Le rôle principal des Cappadociens, au point de vue trinitaire, a donc été de ramener à l’Église le parti des semi-ariens, et de fixer la terminologie grecque orthodoxe. Ils se trouvaient préparés à le remplir par ces circonstances qu’ils étaient, à des degrés divers, des disciples d’Origène, et qu’ils vivaient au milieu des dissidents dont ils devaient faire la conquête. Mais ces circonstances même, qui les rapprochaient de leurs adversaires, ont donné occasion, contre eux, dans ces derniers temps, à des accusations de fléchissement doctrinal que nous devrons examiner. On les a présentés comme des néo-nicéens qu’il fallait soigneusement distinguer des nicéens primitifs, Athanase, Eustathe, Hosius, et dont la pensée n’était qu’en apparence et dans les formules d’accord avec la leur.
On a déjà dit qu’Athanase et les Pères du concile de Nicée avaient confondu le sens d’οὐσία et d’ὑπόστασις. Ils avaient en cela suivi les Occidentaux, pour qui ὑπόστασις se trouvait être la traduction littérale de substantiaa. Les ariens et semi-ariens, au contraire, et les disciples d’Origène, d’accord avec leur maître, donnaient à ὑπόστασις le sens de personne, et regardaient l’expression μία ὑπόστασις comme une formule sabellienne. Ce n’était là sans doute qu’une question de mots, mais qu’il importait souverainement de résoudre enfin, pour écarter les malentendus.
a – On peut voir dans leslettres de saint Jérôme XV et XVII quelles difficultés soulevait pour les Occidentaux la formule τρεῖς ὑποστάσεις.
Qu’est-ce que l’οὐσία, et qu’est-ce que l’ὑπόστασις ? Ces deux mots disent-ils la même chose ; et si non, en quoi diffèrent les objets qu’ils signifient ?
Saint Basile aborde directement le problème dans sa lettre xxxviii à Grégoire de Nysse. L’οὐσία est ce qui est commun dans les individus de même espèce (τὸ κοινόν), qu’ils possèdent tous également, et qui fait qu’on les désigne tous sous un même vocable, sans en désigner aucun en particulier (2)b. Mais cette οὐσία ne saurait exister réellement qu’à la condition d’être complétée par des caractères individuants qui la déterminent. Ces caractères reçoivent différents noms : on les appelle ἰδιότητες, ἰδιώματα, ἰδιαζόντα σημεῖα, ἴδια γνωρίσματα, χαρακτῆρες, μορφαί (3, 4). Si l’on ajoute ces caractères individuants à l’οὐσία, on a l’ὑπόστασις. L’hypostase est l’individu déterminé, existant à part, qui comprend et possède l’οὐσία, mais s’oppose à elle comme le propre au commun, le particulier au générique : Οὐσία δὲ καὶ ὑπόστασις, écrit Saint Basile, ταύτην ἔχει τὴν διαφορὰν ἣν ἔχει τὸ κοινὸν πρὸς τὸ καϑ᾽ ἕκαστον, οἷον ὡς ἔχει τὸ ζῶον πρὸς τὸν δεῖνα ἄνϑρωπον. Et encore : « L’hypostase n’est pas la notion indéfinie de la substance qui ne trouve aucun siège fixe, à cause de la généralité de la chose signifiée, mais bien ce qui restreint et circonscrit dans un certain être, par des particularités apparentes, le commun et l’indéterminé. »
b – A la prendre en soi, saint Basile la définit, dans son Advenus Eunomium, I, 10, αὐτὸ τὸ εἶναι. En Dieu c’est l’être intime par opposition à ses attributs (φύσις) et à ses modes personnels (ὑπόστασις)
Cette définition de saint Basile, remarquons-le, n’est pas suffisamment poussée, et elle paraît trop identifier l’hypostase avec la substance individuelle, l’individu, et faire des caractères individuants le constitutif de la personne. Néanmoins le mot capital s’y trouve, le τὸ καϑ᾽ ἕκαστον qu’il suffira d’approfondir pour avoir de l’hypostase une notion complète. L’οὐσία divine n’est pas en soi une hypostase, parce que, bien qu’individuelle, elle n’existe pas à part soi, mais bien dans les personnes à qui elle est commune. Les personnes divines, au contraire, s’opposant les unes aux autres, ont une existence propre qui ne permet pas de les confondre ; et rien n’est commun entre elles que l’οὐσία. Elles sont, suivant l’expression de saint Grégoire de Nazianze, « complètes, subsistant à part soi, et distinguées par le nombre, bien que non distinctes par la divinité » : μίαν φύσις ἐν τρισὶν ἰδιότησι, νοεραῖς, τελείαις, καϑ᾽ ἑαυτὰς ὑφεστώσαις, ἀριϑμῷ διαιρεταῖς καὶ οὐ διαιρεταῖς ϑεό τητι.
