(1845)
Solidarité entre la vie religieuse du pasteur et celle du troupeau, — surtout en pays païen. — Vie intérieure de Hunt. — Une naissance et une mort dans sa famille. — Consécration à Dieu ; sainteté. — Son activité. — Assemblée annuelle des missionnaires ; leurs vives préoccupations. — Hunt convoque une grande assemblée pour la prière et l’humiliation. — Le réveil éclate. — Convictions profondes. — Conversions. — Le mouvement s’étend. — Crises violentes. Résultats. — Activité de Hunt. — Les services publics. — Le réveil atteint les diverses sections du circuit. — Réunions bénies. — Opinion de Hunt sur le réveil et sur les réveils en général. — Symptômes extérieurs. — Irritation de Thakombau. — Ses terribles menaces contre les chrétiens. — Chute de Rewa. — L’armée de Thakombau vient à Viwa pour exterminer les chrétiens. — Il a une entrevue avec Mme Hunt. — Namosimaloua est sur le point d’être tué. — Hunt intercède pour le peuple. — Attitude des chrétiens. — Etonnement des païens. — Ils sont irrésolus et se décident à repartir.
Le ministère chrétien, partout où il est établi sur sa base primitive et normale, a pour mission de créer une étroite communion de sentiments et d’idées entre le pasteur et son troupeau. Ces relations doivent même revêtir un caractère de profonde intimité dont rien ne peut donner une idée, si ce n’est peut-être la notion de la famille, envisagée à son point de vue le plus grave, le plus chrétien, je veux dire au point de vue de la solidarité, qui est son lien moral en même temps que sa plus sérieuse garantie. De la communauté des convictions, des besoins et des aspirations comme de la nature même de l’œuvre spirituelle poursuivie en commun, doit naître en effet entre le troupeau et son pasteur un vif sentiment de solidarité. Pour la perpétuité du ministère chrétien comme pour celle de l’Église, c’est là aussi que se rencontre la garantie sérieuse, la garantie essentielle. Il ne serait pas difficile de prouver par l’histoire que l’Église et le clergé, les laïques et les pasteurs ont ensemble périclité, du jour où, répudiant les traditions apostoliques, ils ont divorcé et se sont crus indépendants les uns à l’égard des autres. Un fait d’une portée immense est d’ailleurs vivant sous nos yeux d’une lamentable réalité ; nous voulons parler de l’état de l’Église romaine. Où a-t-elle abouti, avec son sacerdotalisme effréné, si ce n’est à absorber ou à annihiler l’élément laïque, à tel point que, par un monstrueux abus de mots, l’Église n’a plus signifié l’assemblée des fidèles, mais l’assemblée du clergé.
C’est cette large et féconde solidarité de positions et de sentiments qui explique, à nos yeux, la puissance et les succès de nos missions protestantes au sein des peuples païens. Le missionnaire, en arrivant dans son champ de travail, se trouve dès l’abord aux prises avec des difficultés immenses qui l’obligent à entrer en relations étroites avec ses sauvages ouailles. Il y a là une nécessité matérielle et morale tout à la fois. Fût-il entiché d’idées cléricales au premier chef, eût-il des préjugés ecclésiastiques très enracinés, et eût-il l’intention arrêtée d’avance de tenir à distance ses prosélytes pour sauvegarder la dignité de son sacerdoce, force lui est bien, en pays sauvage, de se débarrasser de ce bagage inutile. Appelé à renoncer à sa patrie, à sa famille, à sa langue maternelle, à ses habitudes, pour se voir jeté en pleine barbarie, il ne tarde pas à comprendre qu’il lui faut conquérir une à une les âmes qui doivent faire son troupeau, et qu’on ne peut les conquérir qu’en se mettant en relation assez étroites avec elles pour mériter leur confiance. Il y a là un baptême à recevoir qui efface bien des préjugés et qui transforme un homme assez rapidement. Le missionnaire s’aperçoit sans peine que l’influence qu’il exerce est d’autant plus profonde et d’autant plus sûre auprès de ces natures primitives qu’il sait mieux descendre à leur niveau et se rompre à leur vie. Bientôt il sentira qu’il y a entre sa vie religieuse et celle de son troupeau une corrélation évidente, une correspondance parfaite ; sa vie intérieure se reflétera dans son troupeau, avec ses alternatives de progrès et de faiblesse. Ses défaillances lui paraîtront désormais doublement coupables, puisqu’elles risquent d’entraîner par contre-coup de semblables défaillances au milieu de ses ouailles. Il deviendra de la sorte toujours plus attentif à régler le balancier de sa vie spirituelle puisqu’il y verra, en un sens, le régulateur de celle des âmes qui lui sont confiées. Et quand, après une période de langueur, il aspirera après un réveil de l’œuvre chrétienne autour de lui, il saura travailler d’abord à son propre relèvement.
Ces principes pastoraux formaient, on peut l’affirmer, la règle de conduite de John Hunt. Chez lui surtout, le développement de la vie extérieure était parallèle à celui de la vie intérieure. On ne s’étonnera donc pas qu’à la veille d’un réveil religieux général dont nous avons vu déjà quelques signes avant-coureurs, il ait dû traverser lui-même, dans son expérience chrétienne, une crise de luttes et de préparation, dont nous trouvons les traces dans nos documents. Nous avons déjà dit que l’arrivée de ses deux collègues de Rewa, forcés par la guerre à lui demander asile, avait été considérée par lui comme un grand bienfait de Dieu et qu’il avait trouvé de précieux encouragements dans la communion fraternelle qui en était résultée. La conversion de Vérani fut aussi l’un de ces événements heureux qui relevèrent son courage et l’affermirent dans la confiance qu’il avait en la puissance de la prière ; car il considérait avec raison cette victoire comme une réponse à ses intercessions. Ce fut un chaud rayon de soleil dans sa carrière parfois si triste et si sombre. Au milieu de ses chers Fidjiens, il ne se sentait plus isolé et sans amis ; le nouveau converti devint son ami dévoué et son compagnon inséparable. Désormais aussi, il ne pouvait plus douter, même pour un moment, de la validité de sa vocation. Le chef de l’Église avait apposé sur son ministère un sceau indélébile, et, malgré les épreuves qui ne lui manquaient pas au dehors, malgré une santé déjà ruinée par le travail, il se sentait disposé à poursuivre sa tâche avec courage jusqu’au moment, bien proche, hélas ! où le Maître viendrait le rappeler à lui.
