Demain…l’au-delà

Trente questions à Jean-Pierre Menu

Monsieur Jean-Pierre Menu, pasteur de l’Eglise nationale protestante de Genève, est l’auteur d’une thèse de licence en théologie sur « les services funèbres ». Pourquoi redirions-nous avec nos mots ce qu’il a si bien exprimé, lui, quant aux mesures à prendre dès l’instant où survient un décès dans une famille ?

Par le jeu de nos questions et celui des réponses, mais surtout par le fruit de la réflexion et l’originalité des suggestions de Jean-Pierre Menu, nous souhaitons, au plan du témoignage individuel et familial, restaurer et affermir le caractère unique du témoignage chrétien devant la mort. Il est des détails ou un style particulier de comportement qui, aussi bien que des mots, traduisent une volonté de fidélité à l’Evangile du Christ vivant.

Question 1


Comment les gens ont-ils réagi, dans votre entourage, lorsque vous avez fait état du sujet choisi pour votre thèse de licence ?


J.-P. Menu : Ceux qui connaissent ma nature plutôt gaie et mon sens pratique se sont tout d’abord inquiétés : « à son âge, broyer ainsi du noir ! ». Seulement le futur pasteur constatait qu’il avait à disposition beaucoup de littérature concernant le baptême, la sainte cène et le mariage par exemple, mais rien à propos des services funèbres qui constituent pourtant une part importante des célébrations de l’Eglise. Devant le désarroi de beaucoup (laïcs et pasteurs même) et une certaine confusion attisée par une conception hellénisante et dualiste de la structure humaine (corps et âme), il m’a paru urgent de réaliser un travail qui, s’il est centré sur les services funèbres protestants à Genève de la Réforme à nos jours, m’a conduit néanmoins à tenir compte de l’universalité du sujet. Aussi, les sourires ironiques (on ne croyait pas au succès de mon entreprise maintes fois abandonnée par d’autres), voire les francs éclats de rire qui ont accompagné l’annonce de mon intention n’ont pas entamé cette certitude :

« Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit donc que nous mourrions, nous sommes au Seigneur. » (Romains 14.8.)

Question 2


L’universalité est à comprendre dans deux sens : l’universalité humaine (et ça vous a conduit à des recherches dans la direction d’autres civilisations) et l’universalité chrétienne. Nos lecteurs peuvent se référer à vos travaux sur les rites funéraires de la Mésopotamie, de la Grèce antique, de la Rome païenne et même des Etrusques. Ici, il nous semble important de situer notre réflexion par rapport aux origines chrétiennes. Qu’en était-il — à grands traits — de l’Eglise primitive ?


J.-P. M : Il faut savoir qu’aux premiers siècles de l’Eglise, on devient chrétien par une décision personnelle (conversion) qui entraîne, dans la plupart des cas, une rupture radicale entre le néophyte et son cercle familial naturel. Il incombe dès lors à l’Eglise de faire procéder à l’inhumation des membres de sa communauté. Après la toilette du défunt, on expose son corps dans la chambre haute (ou cénacle), et non devant la porte de la maison, comme le voulait l’usage romain ; on doit probablement aux persécutions cette restriction faite à l’exposition extérieure des corps des membres de la communauté chrétienne. On a préalablement procédé à l’onction d’huile parfumée, mais sa signification et son but demeurent encore très problématiques : est-ce la survivance du rituel juif de la toilette, ou pour rappeler l’embaumement de Jésus ?

Puis la communauté se met à veiller le corps au domicile, où clercs et laïcs chantent des hymnes de joie et d’espérance.

Dans les vingt-quatre heures, générale- ment, le corps est transporté au cimetière sur une simple civière par des membres de la communauté chrétienne, plus tard seulement par des « Fossores ». Contrairement à la coutume romaine, les parents du défunt sont vêtus de blanc, couleur de deuil dans les pays orientaux, mais aussi couleur symbolique de la pureté paradisiaque à laquelle le défunt a aspiré sa vie durant en se soumettant au Christ. Des torches (remplacées ultérieurement par des cierges) et des lampes à huile illuminent la cérémonie tout en rappelant que la lumière brille dans les ténèbres du monde.

Lorsque tout le monde est réuni sur le lieu de sépulture (mettons aux catacombes), le culte commence : après la lecture des Ecritures, on distribue le pain et le vin de la communion, puis le chapelain du cimetière, ou l’un des ecclésiastiques présents, donne au corps inanimé le dernier baiser de paix. Enveloppé d’un linceul, le corps est alors introduit dans sa dernière demeure, recouvert d’une couche de chaux et d’un deuxième linceul : quelques fleurs et plantes vertes symbolisent le jardin du paradis. On ferme la tombe en présence de l’assemblée. Après une nouvelle lecture et la prière, les assistants se retirent, à moins que l’agape n’ait eu lieu dans l’hypogée (sépulture souterraine) plutôt qu’au domicile. Une manifestation commémorative avec repas funèbre aura lieu le 3e jour (pour rappeler la résurrection du Christ) et à l’anniversaire du décès.

En se généralisant chez les chrétiens du IIIe siècle, ce repas perd complètement son caractère païen d’offrande alimentaire au défunt, pour devenir une agape fraternelle dont profitent les pauvres, Elle donne aux participants une sorte d’avant-goût du banquet céleste.

Question 3


Qu’en fut-il exactement des sépultures ? On parle souvent de sarcophages, de catacombes. Préciseriez-vous ces termes ?


J.-P. M. : Si la coutume de l’inhumation tend à supplanter celle de la crémation, elle voit également apparaître la mode des sarcophages sculptés de pierre ou de marbre. A son origine, le sarcophage n’était pas utilisé pour conserver les corps, bien au contraire; en Asie Mineure, on l’avait appelé « sarcophage » (mangeur de chair) parce qu’on le fabriquait avec une pierre corrosive qui détruisait complètement le cadavre en quarante jours. Rien à voir donc, avec le souci de le conserver.

La plus ancienne sépulture chrétienne que les fouilles aient jamais révélée paraît avoir été très sommaire : de simples fosses, peu profondes en général. Le cadavre enseveli, on plaçait au-dessus quelques tuiles (plates) formant un couvercle ou un petit toit sur lesquelles on rejetait la terre.

Quant aux catacombes, elles ont été creusées spécialement pour servir de cimetières, et se rattachent à un mode de sépulture venu d’Orient avec les Etrusques, et dont les Juifs les premiers firent à Rome un plus large usage.

Les champs sous lesquels on les creusa furent prêtés à la communauté chrétienne, dès le Ier siècle, par de riches adeptes. L’Eglise en devint plus tardivement propriétaire vers le milieu du IIIe siècle grâce aux privilèges conférés aux associations funéraires. Dans ces vastes galeries souterraines (qui totalisent 900 km. pour les quarante catacombes de Rome), des niches superposées jusqu’à cinq étages, ou « loculi », et taillées à même la paroi des vestibules (ambulacra) ou des chambres (cubiculi) dans le tuf, pouvaient renfermer chacune un, parfois deux corps. On obturait généralement ces niches par une paroi verticale de briques, et bien souvent encore par trois dalles de marbre cimentées hermétiquement pour éviter toute émanation de putréfaction. Les sarcophages n’existaient que pour des sépultures riches et illustres.

Ces cimetières souterrains se développèrent librement pendant deux bons siècles : des monuments s’élevèrent tout d’abord à la surface, puis par manque de place, les propriétaires de collines de stuc se mirent à creuser des galeries parallèles et en étages superposés. Sous Dioclétien, à la fin du IIIe siècle, les catacombes furent saccagées. Après l’édit de Milan (313), au contraire, on les embellit. Elles devinrent, dès lors, un lieu de pèlerinage « auprès des saints martyrs ». Les invasions barbares du IVe siècle ruinèrent à nouveau ces lieux, et pour sauver les corps des « saints » et des « martyrs », les papes les firent enlever par milliers pour les distribuer, croyons-nous, dans les différentes communautés qui en firent généralement les patrons de leurs sanctuaires. C’est ainsi que la dévotion plus ou moins discrète aux martyrs (reliques) va commander toute l’économie de la sépulture du IVe siècle.

Question 4


Après ce bref survol des premiers siècles de l’Eglise chrétienne, que peut-on dire du Moyen Age, époque où se sont développées les déviations spirituelles qui déclenchèrent l’intervention des Réformateurs… ?


