J’ajouterai quelques remarques sur trois principes auxquels j’ai souvent touché, mais qui méritent d’être repris, savoir : le principe d’admission, le principe d’exclusion et le principe de séparation.
Ces trois principes dépendent l’un de l’autre, comme ils dépendent eux-mêmes de la notion fondamentale de l’Église. On peut les envisager essentiellement ou au point de vue de la doctrine, avec la théologie ancienne, ou au point de vue de la vie, avec la théologie nouvelle, qui, du reste, sous ce rapport comme sous bien d’autres n’est pas aussi nouvelle qu’on le croit (Donatistes, Cathares, etc.) Mais la question est absolument la même aux deux points de vue ; et nous n’avons nul besoin de la diviser.
Principe dadmission. — Les grandes Églises, ou Églises établies, s’accordent à considérer comme leur appartenant les enfants nés dans leur sein, en réclamant d’eux la confirmation du vœu de leur baptême quand ils sont parvenus à l’âge de raison. Elles s’accordent encore à admettre quiconque vient à elles, sans même exiger toujours une déclaration formelle de foi, un acte officiel d’adhésion. Pour tout dire en un mot, elles sont multitudinistes. Le principe d’admission y est si large qu’il ne laisse aucune place au principe d’exclusion. Toutefois, cet état, où elles se trouvent généralement aujourd’hui, n’est point un résultat nécessaire de leur constitution ; elles peuvent retenir les deux principes ; elles font profession de les retenir et s’attribuent le droit de les appliquer. Elles ont toutes des règles dogmatiques et disciplinaires qui les ont longtemps régies et qui, pour n’être plus en vigueur, ne sont pourtant pas abrogées ; monuments de ce que ces Églises ont été et de ce qu’elles peuvent redevenir.
Les Églises dissidentes, réprouvant le multitudinisme, ont relevé le principe d’admission et par suite le principe d’exclusion ; mais à des degrés divers, suivant que leur puritanisme est plus ou moins sévère. Pour la dissidence rigide, l’Église se confond avec la communion des saints ; on ne doit, dès lors, y recevoir ni y souffrir que des convertis. Mais si la dissidence a débuté par là, elle s’y est rarement tenue. L’expérience ayant démontré l’impossibilité de cet idéal, on a presque partout substitué à la foi réelle et vivante, dont Dieu seul est juge, une déclaration de foi, et à la régénération une forme de la piété. L’association des vrais croyants, ou des régénérés, qu’on avait voulue d’abord et qui serait seule logique, a fait place à l’association des professants.
A côté de la dissidence est le radicalisme individualiste, qui a pour bannière moins la vérité que la sincérité, demandant que chaque conviction religieuse, chaque conception du Christianisme groupe autour d’elle ses adhérents et les constitue en Églises particulières. Cette tendance porte également à sa base le principe d’admission, par conséquent aussi celui d’exclusion, puisqu’elle a pour condition première une adhésion volontaire et réfléchie, puisqu’elle exige de quiconque veut devenir membre de la communauté, qu’il soit déjà ce qu’est la communauté elle-même.
Pour juger le principe, prenons-le sous sa forme la plus rigoureuse, celle qu’il revêt dans le système des Églises pures. Là, les néophytes ou les candidats sont soumis à un sévère examen. Non seulement on exige d’eux un assentiment complet au symbole et au code établi, mais on demande des preuves de la réalité de leur foi et de leur conversion. Et quand on a reconnu l’extrême difficulté de réglementer ainsi l’intérieur des âmes, ce fait, s’il n’amène pas l’abandon du système, ne sert qu’à en accroître la rigidité.