Les Cappadociens se prononcèrent donc nettement en faveur de la distinction origéniste d’οὐσία et d’ὑπόστασις, et firent prévaloir leur sentiment. A l’égard de πρόσωπον, Basile se montra plus réservé : il ne voulait pas que l’on considérât ce mot comme équivalent d’ὑπόστασις, une hypostase unique pouvant remplir trois rôles, comme le prétendaient les sabelliens. Grégoire de Nazianze, au contraire, permettait de l’employer en parlant de la Trinité, pourvu qu’on en écartât le sens de simple personnage de tragédie ou de comédie.
Il y a donc en Dieu trois hypostases dont chacune s’oppose aux deux autres par ses caractères propres. Saint Grégoire de Nazianze indique comme étant ces caractères ἀγεννησία, γεννησία ou γέννησις et ἐκπόρευσις ou ἔκπεμψις. Saint Basile est d’accord avec lui pour les deux premiers ; pour le troisième, nos auteurs s’entendent moins. Saint Basile donne comme le γνωριστικὸν σημεῖον du Saint-Esprit d’être connu après le Fils et avec lui et de tenir sa substance du Père ; saint Grégoire de Nysse de venir du Père par le Fils. Mais Grégoire de Nazianze avoue d’ailleurs qu’il nous est impossible de marquer précisément en quoi l’ἐκπόρευσις du Saint-Esprit diffère de la génération du Fils. Il est certain seulement que les caractères distinctifs des personnes divines, les notions se rattachent à leur origine et à leur opposition entre elles. Et c’est en ce sens, écrit saint Basile, que nous disons que le Père est plus grand que le Fils, non qu’il le soit par nature, mais parce que nous concevons idéalement le principe comme supérieur à ce qui en découle.
Cette primauté du Père est énergiquement conservée et proclamée dans la théologie cappadocienne. Le Père est le principe de la Trinité, le lien qui en fait l’unité par la communication de sa nature : il est πηγή, ἀρχή, αἰτία τῆς ϑεότητος, τὸ αἴτιον, κυρίως ϑεός ; les deux autres termes sont αἰτιατά, et se ramènent au Père.
[Il est à remarquer que les Cappadociens, bien qu’ils ne confondent pas les deux mots οὑσία et φύσις, emploient plus volontiers, en parlant de Dieu, φύσις qu’οὑσία. C’est parce que, à l’encontre des eunomiens, ils regardent l’être intime de Dieu comme inaccessible et incompréhensible. Cf. Basil., Adv. Eunomium, I, 13, 14.]
Le Fils est éternellement engendré du Père, non pas fait par le dehors, mais né de sa substance, sans division de cette substance, comme une lumière qui sort parfaite du foyer resté intact. Il lui est consubstantiel.