J.-P. M. : L’accès de la religion chrétienne au statut de « religio licita » (religion autorisée) au début du IVe siècle, puis de « religion d’Etat » à la fin de ce même siècle sous Théodore, ensuite de sa prise en charge de l’Empire d’Occident au moment des invasions barbares font que l’Eglise va se prêter à un certain syncrétisme politico-religieux. Au IVe siècle déjà, les évêques de Rome font mettre leurs sarcophages dans des basiliques ou dans de somptueux mausolées construits tout exprès: et si saint Léon, inaugurant la sépulture papale à Saint-Pierre, se fait placer dans le portique, c’est moins par humilité que pour protester contre l’abus des sépultures « ad sanctos », près des martyrs, qui procédaient d’une évidente superstition. Cette dévotion aux martyrs commandera encore l’économie de la sépulture chrétienne jusqu’au VIIIe siècle. Au tout début du Moyen Age, on se fait donc ensevelir dans des églises, état d’exception qui finit en abus. Pour pallier cet abus, on ensevelira dans la cour des édifices religieux, dans les cloitres, d’où bientôt les nombreux cimetières jouxtant les églises ; ce qui est également une solution moins onéreuse, ce d’autant plus que la communauté chrétienne n’a plus besoin de vivre en cachette, puisqu’elle gouverne quasiment le monde romain.

Question 5


Sans entrer dans le détail du rituel funéraire, que la réforme actuellement en cours dans l’Eglise romaine a prodigieusement allégé, est-il exact de dire que c’est le Moyen Age qui a introduit les corps dans les églises lors des funérailles ?


J.-P. M. : Aux premiers siècles, la notion vétéro-testamentaire et païenne de souillure que provoque la présence d’un corps mort n’est pas absente dans le fait que le corps d’un défunt n’était jamais introduit dans un sanctuaire. La date d’introduction rituelle du défunt dans les églises ne peut être précisée, mais elle ne paraît pas antérieure au Ve siècle, sauf peut-être pour les hauts dignitaires comme nous venons de le voir (question 4). C’est aussi à cette époque que débuterait le culte des reliques, coutume instaurée à la suite de l’exhumation des martyrs des Catacombes.

Il faut noter que le Ve siècle est également l’époque de l’introduction de l’éloge funèbre et de la prière pour les morts, dès l’instant où l’on octroie les honneurs funèbres à des chrétiens douteux. De la proclamation de la résurrection, on passe alors tout naturellement au culte spécial qui devrait avoir pour effet (?) d’éviter au mort les affres de l’enfer, et de lui assurer, malgré tout, dans l’attente de la résurrection au dernier jour, une paix relativement bienheureuse. La perspective du « Requiescat in Pace » (R.I.P.) — qu’il repose en paix —, semble supplanter la perspective de la résurrection dans le Seigneur. Ceci se vérifie aisément dans les modifications successives du formulaire initial entre le VIIe et le XVe siècle. On sanctifie d’abord la mort et les nécessités matérielles qui en découlent, puis on prie pour le mort entre des actions funéraires devenues profanes, pour finir par méditer sur le mort à l’occasion des obsèques. Le rituel de 1614 consacrera définitivement cette dernière attitude.

Mais la déviation la plus manifeste qu’ait engendrée le Moyen Age, c’est sans doute celle qui rétablit l’ancienne coutume païenne concentrant sur le mort l’essentiel de la cérémonie funèbre, alors que les chrétiens de l’Eglise primitive avaient mis l’accent sur le fait de la mort mis en rapport avec la certitude toute nouvelle d’une résurrection en Christ. L’important c’est, de ce fait, d’accomplir scrupuleusement les rites et les prières qui permettront au défunt de franchir le « passage difficile » et d’obtenir son « R.I.P. ».

Question 6


Est-ce à la même époque que l’onction d’huile évoquée dans l’épître de Jacques (5.14-15) est devenue l’extrême-onction ?


J.-P. M : Oui. La déviation se produit dès l’instant où cet acte devient nécessaire et même indispensable à l’obtention du salut, alors que selon l’Ecriture, l’onction d’huile est essentiellement, sur la demande du malade, un acte de foi en vue de la guérison, non seulement spirituelle mais physique également. Ce n’est probablement qu’à partir du VIIe siècle que s’introduit et s’affermit la pratique de l’extrême-onction et que s’élabore une doctrine à son sujet, s’appuyant sur les textes de Jacques (5.14-15) et de l’Evangile de Marc (6.13), et se développant dans le sens d’un sacrement des mourants. Le concile de Florence sanctionnera l’extrême-onction au XVe siècle.

Quant au concile de Trente, qui a mis au point la doctrine des sacrements, dont l’extrême-onction, il proclame également en 1551, que chaque geste, chaque rite et chaque parole prétend aider le défunt à franchir le « dangereux passage » de la vie vers la mort. Si durant leur vie terrestre les défunts n’ont pas eu l’occasion, par leurs pénitences, d’effacer leurs péchés, ils iront au purgatoire et le quitteront dès que la balance entre péchés et bienfaits sera rétablie.

La Réforme réagira avec vigueur contre ces déviations, dans l’intention de rendre aux cérémonies funèbres, notamment, leurs justes attributions.

Question 7


Certains documents relatifs à la Réforme sont instructifs. Quand même ils sont relatifs à la ville de Genève, leur intérêt dépasse le cadre strictement local en ce double sens qu’ils constituent des témoignages relatifs à toute une époque… et, plus encore, des signes probants de ce que l’attachement exclusif à une foi « biblique » peut déterminer au plan pratique.


J.-P. M. : Il existe une précieuse référence trouvée dans « Le levain du calvinisme ou Commencement de l’hérésie de Genève » (fait par Révérende Sœur Jeanne de Jussie, couvent d’Anyssi). Elle date de 1611, évoque la nouvelle forme de sépulture employée par les réformés au seuil de la Réforme à Genève :

« Ceste semaine estoit trespassee une riche Bourgcoise, bonne et fidelle Catholique, son mary qui estoit mauvais Lutherien, la fit enterrer en la sépulture des Heretiques, et selon leur tradition, malgré ses parens, dont chacun fut bien marry : car ils mettent les trespassez en terre tout fraiz, nuds, et sans nulle solennité, et n’y assiste(nt) que ceux qui portent le corps, si ce n’est pour se mocquer de l’honneur que se font les Chretiens : et en les mettant en terre disent seulement : N… dors jusques à ce que le seul Dieu t’appelle. »

Si l’on précise que « cette semaine » est la dernière du mois de septembre 1534, on peut déduire que Farel était à Genève depuis deux ans déjà avec « les lettres patentes de Berne »… et que cette manière de sépulture devait donc être la manière bernoise de procéder.

Le même esprit préside aux Ordonnances que Calvin rédige en 1541 et que le Conseil ecclésiastique adoptera le 15 janvier 1542. Voici les deux paragraphes traitant du sujet qui nous intéresse :

Paragraphe de la sépulture

Art. 62 — « Qu’on ensevelisse honnêtement les morts au lieu ordonné. De la suite et compagnie nous laissons à la discrétion d’un chacun. »

Art. 63 — « Nous avons outre plus avisé et ordonné que les porteurs aient fait serment à la Seigneurie d’empêcher toutes superstitions contraires à la Parole de Dieu, de n’en point porter à heure indue et faire rapport si quelqu’un était mort subitement, afin d’obvier à tous inconvénients qu’il en pourrait advenir. »

Art. 64 — « Item après leur mort, de ne les porter plus tôt de douze heures et non plus tard que vingt-quatre. »

Paragraphe de la visitation des malades

Art. 65 — « Pour ce que plusieurs sont négligents de se consoler en Dieu par sa Parole quand ils se trouveront en nécessité de maladie, et ainsi plusieurs meurent sans quelque admonition ou doctrine, laquelle est à l’homme plus salutaire lors que jamais.

» Pour cette cause avons avisé et ordonné que nul ne demeure trois jours entiers gisant au lit qu’il ne le fasse savoir au ministre, et que chacun avise d’appeler les ministres quand ils les voudront avoir à heure opportune, afin de ne les distraire de leur office auquel ils servent en commun à l’Eglise.

» Et pour ôter toute excuse avons résolu que cela soit et surtout qu’il soit fait commandement que les parents, amis et gardes n’attendent pas que l’homme doive rendre l’esprit, en laquelle extrémité les consolations ne servent de guère à la plupart. »

On en vint assez hâtivement, semble-t-il, à la suppression pure et simple toute cérémonie religieuse. On ne saurait toutefois blâmer Farel, et après lui Calvin, d’avoir voulu rompre avec toute cérémonie funèbre, afin de faire triompher le salut par la foi seule, et de lutter ainsi contre la commémoration des défunts, la bénédiction du cadavre ou celle du cercueil.

Si le terme « honnêtement » (art. 62) ne précise pas particulièrement le mode d’ensevelissement que préconisait Calvin, nous pouvons cependant nous référer utilement à une lettre que le Réformateur a adressée à l’Eglise de Montbéliard en ces termes :

« Quant aux ensevelissements, je voudrais seulement qu’on portât le corps non pas au temple, mais directement au cimetière. Là, je voudrais qu’il y ait une exhortation pour que ceux qui assistent comprennent ce qui serait dit. Cette manière de procéder ne me paraît pas absolument condamnable. »

On notera encore, au sujet de la visitation des malades, le souci évident d’éviter tout parallélisme avec la pratique de l’extrême-onction administrée avant le trépas du mourant. Le texte va même jusqu’à recommander de ne pas attendre « que le malade soit prêt à rendre l’esprit, car en telle extrémité, il pourrait bien ne jamais être prêt à rencontrer son Seigneur ».

