(Septembre, octobre 1518)
Condamnation de Blanchet et de Navis – Adieux, décapitation, mutilation – Les membres salés et envoyés à Genève – Suspendus au noyer, on les aperçoit – Indignation, ironie et sanglots – Le père et la mère de Navis – Cure d’âmes de l’évêque – Le châtiment des princes – Effets divers dans le conseil – Ambassade envoyée au duc – L’évêque veut encore plus de têtes – Genève succombera-t-il ?
Le bâtard fut morfondu en apprenant que Bonivard lui avait échappé. Il se consola cependant en pensant qu’il avait en main de quoi satisfaire ses goûts et ses vengeances. Toute son attention se concentra sur Navis et Blanchet. Que fera-t-il de ces deux jeunes hommes qui sont venus étourdiment se prendre dans ses filets ? Comment, en les frappant, frappera-t-il les hommes indépendants de Genève ? Car il ne songe pas seulement à se défaire de ces aventuriers, mais à remplir d’épouvante toute la ville au moyen de leur mort. En vain lui rappela-t-on que le père de l’un des prisonniers était le plus zélé de ses officiers ; le bâtard se souciait peu de la douleur d’un père, et pensait que Pierre Navis le servirait encore mieux quand il lui aurait donné un exemple éclatant de la manière dont il voulait être servi. Il pressa la cour de hâter le procès. Ancina, juge des causes criminelles ; Caracci, seigneur de Farges, procureur fiscal général de Savoie, et Licia, son substitut, constitués par lettres ducales juges de Navis et de Blanchet, les déclarèrent solennellement convaincus, premièrement d’avoir assisté à l’assemblée du Molard et d’y avoir promis, ainsi que leurs complices, d’être « unanimes contre les officiers de l’évêque, pour arracher de leurs mains ceux d’entre eux que ces agents épiscopaux saisi raient ; secondement, de s’être proposés, dans le cas où le duc prendrait parti contre eux, de fuir, de se placer sous une domination étrangère (la Suisse), abandonnant ainsi la souveraineté de la Savoie et la splendeur de la croix blanche. » Les deux accusés furent condamnés à être décapités, puis écartelés, selon le désir de l’évêque. Aussitôt le supplice s’apprêtaw.
w – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 189 à 195.
Navis ne murmura pas ; le sentiment de ses désobéissances envers son père lui fermait la bouche ; il paraît même que Blanchet revint de sa frayeur, tarit ses larmes et reconnut aussi sa folie. Rien n’annonce sans doute que la repentance de ces deux enfants de Genève ait été vraiment chrétienne ; mais il serait injuste de méconnaître leur noble confession à l’heure de la mort. Le prévôt et ses gens les ayant reçus des mains du magistrat, les conduisirent au lieu de l’exécution. Leur apparence était convenable et leur figure sérieuse ; ils marchaient au milieu des gardes, calmes, sans faiblesse, sans effroi. Ils montèrent sur l’échafaud, et là Navis prenant la parole, dit : « Voulant avant tout réparer le mal que nous avons fait, nous rétractons tout ce que nous avons dit à l’égard de quelques-uns de nos compatriotes, et nous déclarons que c’est par la crainte des tourments que l’on nous a arraché de tels aveux. Après avoir proclamé l’innocence des autres, nous nous reconnaissons nous-mêmes coupables. Oui, nous avons vécu de telle manière, que nous méritons justement la mort, et nous demandons à Dieu, à cette heure suprême, de nous pardonner nos péchés. Toutefois, comprenez-le bien, ces péchés ne sont pas ceux dont on nous accuse ; nous n’avons rien fait de contraire aux franchises et aux lois de Genève : de cela nous sommes nets… Les péchés qui nous condamnent, ce sont nos débordements… » Navis voulait continuer encore, mais le prévôt, marry (vexé) de ce qu’il avait déjà dit, commanda à l’exécuteur de faire son office. Aussitôt cet homme se mit à l’œuvre ; il fit mettre à genoux les deux jeunes gens, brandit son glaive, et ainsi ils furent décapités, puis écartelésx. »
x – Savyon, Annales, p. 72. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 26, 145. — Spon, Histoire de Genève, I, p. 293, 294, — Bonivard, Chroniq., II, p. 323.
