L’histoire de la Bible

« MA CONSCIENCE EST PRISONNIÈRE DE LA PAROLE DE DIEU »

12. LUTHER ET LA BIBLE ALLEMANDE

« Que celui qui a entendu Ma Parole rapporte fidèlement Ma Parole » 1

1 Jérémie 23.28.

En 1516, le fil de l’histoire de l’Ecriture sainte passe par Bâle.

Le libraire Johannes Fröben vient d’apprendre que le cardinal Ximenès, archevêque de Tolède, a donné l’ordre d’imprimer une Bible polyglotte, où la version latine du Nouveau Testament figurera à côté du texte grec. Pourquoi ne pas devancer l’intention de ce digne ecclésiastique et réussir cette affaire d’or ? Ainsi pense Fröben qui, dans ce but, va trouver un célèbre humaniste : Erasme de Rotterdam : ce dernier vient de s’établir à Bâle, et Fröben le prie de lui remettre dès que possible un manuscrit grec du Nouveau Testament, en vue de cette impression.



Erasme (1467-1536), selon un tableau de l’époque.

Erasme n’a guère le temps de faire des recherches approfondies. Il apporte quelques retouches à trois documents du 12e siècle qu’il a trouvés dans la bibliothèque de la ville. Fröben se hâte. Cinq mois se sont écoulés, et les premiers exemplaires du Nouveau Testament grec-latin d’Erasme sortent de presse.



Le Nouveau Testament d’Erasme : première page de l’Epître aux Romains. L’étude de cette Epître conduisit Luther à la découverte de la justification par la foi.

Erasme est une sommité intellectuelle ; les rois et les grands de ce monde viennent le consulter. Il s’est élevé contre les abus du clergé, mais n’a jamais osé prendre position pour la cause de Jésus-Christ. Toutefois, Dieu se sert de cet homme indécis pour dégager Sa Parole de la gangue des traditions dans laquelle elle était enveloppée.



Erfurt : cellule de Luther. Il y étudia les Ecritures.

Le Nouveau Testament d’Erasme va jouer un rôle capital 2. Quatre éditions se succèdent. L’un de ces exemplaires tombera dans les mains de William Tyndale, brillant étudiant à Oxford ; saisi par la lecture du texte biblique dans sa langue originale, il voudra à tout prix le traduire en anglais. Nous y reviendrons. Un autre de ces Nouveaux Testaments pénétrera dans une obscure cellule du couvent des Augustins, à Erfurt ; il y deviendra l’ouvrage de prédilection du moine Martin Luther, dans sa recherche passionnée de la vérité.

2 Il est l’un des documents de base du Textus Receptus, le « texte reçu par tous », ainsi que le désignèrent les frères Elzévir, éditeurs hollandais, en 1633. Or le « texte reçu » projeta son empreinte sur la plupart des versions modernes ; ce n’est que vers la fin du 19e siècle que l’on commence à s’affranchir de certaines adjonctions — segments de phrases ou fragments de versets — incorporés originellement au Textus Receptus et dus à la plume de copistes trop zélés au Moyen Age.



Eisleben : maison où Luther naquit en 1483.

Luther est né en 1483, à Eisleben, dans une famille de mineurs. Il a étudié pendant de nombreuses années. Son esprit interrogateur s’attaque aux problèmes les plus complexes. Un voyage à Rome le déçoit profondément ; il court d’une chapelle à l’autre, mais n’y découvre que scandales. Un jour qu’il monte à genoux la Scala Santa, une parole de l’Ecriture traverse son esprit : « Le juste vivra par sa foi » 3. Luther se relève, honteux de son acte de contrition parfaitement inutile. De retour en Allemagne, il ne s’appuiera désormais que sur la Bible. Il embarrasse ses supérieurs de questions auxquelles nul ne peut répondre. Ses maîtres l’engagent à étudier la Bible, précieux conseil que Martin s’empresse de suivre. Peu à peu, les ténèbres de son esprit agité se dissipent : et tandis qu’il se penche sur l’Epître aux Romains dans le Nouveau Testament d’Erasme, l’amour divin baigne son être tout entier, lui apportant la paix qu’il a tant recherchée : Luther se pénètre alors pleinement du principe de la justification par la foi, en dehors des œuvres, mais en vertu de la grâce divine manifestée en Jésus-Christ.

3 Habakuk 2.4.

Rien n’est plus contraire aux conceptions du temps. C’est une époque où chacun s’évertue à gagner le ciel à force de pénitences et de mortifications. De plus, le trafic des indulgences n’a jamais été si prospère. Le pape Léon X est en train d’élever la Basilique Saint-Pierre à Rome. Comme il lui faut beaucoup d’argent, il a mis au point un système perfide assurant au trésor pontifical les recettes nécessaires : ses émissaires sont partis dans toutes les directions, porteurs de « grâces du ciel », proposant à tous une rédemption bien illusoire moyennant paiement. Riches et pauvres — car il est plusieurs tarifs — peuvent acheter le pardon de leurs péchés passés, présents et futurs. Ils peuvent ainsi commettre des crimes ou continuer de vivre « en toute bonne conscience » dans l’immoralité. De plus, on peut obtenir l’acquittement des transgressions des trépassés et même leur libération du purgatoire.