Question 8


Et qu’en est-il du cimetière ?


J.-P. M. : Il existait des prescriptions très sévères pour les défunts victimes de la peste car ces « corps, morts de contagion hors de la ville, ne doivent pas être apportés dans la ville ». Mais en 1536, le cimetière des pestiférés (Plainpalais) devient le cimetière général. Deux mois après l’arrivée de Calvin à Genève, le 10 septembre 1536, l’arrêté est rédigé et donne des précisions en conformité avec les ordonnances du XVIe siècle 1 :

1 L. Blondel dans son ouvrage « le cimétière de Plainpalais… ».

« Le cimetière est divisé en quatre parties à peu près égales, séparées par deux chaussées en croix, l’une allant du nord au sud, l’autre de l’est à l’ouest : elles subsistent encore à peu de chose près sur le même tracé (au XXe siècle). Ces carrés réservés aux tombes correspondent aux trois classes et conditions des habitants, distinctions établies par les conseils de la République. Le carré le plus proche de l’ancienne entrée du sud est réservé aux familles des magistrats, membres des Conseils, ministres du saint Evangile, formant la première condition (c’est le carré contenant la tombe hypothétique de Jean Calvin) : le carré ouest droit, pour les citoyens et bourgeois, appartenant à la deuxième condition : enfin, les carrés est, pour les habitants et étrangers, soit la troisième condition. Ces usages persisteront jusqu’en 1787, rendant l’entretien du cimetière très compliqué, car on devra enterrer dans tous les carrés à la fois. »

Question 9


… c’est dire que les « classes » funéraires que l’on croit généralement imputables à l’Eglise catholique romaine appartenaient bien à la mentalité de l’époque sans égards aux frontières confessionnelles. Mais le respect scrupuleux des prescriptions était total. Calvin lui-même — sa dépouille mortelle, plus exactement ! — ne fut mis au bénéfice d’aucune exception.


J.-P. M. : Absolument. Deux témoignages en font foi. Celui, tout d’abord, de Théodore de Bèze :

« La nuit suivante et le jour aussi il y eut de grands pleurs par la ville. Car le corps d’icelle regrettait le Prophète du Seigneur, le pauvre troupeau de l’Eglise pleurait le département de son fidèle Pasteur, l’école se lamentait de son vrai docteur et maître, et tous en général pleuraient leur vrai père et consolateur après Dieu. Plusieurs désiraient voir encore une fois sa face, comme ne le pouvant laisser ni vif ni mort. Il y avait aussi plusieurs étrangers venus auparavant de bien loin pour le voir ; ce que n’ayant pu pour ce qu’on ne pouvait encore penser qu’il dût mourir si tôt, désiraient merveilleusement de le voir tout mort qu’il était, et en firent instance.

» Mais pour obvier à toutes calomnies, il fut enseveli environ les huit heures au matin, et sur les deux heures après midi, porté à la manière accoutumée, comme aussi il l’avait ordonné, au cimetière commun appelé Plainpalais, sans pompe ni appareil quelconque ; là où il git aujourd’hui, attendant la résurrection qu’il nous a enseignée et a si constamment espérée. Le corps fut suivi de la plupart de la ville et de gens de tous états, qui le regretteront d’autant plus longuement qu’il y a peu d’apparence de recouvrer, au moins de longtemps, une telle et si dommageable perte. »

A ce témoignage, il vaut la peine d’ajouter ce que souligne un biographe de Calvin, Williston Walker, concernant la tombe du Réformateur.

« … Sa tombe n’était marquée, comme celle de ses plus humbles compagnons dans la mort, que par un simple tertre de terre.

» Il avait désiré que ses obsèques fussent aussi simples que possible et qu’aucune pierre n’indiquât son sépulcre : mais il ne put — et n’aurait sans doute pas voulu — empêcher le concours spontané des habitants de Genève, pasteurs, professeurs, magistrats et citoyens, accourus pour lui rendre les derniers honneurs, C’est là, dans un endroit qu’il n’est plus possible de préciser, de cet ancien cimetière genevois, que reposent les restes mortels du réformateur. »

La coutume voulait donc que l’on cousit le corps dans un linceul, et qu’on le mit dans un cercueil de bois tout simplement, et qu’on le portât « sur les épaules, le cercueil étant fixé sur un brancard » jusqu’au cimetière.

La pierre, gravée aux initiales de « J.C. » que l’on voit encore aujourd’hui sur l’une des tombes du cimetière de Plainpalais, a été placée vers 1830 par un Hollandais, qui voulait ainsi rendre hommage à Calvin.

Question 10


N’avez-vous pas, dans vos recherches, mis en évidence un texte de John Knox dont le contenu est d’une extrême importance à l’appui des propositions concrètes que vous faites pour une réforme des modes de faire actuels ?


J.-P. M. : Effectivement, le réformateur John Knox a séjourné dans les murs de Genève de 1547 à 1559 : il est devenu un fidèle disciple de Calvin. Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs de penser un peu différemment de Calvin sur le sujet de la sépulture, et oserions-nous déjà le dire : prophétiquement, John Knox demande en 1556 que :

« … le corps soit respectueusement porté à la tombe, accompagné de la communauté, sans autres cérémonies ; après l’inhumation, le ministre — s’il est présent et requis — se rend à l’église, si elle n’est pas trop éloignée, et prononce devant l’assemblée une rassurante exhortation sur la mort et la résurrection. »

Nous y reviendrons plus loin, mais notons d’emblée que ce point de vue de John Knox est certainement le plus apte à écarter toutes les superstitions qui se sont greffées sur un culte devenu « culte pour le mort », et à redonner au culte rendu à Dieu dans le temple, après l’inhumation, son vrai sens de culte.

Question 11


Comment cette réforme funéraire a-t-elle été reçue de la part des catholiques de l’époque ?


J.-P. M. : La « laïcité » des enterrements étonnait, pour ne pas dire scandalisait les catholiques qui n’en comprenaient pas les motifs élevés et n’y voyaient qu’un « enfouissement » plus ou moins inconvenant. Passevent Parisien décrit à un catholique français ce qu’on fait à Genève pour les morts vers 1554 :

« Tu me proposes maintenant un article, le plus pitoyable qui puisse estre en toute nature humaine. Car tout incontinent que l’homme ou la femme est trespassée, ceux de la maison les font accoustrer s’ils veulent, et puis advertissent leurs autres prochains parens et voisins pour les accompaigner, et ceux qui sonnent les cloches pour le sermon seulement, qui ont l’office de porter et ensepvelir les morts et faire la fosse au lieu député comme s’ensuit :

» Les deux députés (les enterreurs-fossoyeurs ?) portent sur leur col le trespassé comme, entre nous, se portent les reliquères aux processions, couvert d’un drap ou linge puis après suivent les hommes deux à deux et après les femmes en mesme ordre et ainsi le vont jeter à la fosse sans rien dire, n’y faire aucune cérémonie, non plus que pour un chien ou cheval.

» Et puis s’en retournent tous ceux qui ont accompaigné jusques au logis du trespassé, et à la porte chacun dict aux plus prochains : « Dieu vous conserve en vie » et eux respondent : « Et vous aussi ».

» Et n’est nul si hardy de faire quelque prière n’y aulmosne pour l’âme du trespassé, sur peine d’estre appelé en leur Consistoire, et estre tenu pour un Papiste et idôlâtre, Qui monstre telles canailles estre inhumains… »

Question 12


De ce que vous venez de nous exprimer, à l’appui de ces quelques notations historiques, se dégage à nos yeux une constante : l’originalité.

L’Eglise primitive ne craint pas de rompre avec les traditions funéraires du paganisme ambiant et d’adopter des usages qui reflètent un souci primordial de fidélité au Christ. Sans aucune crainte de se singulariser.

La Réforme a, elle aussi, couru le risque d’une rupture dont les Réformateurs ont assumé l’initiative et dont les Eglises et les autorités civiles ont assumé les risques, à commencer par celui d’une incompréhension et d’un jugement dont le texte de Passevent Parisien donne un échantillon parlant.

Si l’on voulait déterminer les modalités d’une réforme actuelle, dans quel sens serait-elle à envisager ?

Et, pour préparer la voie à des propositions concrètes, comment pensez-vous que s’établisse le diagnostic de la situation actuelle ?