Enfin l’évêque voyait ses désirs satisfaits ; il avait en sa possession les têtes et les quartiers de deux des enfants de Genève. Ce petit homme, frêle, livide, hideux, presque mort, sans génie, sans volonté, avait la volonté et le génie du mal. Malgré ses protestations contre la mutilation des membres, il décida que trois des quartiers de chacun des deux corps seraient suspendus aux portes de Turin, et il se réserva pour sa part un quartier de Navis, un quartier de Blanchet et les deux têtes. Il fit mettre du sel sur les chairs, car il tenait à les garder le plus longtemps possible ; puis cette opération sauvage, digne des Peaux-Rouges, étant achevée, il fit placer ces têtes et ces bras dans deux barils, sur lesquels furent mises les armes du comte, frère du duc. L’évêque voulait exhiber à ses ouailles un échantillon de son savoir-faire ; et l’exécution n’ayant pas eu lieu dans Genève, il prétendait au moins y envoyer les membres des exécutés « pour émouvoir et effrayer les scélérats. » Les porteurs des deux barils salés partirent en effet de Turin, traversèrent le mont Cenis, arrivèrent dans le bassin du Léman le samedi 2 octobre 1518, et se logèrent « delà le pont d’Arvey. »
y – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Instructions pour les réponses à faire à Soleure. II, p. 135. — Savyon, Annales, p. 72. — Registres du Conseil de Genève, 3 octobre 1518. — Spon, Hist. de Genève. — Manuscrits de Roset et de Gautier.
Sur le bord de cette rivière, qui séparait alors les terres ducales de celles de Genève, à la tête du pont, du côté de Savoie, était un beau noyer dont les branches touffues s’élevaient en face de l’église de Notre-Dame de Grâce, située sur la rive genevoise. Les agents de l’évêque, qui avaient reçu l’ordre de faire à l’usage des Genevois une exposition des membres mutilés, s’acheminèrent vers le pont, dans la nuit du samedi au dimanche, afin d’y accomplir, à la faveur des ténèbres, leur indigne mission. Ils portaient avec eux, outre leurs petits tonneaux pleins de chair, de sel et de sang, une échelle, un marteau, des clous et des cordes. Étant arrivés vers le noyer, ils ouvrirent les deux barils et trouvèrent les traits bien conservés et faciles à reconnaître. Les agents du bâtard montèrent sur l’arbre, clouèrent aux branches les têtes et les bras, en s’appliquant à les suspendre de manière à ce qu’ils fussent bien en vue de tous les passants. Ils mirent au-dessous un écriteau portant ces mots : « Ce sont ici les traîtres de Genève, » et au-dessus la croix blanche de Savoie ; puis ils se retirèrent en laissant les barils vides au pied de l’arbre. « Ce a été par le commandement de votre évêque, » dit le duc dans une lettre écrite trois jours après (5 octobre) à ses très chers, bien-aimés et féaulx, les citoyens de Genève, « lequel avons bien voulu faire fort et favoriser ; dont tous vous devez vous éjouirz. »
z – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 151. — Registres du Conseil de Genève, 3 octobre 1518. — Savyon, Annales, p. 73. — Bonivard, Chroniq., II, p. 325. — Manuscrits de Roset et de Gautier.