Johannes Tetzel, émissaire du pape en Allemagne.



Les 95 thèses de Luther affichées à la porte de l’église de Wittenberg, le 30 octobre 1517.

Johannes Tetzel, l’envoyé du pape en Allemagne, s’est fait précéder d’un héraut sonnant de la trompette dans les bourgs et les villages, pour annoncer « l’unique » occasion des « faveurs divines » que le clergé met à leur disposition. Fort judicieusement, les princes de Saxe interdisent à Tetzel l’accès de leur province. Il s’arrête donc à Juttersbock, qui n’est qu’à quelques kilomètres de Wittenberg, où Luther enseigne la Parole de Dieu. Les étudiants du réformateur ont été instruits dans la doctrine du salut par grâce, en Christ. Leur professeur a insisté auprès d’eux, précisant que le pardon des péchés n’est possible que par les mérites exclusifs de la mort expiatoire de Jésus à la croix. Aussi, devant le gigantesque abus de confiance dont sont victimes des milliers de ses compatriotes, Luther ne peut se taire. Les circonstances le poussent à une déclaration publique. Le 30 octobre 1517, il affiche à la porte de l’église de Wittenberg 95 thèses dénonçant l’odieux trafic des indulgences et attestant par des textes bibliques la doctrine de la justification par la foi.



L’Université de Wittenberg, selon une gravure de l’époque.

La Réforme est née, mouvement irréversible que ni le diable ni les hommes ne pourront arrêter ; ils s’efforceront de le contrecarrer, mais « tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde » 4. Les thèses de Luther circulent de maison en maison, de ville en ville. On s’arrache ses écrits, on les reproduit, on les commente. Et lorsque Rome l’excommunie, le courageux témoin de Christ fortifie les convictions de nombreux adeptes de la nouvelle foi en brûlant la bulle papale. Des hommes éminents ont épousé son interprétation des Ecritures et usent de leur influence pour protéger Luther. En 1521, il comparaît devant la Diète de Worms. La plupart des têtes couronnées d’Europe y sont rassemblées. Seul devant les plus hautes autorités de son époque, Luther s’enhardit : « Ma conscience est prisonnière de la Parole de Dieu ; je ne peux ni ne veux me révoquer. Que le Seigneur me soit en aide ! »

4 1 Jean 5.4.



Luther comparaissant devant la Diète de Worms.

Ah ! que Dieu renouvelle aujourd’hui le témoignage de l’Eglise militante de Jésus-Christ, et que sa conscience devienne où redevienne prisonnière de l’Ecriture sainte ! Alors son divin Chef la secourra dans le combat spirituel qu’elle doit livrer aux temps de la fin.



Le château de la Wartbourg.

Au moment où son nom est sur toutes les lèvres, le réformateur a disparu. Rome ayant mis sa tête à prix, ses protecteurs ont jugé prudent de le soustraire aux menaces qui pèsent sur lui. Le 4 mai 1521, ils assurent sa sécurité en l’abritant derrière les épaisses murailles du château de la Wartbourg. Là, Luther peut enfin se consacrer à ce qui lui tient le plus à cœur : donner aux peuples germaniques une édition de la Parole de Dieu qui leur soit accessible. D’arrache pied, le réformateur s’attaque à la traduction du Nouveau Testament.



Le Nouveau Testament de Luther imprimé à Wittenberg.

En mars 1522, soit au bout de 10 mois, ses manuscrits sont remis à l’imprimeur. Les presses de Melchior Lotter de Wittenberg fonctionnent nuit et jour. La première édition paraît en septembre 1522. Mais le rythme des demandes dépasse presque les possibilités de l’artisan, qui sortira 128 000 exemplaires de ce Nouveau Testament en trois ans. Pourtant, chacun d’eux se vend à un prix élevé, équivalant au salaire mensuel moyen d’un ouvrier. Luther publiera 17 éditions successives de son Nouveau Testament, réimprimé 419 fois de son vivant, en 93 villes différentes. Cette extraordinaire diffusion atteint toute l’Allemagne. Les ennemis du réformateur s’en préoccupent. Voici ce qu’écrivait à l’époque le catholique Cochlaeus : « Le Nouveau Testament de Luther a été tellement multiplié et tellement répandu par les imprimeurs, que même des tailleurs et des cordonniers, que dis-je, des femmes, des ignorants, qui ont accepté ce nouvel Evangile luthérien, et qui savent lire quelque peu l’allemand, l’ont étudié avec avidité, comme la source de toute vérité. Quelques-uns l’ont appris par cœur et porté dans leur sein. »