J.-P. M. : Toutes les archives (de 1600 environ à 1967) mises à ma disposition et toute la littérature disponible et compulsée durant de longs mois m’ont convaincu de l’absence quasi totale d’une théologie élaborée en matière de fins dernières et des cérémonies s’y rapportant. Nous sommes plutôt en présence d’une théologie implicite, plaquée sur les événements, et non directrice : c’est ainsi que l’usage établi fait force de loi !

La théologie a trop bon dos. Vivant actuellement dans une société en voie de déchristianisation, il est temps, pour nous, de réagir fermement contre ce qui est déjà devenu une infidélité déclarée vis-à-vis de l’Evangile. Or, cette compromission fait que le service funèbre, tel que nous le pratiquons aujourd’hui, nous paraît souvent étranger, opposé même à la mission que Dieu nous confie. Nous avons trop souvent l’impression d’agir pour plaire aux hommes (ou pour ne pas leur déplaire) plutôt qu’à Dieu, les familles en deuil attendant généralement de l’Eglise qu’elle honore leurs morts. Cette fausse situation oblige les pasteurs à jouer les « détectives » lors des entretiens funèbres, et à jouer ensuite les « équilibristes » en chaire, de peur d’en dire trop ou trop peu. Les services funèbres tels que nous les concevons et pratiquons aujourd’hui, sont devenus des manifestations confuses. A la souffrance d’une famille, à la sympathie sincère et parfois chrétienne de l’entourage se mêlent un peu de vanité, un peu de paganisme, un peu de politesse et de mondanité, beaucoup de conformisme, aussi bien dans les plus modestes demeures, aussi bien dans les salons, aussi bien dans les églises. Sur un ton différent, l’esprit reste le même.

De familial qu’il était encore au début de notre siècle, le service funèbre est devenu communautaire, mais cette communauté n’a jamais été la communauté de l’Eglise (Kirchgemeinde), mais une communauté éphémère (le temps d’un service funèbre) comme peut l’être la « Trauergemeinde ». Ce service religieux est même surdimentionné par rapport aux cultes dominicaux, une majorité d’hommes y assistant du reste !

Question 13


On ne peut manquer d’être frappé par la proportion minime et dérisoire des enterrements civils. L’ensevelissement — comme le mariage ! — se fait encore massivement dans des formes « religieuses », quelle qu’ait été la désaffection de fait par rapport à l’Eglise. Tout le monde n’a pas la loyauté de l’homme dont nous racontons l’histoire dans le chapitre intitulé « ni curé, ni pasteur »…

Vous, pasteur, qu’en pensez-vous ?


J.-P. M. : Au départ d’un croyant, dont la famille est croyante, un culte est justifié, il peut être une bénédiction. Dans ce cas — mais dans ce cas seulement — nous sommes dans la vérité et il n’y a pas de problème. Quand le défunt a vécu hors de la foi, quand les siens ne sont pas non plus des croyants, nous ne pouvons qu’apporter notre sympathie d’enfants de Dieu et annoncer l’Evangile. Les promesses de vie éternelle ne sont que pour ceux qui croient en Jésus-Christ, elles ne concernent pas les autres, nous ne pouvons pas les leur adresser sans tricher 2. Je m’explique : nos services funèbres contribuent à faire croire que la mort confère à tous indistinctement un droit à une cérémonie ecclésiastique et, finalement, l’entrée malgré tout dans la vie éternelle. Alors, par pitié pour ceux qui pleurent — toute explication étant souvent impossible à ce moment-là — nous nous rendons coupables ou complices plus ou moins conscients d’un faux. Il ne suffit pas d’une cérémonie pour faire entrer dans le royaume de Dieu ceux qui se seront volontairement distancés de Dieu leur vie durant. Un collègue avait, à ce sujet, trouvé une formule saisissante :

2 Cit. 2 Timothée 1.9-11 ; Jean 3.36.

« Depuis longtemps ils n’entraient plus dans une église… morts, on requiert qu’ils y soient reçus… ! »

Une question simple se pose alors à nous : devrions-nous refuser une sépulture religieuse aux incroyants, comme le prévoit la casuistique pénale du catholicisme romain qui centre toute la cérémonie sur LE mort ? Non, ce serait précisément tomber dans le piège de la cérémonie centrée sur le, ou même sur la mort. Surtout pas d’intransigeance ! Il suffit de penser au cas d’un conjoint pratiquant qui ensevelit son conjoint non croyant. Dans ce cas, le conjoint chrétien fait acte de foi en voulant se rendre au temple. Même si le mobile conduisant à demander un service religieux est à l’origine un acte de formalisme, une formalité, il appartient au pasteur d’accepter un tel service — ne serait-ce que pour éveiller ou réveiller la foi à l’occasion d’une épreuve — tout en ayant soin de juguler les superstitions, dont la plus notoire semble être de croire que l’introduction du cercueil suffirait à racheter le mécréant de son comportement incrédule : « car tout non-pratiquant qu’il s’affichait, il était tout de même croyant ! » Mais qu’on ose enfin protester : un « croyant », comme on dit, ne fait pas un chrétien !

Question 14


.… bien d’accord avec vous, mais la protestation n’‘arrangera pas tout. Si l’on vous suit dans votre désir de vérité évangélique, comment, concrètement, agir sans compromission et ne pas procéder par « casuistique pénale » selon qu’on accepte ou refuse un service religieux… ?


J.-P. M.: Prenez note de cette proposition révolutionnaire… depuis quatre siècles : SI RÉELLEMENT LA PAROLE DE DIEU S’ADRESSE AUX VIVANTS, LE CERCUEIL N’A PAS SA PLACE DANS LE TEMPLE. Ceci, tant à l’adresse des sépultures chrétiennes que des sépultures de non-croyants. L’ensevelissement protestant n’est pas une « messe » pour les morts, qui ne pourrait être accompli que par un ecclésiastique et qu’en présence du mort ; c’est un culte qui n’a de sens que si les vivants y participent, Il n’est donc pas un rite de passage, de ce passage dont nous avons dit qu’il devait être plutôt un « temps d’attente ». Dans l’Eglise catholique, on prévoit un simulacre — cercueil vide — en cas d’absence du corps (ou un simple catafalque) ! Afin d’éviter une « catholicisation » déjà trop latente dans l’esprit des gens, afin d’éviter également tout jugement sur la qualité spirituelle du défunt, nous proposons fermement aux autorités des Eglises évangéliques de prendre des mesures visant à la suppression unilatérale et sans restriction de l’introduction des cercueils dans les temples.

Question 15


« … suppression unilatérale »… hum, ça peut paraître très négatif. N’y aurait-il pas lieu de proposer aux Eglises et aux familles un cheminement plus positif ?


J.-P. M. : Bien évidemment ; et c’est même ce qui m’a amené à faire marche arrière dans le temps jusqu’à l’époque des grands Réformateurs. Mais avant d’en venir à une conception approchant celle de John Knox, permettez que je précise deux points :

Tout d’abord, l’expérience de quelques années de ministère pastoral suffit à prouver que la levée de corps en fin de cérémonie religieuse est parfaitement inutile, et manifeste même une cruauté de plus pour la famille dans les arrachements successifs que constituent toutes les levées de corps rassemblées (deux à trois généralement). A l’effort d’humanisation d’une telle cérémonie se joint encore un effort visant à chasser les ambiguïtés dénoncées, et c’est là mon deuxième point.

Le rétablissement d’un bon ordre dans l’Eglise ne veut pas être le fait d’une tyrannie ecclésiastique, mais bien plutôt la preuve d’un réel discernement de foi et de conformité à l’Evangile du Christ vivant.

Question 16


… il est parfaitement exact que l’espèce de strip-tease funéraire qui consiste à effeuiller (effleurer serait plus exact) le cercueil en le dénudant progressivement de ses gerbes et de ses couronnes est d’une cruauté mentale plus que discutable : les familles les plus courageuses craquent souvent à cet instant où, le drap mortuaire étant plié, les porteurs emmènent le cercueil…


J.-P.M. : et quelques instants plus tard, la mise en terre est tout aussi pénible : on comprend que les siècles précédents aient pratiquement interdit la présence des femmes pour l’exécution de ce dernier devoir, car celui-ci crée d’inutiles traumatismes chez les êtres sensibles, nous ont avoué les psychologues. On ne peut prétexter valablement « la mise en face de la réalité de la séparation » pour légitimer la continuation d’une pratique aussi peu charitable dans sa cruauté.

Une descente en terre, avec tous les incidents que cela peut comporter (fausse manœuvre, eau dans la fosse, etc.). est une souffrance que l’on peut épargner sans nuire à la symbolique du moment. De plus, la vision d’un trou béant n’appartient certainement pas à la symbolique de la résurrection, que nous sachions ! Et la résonance de la poignée de terre jetée sur la bière, autant d’éléments qui ne nous semblent pas particulièrement aptes à évoquer la résurrection.