Mais une amère goutte de fiel devait se mêler pour notre pieux missionnaire aux pures joies de la prospérité, et Dieu allait mûrir par l’épreuve l’âme de son serviteur. Vers le milieu de mars 1845, un doux et pur rayon de joie descendit sous son toit, par la naissance d’une charmante petite fille. Mais c’était là en quelque sorte la compensation anticipée de l’épreuve douloureuse qui se préparait pour le père et pour la mère, puisque quinze jours après cette naissance, leur fille Hannah, gracieuse enfant de quelques années, expirait dans leurs bras. Le pauvre père fut brisé par ce coup et sentit le besoin de se réfugier complètement en Dieu.
« Pauvre petite Hannah ! s’écrie-t-il, elle est heureuse et en sûreté auprès de Dieu. J’en ai maintenant trois dans le ciel. Je rends grâce à Dieu de ce qu’ils sont à l’abri du mal. Je sens beaucoup ma privation maintenant ; mais combien plus terrible est la pensée qu’ils auraient pu vivre pour pécher contre Dieu et se perdre. Dieu connaît tout, et il agit d’après sa connaissance des choses et non d’après la nôtre. Oui, tout est bien, quoique ceci soit pénible. Pauvre chère petite ! je ne croyais pas l’aimer autant. Le jour après sa mort, il me semblait qu’elle était essentielle à mon bonheur et que je ne pourrais pas vivre sans elle. Je suis plus soumis maintenant et même complètement soumis. Ma chère femme a été merveilleusement soutenue par le Seigneur. »
C’est sous l’empire des mêmes préoccupations qu’il écrit à deux de ses collègues, au mois de mai suivant : « Nous recevons, au temps de l’épreuve et par le moyen d’évènements pénibles, des bénédictions que nous ne pourrions recevoir autrement, et cette raison serait-elle la seule, suffirait à expliquer les épreuves. Je bénis Dieu pour les afflictions qu’il m’envoie. Encore un peu de temps et elles seront surmontées. Je sens que l’éternité est tout près. Tandis que je vous écris, elle me semble, je ne sais pourquoi, tout à fait rapprochée. Mais, que Dieu soit béni ! le sang de Jésus-Christ son Fils purifie de tout péché ! Pour nous purifier du péché, il y a une abondante provision. Il y a pour cela une fontaine ouverte à la maison de David. Puissions-nous aller nous y laver et devenir purs ! »
Cette épreuve paraît avoir complètement jeté dans les bras de Dieu le pauvre père. Elle lui fit comprendre l’instabilité des affections terrestres et la nécessité de vivre tout pour Dieu. Il avait découvert que son cœur n’était pas entièrement soumis, et vaillant comme il l’était dans ces luttes intérieures où triomphent les âmes fortes, il se décida à n’y point faiblir et à dépasser, par l’ardeur de sa foi, les limites restreintes où trop souvent s’embarrassent les aspirations des âmes chrétiennes. Ce qui, selon nous, donne à ces luttes un cachet de vie et de puissance, c’est la certitude de la, victoire prochaine qui remplit ce héros de la foi ; ses aspirations n’admettent pas de bornes ; sa foi se refuse à s’enchaîner dans des barrières quelconques ; il ne croit pas aux non tangenda vadaa de la vie chrétienne ; la Parole inspirée ouvre devant la sainte ambition de cette âme les horizons reculés et les perspectives infinies des promesses divines. En un mot, il croit à la sainteté, non comme à un idéal chimérique et inaccessible, mais comme à une forte et bienfaisante réalité. C’est l’âme remplie d’une certitude puissante qu’il s’écrie : « Gloire à Dieu, le sang de Jésus-Christ son Fils purifie de tout péché ! » Etre saint, telle fut son ambition pendant ces années ; tel fut le but qu’il avait assigné à sa foi, et il ne voulut jamais en accepter de moins élevé.
a – Les eaux que l’on ne peut toucher, Horace, Odes. (ThéoTEX)
Les pressentiments d’une mort prochaine que nous avons rencontrés déjà dans l’une de ses lettres paraissent lui avoir été familiers à cette époque, et ne pouvaient qu’affermir ses pieuses résolutions. Il y puisait aussi les motifs de cette activité infatigable qu’il déployait dans l’accomplissement de sa mission. On peut dire qu’il portait sur son cœur l’œuvre de Fidji ; dans les luttes du cabinet comme dans celles de la place publique, dans la maison de deuil où il portait la consolation comme dans les fêtes païennes où il paraissait pour arrêter l’effusion du sang, il n’avait qu’une pensée, qu’un désir, qu’un besoin : sauver les Fidjiens par l’Évangile. Il était impossible que ses efforts demeurassent stériles et que Dieu laissât ses prières sans réponses : il était impossible aussi que l’exemple d’une vie sainte et dévouée ne portât aucun fruit auprès de ce peuple. Le réveil longtemps désiré ne pouvait plus tarder.