Quant au Saint-Esprit, saint Basile et saint Grégoire de Nysse lui ont consacré chacun un traité spécial, saint Grégoire de Nazianze a prononcé sur lui son discours xxxi. Par un scrupule tout de politique, et pour ne pas heurter de front les adversaires qu’il voulait ramener, saint Basile, dans son traité De Spiritu Sancto, tout en prouvant d’un bout à l’autre la divinité du Saint-Esprit, a évité de le nommer Dieuc. Mais ailleurs, il est sorti de cette réserve. Bien que le troisième en ordre, le Saint-Esprit, dit-il, a la même essence que le Père et le Fils : il doit donc être compté avec eux (συναριϑμεῖσϑαι), et non pas au-dessous d’eux (ὑπαριϑμεῖσϑαι) ; il doit être honoré avec eux, et non pas comme leur inférieur ; il est ὁμοούσιος au Père et au Fils ; il est Dieu. Grégoire de Nysse répète cette doctrine de son frère ; Grégoire de Nazianze la revêt de toutes les grâces de son éloquence. En arrivant à Constantinople, en 379, il avait trouvé, sur la question du Saint-Esprit, tout un chaos d’opinions erronées. Il ne se dissimule pas les obstacles à vaincre pour les dissiper, et généralement les difficultés que trouve l’orateur à parler du Saint-Esprit, par suite du silence relatif que l’Écriture a gardé sur ce sujet. Grégoire explique ce silence par un progrès économique de la révélation. L’Ancien Testament a fait surtout connaître le Père ; le Nouveau a manifesté le Fils, mais n’a parlé du Saint-Esprit qu’obscurément (ὑπέδειξε). Cet Esprit-Saint qui habite en nous se révèle maintenant lui-même d’une façon plus claire. Ainsi la Trinité se dévoile par degrés, et un progrès de lumière se fait dans l’Église. — « Quoi donc ? l’Esprit-Saint est-il Dieu ? — Assurément. — Quoi donc, consubstantiel ? — Oui, puisqu’il est Dieu. » C’est la proposition que le saint docteur s’efforce d’établir dans tout son discours, et pour la démonstration de laquelle il se plaît à invoquer surtout l’expérience chrétienne de ses auditeurs. Le Saint-Esprit nous déifie dans le baptême : il est donc adorable ; et, s’il est adorable, comment n’est-il pas Dieu ?
c – Il en fut blâmé par les orthodoxes rigides, et saint Grégoire de Nazianze dut le justifier (Orat. XLI, 6 ; XLIII, 68).
On exposera un peu plus loin la pensée des Cappadociens sur la question spéciale de la procession du Saint-Esprit. De ce qui vient d’être dit il résulte qu’ils admettent en Dieu trois personnes, réellement distinctes, toutes trois Dieu, consubstantielles entre elles. Ils ajoutent qu’il y a entre elles unité de substance, d’opération, de volonté, de connaissance, d’action ; qu’elles sont également adorables, et que l’une n’est pas inférieure aux autres, parce qu’il n’y a pas en Dieu de plus et de moins : Ἕν τὰ τρία τῇ ϑεότητι, καὶ τὸ ἓν τρία ταῖς ἰδιότησιν (Greg. Naz. Oratio xxxi, 9).
Mais ici précisément, on nous arrête. Les Cappadociens admettent la consubstantialité du Père, du Fils et du Saint-Esprit : cela est vrai, nous dit-on, en apparence, mais, en réalité, ils ne donnent pas à ὁμοούσιος le même sens que Nicée et Athanase. Ces néo-nicéens sont des disciples d’Origène, qui ont vécu au milieu des semi-ariens et ont frayé avec eux, qui ont voulu les ramener à l’orthodoxie, et qui, pour cela — ils y étaient déjà portés par leur formation théologique — ont infléchi au sens d’ὁμοιούσιος l’ὁμοούσιος primitif. Ils ont fait consacrer sans doute, par le concile de Constantinople de 381, le mot choisi par le concile de Nicée ; mais sous ce mot, c’est au fond la conception de Basile d’Ancyre qui a triomphé. Les Cappadociens, et avec eux l’Église grecque qui les a suivis, sont des semi-ariens qui parlent nicéen.
[C’est l’opinion formulée par Harnack, Lehrb. der DG., II, 261 suiv. ; Loofs, Leilfaden, 4e édit., p. 257 suiv. ; Seeberg, Lehrb. der DG., I, p. 187, suiv. ; Gwatkin, Studies of Arianism, 2e édit., p. 247, 270. Elle a été réfutée par J. F. Bethune-Baker, The meaning of homoousios in the Constantinopolitan Creed (Texts and Studies), Cambridge, 1901. V. aussi G. Rasneur, L’homoiousianisme dans ses rapports avec l’orthodoxie, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, t. IV, 1903.]