Voici une proposition : placer la bière au-dessus de la fosse qui restera ainsi posée sur deux bâtons auxiliaires, la re- couvrir du drap mortuaire (pas noir si possible). Une fois la famille retirée, on laisse le soin de la mise en terre à la corporation des fossoyeurs, en présence d’un membre délégué par la famille (il peut s’agir même du représentant des pompes funèbres légalement habilité en raison de sa profession). Ainsi, au lieu d’un gouffre béant descendant vers les « enfers », c’est sur l’impression plus positive d’un tumulus conduisant le regard vers le ciel, que l’on se retire. Tout le reste, à notre sens, n’est que rites issus du judaïsme et du paganisme.

Question 17


… Impression plus positive dont le culte prendrait la suite et la relève si nous avons bien compris votre proposition ?


J.-P. M. : Ce schéma est d’ores et déjà appliqué et nous souhaiterions seulement pouvoir suivre l’exemple de nos coreligionnaires zurichois et ceux du Jura bernois qui conduisent le corps au cimetière pour aller ensuite seulement célébrer un culte à Dieu, suivant en cela un disciple de Calvin, le Réformateur John Knox, dont on relira avec profit la consigne déjà citée tout à l’heure :

« Que le corps soit respectueusement porté à la tombe, accompagné de la communauté, sans autres cérémonies ; après l’inhumation, le ministre — s’il est présent et requis — se rend à l’église, si elle n’est pas trop éloignée, et prononce devant l’assemblée une rassurante exhortation sur la mort et la résurrection. »

C’est, historiquement et théologiquement parlant, la solution la plus logique, et spirituellement la plus équilibrée, la moins ambiguë, donc la plus souhaitable. Avec bon nombre de mes collègues genevois nous lutterons de toutes nos forces pour obtenir ce résultat, malgré le très lourd handicap du traditionalisme établi :

« Nous sommes arrivés à la conclusion que, spirituellement, l’inhumation, avec ou sans discours, suivie d’un service funèbre au temple, ferait tomber bon nombre de difficultés et permettrait de mieux prêcher et de mieux entendre la Parole de Dieu. »

Question 18


Mais n’y a-t-il à entrevoir que cette modification dans la succession des phases ou bien, pendant qu’on y est, ne pourrait-on pas revoir d’un œil plus critique le contenu des services funèbres ?


J.-P. M. : « Mes frères, nous sommes réunis pour rendre les derniers devoirs à notre frère (notre sœur)… ». Nos liturgies commencent déjà bien mal : il ne s’agit pas, pour nous protestants, de rendre les derniers devoirs durant un culte : les derniers devoirs ne peuvent désigner que ceux qui ont trait à l’inhumation ou à la crémation du corps du défunt. C’est pourquoi nous nous joignons à la proposition du pasteur Cellerier : « Mes frères (ou chers frères et sœurs), à l’occasion du départ (ou décès) d’un de nos frères (d’une de nos sœurs) nous sommes assemblés pour entendre les avertissements et les promesses que Dieu nous adresse (ou : pour rendre un culte à Dieu et entourer de nos sympathies ceux qui sont affligés) ». Le pasteur Cellerier dit encore : « ll faut rappeler aux fidèles qu’à la lumière de l’Evangile, un service funèbre ne peut pas être une manifestation en l’honneur d’un mort pour lui faire, comme on dit, un bel enterrement (ce qui deviendrait un rite païen). C’est une invitation à écouter Dieu face à l’événement le plus solennel auquel des vivants puissent assister : ce que Dieu dit aux vivants. sur la vie, la mort et le salut éternel ».

Ce culte qui est rendu à Dieu devrait donc comprendre au moins les trois aspects suivants :

  1. l’action de grâce (acte de reconnaissance),
  2. une proclamation de la résurrection en Christ,
  3. une intercession pour les affligés.

Car, comme le déclare la préface de la nouvelle liturgie funèbre jurassienne : « Les services funèbres sont l’occasion pour l’Eglise de se préparer à la mort. Après avoir été un témoignage de l’attente de l’Eglise et de sa foi en la résurrection, ils seront non moins nettement un appel à la vigilance qui incombe à chaque membre de l’Eglise pour demeurer dans la foi jusqu’au moment de la mort ». Quant à l’action de grâce, cette même préface déclare : « l’Eglise célèbre à l’occasion d’un ensevelissement un culte où elle remercie Dieu de rassembler dès maintenant son Eglise éternelle… »

Question 19


Que penser d’une célébration exclusivement liturgique ?


J.-P. M. : Cette solution nous semble d’autant moins heureuse que le langage liturgique, souvent archaïque, n’est généralement compris que des « initiés » (= les pratiquants), alors même que le « public » des services funèbres est des plus panaché (membres d’autres confessions, et présence d’incroyants). Un culte liturgique ne peut donc se concevoir qu’au sein d’une communauté pratiquante, et non comme une solution de facilité dans des cas ambigus. Disons au passage qu’il s’agirait de réadapter nos liturgies funèbres en fonction du temps imparti (30 min.), en fonction d’un renouveau théologique (attente, résurrection, salut en Christ seul, etc.) et enfin en fonction du langage actuel, afin que les lectures et les prières ne soient plus des entraves et des puits d’ambiguïtés, mais un support intelligible pour toute l’assistance.

On se réjouira, enfin, de pouvoir intégrer à la liturgie quelques cantiques de résurrection et d’espérance, dans la mesure du possible.

Question 20


Et quelles sont vos remarques à propos de l’allocution ?


J.-P. M. : Au terme d’allocution funèbre, il faut préférer celui de prédication : c’est à une prédication que nous invite notre ministère spécifiquement pastoral. Quant au contenu, je vous renvoie aux propos du pasteur Cellerier préoccupé, à juste titre, par la confusion fréquente entre prédication et éloge funèbre.

« L’usage s’est solidement établi de faire l’éloge du mort. On a beau déclarer qu’on se gardera de tout panégyrique, du moment qu’on parle du disparu, que pourrait-on faire d’autre ? On ne va pas choisir ce moment pour faire son procès. Même s’il s’agit d’un « mauvais sujet », on ne rappellera pas ses méfaits, avec le jugement de Dieu sur de telles attitudes, en présence de ceux qui, malgré tout, l’ont aimé et le pleurent.

» Alors on fouille dans les souvenirs et l’on finit par trouver quelques qualités, dont on peut honorer quand même celui qui s’en va, pour faire plaisir à la famille en deuil.

» Et le pasteur dira des choses, peut-être vraies, peut-être fausses qui ne seront, au mieux, que des demi-vérités, ce qui ressemble, hélas ! à des demi-mensonges. Pendant ce temps, ceux qui ont bien connu le défunt, qui ont peut-être souffert de ses défauts, hocheront la tête, ou pis encore, seront scandalisés que le pasteur ait pu le montrer sous cette lumière artificielle (…). »

Et de souligner encore ce qui peut paraître comme un service que Dieu ne nous demande pas, et qui revêt bien souvent la réalité d’une violation :

« En y réfléchissant de sang-froid, il me semble que nous sommes victimes d’une aberration collective, lorsqu’il nous paraît tout naturel, comme ministres de la Parole de Dieu, pasteurs de l’Eglise et serviteurs de Jésus-Christ, de nous mettre à parler en public de la vie d’un homme, de son caractère et de ses convictions simplement parce qu’il est mort ! Nous n’oserions jamais parler ainsi d’un vivant.

1 » Ce n’est pas mon rôle. Je ne vois pas que l’Evangile m’y engage. Il n’en a pas été question le jour de ma consécration. C’est un service que Dieu ne me demande pas.

2 » Quoi que je dise du disparu qui n’est plus là pour rectifier, et même si j’ai le courage — qui pourrait être de la cruauté — de proclamer ce qui m’apparaît comme la vérité, qui suis-je pour juger ? Et comment le pourrais-je ? Dieu seul connait le secret des cœurs ; nous le répétons à satiété.

3 » Les considérations sur la vie d’un trépassé, ses convictions, ses difficultés, ses qualités, ses défaites, ou ses victoires ne regardent personne que ceux auxquels il en parlait. C’est une flagrante indiscrétion de les raconter publiquement. Le public, comme le pasteur en ont pris l’habitude : on s’attend même fermement à cet historique plus ou moins fidèle et l’on est fort déçu quand le pasteur ne s’exécute pas. Mais en fait c’est un manque de pudeur. Quand on me dit : « Vous l’avez si bien évoqué ! », je voudrais rentrer sous terre, car ce n’est pas pour faire des biographies que Dieu m’a choisi comme ministre de sa Parole. Encore une fois ce n’est pas l’affaire de l’Eglise. Hélas ! c’est pourtant cela que les gens écoutent et retiennent.