Hunt apporta ces préoccupations qui lui étaient devenues habituelles, au milieu de ses collègues réunis sous sa présidence, pour leur assemblée de district vers la fin de juin 1845. Il leur ouvrit son âme et leur fit part des aspirations qui la remplissaient. Eux-mêmes soupiraient ardemment après une effusion de l’Esprit-Saint qui seule, à leurs yeux, pouvait communiquer à la mission fidjienne un élan décisif. Il est touchant de se représenter ces hommes, jetés par leur propre volonté au milieu de peuplades sauvages et se réunissant pour se faire part de leurs expériences pastorales et pour s’encourager à la persévérance au milieu des graves difficultés de leur mission. Ils se demandèrent à quels moyens nouveaux il fallait faire appel pour déterminer ce mouvement religieux, qui seul pouvait combattre la recrudescence d’impiété et de souillure qu’entraînait l’horrible guerre entre Mbau et Rewa. Cette guerre en effet créait des conditions toutes différentes à l’œuvre chrétienne et posait à nouveau le problème qui avait paru un moment résolu, à savoir à laquelle des deux religions rivales, la religion évangélique ou la religion païenne, resterait la domination morale du pays. Les temps étaient graves et nul ne se le dissimulait au milieu de cette petite troupe de serviteurs de Dieu ; aucun d’eux ne désespérait pourtant du résultat final, quoique parmi eux il y en eût dont l’œuvre avait été anéantie au milieu des troubles de la guerre et qui n’avaient même arraché leur vie à leurs persécuteurs que par une fuite précipitée. En présence de cette position exceptionnellement difficile, les missionnaires furent unanimes à reconnaître que Dieu seul pouvait faire face à ces exigences et que quant à eux ils ne pouvaient que se pénétrer toujours mieux de l’esprit des grands moyens que l’Église a toujours eu à sa portée dans ses jours difficiles. La prière et l’humiliation, le rajeunissement de la foi individuelle, une mesure plus abondante de sainteté dans les membres de l’Église et dans ses conducteurs tout d’abord, tels leur parurent être ces moyens recommandés par l’expérience des siècles. Ils se séparèrent après une session bénie, le cœur plein de reconnaissance envers Dieu ; ils emportaient avec eux l’assurance que de meilleurs jours se lèveraient sur Fidji. Remplis d’une vie nouvelle, ils allaient s’occuper à la répandre largement autour d’eux. Nous n’avons pas à raconter quels succès couronnèrent les efforts de chacun d’eux ; revenons au missionnaire de Viwa et à son champ de travail.
Observateur intelligent de l’état des esprits qui l’entouraient, Hunt avait enfin cru remarquer chez plusieurs des besoins religieux profonds. Depuis de longues années, il attendait avec impatience ce moment béni et il s’y était préparé. Des symptômes nouveaux se manifestèrent à la suite de la conversion de Vérani, et le missionnaire crut le moment venu d’adresser aux âmes bien disposées un appel énergique et décisif ; il pensa qu’une réunion spécialement convoquée en vue d’engager le peuple à l’humiliation et à la repentance pourrait répondre à des besoins spéciaux, dans les circonstances difficiles que traversait le pays, et il la convoqua solennellement après avoir pris l’avis des principaux membres du troupeau. Le samedi, jour fixé pour cette assemblée, arriva, et dès l’aurore la chapelle de Viwa fut remplie d’une foule compacte qui avait répondu avec empressement à l’appel de son pasteur. Plusieurs cédaient sans doute à l’attrait de la curiosité ; mais la plupart obéissaient à la pression d’un malaise intérieur réel produit par l’influence de la prédication évangélique et par les grandes leçons qui résultaient des calamités publiques. Tous étaient sérieux et recueillis et semblaient s’attendre à de grandes choses pour ce jour-là. Le missionnaire qui s’était préparé dès longtemps à cette grande journée par la prière et par la retraite, se leva le premier et expliqua simplement mais avec une ardeur saisissante l’intention de la réunion, convoquée dans le but exprès de confesser à Dieu les péchés du peuple et de solliciter ses compassions : il décrivit en quelques traits frappants les misères morales de la nation fidjienne, il rappela ce triste et hideux redoublement de perversité qui avait accompagné la guerre actuelle, en dépit des lumières nouvelles et abondantes répandues par l’Évangile ; puis il invita tous ceux qui s’y sentaient portés à exposer naïvement à Dieu leurs besoins particuliers aussi bien que ceux de leur peuple. Il connaissait assez le caractère de ces pauvres gens pour craindre un peu que les prières ne dégénérassent en longs et intarissables bavardages, à force de vouloir tout dire et tout embrasser, ce qui eût fait échouer la réunion dès son origine ; aussi recommanda-t-il à ceux qui devaient prier de le faire brièvement et en pensant surtout à eux-mêmes. Un vieux et excellent chrétien, nommé Paul, éleva aussitôt la voix, et sa prière fervente et toute entrecoupée par ses larmes plaça toute l’assistance sous une excellente impression. La foule qui s’était prosternée suivait chaque mot et, pour ainsi dire, l’accentuait de ses sanglots ; l’Esprit de Dieu semblait déjà se mouvoir sur ces têtes inclinées, comme au premier jour sur le monde en formation.