A cette façon de voir opposons d’abord une observation générale. Le mystère de la Trinité est le mystère d’un Dieu en trois personnes, d’une nature identique existant en trois hypostases réellement distinctes. La difficulté, ou plutôt l’impossibilité pour nous de comprendre cette unité dans cette pluralité, ou cette pluralité dans cette unité, constitue tout le mystère. Et dès lors, il est inévitable, si l’on pose d’abord l’unité de la substance, qu’on ait de la peine à expliquer ensuite la trinité des personnes et qu’on paraisse la sacrifier, et, au contraire, si l’on pose d’abord la trinité des personnes, qu’on ait ensuite de la peine à expliquer l’unité de substance et qu’on paraisse la sacrifier à son tour. Dans le premier cas, on semble pencher vers le sabellianisme, dans le second cas, vers le trithéisme. Au point de vue qui nous occupe, toute la différence, à partir du ive siècle, entre la théologie occidentale et la théologie grecque est là. La première insiste sur l’unité substantielle divine et la pose d’abord. Avant tout, il y a un seul Dieu, une seule substance divine, laquelle subsiste en trois personnes. La formule de Nicée, qui vient en réalité des Latins, consacre cette façon de concevoir le dogme. La théologie grecque, au contraire, influencée par Origène, se préoccupe de sauvegarder la distinction des personnes et les pose d’abord. Il n’y a pas de substance divine concrète, distincte du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et plus ancienne qu’eux : il y a un Père, un Fils et un Saint-Esprit lesquels ont même substance. Existe-t-il, entre ces deux conceptions dogmatiques, une vraie opposition ? — Non : toutes deux sont vraies, mais l’une et l’autre ne le sont qu’à la condition de n’être pas exclusives, c’est-à-dire, au fond, de reconnaître le mystère, et de ne verser ni dans le sabellianisme ni dans le trithéisme. Il importe donc assez peu, en définitive, à l’orthodoxie de nos auteurs, qu’ils s’attachent à telle ou telle façon de présenter la doctrine trinitaire, pourvu qu’ils maintiennent énergiquement et l’unité numérique de substance en Dieu, c’est-à-dire l’unité de Dieu, et la distinction réelle des trois personnes divines.
[C’est ce que ne faisaient pas les semi-ariens ; et s’ils ont pu s’illusionner sur les conséquences de leur système, il est inutile que nous partagions cette illusion : l’ὁμοιούσιος conduit inévitablement au trithéisme : ὅμοιος dénote une ressemblance, non une identité numérique. Si donc le Fils n’est pas, quant à sa substance concrète et à son être intime en tant que Dieu, ὁμός avec le Père, mais seulement ὅμοιος, il est clair que la divinité concrète et l’être intime du Fils ne sont pas identiquement la divinité concrète et l’être intime du Père. Le Père et le Fils sont numériquement distincts comme dieux, de même qu’ils le sont comme hypostases : il y a deux dieux. Qu’on se rappelle le passage du document semi-arien reproduit par saint Epiphane, Haer. LXXIII, 17, 18 : Οὐ ταυτὸν δὲ ἀλλ᾽ ὅμοιον διότι τὸ πνεῦμα ὅ ἐστιν ὁ υἱὸς οὐκ ἐστιν ὁ πατήρ.]
Seulement, il était naturel que les premiers nicéens appuyassent sur la première vérité, compromise par Arius et les eusébiens, et les néo-nicéens sur la seconde, complément nécessaire de la première et réclamée par les semi-ariens. Cela ne prouve pas que les uns et les autres aient méconnu la vérité qu’ils rejetaient au second plan, ni que les Cappadociens aient été trithéistes, pas plus qu’Athanase et Eustathe sabelliens.
Car d’ailleurs les Cappadociens, tout comme les premiers nicéens, ont affirmé de toutes leurs forces l’unité numérique de Dieu et l’identité de la substance divine concrète dans les trois personnes de la Trinité. « Ne confesse qu’une seule οὐσία dans les deux (le Père et le Fils), afin de ne point tomber dans le polythéisme (Basil., Homilia xxiv, 3) ». « De même que le Père est substance, le Fils substance, substance le Saint-Esprit, et qu’il n’y a pas trois substances, de même le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu, et il n’y a pas trois dieux. Car Dieu est un et le même, puisqu’il n’y a qu’une substance et la même, bien que chacune des personnes soit dite substance subsistante et Dieu (Greg. Nyss., De communibus notionibus, P. G., XLV, 177). » Manifestement ici, l’unité numérique de l’οὐσία est donnée comme la condition du monothéisme, et opposée à la distinction des personnes.