Le jour commença ; chacun se levait, ouvrait ses fenêtres, sortait de sa maison ; quelques-uns se rendaient à la ville. Un homme s’apprêtait à passer le pont ; croyant apercevoir quelque chose d’étrange, il s’approcha et contempla avec étonnement des membres humains suspendus à l’arbre. Il frémit ; il crut à un assassinat, à une bravade des meurtriers, et voulant faire connaître ce fait étrange, il hâta ses pas. « Le premier qui vit ce mystère ne s’en tut pas ; mais il s’en courut dire les nouvelles par toute la ville. » Qu’est-ce ? se disait-on… « Et lors tout le monde de courir là, » continue le chroniqueur. En effet, une foule immense de citoyens, hommes, femmes et enfants, entoura bientôt le noyer. C’était dimanche, jour que le bâtard avait peut-être choisi à dessein pour cet édifiant spectacle ; chacun était libre de ses occupations ordinaires, et pendant toute la sainte journée une multitude agitée ne cessa de se presser autour de l’arbre où pendaient les restes sanglants des deux victimes. On les regardait de près, on en étudiait les traits. « C’est Navis, disait-on ; c’est Blanchet… — Ah ! s’écris un huguenot, il n’est pas difficile de pénétrer ce mystère. C’est un message de la façon de monseigneur l’évêque, que la poste de Turin nous apporte !… » Bonivard, de retour à Genève, s’estimait fort heureux que le galop de son cheval l’eût soustrait aux recherches du prélat, et se réjouissait que sa tête ne se trouvât pas entre celles de Navis et de Blanchet ; mais il était en même temps plein d’indignation et de colère contre le monstre qui avait ainsi traité ses deux jeunes amis. Les enfants de Genève les plus malins se livraient à une amère ironie. Voilà un beau mai qu’ils nous ont planté ce matin sur les limites de la ville ! disaient-ils ; on y a déjà mis un drapeau ; il ne manque plus que d’y attacher des rubans et des fleurs pour que la ré jouissance soit parfaite. » Mais la vue de ces lambeaux sanglants, flottant dans les airs, ne prêtait pas à la plaisanterie ; il y avait un grand deuil dans la ville ; on entendait dans la foule des sanglots et des cris ; les femmes faisaient éclater leur horreur, et les hommes leur indignation… Le père de Navis, haï des Genevois, ne fut pas l’un des derniers instruits ; quelques-uns coururent lui apprendre le tragique événement qui remuait la ville. « Venez, lui dirent-ils, contemplez la récompense que l’évêque vous envoie pour vos fidèles services. Vous en voilà bien payé ; les tyrans vous dédommagent royalement de la male grâce que vous avez encourue de nous tous ; ils vous expédient de Turin, pour votre salaire, la tête de votre enfant… » Pierre Navis pouvait être un mauvais juge ; pourtant il était père ; aussi fut-il d’abord anéanti. André avait été désobéissant, mais l’ingratitude de l’enfant n’avait pu éteindre l’affection du père. Le malheureux, partagé entre son amour pour son fils et son respect pour son prince, versait des larmes et s’efforçait de les cacher. Accablé de douleur et de honte, pâle, tremblant, il baissait la tête dans un morne silence. Il n’en était pas de même de la mère ; elle se livrait à l’affliction la plus violente et au désespoir le plus furieux. La douleur des parents de Navis, qui s’exprimait d’une manière si différente, frappait tous ceux qui les entouraient. Bonivard, qui dans ce moment tragique se mêlait aux groupes agités des bourgeois, avait le cœur déchiré de tout ce qu’il voyait et entendait, et en rentrant dans son prieuré, il s’écriait : « Quelle horreur et quelle indignation donne un tel spectacle ! Les étrangers même auxquels il n'attouche ont abomination… Que font donc les pauvres citoyens ? Quoi, les pauvres parents et amis ? Quoi, le père et la mère ?… »
Les Genevois ne se bornaient pas à des lamentations inutiles, et leurs regards ne s’arrêtaient pas au coup qu’ils venaient de recevoir ; ils se portaient sur la main qui l’avait frappé ; cette main était celle de leur évêque. Chacun savait les écarts de Navis et Blanchet ; mais dans ce moment personne n’en parla ; on ne voyait en eux que deux jeunes et malheureux martyrs de la liberté. La colère du peuple montait à gros bouillons et se versait sur le prélat plus que sur le duc. « L’évêque, disait-on, est un loup sous la cape d’un pasteur. Si vous voulez savoir comment ce bon berger paît ses agneaux, allez au pont d’Arve !… » Les chefs pensaient de même ; ils se disaient que ce n’était pas assez pour l’évêque prince de plonger des familles et une ville tout entière dans les larmes ; que son imagination calculait froidement les moyens d’accroître cette douleur ; que ces têtes et ces bras suspendus étaient un notable exemple de cette cruelle faculté d’invention, qui a toujours distingué les tyrans ; que torturer en Piémont les corps de leurs jeunes amis ne suffisait pas au prélat, qu’il lui fallait torturer à Genève tous les cœurs. Quel est donc l’esprit qui l’anime ? Quels sont les mobiles secrets de ces horribles exécutions ?… se demandait-on. Despotisme, intérêt, fanatisme, haine, vengeance, cruauté, ambition, démence, rage… Ah ! c’est à la fois tout cela. Ne pensez pas qu’il s’arrête en si beau chemin ; ce ne sont là que les prémices de ses tendresses. Dresser des tables de proscription, égorger les amis de la liberté, exposer leurs cadavres, tuer Genève, en un mot, prendre en tout Syllaa pour modèle, voilà quelle sera désormais la cure d'âmes de cet évêque du pape.
a – « Si fut exercé lors une cruauté presque sylleine (digne de Sylla), » dit Bonivard (Chroniq., II, p. 324).