Selon nous, ce mode d’admission repose sur une fausse base ; — il est contraire à la pratique de l’Église primitive, qu’il prétend rétablir ; — il est interdit par l’Ecriture ; — il attribue à l’homme ce que Dieu s’est réservé.
a) Il repose sur une fausse base, car il dérive d’une idée de l’Église qui n’est pas celle du Nouveau Testament. La notion scripturaire du Royaume de Dieu ici-bas, nous croyons l’avoir montré, est plus large et moins rigoriste, quoiqu’elle ait aussi la vérité et la sainteté pour fondement.
b) Il est en opposition avec la pratique de l’Église primitive. Dans les premiers temps on admettait sans noviciat ni examen ; quiconque se présentait était reçu ; les portes étaient ouvertes à qui déclarait croire et voulait entrer (Actes 2.41 ; 8.12, 13, 16). L’inconséquence du séparatisme puritain est ici manifeste. Il fait de sa conformité avec l’Église apostolique sa principale, si ce n’est son unique règle, et cette règle, il l’abandonne sur le point le plus essentiel.
c) Il est interdit. Les paraboles de l’ivraie, du filet, des noces etc., annoncent que la séparation doit se faire seulement à la fin, et il est expressément défendu de chercher à l’opérer dès à présent (Matthieu 13.29-30 ; 1 Corinthiens 4.5).
d) Il est peu en harmonie avec les préceptes qui veulent que chacun regarde les autres comme plus excellents que soi (Philippiens 2.3). Il nourrit une sorte d’inquisition pharisaïque, bien éloignée de l’esprit d’humilité et de charité, fond vital du Christianisme. En prétendant déterminer qui est chrétien et qui ne l’est pas, il conduit plus ou moins à substituer un jugement d’homme au jugement de Dieu, qui seul connaît ceux qui sont siens.
Dans le système de la simple profession, tel que le formulent soit la dissidence mitigée, soit le radicalisme libéral, le principe échappe, il est vrai, à la dernière et à la plus grave peut-être de ces considérations ; mais les trois autres l’atteignent et le frappent toujours. Il méconnaît et la notion scripturaire de l’Église, et la pratique apostolique, et le devoir de la condescendance dans l’intérêt de l’union. Le principe, en soi, n’est point contestable, car il ne fait que poser le droit inhérent à la société religieuse comme à la société civile de sauvegarder sa loi fondamentale ; mais on l’exagère en l’isolant et on le fausse en l’exagérant : aberration qu’il importe d’autant plus de signaler qu’on y incline aujourd’hui en bien des sens. Nos Missions elles-mêmes, s’il m’est permis de le dire avec la réserve du respect, ne sont peut-être pas sans quelque chose d’erroné ou d’extrême à cet égard. Je doute que le long noviciat qu’elles font subir soit aussi d’accord qu’elles le croient avec la règle scripturaire ; elles procèdent d’après la théorie des églises pures, alors même qu’elles appartiennent à des églises multitudinistes.
Du reste je ne voudrais pas être trop absolu dans ce jugement. Le système contre lequel il porte existe sur une grande échelle en Angleterre et en Amérique. Aux Etats-Unis il est l’ordre commun. C’est l’organisation des Presbytériens, des Congrégationalistes, des Baptistes, des Méthodistes et de bien d’autres. Aussi toutes ces dénominations se divisent-elles en deux classes d’adhérents, les communiants (église) et les non-communiants (congrégation) ; constitution ecclésiastique particulière aux temps modernes (car elle ne ressemble ni à celle de l’âge apostolique, ni à celle de la Réformation), et devant laquelle on s’arrête, alors même qu’on ne saurait l’approuver entièrement. Peut-être est-elle imposée par l’état actuel des choses ? Quoi qu’il en soit, en présence des faits, même les plus impérieux, ne laissons pas périmer les principes. A travers la situation anormale de nos temps, dont il faut bien tenir compte, regardons toujours à la norme scripturaire. Que notre cri de ralliement soit toujours celui de la Réformation : A la loi et au témoignage !