Les prières se suivirent rapidement, et montèrent vers Dieu énergiques et brûlantes, et, à mesure que de nouvelles voix faisaient entendre des paroles d’humiliation et de repentance, l’émotion gagnait de proche en proche, et bientôt il n’y eut pas un des assistants qui ne pleurât. Plusieurs de ces hommes n’avaient jamais versé une larme, et ils s’en faisaient gloire ; les cris des enfants dont ils avaient froidement égorgé les parents n’avaient jamais remué leurs cœurs farouches. Et ce jour-là ils pleurèrent eux-mêmes comme des enfants à la pensée de leurs forfaits. Les larmes qui coulaient d’abord silencieuses se changeaient en sourds gémissements ou en cris mal étouffés. La voix jusque-là endormie des consciences qui se réveillaient brusquement, faisait entendre au dehors ses protestations ou ses terreurs. C’était assurément une commotion étrange que celle que durent ressentir ces hommes, chez la plupart desquels le sentiment du péché n’avait jamais existé, et qui soudain se sentaient envahis par une terreur, vague et confuse d’abord, puis bientôt accablante et impérieuse tout à la fois. La vie morale se révélant tout à coup, se dévoilant dans un moment, et cela par son côté tragique, avec ses profondeurs effrayantes, c’est là un phénomène moral d’un caractère saisissant, comme l’Esprit de Dieu seul peut en produire. L’Esprit de Dieu, c’était bien lui en effet qui agissait d’une manière merveilleuse au milieu de cette assemblée, apportant aux âmes la conviction de leur misère profonde. Nul ne pouvait douter de son action sur ces pauvres sauvages ignorants et naïfs, mal habiles à feindre et dont la douleur ne pouvait pas être suspectée ; leur angoisse n’était pas et ne pouvait pas être une consigne ou une forme hypocrite ; c’était l’accent sincère de leur conscience subitement placée en face des réalités augustes et redoutables de la Loi qui condamne.
Au milieu de cette foule d’âmes repentantes, le missionnaire se sentait heureux et récompensé de toutes ses peines. Il ne demeurait pas inactif cependant. Ce mouvement qui commençait, il fallait le diriger et le contenir, en même temps que l’encourager et le développer. Il n’y manqua pas. Il sut se multiplier, dès cette première réunion, pour faire face à tous les besoins, pour encourager tous les cœurs. Les chrétiens aussi, fortifiés eux-mêmes et rajeunis dans leur foi, apportaient aux pénitents des paroles d’espérance et de confiance. D’autres, chrétiens de nom depuis longtemps, saisis par l’Esprit-Saint, se décidaient à servir Dieu avec fidélité, et, baptisés eux-mêmes d’un baptême nouveau, se mettaient à exhorter les inconvertis et à prier pour eux. Il est évident qu’il devait régner dans cette assemblée un désordre apparent qui eût effarouché assurément des esprits frivoles ou même certains chrétiens délicats ; mais, aux yeux des anges qui contemplaient le spectacle offert par ces pécheurs qui se repentaient, ce désordre était de l’ordre et ce bruit une harmonie incomparable ; ce jour-là, il y eut de la joie dans le ciel, selon la parole du Sauveur, car des âmes vinrent à la repentance.
L’assemblée fut congédiée, mais l’œuvre continua, et le feu sacré se répandit avec une merveilleuse rapidité. « Il serait impossible, dit John Hunt, de décrire ce qui se passa à la suite de cette assemblée. Quelques-uns des cannibales les plus dépravés de Fidji étaient soudainement saisis de la plus puissante conviction ; et le sentiment du danger qu’ils couraient dans leur état de péché les plongeait dans les plus terribles agonies, dans l’angoisse la plus poignante. Ils pleuraient et se lamentaient d’une façon pitoyable ; l’agitation et le désespoir de quelques-uns d’entre eux étaient arrivés à un tel degré d’intensité, qu’il fallait que quelques hommes veillassent sur eux, pour les empêcher de se porter à quelque excès sur eux-mêmes. Il n’y avait pourtant dans leurs paroles rien qui indiquât un dérangement d’esprit. Ils pleuraient sur leurs péchés et demandaient grâce à Dieu d’une manière qui nous remplissait d’étonnement.
D’autres n’avaient abandonné le paganisme que tout récemment ; et cependant leur connaissance de l’Évangile et la facilité avec laquelle ils s’exprimaient dans leurs prières auraient fait honneur à une personne née et élevée dans un pays chrétien. Ne puis-je pas dire qu’ils étaient enseignés de Dieu ? Ce que plusieurs d’entre eux avaient entendu depuis longtemps sans profit apparent, leur revenait en ce moment et leur était utile. On peut affirmer que la conversion seule a le pouvoir de donner aux connaissances théologiques un caractère d’utilité pratique incontestable. Rien ne m’a aussi bien démontré l’exactitude de cette idée comme ce qui est arrivé pendant ce réveil à certains anciens membres de l’Église de Viwa. Nous avions longtemps gémi sur leur inaptitude apparente à saisir la simplicité du plan du salut par la foi seule en Jésus-Christ. Ce qu’ils disaient dans leurs classes indiquait des expériences défectueuses ; c’étaient des serviteurs de Dieu ; ce n’étaient pas encore des enfants. Et maintenant cette difficulté a disparu par l’Esprit de Dieu qui leur a donné la foi. Sa direction leur a rendu tout facile, et le clair témoignage qu’il leur a donné leur a rendu tout clair et tout agréable.