4 » Le rappel de ce que fut un homme ne se justifie dans l’Eglise, et encore est-ce contestable, que quand sa vie a réellement servi son Dieu. Et même dans ce cas, on court le risque d’attirer l’attention et l’admiration sur l’homme ’. » 3

3 Ch. Cellerier « Notes sur les services funèbres », p. 2-3.

On pourrait pourtant aménager ces salutaires principes : compte tenu du fait que le service funèbre est toujours célébré à l’occasion du décès d’une personne particulière, la Parole de Dieu doit cependant être prêchée aux hommes qui sont là présents avec leurs souffrances et leurs souvenirs, et non pas dans le vide. Il s’agit donc d’évoquer brièvement et sobrement la personne défunte, cette évocation étant uniquement un point de départ ou un point d’appui (on peut par exemple faire allusion aux circonstances du décès, à la maladie, à la profession). En fin de compte, ce qui doit rester, ce n’est pas la plus ou moins belle évocation du disparu, mais le message de résurrection et d’espérance.

Question 21


Un tel message ne constitue-t-il pas une providentielle occasion d’évangélisation ?


J.-P.M. : Si nos cultes dominicaux ne sont pas des facteurs d’évangélisation, comment des services funèbres le seraient-ils ? Les assistants projettent sur le mort les exhortations lancées par le pasteur, quoiqu’il soit prouvé qu’en pleurant un être cher, c’est plutôt sur soi-même que l’on pleure, la solitude plongeant l’affligé dans un certain égo- centrisme que décuplent encore toutes les cérémonies funèbres. Bien sûr, beaucoup des gens qui assistent à ces cérémonies sont généralement des non-pratiquants. Mais est-ce que les ambiguïtés actuelles de ces services funèbres ne sont pas précisément un facteur négatif d’évangélisation ? Il n’y aura de véritable évangélisation que lorsque la célébration de ces cultes sera épurée et retrouvera une expression authentiquement chrétienne.

Question 22


Notre livre contient un chapitre consacré à la question de la prière pour les morts. Certaines familles souhaiteraient que l’une des prières du service funèbre fasse mention du défunt. Que répondre ?


J.-P. M. : Nous prions déjà si mal pour les vivants ! Comment le ferions-nous pour les morts ? Si l’on entend par prier pour les morts, procurer un avancement purificateur pour l’âme du défunt par la vertu de notre prière, alors on ne peut pas prier pour les morts. Notre conception de l’unité de la personnalité humaine, ne nous permet pas de revenir au dualisme qui a permis à l’Eglise catholique romaine cette déviation notoire qu’est le purgatoire. Etant dans l’attente de la miséricorde de Dieu, nous ne pouvons plus rien pour nos morts, si ce n’est de les remettre précisément à la miséricorde du Seigneur. Du reste, s’il en est parmi nous qui croient tellement à la prière pour les morts, pourquoi ne croient-ils pas à l’efficacité de la prière dans leur vie ? Cela risquerait peut-être de changer le monde. Mais les morts, eux, ne changent pas le monde, ils changent de monde, tout au plus.

Question 23


Dans son dictionnaire de la mort 4, Robert Sabatier révèle qu’il existe un ouvrage intitulé Toasts, allocutions et discours modèles, qui contient de nombreux discours funèbres tout préparés. Il cite quelques titres : « Sur la tombe d’une aviatrice », « discours pour les obsèques d’un fonctionnaire républicain », « discours d’un maire aux obsèques d’un conseiller municipal », « discours d’un directeur des postes aux obsèques d’un receveur », « discours d’un instituteur sur la tombe d’un de ses anciens élèves », etc. D’autres discours s’adressent à un lieutenant de pompiers, un musicien, un ouvrier, un industriel, un ingénieur, un instituteur, une victime du devoir, un cantonnier, un libre-penseur, une femme morte en couches, un écrivain, etc. C’est dire que notre question est relative à un usage très répandu. Que penser des discours laïcs lors des funérailles ?

4 Dictionnaire de la mort, R. Sabatier, p. 153-154 (Ed. A. Michel).


J.-P. M. : Là également nous aimerions adopter une position beaucoup plus radicale, car les discours alimentent l’ambiguïté déjà soulignée à propos de la présence du corps dans le temple : ils centrent tout sur le mort et portent ainsi une atteinte notoire, non pas aux paroles du pasteur en tant qu’elles appartiennent au pasteur, mais à la Parole de Dieu que le Saint-Esprit voudra bien faire jaillir dans tel ou tel cœur.

Les convenances empêchent les pasteurs de prendre connaissance du contenu de ces discours, souvent annoncés au dernier moment, une censure ne pouvant être exercée valablement, d’autre part. En présence de tous ces inconvénients, nous voudrions que cessent dans nos temples ces discours ambigus qui pourraient être tout simplement transformés en une lettre manuscrite adressée au conjoint endeuillé, ce qui exigerait peut-être un peu plus de sincérité de la part de beaucoup d’entre eux. Ce qui nous éviterait par la même occasion ces adieux au garde-à-vous devant le cercueil, qui prennent l’allure d’un dialogue, parfois, entre l’interlocuteur et son défunt si dévoué, si tellement… S’il doit y avoir discours, sa place sera plus évidente au cimetière.

Question 24


La même ambiguïté règne dans la tradition des « honneurs » rendus… avantageusement remplacés par le défilé de sympathie… encore que ce soit parfois bien éprouvant pour les endeuillés. Mais que penser de la réintroduction de la célébration de la Cène lors des cultes funèbres ?


J.-P. M. : L’Eglise primitive en avait introduit la pratique qui replaçait ainsi avantageusement l’eucharistie (cène) dans l’éclairage pascal. Je crois juste ce retour aux sources qui nous ramènerait à l’usage primitif d’une préfiguration du banquet céleste auquel nous sommes tous invités en Jésus-Christ. Aujourd’hui, on pourrait envisager ces trois étapes :

1. Inhumation (crémation) 2. Culte 3. Sainte cène. Attention : nous ne prétendons pas que la sainte cène doive être célébrée à chaque service funèbre, mais qu’elle peut l’être lorsque la famille en manifeste le besoin dans un acte de foi en la mort et la résurrection du Christ, et en Christ, Une famille bien intégrée à la communauté trouvera tout naturellement sa consolation et l’affermissement de sa foi dans une telle sainte cène, comme elle la trouve dans la fréquentation régulière des cultes dominicaux où l’on célèbre de plus en plus fréquemment la cène. Il y a là un témoignage de foi, une confession de foi, dont il serait regrettable de s’appauvrir, même lors d’un service funèbre.

Question 25


Nous croyons tout comme vous à l’extraordinaire valeur de telles « manifestations » qui prennent rapidement la portée d’un témoignage. Le comportement chrétien devant le deuil et la mort nous semble devoir s’inscrire non pas dans un « souffrir moins », mais dans un « souffrir autrement ».

Il nous intéressera de connaître vos opinions sur la suite de ce témoignage, puisque vous avez intitulé une partie de votre thèse « Pour des usages plus authentiquement chrétiens du deuil ».


J-P. M. : Six rubriques me semblent devoir être soulignées.

  1. La couronne et les fleurs : Une couronne passe sur le dos d’un commissionnaire : « malgré cette forme en roue de secours, elle est le signe qu’il n’y a plus de dépannage possible, Une vie est à bout de course : c’est là qu’on voit ce qu’on est peu de chose » 5.

    Dans la symbolique chrétienne, la couronne est le signe de la victoire de la foi : en fait, il y a beaucoup de couronnes dans nos enterrements ; dommage qu’il y ait si peu de victoires de la foi !

    Les fleurs en général préfigurent le paradis : c’est ainsi que l’Eglise primitive garnissait de fleurs et de plantes vertes la dernière demeure des défunts. Seulement, de nos jours, nous assistons à une véritable invasion de fleurs comparable parfois à un étalage de fleuriste 6, et il est heureux qu’à Genève, par exemple, le nombre des pièces pouvant prendre place dans le temple ait été ramené à trois environ. A noter qu’en cas de réalisation de nos propositions visant à faire précéder le culte de l’inhumation, le gaspillage floral subira un sérieux coup de frein. En attendant, les dons versés à des œuvres privées ou paroissiales sont certainement plus profitables, parce que l’entraide fraternelle devrait tou- jours avoir le pas sur d’autres considérations.

5 Ph. Zeissig. Vie Protestante, 31.1.1964.

6 Quand encore ce ne sont pas des fleurs… en plastic !

  1. Le port du deuil : Le port du noir pour le deuil nous semble très discutable, tant à cause de son origine païenne (étrusque) que parce qu’il ne reflète pas une attitude centrée sur la clarté de la résurrection. C’est, semble-t-il, par déférence au défunt que nous portons le noir, ce qui n’a pas manqué de nous attirer un jour cette remarque : « Quand on vous voit, je vous assure que vous n’avez pas des gu… de rachetés ! » C’est cru, mais ça veut bien dire ce que ça veut dire, Rappelons-nous que la couleur « chrétienne » du deuil pourrait être le blanc, comme c’est l’usage chez tous les Orientaux.