Principe d’exclusion (excommunication). — Il existait dans la Synagogued (Luc 6.22 ; Jean 9.22 ; 12.42). Il semble formellement donné par le Nouveau Testament. Les passages qui s’y rapportent peuvent se ranger en deux classes :
d – On distinguait chez les Juifs trois degrés d’excommunication : le Niddaï qui durait 30 jours, le Kerem qui privait de tout commerce religieux et civil, mais qui pouvait être levé, la Schammata qui était sans espoir. L’excommunication était généralement précédée de l’avertissement et de la censure. Dans le catholicisme on a distingué l’excommunication mineure (exclusion de l’eucharistie) et l’excommunication majeure (exclusion de l’Église). L’excommunication d’une ville, d’un peuple, a été appelée interdit.
- ceux qui paraissent l’impliquer (Romains 16.17 : « Je vous exhorte à prendre garde à ceux qui causent des scandales contre la doctrine que vous avez apprise, et à vous séparer d’eux » ; 2 Corinthiens 13.2 ; Galates 5.12 ; 1 Timothée 6.5 ; 2 Timothée 3.5 ; Tite 3.10) ;
- ceux qui paraissent l’affirmer (Matthieu 18.17 : « S’il n’écoute pas l’Église, qu’il te soit comme un païen, etc. », 1 Corinthiens 5.3-5 ; Galates 1.8-9 ; 2 Thessaloniciens 3.14 ; 1 Timothée 1.20).
Quelque positifs que soient à première vue ces passages, un fait remarquable tend à jeter du doute sur l’interprétation qu’on en a communément donnée et sur l’application qu’on en a faite. Parmi les nombreux désordres de doctrine et de conduite signalés dans les écrits apostoliques, nous ne trouvons aucun exemple d’excommunication proprement dite, ou d’exclusion de l’Église par l’Église. Les seuls cas qu’on allègue sont ceux de l’incestueux de Corinthe (1 Corinthiens ch. 5), d’Hyménée et d’Alexandre (1 Timothée 1.20), d’Ananias et de Saphira (Actes 5.5). Mais dans le premier il s’agit d’un crime d’une telle énormité, que parmi les païens eux-mêmes on n’entendait parler de rien de semblable, ainsi que le fait observer saint Paul. « Cet homme-là aurait pu être excommunié par les habitants de Sodome », suivant la vive remarque de M. Bost. Et puis, quelle est la peine infligée et qui l’inflige ? C’est une punition extranaturelle, et c’est l’Apôtre qui la prononce. Même observation sur 1 Timothée 1.20 et Actes 5.5. C’est toujours du miraculeux et par conséquent de l’exceptionnel. Partout ailleurs, des exhortations à se garder des faux frères et des faux docteurs ; partout des censures, des menaces, des vœux pour que l’Église soit délivrée des personnes ou des doctrines qui la déshonorent et la troublent ; rien de plus. Nous ne la voyons jamais intervenir elle-même, ou par ses conducteurs réguliers, pour rejeter hors de son sein l’hérétique ou le profane, comme elle aurait dû le faire si elle eut été régie par le principe d’exclusion, tel qu’on l’a fait plus tard. Rappelons-nous son extrême condescendance envers les judaïsants, avec lesquels elle transige au lieu de les frapper.
La largeur du principe d’admission faisait faiblir le principe d’exclusion, car ils dépendent l’un de l’autre. On a cru quelquefois être plus fidèle à l’esprit du Nouveau Testament, en supposant qu’on doit être facile à admettre et sévère à exclure ; mais on oubliait la corrélation interne et indissoluble des deux faits. D’ailleurs la pratique des premiers temps ne confirme point cette manière de voir.
Il importe de remarquer encore que dans les prescriptions et les exhortations sur lesquelles se fonde le principe, objet de notre examen, ce qui domine généralement, c’est le point de vue moral ou religieux plutôt que le point de vue dogmatique ou disciplinaire, tandis que dans l’application du principe, c’est de l’intérêt du formulaire établi qu’on s’est surtout préoccupé.