Cinq ou six jours après le commencement de cette œuvre, je visitai toutes les familles de Viwa, pour m’informer de l’état religieux où elles se trouvaient. Je rencontrai plus de soixante-dix personnes qui, pendant ces jours, avaient trouvé la paix de Dieu. »
Une autre relation écrite par le même missionnaire nous fournit les détails suivants :
« Notre première assemblée fut le commencement d’une série de réunions qui se tinrent tous les jours, et souvent plusieurs fois par jour, non seulement dans la chapelle, mais encore dans presque toutes les maisons de la ville. La prière se faisait entendre matin et soir au milieu des familles rassemblées ; dans certains cas la famille presque toute entière demandait à grands cris le pardon de Dieu. Les préoccupations religieuses étaient si grandes qu’on laissait tout le reste de côté ; les travaux étaient suspendus et on oubliait de manger et de dormir. Nous fûmes même obligés de contraindre certaines personnes à prendre quelques aliments pour ne pas défaillir. Je pense que plus de soixante-dix personnes furent converties pendant les cinq premiers jours du réveil. Plusieurs cas de conversion dont je fus témoin dépassent tout ce que j’ai vu, entendu ou lu de plus remarquable dans ce genre. Mais si l’on se rappelle à quels cannibales féroces, à quels meurtriers sans pitié le réveil s’attaquait, on ne s’étonnera pas du caractère exceptionnel de ces conversions. On suspecterait avec quelque raison le sérieux et la profondeur de ce travail intérieur, si de pareils hommes, lorsqu’ils se repentent, ne montraient pas quelques sentiments peu ordinaires. Certes les sentiments du peuple de Viwa étaient d’une nature extraordinaire. Certains hommes rugissaient (le mot est exact) pendant des heures consécutives, tant était grande l’angoisse de leur âme. Il arrivait parfois que cette crise aboutissait à un affaissement physique qui donnait quelque répit à leurs sentiments, en attendant que la paix de Dieu vint les relever. A peine avaient-ils repris leurs sens qu’ils recommençaient à prier avec une énergie nouvelle. Une pareille œuvre ne pouvait pas s’accomplir sans un certain désordre et sans quelque confusion, mais il était évident pour tout juge impartial que derrière ces apparences il y avait l’action du Saint-Esprit.
Les résultats de cette œuvre ont été excellents. La prédication de la Parole a été accompagnée de la puissance d’En haut d’une manière bien supérieure à tout ce que nous avions vu avant le réveil. Bon nombre d’âmes naguère insouciantes et inutiles sont devenues sincèrement dévouées à Dieu. L’expérience de plusieurs a été approfondie et développée. Beaucoup sont devenus, par l’adoption et la régénération, les enfants de Dieu. D’autres ont été affermis, et tous sentent que le réveil a inauguré une nouvelle ère dans leur histoire religieuse. »
Au sujet des violentes crises morales dont il vient de parler, John Hunt dit ailleurs : « Dans les paroles de ceux qui traversaient cet état de prostration physique, il n’y avait rien de désordonné ou d’étrange ; nous étions surpris de la précision et de la clarté avec lesquelles ils s’exprimaient en priant ou en exhortant les autres. En général, à peine avaient-ils obtenu la faveur de Dieu, et retrouvé leur calme habituel, qu’ils se mettaient à adresser à leurs voisins de pressantes exhortations où ne manquaient ni la puissance ni la facilité. »
Pendant quelque temps, cette œuvre bénie se continua et fit de remarquables progrès ; elle atteignit même toutes les classes de la population ; on entendait des gémissements dans la demeure du chef de Viwa aussi bien que dans la hutte du plus pauvre. John Hunt se multipliait et portait de maison en maison des paroles de confiance et d’encouragement aux âmes repentantes. Ses exhortations montrèrent à plusieurs le chemin du salut, et les amenèrent insensiblement du désespoir le plus profond à la paix la plus intense. Au milieu de la nuit, on venait souvent l’appeler pour qu’il priât auprès de ceux qui cherchaient le pardon de Dieu, et il se prêtait avec joie aux exigences de ce mouvement religieux qu’il avait si ardemment désiré. Son âme se dilatait de contentement au milieu de ces scènes de réveil, et parfois elle semblait sur le point d’éclater de bonheur et de reconnaissance. Dans les services publics, il se sentait dans son élément vital, et il y éprouvait la réalité de la communion des saints, dont il n’avait guère joui, depuis le jour où il avait quitté le sol de la mère-patrie. Là, il mêlait ses larmes à celles des pénitents et ses chants de louange à ceux des rachetés. Lorsque le Te Deum fidjien éclatait soudain dans la chapelle, un frémissement sympathique courait dans l’assemblée, car c’était le chant de victoire entonné par quelque âme nouvellement née à la vie spirituelle. Toutes ces faces sombres s’illuminaient de joie, lorsque les voix, s’entre-répondant dans la douce langue de Fidji et sur un rythme cadencé, chantaient avec l’enthousiasme de la foi : « O Dieu, nous te louons et nous reconnaissons que tu es le seul Seigneur ! » Mais souvent les voix baissaient et des larmes ruisselaient des yeux, lorsque venaient ces mots : « O Christ, tu es le Roi de gloire ! » Si dans ces moments le chant tombait presque, tellement vive était l’émotion, on peut dire que ces cris : Jésus ! Jésus ! qui retentissaient dans la chapelle, partis de cœurs brisés, étaient une action de grâce plus vivante encore et plus éloquente.
Les résultats de toute nature qui couronnèrent ce mouvement religieux, sur les détails duquel il serait superflu d’insister plus longuement, vinrent prouver combien sérieux il avait été et quelles profondes racines il avait jetées dans les âmes. Non-seulement ceux que l’Évangile avait touchés s’unirent à l’Église et prouvèrent parleurs œuvres la sincérité de leur conversion, mais encore ceux même qui demeuraient en dehors du réveil furent convaincus de la puissance du christianisme et subirent son influence.