La résistance des citoyens aux empiétements du prélat, prit dès lors un caractère qui devait nécessairement conduire à l’abolition de l’épiscopat romain dans Genève. Il y a une justice rétributive à laquelle les princes ne sauraient échapper, et ce sont quelquefois des successeurs innocents qui sont précipités du trône pour les crimes de leurs prédécesseurs coupables ; depuis plus d’un demi-siècle, nous en avons vu des exemples illustres et répétés. La peine qui n’est pas tombée sur l’individu tombe sur la famille ou sur l’institution, et cette peine qui frappe l’institution est ainsi plus terrible et plus instructive encore. Les membres déchirés, suspendus aux bords de l’Arve, laissèrent dans l’esprit du peuple genevois une ineffaçable impression. Si un mamelouk et un huguenot passaient ensemble, et que le premier montrant le noyer dît au second en souriant : « Reconnais-tu Navis et Blanchet ? » le huguenot répondait froidement : « Je reconnais mon évêqueb. » L’institution d’un évêque-prince, imitation de celle d’un évêque-roi devenait tous les jours plus odieuse aux Genevois. Sa fin était inévitable, — sa fin à Genève ; plus tard les jugements de Dieu devaient partout l’atteindre.
b – Registres manuscrits du Conseil, 3 octobre et 26 novembre 1518. — Bonivard, Chroniq., II, p. 326. — Manuscrits de Roset et de Gautier. — Les Maumelus (Mamelouks) de Genève. Ce dernier manuscrit, ainsi que plusieurs autres recueillis par M. Mallet-Romilly, appartient maintenant à M. le professeur Cellérier, à la complaisance duquel j’en dois la lecture.
Le peuple n’était pas seul agité. Les syndics avaient assemblé le conseil. « Ce matin, dirent-ilsc, avant jour, on a attaché deux têtes et deux bras sur un noyer, devant l’église de Notre-Dame des Grâces. Nous ne savons par l’ordre de qui. » Chacun savait au fond les têtes de qui, et l’ordre de qui ; pourtant l’explosion fut moins grande dans le conseil que parmi la foule. On comprenait sans doute que cet acte cruel annonçait de sinistres desseins ; on y voyait un coup de tonnerre qui précédait l’orage ; mais chacun en tirait des conséquences diverses. Certains chanoines, moines et « autres gens d’Eglise romaine, complices du tyran, » demandaient une soumission absolue. Certains nobles se disaient que s’ils étaient délivrés de ces conseils bourgeois, ils pourraient étaler plus à leur aise leurs aristocratiques prétentions. Certains marchands, Savoyards de naissance, qui aimaient mieux « gros gain en servitude que léger gain en liberté, » se réjouissaient en pensant que si le duc devenait seigneur de la ville, il y résiderait avec sa cour, et qu’alors ils vendraient cher leurs marchandises. Mais les vrais Genevois consentaient avec joie à ce que leur patrie fût petite et pauvre, pourvu qu’elle fût un foyer de lumière et de liberté. Pour les huguenots, les deux têtes étaient le signal de la résistance. « Avec un adversaire qui garde quelque mesure, disaient-ils, on peut se relâcher de ses droits ; mais il n’y a plus de ménagements à observer avec un ennemi qui procède par assassinat… Jetons-nous dans les bras des Suisses. »
c – Registres du Conseil du 3 octobre 1518.
