que toutes les paroles de saint Jean ne conviendraient plus à Jésus-Christ, notre Seigneur ? A-t-il voulu parler du Père, de Charis, d’Unigenitus, d’Aletheia, de Logos, de Zoé, d’Anthropos, d’Ecclesia, de ce qu’ils appellent enfin la première ogdoade ? Mais y placent-ils Jésus, Jésus-Christ le maître de saint Jean ? Non. Celui que l’apôtre reconnaît pour le Verbe de Dieu est Jésus-Christ notre Seigneur : ne déclare-t-il pas lui-même qu’il a été bien éloigné de penser aux unions des valentiniens, et qu’il n’a voulu que rendre témoignage au Verbe ; car, résumant les choses qu’il avait dites, il les récapitule dans ces paroles : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Or, suivant les valentiniens, ce n’est point le Verbe qui s’est fait chair, puisqu’il n’est jamais sorti du Plerum ; mais c’est un Æon postérieur au Verbe, né de tous, comme nous l’avons dit ; c’est ce qu’ils appellent leur Sauveur.
Qu’ils apprennent donc, les insensés, que Jésus, dont la mort nous a délivrés, Jésus, qui a habité nos demeures mortelles, que ce Jésus même est le Verbe ! Car, s’il n’était pas le Verbe, est-ce que l’apôtre n’eût pas désigné par son nom celui d’entre les Æons qui se serait incarné pour notre salut ? Ce Verbe donc, ce Verbe du Père est descendu, est remonté aux cieux, s’est incarné, lui Fils unique de Dieu, pour exécuter les desseins de son Père envers les hommes. C’est le même qui a tout fait, et saint Jean, en le nommant, n’a nullement voulu parler d’un Æon de leurs ogdoades. Mais, d’après leur système, le Verbe même ne se serait pas fait chair. Le Sauveur dont ils parlent prend un corps mortel, providentiellement et inénarrablement préparé, invisible, impalpable ; et saint Jean, au contraire, parle d’une chair faite de la chair d’Adam, pétrie de ce limon, à qui Dieu souffla la vie : voilà la chair dont le Verbe s’est revêtu ; ainsi donc s’écroule, s’évanouit leur première ogdoade ; et il devient manifeste que les mots de Verbe, d’Unigenitus, de Vie, de Lumière, de Sauveur, de Christ, de Fils de Dieu, ne peuvent rien signifier en dehors de celui qui seul s’est incarné pour notre salut ; et avec cette ogdoade s’anéantit tout entière une hypothèse chimérique, un rêve, au moyen duquel ils tronquent les Écritures.
Est-ce assez de prendre de tous côtés des noms, des mots, de les rassembler, d’en faire un tout, d’en altérer le sens naturel, absolument comme ceux qui, ayant à travailler un sujet, s’attachent à prendre dans Homère quelques fragments de vers, quelques hémistiches ? Il semble ensuite aux ignorants que c’est Homère qui a fait les vers qu’ils lisent, qui a traité le sujet dont il s’agit ; l’art, l’habileté qu’ils y croient voir, les obligent à se demander si ce ne serait point Homère qui en serait l’auteur. Nous ne citerons qu’un exemple de ce genre de composition, qui fera juger de la manière des valentiniens, puisqu’ils en agissent de la sorte ; il s’agit de décrire la descente d’Hercule auprès de Cerbère, où l’envoie Eurysthée.
« Et le fils de Sténélus, le descendant de Persée, Eurysthée, envoie sur le rivage sombre Hercule, le héros aux grands exploits, Hercule l’invincible, mais pleurant aujourd’hui. Le fils de Jupiter doit arracher à l’antre ténébreux de l’Érèbe le chien qui le garde : le héros part, et, semblable au lion dont le mâle courage s’est nourri dans les solitudes, il va : des jeunes-gens, des femmes, des vieillards, les yeux baignés de larmes, le suivent, comme s’il eût marché à une mort certaine ; mais Mercure voulut lui servir de guide, et Pallas, sa sœur, l’accompagner ; elle savait ce que souffrait son frère et quels exploits l’avaient signalé. »
Quel homme, s’il n’est point versé dans les lettres, ne croira pas aussitôt qu’Homère lui-même ait traité ce sujet ? L’homme lettré s’apercevra aisément de l’adresse qui a rapproché ainsi, pour les adapter à un sujet étranger, des vers sur Ulysse, des vers sur Hercule, des vers sur Priam, des vers enfin sur Ménélas et Agamemnon. Si on restitue ces vers à la page d’où ils ont été tirés, le nouveau sujet disparaît. Ainsi, celui qui porte en lui-même la règle infaillible de la vérité qu’il a reçue au baptême reconnaîtra les fragments de l’Écriture, ses paraboles, ses expressions, servant d’enveloppe au système impie des valentiniens ; mais il ne dévoilera pas toujours ce qu’il y a de faux dans leurs raisonnements. Et pour revenir à notre première comparaison, les diamants qui encadrent le portrait seront reconnus par lui, sans qu’il se trompe sur la figure du portrait ; mais rapportant chaque passage à l’endroit auquel il appartenait, le Chrétien détruira l’œuvre trompeuse et chimérique des hérésiarques, et mettra à découvert tout ce qu’elle offre de vrai et de faux.
En attendant les développements ultérieurs sur ce sujet, en attendant les réponses de ces comédiens, qui ne manqueront pas de se détruire l’un après l’autre, il sera bon, je pense, de montrer l’étrange désaccord qui règne entre les inventeurs de ces fabuleuses doctrines et à quels vents contraires l’erreur les livre sans cesse. On pourra voir que la base des vérités qu’enseigne l’Église est aussi solide qu’est vaine et chimérique l’opposition de ceux qui l’attaquent.