Chose plus remarquable encore ! l’œuvre chrétienne se répandit au dehors de Viwa, avec une rapidité admirable. « Plusieurs de nos gens, dit Hunt, ont visité les stations voisines, pour leurs affaires, et ils ont porté avec eux le feu sacré, à tel point que, lorsque je leur ai fait ma visite régulière, je les ai trouvées complètement prêtes à recevoir, non seulement le baptême et la sainte-cène que je venais administrer, mais le salut lui-même dont ces sacrements ne sont que les symboles. Cette visite a été véritablement bénie et a porté un cachet remarquable de spiritualité. Plusieurs fois, pendant la distribution de la cène du Seigneur, une telle émotion s’est emparée des communiants, sous l’influence de la présence de Dieu, qu’ils ont eu à peine la force de recevoir les éléments sacrés. Le pasteur lui-même se sentait à tel point environné de la gloire de Dieu qu’il avait de la peine à continuer son service. On peut dire que les nattes de la chapelle étaient tout humides des larmes des communiants. »
Et le missionnaire ajoute, en faisant allusion aux préjugés répandus en Angleterre contre l’ordination non-épiscopale : « Que les hommes nous contestent le droit d’administrer les saints sacrements ; c’est ainsi que notre Maître et Seigneur nous honore de sa présence d’une façon toute spéciale, en en faisant un moyen de salut pour ceux qui le reçoivent de nos mains. »
Puis il ajoute : « Nos sociétés ont vu le chiffre de leurs membres s’élever de deux cents pendant l’année ; mais ce chiffre ne donne qu’une bien imparfaite idée de l’étendue de l’œuvre. Il faut y ajouter le réveil de tant d’âmes qui avaient le bruit de vivre et qui en réalité étaient mortes ; il faut aussi indiquer que tous plus ou moins ont subi l’influence de la grâce divine. »
Ce beau mouvement inspirait encore à John Hunt les réflexions suivantes qu’il adressait à l’un de ses collègues, missionnaire dans la Nouvelle-Zélande :
« Je suis convaincu que des réveils du genre de celui-ci sont le moyen béni que Dieu a spécialement choisi pour amener la conversion du monde. C’est là une manière de sauver les âmes qui courbe dans la poussière l’orgueil humain. Nous aimons à voir le salut des âmes découler de l’usage régulier des moyens de grâces, à tel point qu’il nous soit possible de rattacher logiquement les effets à leur cause. Mais Dieu sort des limites de notre voie ordinaire, il montre l’inanité de notre philosophie, et par des moyens auxquels nous n’aurions jamais songé, il vient à bout lui-même de ses desseins. Continue à agir ainsi, ô bien-aimé Sauveur ! Fais ton œuvre, à ta manière ; et surtout prends en main les intérêts de ta gloire, car les hommes en général n’y pensent guère.
L’œuvre à Fidji a été fort remarquable ; elle a naturellement été associée avec quelques manifestations que certains hommes taxeraient d’extravagance et de fanatisme. On a vu, par exemple, des femmes prier jusqu’à tomber en défaillance, et ne recouvrir le sentiment que pour se remettre à prier ; on a vu des hommes tour à tour en proie à une agonie si navrante et à une joie si intense qu’il fallait que trois ou quatre personnes veillassent constamment sur eux pour prévenir toute suite fâcheuse ; on a vu le peuple renoncer à ses affaires, et même oublier la nourriture et le sommeil, pour mieux penser à son salut.
Pour moi, j’avoue que je plaindrais le pasteur chrétien qui appellerait cela du fanatisme. Qu’on appelle de ce nom plutôt l’habitude si générale, à Fidji et ailleurs, de songer à aller au ciel sans user des moyens qui y conduisent. Et que bienvenu soit le jour qui a brillé sur nous, ce jour de la puissance de Dieu ! »
Les symptômes extérieurs qui accompagnèrent le réveil à Viwa, se sont montrés dans presque tous les mouvements religieux un peu considérables. On les a vus dans les pays les plus avancés au point de vue des lumières et de la civilisation, comme aussi dans les contrées sauvages, ce qui ne permet pas de les considérer comme une sorte de manie inspirée par un mot d’ordre, ou par le goût de l’imitation. Il nous semble facile d’expliquer cette sorte de crise physique par la crise morale qui l’accompagne ; la prostration du corps semble assez naturelle quand il s’opère dans l’âme une révolution qui la bouleverse. Et surtout, il n’y a pas lieu de s’étonner que, chez un peuple enfant comme le peuple de Fidji, les émotions religieuses, lorsqu’elles pénètrent dans un cœur habité jusque-là par les plus dégoûtantes passions, y opèrent une réaction assez violente pour déterminer une crise extérieure.
L’épreuve ne tarda pas à venir mettre son sceau douloureux sur la foi des nouveaux convertis. Il était impossible que, parallèlement à cette recrudescence du bien, il n’y eût pas un effort désespéré de la part de la puissance du mal. Tandis que l’Évangile s’occupait à conquérir à la paix et à l’amour les âmes des habitants de Viwa, la vieille et sanguinaire religion du pays, puisant son énergie dans son désespoir, rêvait de renverser le christianisme par une opposition à outrance. Sa haine mal dissimulée trouva une occasion d’éclater dans les circonstances que la guerre avait faites à la contrée. Pour en arriver à réaliser son rêve de domination absolue sur l’archipel, pour posséder en réalité le titre de Toui-Viti (roi de Fidji) que ses courtisans lui donnaient déjà par flatterie, Thakombau avait besoin de toutes ses forces ; or, il voyait clairement que chaque conversion nouvelle lui enlevait un soldat, car autant les chrétiens étaient disposés à lui venir en aide dans une défense légitime de ses droits, autant ils étaient disposés à lui refuser leur concours pour les agressions injustes et sanguinaires qu’il méditait. Cette résistance l’exaspérait, et il n’en cachait pas son dépit aux missionnaires. Il voulait du christianisme dont il comprenait parfaitement la supériorité sur les vieilles traditions du pays, mais il en voulait seulement pour l’époque où, toute opposition étant écrasée devant ses pas, il se verrait paisible dominateur des îles Fidji. Jusqu’à ce moment, il redoutait l’influence pacificatrice de la nouvelle doctrine, et essayait de contenir ses progrès et de restreindre son influence. Qu’on juge de la mauvaise humeur avec laquelle il dut accueillir la nouvelle du réveil de Viwa qui dérangeait tous ses plans, comme l’avait déjà fait la conversion de Vérani. Sa politique rusée n’avait pas compté avec la possibilité de cette brusque intervention de Dieu dans les choses d’ici-bas, et il s’était dit qu’avec la moyenne habituelle des succès des missionnaires, bien des années se passeraient avant que le christianisme devînt un adversaire redoutable. La progression de ses succès pendant les quelques mois que dura le réveil, effraya le cruel tyran. L’effroi était chez lui le premier mouvement ; le second était la colère. Il résolut d’arrêter le mouvement par des moyens énergiques ; heureusement qu’il avait affaire à forte partie : Dieu fut plus fort que lui.