Pour saint Basile en particulier, il est bien vrai qu’il a accepté, dans sa lettre ix, 3, l’ὅμοιος κατ᾽ οὐσίαν, à la condition qu’on y ajoute ἀπαραλλάκτως, c’est-à-dire sans aucune différence ; mais c’est parce qu’il regardait, dans ce cas, l’expression totale comme équivalant à ὁμοούσιος, auquel il donne d’ailleurs la préférence. Il a dit également que les personnes humaines, parce qu’elles ont une οὐσία (abstraite) commune, sont ὁμοούσιοι. Mais il n’entend plus l’ὁμοούσιος de cette unité abstraite et générique quand il s’agit de Dieu. Il repousse, au contraire, absolument la conception d’une essence supérieure à laquelle participeraient le Père et le Fils. Le Père, comme premier principe de la Trinité, communique au Fils sa propre substance, mais pleinement et sans division. Dans sa lettre xxxviii, à saint Grégoire de Nysse, Basile insiste sur l’unité de nature des trois personnes divines. Il règne entre elles une communauté parfaite (τινα συνεχῆ καὶ ἀδιάσπαστον) ; l’esprit ne saurait concevoir entre elles aucun espace ni aucun vide ; leur substance forme un tout continu qu’aucune fissure n’interrompt. Qui saisit, par l’intelligence, le Père saisit aussi le Fils, et, avec le Fils, l’Esprit-Saint ; et qui comprend l’Esprit-Saint comprend aussi ceux dont il est l’Esprit. Ils sont comme une chaîne dont les anneaux sont indissolubles, comme l’arc-en-ciel dont les couleurs sont tellement fondues qu’il est impossible de dire où l’une commence et finit. Le Père est semblable au corps dont on ne peut isoler la forme, qui est le Fils, que par l’abstraction (4, 5, 7). Dans sa lettre clxxxix, 6, le saint docteur entreprend de prouver, par l’identité de leur action, l’unité de nature des trois personnes divines : ἀνάγχη τῇ ταυτότητι τῆς ἐνέργειας τὸ ἡνωμένον τῆς φύσεως συλλογίζεσϑαι. Il le fait au n° 7, et au n° 8 il conclut : « Si le mot divinité exprime l’action, comme nous disons que l’action du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une (μία), aussi nous disons que leur divinité est une (μίαν φάμεν εἶναι τὴν ϑεότητα). Si, comme c’est l’opinion du plus grand nombre, le nom de divinité désigne la nature, comme il n’y a aucune diversité de nature, nous affirmerons avec justice que la sainte Trinité est d’une seule divinité (μίας ϑεότητος). » Et dans sa lettre viii, 3 : « Pour nous, selon la parole de vérité, nous ne disons le Fils ni semblable ni dissemblable au Père, car l’un et l’autre répugnent également. Semblable et dissemblable se disent des qualités [accidentelles], et Dieu n’en a pas. Mais, confessant l’identité de nature (ταυτότητα τῆς φύσεως), nous admettons l’ὁμοούσιος, et nous évitons d’ajouter [par composition] au Père qui est Dieu en substance le Fils engendré, Dieu aussi en substance : car c’est là ce que signifie l’ὁμοούσιος. » Et encore : « Le Père est un Dieu, le Fils est un Dieu, mais ils ne sont pas deux dieux, parce que le Fils est [comme Dieu] identique au Père (ἐπειδὴ ταυτότητα ἔχει ὁ υἱὸς πρὸς τὸν πατέρα)… Nous confessons le Père et le Fils, mais leur substance identique (τὸ δὲ τῆς οὐσίας ταὐτόν, Homi. xxiv, 3-4). »
Il est difficile d’être plus catégorique que l’est saint Basile dans ces derniers textes, sur l’unité numérique de la substance du Père et du Fils, unité signifiée par l’ὁμοούσιος. Cette première constatation forme déjà un préjugé en faveur de saint Grégoire de Nysse, toujours jaloux de marcher sur les traces de son frère. Son cas toutefois se trouve compliqué par un platonisme exagéré qui semble compromettre d’abord l’orthodoxie de son enseignement.
[Dans le Quod non sint tres dii (col. 117 suiv.), il prétend que, de même que nous disons un Dieu et non pas trois dieux, parce que l’οὐσία des trois personnes est une, nous devrions dire logiquement que Pierre, Paul et Barnabé sont un homme et non pas trois hommes, puisque leur οὐσία est commune. L’évêque de Nysse ne remarque pas que l’οὐσία divine ne peut être que concrète, tandis que l’οὐσία humaine peut être abstraite ou concrète. Or celle-ci est commune entre les hommes en tant qu’abstraite, et le mot homme, terme concret, la désigne au contraire comme concrète.]