Tandis que son Nouveau Testament se répand, Luther s’est attelé à une tâche bien plus considérable : la traduction de l’Ancien Testament. Il se heurte à des problèmes à la fois théologiques et linguistiques, qui ne seront surmontés qu’après des années de labeur. Les populations germaniques s’expriment en une multitude de patois qui creusent de profonds fossés entre les habitants de provinces même toutes proches. D’une ville à l’autre, les Allemands ne se comprennent pas. Il incombe en premier lieu au réformateur de s’exprimer en un langage qui deviendra le dénominateur commun des divers groupes d’une même ethnie. Puis il lui faut découvrir les termes que tous saisiront.

De retour à Wittenberg, Luther fonde un « Collegium Biblicum », s’entourant de collaborateurs qualifiés, Philippe Mélanchton, Matthieu Aurogallus, professeur d’hébreu, Crusiger et Justus Jonas. Les comptes rendus des séances sont scrupuleusement tenus. On y lit : « Il nous est arrivé de chercher en vain un seul mot durant quinze jours, ou même trois, quatre semaines. Pour le livre de Job, nous avons travaillé, le maître Philippe, Aurogallus et moi ; nous avons mis parfois quatre jours pour terminer à peine trois lignes. »

Luther recherche avant tout le mot le plus exact, le plus « allemand ». Quand il choisit « belette » pour transcrire l’hébreu de « caméléon », il commet une erreur de traduction, mais il pressent que ses compatriotes saisiront mieux, et c’est ce qui importe. Que de fois il interrompt son travail pour aller interroger l’homme de la rue, un simple artisan, des paysans venus pour la foire, des marchandes de légumes. Il apprendra d’eux les expressions courantes qui ont conféré à la version Luther son caractère dynamique, accessible à tous. Le réformateur a voulu qu’elle soit comprise à tous les niveaux de la société.



Bible Luther, 1534 : première page de la Genèse.



Bible Luther, 1534 : première page de l’Apocalypse.

Douze ans s’écoulent entre la parution du Nouveau Testament et celle de la Bible complète, un volume de 1816 pages, sorti des presses de Hans Lufft en 1534. C’est un triomphe. Jusqu’à sa mort, le 18 février 1546, le réformateur ne cessera de réviser « sa » Bible. Jamais satisfait, il sera toujours prêt à apporter des améliorations au texte. Treize éditions se succéderont, toutes retouchées de sa main. L’imprimeur Hans Lufft en tirera 100 000 exemplaires en quarante ans. Durant plus de quatre siècles, la Bible Luther imprégnera profondément l’âme germanique. Aujourd’hui encore, des multitudes de croyants préfèrent aux versions modernes allemandes ce texte, qui a peu varié au cours des âges, malgré ses diverses révisions.

Les nombreux ennemis de Luther convinrent eux-mêmes de l’extraordinaire impact que produisit sa version de la Bible sur l’ensemble de la nation. À l’époque, le catholique Ignace Döllinger écrivit : « Luther seul a imprimé le sceau ineffaçable de son esprit à l’âme allemande comme à la langue : et même ceux qui, parmi les Allemands, le détestent profondément et le considèrent comme le mauvais génie de la nation, ne peuvent faire autrement : il leur faut parler en employant ses mots, penser en employant sa façon de penser. »

Le retentissement de la Bible Luther dépassa largement les frontières de l’Allemagne. Christian II, roi du Danemark, en demanda la traduction en danois. Gottskalson, élève de Luther, la transcrivit en islandais ; d’autres langues suivirent : hollandais, suédois, hongrois, lithuanien, polonais, roumain. Alors qu’en Europe du sud et de l’ouest, Dieu suscitait d’autres instruments pour ouvrir les vannes endiguant jusqu’alors le fleuve vivifiant de l’Ecriture, l’œuvre de Luther pénétrait profondément l’Europe orientale et septentrionale, devenant un facteur déterminant du réveil spirituel qui s’y manifesta.

En 1521, un humble moine avait osé braver Charles Quint ; seul il avait plaidé la cause de la vérité divine à la Diète de Worms, devant tous les seigneurs d’Europe centrale. L’Esprit qui avait autrefois inspiré les prophètes et les apôtres l’avait rempli à son tour, faisant de lui un géant de la foi. Aussi l’empreinte de cet homme de la Bible fut-elle universelle ; elle continue à déployer ses effets aujourd’hui. Tous les biographes de Luther s’unissent dans cette affirmation : « Il laissa au peuple germanique un héritage d’inestimable valeur : une langue et un Livre ! »

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