La guerre avec Rewa, véritable guerre d’extermination, la plus acharnée et la plus sanglante qui figure dans les annales si lugubres pourtant de Fidji, était entrée dans une nouvelle période qui semblait devoir amener un résultat décisif. Thakombau fit appel à tous ses guerriers et sollicita l’aide de tous ses alliés. Il appela donc aux armes les habitants de Viwa, et essaya d’obtenir leur concours, au moyen des promesses les plus flatteuses ; mais, pour la première fois depuis qu’il exerçait le pouvoir suprême, il vint se heurter contre un refus positif de la part de tous ceux qui avaient été convertis par le réveil. Furieux en présence de cette opposition calme mais opiniâtre, il voulut mettre l’île à feu et à sang ; la présence du missionnaire, pour lequel il professait une profonde vénération, l’empêcha seule de mettre à exécution sa menace. Il voulut alors faire retomber sa colère sur quelques chrétiens de l’île d’Ovalau ; il leur fit savoir qu’ils eussent à choisir entre le christianisme et la mort. Ils lui répondirent avec une admirable fermeté : « Il nous est facile de nous rendre à Mbau pour y être dévorés ; mais quant à abandonner le christianisme, cela nous serait bien autrement difficile. » Thakombau leur ordonna alors de se transporter à Viwa pour y attendre le châtiment, lorsqu’il jugerait à propos de l’infliger aux chrétiens de cette île. Ils obéirent tous à cet ordre, sans la moindre hésitation.
C’est ainsi que la fidélité des chrétiens redoublait sous les coups de la persécution, et que les épreuves que leur attirait leur profession de christianisme semblaient les y attacher avec plus de dévouement. Ils ne faiblirent pas pendant que l’orage passait sur leurs têtes, et ils réjouirent l’âme de leur pasteur par leur inaltérable patience.
Malgré une hésitation d’un moment, Thakombau conservait la ferme intention de frapper un grand coup qui épouvantât ceux des chrétiens que sa colère épargnerait. Au commencement de décembre, il reçut la visite d’une députation de Somosomo qui venait pour le féliciter sur ses succès. Pour fêter son arrivée, il fit égorger trente prisonniers de Rewa qui furent rôtis et dévorés. Il annonça publiquement, pendant l’orgie, que les chrétiens fourniraient le prochain festin. Une si terrible menace venant d’un homme comme Thakombau, qui, jusqu’à ce jour, avait épargné les chrétiens et les avait même estimés, indiquait que son exaspération était arrivée à son comble ; les chrétiens durent se tenir pour avertis et tout redouter de son courroux.
Décidé à ruiner et à saccager Viwa, le terrible chef essaya d’abord de vaincre la résistance de ses habitants en les affamant. Sur ces entrefaites, survint un événement qui menaça de précipiter les choses vers un dénouement lamentable. Après une longue résistance, la lutte entre Rewa et Mbau parut terminée, quoique en réalité elle dut encore se prolonger longtemps. La ville de Rewa venait de tomber entre les mains de Thakombau, par l’une de ces trahisons qui remplissent l’histoire fidjienne. Ses ruines fumantes avaient été témoin d’un carnage épouvantable et d’un pillage effréné. Au retour de cette expédition qui semblait réaliser ses plus ardentes ambitions et jeter un défi significatif à tous ses adversaires, le chef victorieux débarqua à Viwa avec son armée, bien décidé à faire prompte et bonne justice de ce peuple récalcitrant. Il semblait qu’il n’y avait plus d’espérance pour les chrétiens, car le cannibale était en pleine fièvre de sang, et ses mains rougies ne devaient pas craindre de se souiller en égorgeant quelques tributaires peu soumis. Le moment lui avait paru bon en effet pour tirer vengeance d’eux.
Pénétrant dans la maison du missionnaire, Thakombau s’assit sans façon à table, à côté de Mme Hunt qui lui offrit du thé et de la nourriture, sans se laisser effrayer par l’aspect terrible et menaçant de son hôte, bien qu’elle fût seule à ce moment. Celui-ci accepta, but gloutonnement le thé, et, en vrai sauvage, jeta le reste par terre. Puis il demanda impérieusement à voir M. Hunt. Celui-ci était absent en ce moment ; on l’envoya chercher en toute hâte.
Thakombau fit également appeler le chef de l’île, Namosimaloua. Outre d’anciens griefs que nous avons fait connaître précédemment et qu’il n’avait jamais oubliés, le chef Mbau croyait en avoir de tout récents contre lui. Namosimaloua, sans être parvenu à la conversion du cœur, avait subi l’influence du réveil, et comme beaucoup d’autres, il s’était humilié et avait pleuré sur ses péchés. Deux résultats avaient suivi cet amendement : il avait renoncé à la polygamie et il avait refusé de suivre son suzerain dans son expédition contre Rewa. Cette dernière décision était aux yeux de Thakombau une impardonnable injure et il se promit de s’en venger.