Le crime de l’évêque allait devenir ainsi l’une des étapes de la liberté. Sans doute, les victimes étaient coupables ; mais les meurtriers l’étaient plus encore. Tout ce qu’il y avait de noble dans Genève soupirait après l’indépendance. En vain les magistrats mamelouks cherchaient-ils à excuser un acte qui nuisait à leur cause ; on leur répondait rudement ; les opinions contraires se heurtaient dans le conseil, et « il y eut un gros tumulte. » A la fin on décida d’envoyer une ambassade aux princes pour savoir si cette action sauvage s’était faite par leur ordre, et dans ce cas leur en faire remontrances. Cette résolution déplaisait fort aux mamelouks ; ils s’efforcèrent d’adoucir cet aigre message, en en chargeant des messagers doucereux. « Pour obtenir des princes ce que l’on désire, il faut leur envoyer des gens qui leur soient agréables, » dit le premier syndic. L’assemblée nomma donc le vidame, Aymon Conseil, agent effronté de la Savoie, l’ancien syndic Nergaz, homme méchant, ennemi personnel de Berthelier, et Deléamont, châtelain de Peney, avec lequel les huguenots avaient plus d’une fois tiré l’épée. Le duc, qui était alors dans ses provinces savoyardes, reçut froidement les députés en audience publique ; mais en secret il leur fit mille caresses. Les ambassadeurs revinrent trois jours après leur départ avec une insignifiante réponsed.
d – Registres msc. du Conseil, 3, 6 et 22 octobre 1518. — Manuscrits de Roset et de Gautier. — Les Mamelouks de Genève.
L’évêque était alors à Pignerol, où il avait présidé à l’affreuse boucherie. On s’était contenté de lui écrire, vu la distance ; or, comme il était encore tout glorieux de son exploit, il répondit en exaltant les douceurs de son gouvernement. « Jamais vous n’avez eu prince, ni prélat, qui ait eu si bon vouloir que moi, écrivait-il de Turin, le 15 octobre ; cette exécution faite delà le pont d’Arve, est pour donner une leçon à ceux qui voudraient mal vivre. » Aussi le bâtard exhortait-il les Genevois à se montrer sensibles à ce bienfait, en y répondant par un redoublement d’amour. Ces deux têtes, loin de lui causer quelques remords, lui donnaient envie d’en avoir de nouvelles ; il invitait les Genevois à reconnaître ses touchantes faveurs, en lui accordant la tête de Berthelier et quelques autres par-dessus. Faisant au conseil confidence de ses angoisses les plus secrètes, il exprimait la crainte que si ces têtes ne tombaient avant son retour, cela l’empêchât de savourer la délicatesse de ses mets. « Acquittez-vous de votre devoir, dit-il, tellement qu’il ne soit plus question, quand je serai par delà, que de faire bonne chère. » Faire chère lie et mettre à mort ses paroissiens les plus illustres, tels étaient les deux points principaux de la cure épiscopale du bâtard. Pour être plus sûr d’obtenir ces têtes, il menaça Genève de ses vengeances. « S’il était question du contraire, dit-il en finissant, entendez bien que je supplierai mon dit seigneur (le duc), et monseigneur son frère (le comte), de garder mon bon droit ; et j’ai cette confiance en eux, qu’ils ne me laisseront point affouler ; outre cela, j’y mettrai ma personne et mes biens. » Cette douce pastorale est signée : L’Évêque de Genèvee.
e – Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 270-273.
Ainsi tout se liguait contre Genève. Succomberait-il ? Y avait-il, dans cette petite population, des forces assez puissantes pour résister à la double oppression laïque et cléricale, qui avait écrasé dans le moyen âge tant de libres cités ? Trois influences agirent, nous l’avons vu, dans la formation des libertés modernes, et nous retrouvons dans Genève les représentants des trois grandes écoles, dans lesquelles l’Europe a appris les principes qui la gouvernent. Le caractère des libertés germaniques, était l’amour énergique de l’indépendance ; or, Berthelier et plusieurs de ses amis descendaient sous ce rapport de la Germanie. Le caractère des libertés romaines était la légalité ; nous le trouvons très marqué dans Lévrier et d’autres hommes éminents. Le troisième élément de l’indépendance de ce peuple, devait être ce principe chrétien, qui soumettant la conscience à Dieu, et donnant ainsi à l’homme une fermeté plus qu’humaine, le fait marcher dans le chemin de la liberté, passer même au milieu des précipices sans que la tête lui tourne et que les jambes chancellent. Quelques années encore et un grand nombre de Genevois trouveraient cet élément dans l’Évangile. C’est à lui principalement que Genève a dû le maintien de son existence.
Après Blanchet et Navis, la passion de l’indépendance devint dominante. Dès lors, dit un ma gistrat du dix-septième siècle, on ne regarda plus dans Genève le duc et l’évêque que comme deux tyrans qui ne cherchaient que la désolation de la villef. »
f – Document adressé à lord Townshend, par M. Chouet, secrétaire d’Etat. Msc. de Berne.