On a beaucoup insisté sur Matthieu 18.15-18, où l’on croit trouver et la loi et la forme de l’exclusion ecclésiastique, en particulier la règle des deux avertissements préalables : « Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le, etc. » Mais l’examen élève des doutes sérieux au sujet de ce texte qui paraît si exprès et si décisif au premier abord. 1° Il fait allusion à une coutume de la Synagoguee, et rien ne prouve qu’il doive s’appliquer dans sa lettre à l’Église chrétienne, plus que bien d’autres. (Cf. Matthieu 5.23). 2° Il s’agit là de différends ou d’injustices privés, non de fautes et d’erreurs qui provocassent l’excommunication (Cf. 1 Corinthiens 6.1-8) ; aussi n’y est-il pas question d’exclusion ecclésiastique. Tout ce qui s’y trouve, c’est que si l’offenseur ne tient compte ni de l’avertissement privé ni de l’avertissement officiel, l’offensé peut le considérer comme dépourvu de piété réelle. « Qu’il te soit comme un païen, etc. », dit le Seigneur (ἔστω σοι) et non pas qu’il vous soit ; de sorte que, en fin de compte, ce passage en apparence si formel, semble ne point toucher au sujet.
e – Voy. Basnage, « Hist. des Juifs » T.3. p. 791.
En étudiant avec quelque attention les enseignements et les actes apostoliques, on découvre entre la pratique et la théorie une sorte de contradiction dont on s’étonne plus qu’on ne devrait. De semblables énantiophanies se manifestent à bien d’autres égards ; et nous avons déjà rencontré celle-ci, sous une forme plus générale, entre la condescendance et la fidélité. Elle tient à la nature même des choses. En principe, l’Église ne se compose que des âmes unies à Jésus-Christ par une foi vivante, car « quiconque n’a point l’Esprit de Christ n’appartient point à Christ » (Romains 8.6-9). En fait, elle renferme une foule de personnes étrangères à cet esprit et, par conséquent, aux dispositions qui constituent le Royaume de Dieu au dedans de l’homme (Romains 14.17. En principe, il ne devrait s’y trouver que des chrétiens de cœur ; en fait, et dans tous les temps, il s’y est trouvé une multitude de chrétiens de nom. Que l’on compare sous ce rapport les Paraboles et les Epîtres, dont les premières regardent surtout au fait et les secondes au principe, par la raison toute simple que là est l’histoire, l’histoire anticipée, et ici la loi. Il faut reconnaître et le fait et le principe. Le principe se rapporte à l’Église telle qu’elle devrait être, revêtue de vérité et de sainteté, et rejetant hors d’elle toute erreur et toute souillure ; le fait, ressort de l’Église telle qu’elle est ici-bas, mélange inévitable de bien et de mal, supportant l’ivraie de peur d’arracher le bon grain, se refusant à l’emploi de la contrainte parce que ses armes ne sont point charnelles, ouvrant son enceinte à tous ceux qui veulent entrer, pour les placer et les tenir sous l’action de la Parole divine. Aussi les Epîtres, tout en insistant sur le principe, font-elles au fait une large part. Bien certainement, la discipline rigoriste, de quelque manière qu’elle s’exerce, est moins en harmonie qu’il ne peut le sembler d’abord avec l’esprit évangélique, dont l’humilité, le support, la mansuétude font l’essence. D’ailleurs, à côté de ses effets préventifs qui frappent immédiatement et paraissent l’appeler et la légitimer, elle a des inconvénients et des dangers terribles ; elle tend à transformer l’Église en une sorte de tribunal d’enquête, où chacun s’occupe des autres plus que de soi, s’inquiétant de la paille qui est dans l’œil de son frère plus que de la poutre qui est dans le sien, et négligeant, jusqu’au pied de la table sainte, de s’examiner lui-même pour juger ceux qui l’entourent. (C’est le même principe des églises pures qui pose, relativement à la Cène, non seulement qu’elle n’est que pour les régénérés, mais qu’on ne peut y participer qu’avec eux) : écarts déplorables, sensibles surtout dans les petites congrégations, aberrations fatales qui engendrent la pire des dispositions antichrétiennes, ce pharisaïsme des saints, cet orgueil spirituel, qu’ont foudroyé le Seigneur et les apôtres.