Namosimaloua s’empressa de répondre à l’appel qui lui était fait, et il arriva, marchant, en signe de respect, sur ses genoux et sur ses mains. Thakombau, en le voyant dépasser le seuil de la porte, dit à l’un de ses compagnons : « Fends-lui la tête avec ta hache. » Heureusement que le missionnaire entra dans ce moment même et dit avec toute sa cordialité ordinaire : « Sa loloma saka, mon amour à vous, monsieur, » formule habituelle de salutation à l’égard des grands à Fidji. Cela fit diversion et sauva la tête du Fidjien. Sans l’interposition de John Hunt, sa femme eût dû, dans sa maison même, assister à une affreuse exécution.
Thakombau, sans long préambule, déclara à Hunt qu’il était venu dans l’intention de se venger des gens de Viwa ; le missionnaire employa plusieurs heures à intercéder en faveur de son peuple et à ébranler la résolution du sauvage.
Quant aux chrétiens, ils étaient pleins de joie et décidés à ne pas reculer devant la mort. Deux d’entre eux se rencontrant au moment où tout semblait leur annoncer une mort prochaine, se serrèrent la main en souriant, et l’un d’eux s’écria : « Courage ! le ciel est tout près ! » Les chrétiens mirent devant leurs assaillants, les meilleurs aliments qu’ils purent trouver et les traitèrent avec toute sorte d’égards. Pendant l’intervalle de ces soins, ils se retiraient dans les bois pour prier, et leurs persécuteurs purent entendre ces voix qui ne les maudissaient pas, mais qui appelaient sur eux les bénédictions de Dieu.
Cette attitude étonnait les païens et paralysait leurs résolutions. En présence d’une pareille tranquillité d’âme, ils étaient confondus et se sentaient impuissants. « Que ne partez-vous ! disaient-ils aux missionnaires. C’est votre présence ici qui nous empêche de les tuer. Vous n’auriez point atteint l’île voisine avant que tous les habitants de Viwa ne fussent massacrés. » Toutes les forces de Mbau étaient réunies contre une poignée de chrétiens sans défense et elles se sentaient impuissantes.
Pendant que durait l’entrevue entre le missionnaire et le chef, une femme courageuse que nos lecteurs connaissent déjà, Vatéa, la pieuse épouse de Namosimaloua, s’inspirant de sa foi et de son zèle chrétien, se rendit auprès de Thakombau, et se jetant à ses pieds, le supplia avec larmes de devenir chrétien au lieu d’essayer de détruire le christianisme. Elle lui dit combien sa foi en Jésus la rendait heureuse et quel calme elle lui procurait en face des terreurs de la mort. En l’écoutant, le grand chef semblait ne rien comprendre à cette étrange religion qui communiquait de tels sentiments à ses disciples, même en présence de la terrible perspective des fours des cannibales qui allaient bientôt peut-être les dévorer. Le jour s’écoulait dans une étrange indécision de la part des païens. Chaque heure amenait de nouveaux canots chargés de combattants revenant de la guerre et tout armés de massues et de fusils. Viwa se trouva bientôt tout entourée et toute remplie des forces de Mbau excitées par leurs récents succès. Les chrétiens contre lesquels se faisait ce grand déploiement de forces n’étaient qu’une poignée et n’avaient d’ailleurs nulle envie de résister. Ils étaient le peuple de Dieu, et Dieu lui-même en qui ils se confiaient avait pris la défense de leurs intérêts. A mesure en effet que les païens grossissaient en nombre, ils devenaient plus hésitants dans leurs intentions : « Nous sommes venus pour tuer ces gens, disaient-ils avec une mauvaise humeur significative, et nous n’osons pas lever la main. »
Le soir venu, ils partirent sans mettre à exécution leurs mauvais desseins, ils disaient que le Dieu des chrétiens était trop fort pour eux. Les chrétiens qu’ils étaient venu détruire, les accompagnèrent jusqu’à leurs canots, en portant pour eux les massues qui devaient servir à les massacrer.
C’est ainsi qu’échoua la rage des païens devant la foi calme et intrépide de quelques chrétiens, la plupart récemment convertis des errements du paganisme. Cette victoire sans ostentation est, à notre avis, l’une des plus belles que la puissance morale de l’Évangile ait remportées. On arrivera à cette conclusion si l’on tient compte, d’une part, de la férocité nationale et, pour ainsi dire, innée des assaillants, férocité aiguillonnée, dans le cas actuel, par les prétendus griefs qu’ils croyaient avoir contre les chrétiens de Viwa et par la joie insolente et brutale de leur récent succès, et, d’autre part, si l’on se rappelle que presque tous ces chrétiens, qui regardèrent de si près et avec tant de courage les supplices les plus atroces, étaient les fruits du dernier réveil qui recevait ainsi une éclatante attestation. C’est dans des victoires comme celle-ci que l’œuvre missionnaire donne la mesure de sa profondeur et de sa vitalité, et c’est ainsi qu’elle peut répondre aux attaques injustes et passionnées qui de tout temps ont essayé de rabaisser sa portée.
Avec cette tentative avortée passa l’orage qui menaçait d’emporter la petite colonie missionnaire. Cette épreuve eut pour résultat de fortifier la foi du pasteur et du troupeau, en même temps qu’elle cimenta leur étroite union. Hunt pouvait dire à la fin de cette année : « Je me suis systématiquement attaché aux devoirs de la piété, et j’ai joui d’une bonne mesure de la présence de Dieu. Autant que j’en puis juger, cette année a été la plus heureuse et la plus utile des années de ma vie. Puisse-t-elle me présager de beaux jours, et puisse ma voie en sainteté, en bonheur, en utilité, être semblable au soleil dont l’éclat augmente jusqu’à ce qu’il atteigne son midi. »
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