  2. La couleur du drap mortuaire : On doit faire un sort au drap mortuaire noir à festons d’argent. Et il est heureux que la Ville de Genève ait pris l’initiative d’imposer à la Chapelle des Rois le drap mortuaire gris, bleu dans le cas d’un ensevelissement maçonnique, parfois grenat pour les membres de la société d’incinération « La Flamme ». Le blanc est à proscrire à cause de sa ressemblance avec la couleur trop suggestive des draps d’hôpital ou d’un suaire.

  3. Cartes de deuil et lettres de faire-part : Ces lettres de faire-part (ou ces articles de faire-part que l’on insère dans les journaux) que nous envoyons à nos amis et connaissances ont-ils souvent cet accent chrétien où l’on retrouverait un écho de notre foi ? Les « il plut à Dieu de rappeler à lui… », ou les « ont le douloureux devoir de faire part du décès de… », ou encore les « ont la grande douleur (le grand chagrin) de faire part de… » en témoignent ! Alors, une suggestion : « Dans la tristesse de la séparation, mais avec la certitude de la résurrection, nous vous faisons part du décès de… ». Et ces gros cadres noirs empâtés sont-ils vraiment aptes à témoigner notre certitude de la résurrection ? Quant aux versets apposés au bas des articles de faire-part, il n’est pas rare qu’ils soient choisis pour la glorification du défunt !

Combien juste est la remarque suivante 7 :

7 Remarque tirée du Nouveau Savoir-Vivre de Raymond Lindon (Ed. Guides Albin Michel, p. 102) qui, s’il nomme le Figaro ou Le Monde, pourrait encore plus évoquer tel ou tel quotidien de la presse romande.

« il est devenu fréquent de recourir à l’avis publié dans un ou plusieurs journaux.

» A cet égard, le bon goût réside dans la simplicité, et, encore que la pratique en soit assez répandue, il nous semble qu’il ne sied pas de faire avec les annonces de mort ce qu’on ne peut plus faire avec les chars de couronnes, les chevaux à plumets et les maîtres de cérémonie à bicorne et culotte courte. C’est ainsi que, parfois, on relève dans le Figaro ou Le Monde 7 le décès du même personnage annoncé sept où huit fois par les diverses sociétés dont il était administrateur et les associations dont il était président. Si bonnes que soient les intentions et si encouragées qu’elles soient par le service commercial du journal, le résultat frise le ridicule.

» La logique est à recommander également. N’annoncez pas, en même temps, dans la presse, que l’enterrement aura lieu à telle date et à telle heure et qu’il se fera dans la plus stricte intimité. Les relations ne savent plus si elles doivent s’exposer au reproche d’indifférence ou à celui d’indiscrétion. »

Et pendant que nous y sommes, citons aussi le passage suivant qui, pour n’être pas l’expression d’une préoccupation chrétienne, n’en contient pas moins une savoureuse dose de bon sens.

« Le bon goût doit également se manifester à l’enterrement.

» Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir de jeunes femmes enterrer leur mère à la fois en grand deuil et en mini-jupe, « tout de noir déshabillées », eût dit l’auteur de la chanson de Marlborough, ou encore une veuve éplorée mais attentive aux ravages de la douleur et laissant sur le visage de celles qu’au moment du défilé elle étreint, les traces de ses larmes et de son rouge à lèvres.

» De telles manières sont regrettables. On admettra volontiers avec l’homme d’esprit dont on a déjà cité la finesse d’observation, qu’il puisse y avoir des enterrements gais, mais il faut éviter qu’il y en ait de grotesques. »

  1. Les « in memoriam » : Sauf erreur, ils ont vu le jour avec ce siècle sans que nous sachions à qui en attribuer l’initiative. Certes, l’intention de ceux qui les rédigent et les font imprimer n’a rien de répréhensible. Ils veulent marquer par un signe qu’ils se souviennent de leurs disparus. Mais le moyen utilisé est-il recommandable ? Si encore ils ne portaient mention que d’un nom et d’une date, leur sobriété les rendrait acceptables, Mais à de rares exceptions près, ils sont affublés d’un commentaire dicté sans doute par de généreux sentiments, mais rédigés sous une forme équivoque.

    Il y a d’abord leur ton larmoyant… Tous ces regrets exprimés et, dans leur prolongement, toute cette désolation inconsolable, ne se retournent-ils pas en une accusation contre Dieu puisque de Lui seul dépendaient la vie et la mort de ce regretté disparu ? Il y a danger de blasphème, ou alors signe d’incrédulité…

    Il y a enfin cette forme directe : c’est au défunt lui-même que, par le moyen du journal, on paraît s’adresser. Mais le lit-il ? En a-t-il ainsi connaissance ? Il faudrait ignorer tout de l’Evangile pour le croire un seul instant. Alors, ou bien ces « in memoriam » sont le signe d’une grave ignorance de la part de ceux qui les rédigent, ou bien ils sont de fort mauvais goût…

    D’où notre conclusion, qui est en même temps une recommandation : que les chrétiens s’abstiennent dorénavant de faire paraitre les « in memoriam » peu recommandables !

  2. Le soin des tombes : Beaucoup de chrétiens s’en vont se recueillir sur une tombe où repose ce qui fut un être cher, comme si un contact pouvait se créer dans cette présence silencieuse. Bien souvent ces va-et-vient au cimetière témoignent d’une non-acceptation de la mort survenue à l’être cher. C’est ainsi que l’entretien d’une tombe peut devenir un geste visant à la survivance de celui qui est pourtant bien mort. Cette inacceptation ne fait-elle pas injure à Dieu lui-même qui assure à ceux qui sont en Christ qu’il ne les abandonnera jamais ? L’érection des caveaux est certainement la forme la moins évangélique de sépulture, témoin le cimetière de Staglieno, sur une des collines dominant Gênes : une nécropole où des corps sont ensevelis dans de véritables petits temples ! Tout à la gloire du défunt. C’est ainsi qu’une marchande de cacahuètes avait économisé sa vie durant pour avoir un jour, au cimetière de Gênes, son caveau et sa statue… vanité des vanités !

Question 26


Dans cette même perspective d’un usage plus authentiquement chrétien du deuil, nous partageons votre révolte devant les pratiques inadmissibles de ce que vous appelez (avec beaucoup d’autres) la mort à l’américaine… mais que faut-il penser de l’autopsie ?


J.-P. M : L’autopsie, qui consiste en une opération post-mortem d’un cadavre pour connaître la cause réelle de la mort, ne doit pas être confondue avec la pratique de l’embaumement, quoi qu’elle lui ressemble dans le fait qu’il y a prélèvement de tout ou partie de certains organes. Dans un hôpital universitaire, l’autopsie est une pratique courante. Et nous aurions tort de nous en offusquer. La médecine est une science d’approche, qui pose des diagnostics, qui émet donc certaines possibilités qui pourront se révéler plus où moins exactes, suivant les qualifications du médecin. Ce n’est pas encore une science précise. Néanmoins, « avant le départ d’un cadavre de l’Hôpital cantonal de Genève, de la maternité ou de la clinique psychiatrique de Bel-Air, il peut être procédé à l’autopsie lorsqu’elle est demandée par un chef de service, sauf opposition écrite des membres de la famille ».

Beaucoup s’opposent à l’autopsie par scrupule religieux : « …et si je ne retrouvais pas ce « prélèvement » le jour de la résurrection… ? » C’est bien mal comprendre ce que nous avons dit de la résurrection.

A noter que ces prélèvements sont généralement incinérés après expertise.

Question 27


A propos de l’incinération, y a-t-il des consignes « chrétiennes » à son sujet ?


J.-P. M. : Inhumation ou incinération ? Il n’y a pas de raisons théologiques majeures à préférer l’une à l’autre. Le choix de l’incinération peut néanmoins être très ambigu : le « per ignem ad pacem » (« par le feu à la paix ») n’est pas absent des cœurs qui croient par ce moyen se purifier pour être digne de paraître devant Dieu. Comme si la destruction du corps avait pour effet de libérer et sauver l’âme ! La Bible, nous ne le répéterons jamais assez, « ne connaît pas l’opposition entre l’âme et le corps, entre l’âme immortelle et le corps mortel. L’âme aussi bien que le corps peut être sous l’empire de la mort, et le corps aussi bien que l’âme peut être sous l’emprise du Saint-Esprit. L’Eglise proclame qu’au-delà de l’attente, il y a une récréation de la personne, corps, esprit et âme ».

Si le choix de la crémation tient à la croyance originale de ce procédé, soit à la purification de l’âme par le feu, alors ce procédé est coupable. Si c’est par conformité à la vague « d’hygiénisme » que soulève le problème des sépultures dans les cités modernes, alors ce procédé est admissible.