Il résulte de là que si le principe d’exclusion est donné par l’Ecriture, il l’est de manière à rendre infiniment circonspect dans l’application.
Aussi en est-on venu à penser que la discipline chrétienne, celle que recommande et impose l’Évangile, doit s’exercer, moins par des actes judiciaires, que par la tendance générale et la sainte jalousie de la communauté, par l’influence de sa foi et de sa vie, par cette puissance morale devant laquelle le mal se retire ou se cache ; et, à quelques exceptions près, on interprète en ce sens les passages sur lesquels s’était fondé le droit et le devoir de l’excommunication. Il est certain, en effet, que la plupart de ces textes s’adressent, non à l’Église comme corps, comme institution, mais aux disciples eux-mêmes qui doivent éviter, autant que possible, tout contact avec l’erreur et le péché, de peur d’en être séduits ou de paraître les approuver. Discipline semblable à celle que le monde lui-même exerce contre certains désordres (inconduite des femmes, par exemple), et qui est positive aussi bien que négative, car elle joint aux préceptes qui ordonnent de s’éloigner du mal, ceux qui prescrivent de le reprendre et de le surmonter par le bien. Mais sous ses deux formes, son élément est la liberté, son arme la persuasion, sa force celle de la vérité et de la vertu, son caractère le concours de tous.
Il en est des obligations chrétiennes à cet égard, comme de celles qui concernent le soin des pauvres. L’Évangile recommande instamment l’aumône ; il la prescrit à l’Église entière et à toutes les conditions (pite de la veuve) ; mais il ne constitue pas l’Église en une administration de secours, quoiqu’il existe quelques faits dont on pourrait le conclure (Actes 4.34 ; 6.1-3 ; 2 Corinthiens 8.13-14). Or, l’aumône individuelle et libre est toujours salutaire, tandis que l’aumône imposée, légalisée, entraîne à la longue des abus désastreux. La taxe des pauvres, qui semblait devoir arrêter l’indigence, est devenue une plaie et un péril là où elle s’est établie (en Angleterre, par exemple). Analogie instructive, dit-on, qui doit inspirer de la réserve et de la défiance dans l’organisation de la discipline.
Il y a assurément de la vérité dans ces vues ; elles ont, à bien des égards, pour elles, l’esprit sinon la lettre des Livres saints. On ne saurait cependant les ériger en règle absolue. Il est difficile de refuser à l’association religieuse, non plus qu’aux autres associations, le droit d’admission et d’exclusion, car ce serait leur refuser le droit de défendre ou de maintenir dans leur sein ce qui fait leur sécurité et, à vrai dire, leur raison d’être. C’est leur doctrine qui les a fondées, c’est elle qui les maintient. Peut-être tout se concilierait-il par une observation bien simple, dont on a tenu trop peu de compte, mais que recommande le mouvement de nos jours. Il faut distinguer la congrégation générale du corps enseignant et dirigeant. L’Église ne peut accorder dans les deux cas la même latitude. Elle doit assurer sa foi dans ses académies et dans ses temples, sous peine de compromettre sa paix au dedans, son action au dehors et, à la longue, son existence elle-même, puisqu’elle permettrait à ceux qui sont préposés à sa garde de saper jusqu’à ses fondements. Ce serait l’organisation du désordre.
Principe de séparation. — La question du schisme, au sens ecclésiastique, c’est-à-dire d’une rupture ouverte et complète, n’est pas directement traitée dans le Nouveau Testament. Il n’y est parlé que de dissensions intestines (1 Corinthiens 1.10 ; 3.3 ; 11.18 ; Galates 5.20). Dès lors, quand nous voulons décider cette question par l’Ecriture, nous sommes réduits, faute de déclarations expresses, à des inductions tirées des principes et des faits.
