On donne le nom général de monophysites à tous les dissidents qui repoussèrent les décisions du concile de Chalcédoine, et combattirent la formule des deux natures après l’union comme l’expression pure et simple du nestorianisme restauréa.
a – On pourra déjà pour ce paragraphe consulter le livre de J. Lebon, Le monophysisme sévérien, Louvain, 1909.
[C’est en fonction de la décision du concile en effet qu’il faut entendre le mot de monophysite, et non pas précisément en fonction de la doctrine que ce mot suppose. Notons seulement qu’il arrive souvent aux auteurs des ve et vie siècles de désigner les monophysites en général par des noms qui ne convenaient originairement qu’à certaines fractions du parti. Tels les noms d’acéphales, d’eutychiens ; tels ceux d’égyptiens ou schématiques, que leur donnera saint Jean Damascène. Le traité De sectis les appelle fréquemment hésitants, séparés (οἱ διακρινόμενοι) : c’est un qualificatif que les monophysites se donnaient à eux-mêmes, pour marquer leur éloignement du concile de Chalcédoine.]
Les monophysites s’opposent aux dyophysites confondus par eux avec les nestoriens. Mais il s’en faut de beaucoup que tous ceux à qui ce nom convient, et qui n’ont prêché qu’une nature en Jésus-Christ, aient entendu cet enseignement de la même façon, et que le monophysisme ait été une doctrine une. Sans entrer dans les détails que comporterait une histoire un peu complète des diverses sectes monophysites, il ne sera pas inutile de signaler ici les principales d’entre elles et de marquer les tendances diverses qui s’y sont développées.
On peut immédiatement, d’après ces tendances, partager les monophysites en deux grandes classes. Les uns, se rattachant à Eutychès, renforcent de plus en plus l’idée de l’unité de nature en Jésus-Christ, et vont dans le sens d’une confusion de plus en plus complète entre la divinité et l’humanité du Sauveur : ce sont les monophysites réels. Les autres s’en tenant à la doctrine de saint Cyrille, affirment, avec lui que Jésus-Christ est une seule nature, mais ils se gardent de confondre, dans cette nature unique, l’humanité et la divinité, non plus que les propriétés qui conviennent à chacune d’elles : là où les nestoriens séparent et où les eutychiens confondent, ils prétendent distinguer. Ils professent, au fond, la doctrine du concile de Chalcédoine, mais ils en repoussent la terminologie et les formules : ce sont les monophysites d’expression et de langage.
Occupons-nous d’abord des premiers. On a vu que l’erreur caractéristique d’Eutychès était de nier que la chair du Sauveur fût consubstantielle à la nôtre. Il ne fut pas seul à la soutenir. Il existe deux lettres de Timothée Ælure la dénonçant, vers 460-464, chez un évêque d’Hermopolis, Isaïe, et un prêtre d’Alexandrie, Théophile. Mais l’erreur ne devait pas en rester là, et, puisque Eutychès n’avait pas dit pourquoi et comment le corps de Jésus-Christ n’était pas de même nature que le nôtre, cette assertion fondamentale devait nécessairement recevoir des explications divergentes. J’ai déjà signalé celle que rapporte Théodoret dans l’Eranistes. Dès 447, certains monophysites admettaient une sorte d’absorption de l’humanité de Jésus-Christ par sa divinité : ἐγὼ τὴν ϑεότητα λέγω μεμενηκέναι, καταποϑῆναι δὲ ὑπὸ ταύτης τὴν ἀνϑρωπότητα. D’autres suivirent une autre voie, et mirent en avant une transformation du Verbe en la chair. Si le Verbe, disaient-ils, a pris chair de Marie, une addition s’est faite à sa personne et par conséquent à la Trinité. Il n’a donc rien pris de la Vierge : « Verbum nihil de Virgine sumpsit, sed ipsum, sicut voluit, in ea formatum est et factum est caro. » Le Verbe s’était condensé en chair, à peu près comme l’air humide se condense en pluie ou en neige, comme l’eau se solidifie en glace. D’autres allèrent encore plus loin, et ne virent dans l’humanité du Sauveur qu’une modification, une apparence extérieure prise par le Verbe et existant en sa personne, comme l’empreinte du sceau dans la cire qui en est marquée. On glissait ainsi au pur docétisme, et cela justifie bien le nom de phantasiastes que Sévère et Philoxène donnent aux auteurs de ces rêveries.
L’idée de fusion ou de mélange des deux natures en une, condamnée par Apollinaire comme par Cyrille, trouva aussi des partisans. Il existe toute une correspondance de Sévère d’Antioche avec un certain Sergius, surnommé le Grammairien, qui soutenait cette opinion. La distinction des propriétés dans le Christ, disait-il, impliquait le nestorianisme : on ne devait admettre en lui que μία οὐσία καὶ ποιότης.