Question 28


Quelles sont vos conclusions quant à l’ensemble du problème ?


J.-P. M. : Au moment de clore ce chapitre, bien provisoirement puisqu’il y a sept ans je n’ai fait que défricher le problème en faisant une première synthèse historique, théologique et pratique — ce qui n’existait pas encore en français et dans le cadre du protestantisme —, j’ai conscience qu’il faudrait encore parfaire la documentation pour compléter les arguments émis. J’ai cependant l’intuition que l’essentiel a été dégagé et qu’il nous est permis d’encourager les chrétiens à affronter positivement le problème de la mort, et à envisager cet événement, auquel on aime à penser le moins souvent, plus évangéliquement, dans une espérance mieux fondée, et j’aimerais dire en connaissance de cause. C’est donc en fin de compte un appel à la foi que nous lançons à travers toute la démarche entreprise ensemble.

Question 29


Vous avez évoqué le caractère « innovant » de certaines de vos propositions. Nous concevons, sans peine aucune, que les choses ne vont pas vite dans un pays où les morts ne sont pas les plus immobiles, et où les vivants sont parfois figés dans un étrange immobilisme.

Notre question se passe presque de réponse, tant nous sommes intimement persuadés de ce que vos thèses ont trouvé comme écho. Pourtant voici notre 29e interrogation : sachant que votre thèse a été publiée en 1967… et qu’elle vous a valu le titre de licencié en théologie, a-t-elle eu d’autres résultats concrets ? L’Eglise de Genève, puis la Conférence des Eglises romandes, puis la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, enfin l’Alliance réformée mondiale ont-elles pris les décisions et les mesures qui s’imposaient dès l’instant où l’on reconnaissait justes et conformes à l’enseignement biblique vos opinions sur les services funèbres ?


J.-P. M. : Le libellé de votre question laisse supposer une réponse négative sur toute la ligne ! Eh bien détrompez-vous ! La Compagnie des pasteurs de Genève a voté à une très confortable majorité le vœu de voir s’introduire et se généraliser la pratique d’une inhumation précédant le culte, sans annuler toutefois les pra- tiques actuelles pour ne « brusquer » personne. Plusieurs services funèbres ont déjà été célébrés selon le nouveau mode, et cette « innovation » semble avoir été très bien accueillie. Le Consistoire de l’Eglise de Genève vient de se prononcer (15 mars 1974) très favorablement (2 non, 8 abstentions contre une cinquantaine de oui) :

« L’ordre que nous indiquons (ensevelissement, puis culte) correspond au souhait que le culte avec prédication ait lieu après l’ensevelissement ou l’incinération, L’ensevelissement marque une fin ; l’Evangile, au contraire, s’adresse aux vivants, pour les inviter à regarder en avant, dans une espérance retrouvée. La présence de la dépouille mortelle n’est pas la bonne manière de rappeler le souvenir d’un disparu ; elle nous tourne vers le passé, alors que nous cherchons une espérance pour continuer à vivre. Après l’ensevelissement, la prière adressée au Dieu vivant, l’écoute de sa parole nous aideront à retrouver notre élan intérieur et notre sérénité. »

Des démarches auprès des entreprises de pompes funèbres sont en cours, et une information de grande envergure se prépare. Aussi, je souhaite ardemment que votre livre suscite une réflexion non seulement dans les sphères romandes, suisses et œcuméniques, mais déjà dans la sphère familiale de chacun de n0s lecteurs.

Question 30


Dès lors, notre question ultime, c’est à vous, lecteurs, que nous osons la poser. A vous en tant que lecteurs responsables.

Responsables de décider sans plus tarder ce que pourraient être vos obsèques. Je n’en veux pour preuve que le très juste propos de Madame Madeline Chevallaz au sujet du deuil vestimentaire : 8

8 Savoir vivre maintenant ; M. Chevallar, Ed. P. Thierrin, Bienne, coll. Panorama pratique, p. 53.

« Quelques endroits gardent la tradition d’un deuil pesant pendant un ou même deux ans. On impose aux femmes le port de crêpes le jour de l’enterrement, de brassards larges, et de respecter ensuite un demi-deuil prolongé où violet, noir, gris et blanc sont les seules couleurs admises. Il n’y a qu’à évoquer la campagne sicilienne pour stigmatiser ce goût étrange pour la mort et qui voue au noir les femmes de familles nombreuses leur vie durant.

» Mais bien entendu, le jour de l’enterrement d’un proche parent, un vêtement sobre et foncé s’impose, à moins que le défunt n’ait spécifié dans ses dernières volontés : « Le deuil ne sera pas porté ». Si mauvaise que soit la plaisanterie sur un tel sujet, il est à conseiller d’ores et déjà, suivant la province que vous habitez, de porter ce vœu généreux dans vos dernières volontés. Les sages les rédigent à vingt ans. »


Vos dernières volontés.

Les limiterez-vous aux seules questions vestimentaires ? Ne concerneront-elles que les dispositions testamentaires à prendre quant à la répartition de quelques biens, l’attribution à tel ou tel proche de tel ou tel souvenir, d’un objet particulier ?

C’est votre droit d’user de vos dernières et indiscutables volontés dans cette acceptation traditionnelle de l’expression.

Mais, précisément, dans la mesure où ces dernières volontés sont indiscutables et — à de rares exceptions près — indiscutées, pourquoi ne prendriez-vous pas vous (pourquoi ne prendrions-NOUS pas) les dispositions précises relatives à ce service funèbre dont nous serions (il faut bien un jour ou l’autre se faire à cette idée) le défunt ?

Des dispositions dont la seule et sereine caractéristique serait d’être logiques. Logiques avec notre incrédulité, si nous sommes incrédules.

Logiques avec notre foi, si nous sommes dans la foi. Rien de bien scandaleux à ce que les Eglises répugnent à user d’une décision autoritaire en la matière.

A juste raison, elles veillent à ne pas choquer ou peiner. Elles craignent d’être incomprises et de paraître d’une tyrannique étroitesse.

Rien de bien étrange à ce que les familles, qui demeurent par la faute de notre seul silence dans l’ignorance de ce que leur cher défunt aurait voulu, se trouvent livrées aux risques de l’improvisation.

Et, de ce fait, choisissent des modes de faire qui leur sont proposés par les porte-parole des traditions.

Alors notre faire-part risque bien d’être affublé d’une de ces paroles qui font pieux et qui affirment des contre-vérités chrétiennes (« que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon », etc.) ou d’une parole biblique sans rapport vrai avec notre foi.

QUI EST MIEUX PLACÉ POUR CHOISIR QUE NOUS… DE NOTRE VIVANT ?

QUI EST PLUS AUTORISÉ À DIRE, À EXIGER, QUE NOUS… DE NOTRE VIVANT ?

C’est très louable de dispenser nos proches de frais vestimentaires « selon le désir du défunt, le deuil ne sera pas porté… ». Ne pourrions-nous pas, du même coup, ajouter trois lignes et stipuler de quelle manière nous souhaitons que ce deuil soit porté ? Plus encore, et précisément si nous désirons aider nos après-venant à vivre un témoignage de foi pratique (de « manifestation publique d’un usage chrétien du deuil », sachant que l’incompréhension générale guette les audacieux qui se soustrairaient à la médiocrité irréfléchie de la majorité, d’une majorité conditionnée par les usages ancestraux…), procurons à nos bien-aimés la légitimation sans réplique : « nous nous conformerons de grand cœur à la volonté exprimée de son vivant par

… Monsieur, Madame ou Mademoiselle…

… et l’inhumation aura lieu avant le culte

… et la Sainte Cène sera célébrée

… et nous vous prions de limiter vos envois de fleurs et de penser plutôt à telle trésorerie d’œuvre ou d’Eglise

… et nous ne multiplierons pas les frais funéraires de marbre, etc. ».

Alors prendrait fin le temps des autruches (ces volatiles qui, tout vivants encore se cachent, dit-on, la tête dans le sable… en attendant que la mort leur ferme les yeux).

Alors l’expression « debout les morts » dépouillée de toute signification macabre et de toute gloriole militaire prendrait un sens conforme à notre foi à la résurrection.

Un de nos collègues, mort il y a quelques mois. prévoyait que son ensevelissement serait l’occasion d’un grand rassemblement pastoral : sachant que les quarante minutes de marche entre le sanctuaire et le cimetière risquaient d’être l’occasion d’une grande parlote collégiale, il eut l’idée de faire figurer dans ses ultimes demandes que tous, laïcs et pasteurs, parents et amis, TOUS, veuillent bien faire de cette marche une marche silencieuse et un chemin de méditation, de prière. Incroyable mais vrai : ce que ni l’officiant ni la famille n’eussent pu obtenir, le défunt prévoyant nous l’a fait réaliser…

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