Mais ce n’est qu’une apparence. Il remarque que la vertu ou puissance par laquelle les trois personnes divines agissent est une et non pas triple (μία ἐστὶ καὶ οὐχὶ τρεῖς), parce qu’elles n’agissent pas indépendamment l’une de l’autre, contrairement à ce qui se passe en trois hommes qui produisent le même effet. Il observe que la caractéristique du christianisme est de se tenir à égale distance du judaïsme et du polythéisme, rejetant de celui-là l’unicité de la personne divine, et de celui-ci la pluralité des dieux, pour maintenir l’indivision et l’unité numérique de la divinité. Et enfin, il insiste sur ce que l’οὐσία divine n’est pas partagée ni distribuée entre les πρόσωπα de façon à ce qu’il y ait trois οὐσίαι comme il y a trois πρόσωπα. Manifestement, saint Grégoire de Nysse ne pense pas à l’οὐσία abstraite, mais à la substance concrète et vivante des trois personnes.
Quant à saint Grégoire de Nazianze, nul doute qu’il n’ait pris l’ὁμοούσιος au sens strict d’une identité absolue de substance. Dans son discours xxxi, 15, 16, il réfute l’objection qui veut conclure de la trinité des personnes au trithéisme, car, disait-on, l’unité divine païenne n’excluait pas le polythéisme ; l’unité du genre humain n’empêche pas qu’il n’existe une multitude d’hommes divers. Mais ce sont là, répond-il, des unités de convention : l’unité divine des païens n’était qu’une unité hiérarchique ; celle du genre humain n’a de réalité que dans notre esprit (ἐπινοίᾳ) : il en va autrement de l’unité des personnes en Dieu : « Chacune des personnes est aussi une avec celle qui la joint qu’elle est une avec elle-même, à cause de l’identité de substance et de pouvoir (τῷ ταὐτῷ τῆς οὐσίας καὶ τῆς δυνάμεως). » Le Fils est, vis-à-vis du Père, ταὐτὸν κατ᾽ οὐσίαν. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont distincts par le nombre, mais non par la divinité (ἀριϑμῷ διαιρεταῖς καῖ οὐ διαιρεταῖς ϑεότητι). Il y a diversité quant au nombre, mais non partage de substance. Et enfin la formule déjà citée : Ἕν τὰ τρία τῇ ϑεότητι, καὶ τὸ ἓν τρία ταῖς ἰδιότησιν.
On exagère donc singulièrement quelques difficultés de détail, pour ne rien dire de plus, quand on présente les Cappadociens comme professant, au fond, le semi-arianisme. Non, les Cappadociens sont bien des nicéens authentiques, continuateurs d’Athanase. La foi qu’ils ont fait triompher à Constantinople est bien celle qui avait été définie en 325. Cette foi est devenue celle de l’Église grecque. En Dieu trois hypostases, une seule substance, un seul Dieu : les trois hypostases incluses, en quelque sorte, l’une dans l’autre (circumincession), et n’ayant qu’une même action, comme une même connaissance et une même volonté ; égales d’ailleurs et également adorables : le Père inengendré, source de la Trinité, le Fils éternellement engendré, le Saint-Esprit éternellement procédant du Père par le Fils : les trois personnes consubstantielles : telles sont les grandes lignes de la doctrine à laquelle les siècles suivants n’ajouteront que des compléments d’importance secondaire. On en trouve déjà quelques-uns dans saint Grégoire de Nazianze. Son discours xxiii, 6, 8, 11, présente sur la fécondité intime de Dieu comparée à son action ad extra, sur les rapports qui existent entre les personnes divines et les facultés humaines (νοῦς, λόγος, πνεῦμα), des considérations que le saint docteur ne produit qu’avec défiance, sachant combien ces rapprochements sont inadéquats et propres à nous induire en erreur, mais que la théologie postérieure reprendra et développera abondamment.
Dans ce raccourci de la doctrine trinitaire des Cappadociens qui vient d’être donné, il est un point toutefois dont j’ai jusqu’ici différé l’examen, et dont il est nécessaire maintenant de traiter à part, puisqu’il devait continuer d’exercer la sagacité des théologiens et soulever des controverses ardentes : il s’agit de la procession du Saint-Esprit.