Il se peut que les fauteurs de ces diverses erreurs aient été nombreux : ils ne prirent cependant jamais l’allure d’un parti comme le firent les aphthartodocètes. L’origine de ceux-ci est bien connueb. Sévère d’Antioche et Julien d’Halicarnasse en Carie (510?-536) ayant dû fuir en Égypte à l’avènement de Justin Ier, une controverse s’éleva entre eux sur ce qu’il fallait penser de la corruptibilité du corps de Jésus-Christ. Par ce mot, remarquons-le bien, il ne faut pas entendre seulement la tendance à se décomposer, mais d’une manière plus générale la passibilité, l’aptitude à éprouver les souffrances et même les besoins naturels, la faim, la soif, à ressentir les mouvements des passions honnêtes (πάϑη ἀδιάβλητα), comme la crainte, la joie, etc. Sévère se prononçait pour la corruptibilité : Julien soutint l’incorruptibilité. Par suite de son union avec, le Verbe, disait-il, et dès le premier instant de cette union, l’humanité du Christ avait été élevée au-dessus des lois qui s’imposent à la nôtre, avait reçu des propriétés différentes de celles qui conviennent à la nôtre. Elle était absolument et radicalement incorruptible : il n’y avait en elle οὔτε τροπή, οὔτε διαίρεσις, οὔτε ἀλλοίωσις, οὔτε προβολή, οὔτε μεταβολή. C’est par suite d’une erreur venue des sens que l’on attribue au corps du Christ tous ces changements. On donna à Julien et à ses partisans le nom d’aphthartodocètes (ἀφϑαρτοδοκῆται) ou même de phantasiastes, comme les appelle Sévère, ou encore de julianistes ou gaïanites, d’un certain Gaïanos qui fut leur évêque à Alexandrie. A leur tour, ils traitèrent leurs adversaires dephthartolatres ou corrupticoles. Mais d’ailleurs, leur système, sous une forme adoucie, parvint à se faire admettre même dans certains milieux orthodoxes. Léonce de Byzance nous présente sous le nom d’aphthartodocètes des gens qui veulent bien que l’humanité du Christ ait été corruptible en fait, mais non pas en droit. L’humanité du Christ, disaient-ils, innocente, née d’une vierge, unie au Verbe, devait être semblable à celle d’Adam avant la chute, telle que sera la nôtre après la résurrection glorieuse, naturellement impassible et immortelle (ἀπαϑὲς καὶ ἄφϑαρτον). Si donc le Christ a souffert, ce n’est pas par une nécessité de sa nature (ἀναγκῇ φύσεως), c’est par suite du plan de l’incarnation (λόγῳ οἰκονομίας) ; ce n’est pas que la condition de son corps l’exigeât (σώματος φύσει), c’est parce qu’il l’a voulu (ϑελήσει ϑεότητος) ; ses souffrances furent des miracles (ϑαύματος λόγῳ). C’est à cette doctrine adoucie que se rattacha sur la fin de sa vie (vers 565) l’empereur Justinien, qui publia en sa faveur un édit ordonnant à tous les évêques de l’enseigner. Il n’eut pas le temps de le faire exécuter.
b – Il est remarquable que les aphthartodocètes partaient d’un point de vue sotériologique pour soutenir leur opinion. L’humanité de Jésus-Christ, en principe semblable à la nôtre, ne devait pas être corruptible pour sauver une nature corruptible.
Le prêtre Timothée de Constantinople qui écrivait, au commencement du viie siècle, son ouvrage De receptione haereticorum, parle aussi des julianistes ou gaïanites, et met parmi eux les actistètes. Ces derniers cependant seraient mieux placés auprès de ces eutychiens que l’on a vus plus haut expliquer l’origine du corps du Sauveur par une transformation de la substance du Verbe. Poussant en effet jusqu’à l’excès la communication ou mieux l’identité des idiomes, les actistètes déclarèrent que le corps de Jésus-Christ était incréé aussi bien que sa divinité ; d’où le surnom d’ἀκτιστῆται ou qui leur fut donné, et dont ils se vengèrent en traitant leurs adversaires de christolâtres.
Dans cette voie, il ne restait plus qu’un pas à faire : identifier complètement les deux natures après l’union et en nier absolument toute différence. Ce fut le rôle d’un sophiste alexandrin, Etienne Niobé (v. 570). Il soutint que l’on ne pouvait, après l’union, distinguer ni différencier l’humanité de la divinité sans revenir au nestorianisme : οὐδὲ τὴν διαφορὰν τῶν φύσεων μετὰ τὴν ἕνωσιν σώζεσϑαι ἀνέχονται εἰπεῖν, dit le prêtre Timothée. Condamné par le patriarche monophysite d’Alexandrie, Damien (578-605), Niobé parvint cependant à faire des prosélytes qui répandirent ses erreurs aux environs d’Antioche. Il fallut qu’un concile tenu dans cette ville par Pierre de Callinique (578-591) le condamnât aussi.