On a distingué la séparation du schisme : distinction purement arbitraire ou conventionnelle, née de ce qu’admettant généralement que la scission peut être licite et même obligatoire dans certaines circonstances, on a voulu la désigner par des termes différents, selon qu’on la jugeait légitime ou illégitime. Le nom de « séparation » lui est appliqué dans le premier cas, celui de « schisme » dans le second. On a dit que si tout schisme est une séparation, toute séparation n’est pas un schisme ; qu’elle ne l’est que lorsqu’elle a lieu pour des raisons insuffisantes. Ainsi, dans la langue officielle du Catholicisme, les Novatiens, les Donatistes furent schismatiques, quand ils formèrent des églises à part ; mais les Orthodoxes, qui se séparèrent des Ariens devenus maîtres des conciles et des temples, ne le furent pas.
Quelques théologiens catholiques, rejetant cette distinction, ont soutenu que toute séparation est illicite, par conséquent schismatique, et que lors même qu’on jugerait l’Église tombée dans les plus graves erreurs on ne serait point autorisé à l’abandonner pour ériger un autre ministère et un autre culte. D’un autre côté, bien des théologiens protestants ont affirmé qu’il n’y a schisme, dans le sens véritable, que quand on s’éloigne sciemment et volontairement de Jésus-Christ, centre réel de l’unité ; qu’il n’y en a pas et ne peut y en avoir à se séparer d’une Église quelconque, lorsque c’est pour suivre plus fidèlement l’Évangile ; qu’il y en aurait au contraire à demeurer membre d’une Société où l’on ne trouverait point dans leur intégrité la doctrine et la discipline apostoliques, puisqu’on ne pourrait rester uni avec elle qu’en rompant avec le Seigneur. A ce point de vue, fort commun aujourd’hui, la séparation n’est jamais schismatique ; elle s’impose, au nom de la conscience, toutes les fois qu’on diffère à quelque égard de la communion dont on faisait partie. Or, où cela mène-t-il ? Pour être conséquente avec son rigorisme, de même qu’avec le principe scripturaire de l’unité, chaque congrégation formée sur cette base devrait aller, comme le Catholicisme, jusqu’à maintenir qu’elle est seule l’Église de Dieu, la vraie Église ; et quelques-unes l’ont fait.
On distingue encore la séparation en négative et positive. La première a lieu quand, sans rompre avec l’Église, on s’abstient de toute participation à celles de ses croyances et de ses pratiques qu’on juge entachées d’erreur ou de superstition ; la seconde, quand on en sort pour former une Église nouvelle.
Cette dernière, la seule dont nous ayons à nous occuper ici, peut-elle être licite ? C’est une question qui mérite d’être reprise.
Nous avons dit que toutes les communions y font une réponse affirmative, de quelques réserves qu’elles s’environnent d’ailleurs. Il est évident, en effet, que la séparation peut, en certains cas, devenir non seulement légitime, mais absolument obligatoire. Le droit de séparation est la contre-partie du droit d’admission et d’exclusion. Comme le droit d’admission et d’exclusion est la garantie de l’Église, le droit de séparation est le boulevard de la conscience individuelle. Si l’Église peut rejeter hors de son sein les personnes qui, refusant de se soumettre à sa règle de foi, gênent sa marche ou compromettent son existence, les personnes qui ne trouvent plus en elle l’aliment de vérité et de vie dont elles ont besoin peuvent chercher ailleurs ce qu’elles croient la voie de Dieu. L’exercice de ce droit, l’application de ce principe peut être contestable dans tel ou tel cas ; le droit, le principe lui-même ne saurait l’être. Seulement, au-dessus de ce droit, il est des devoirs qui le règlent ; et chacun répondra de l’usage qu’il en aura fait.
L’Église peut être considérée et comme rendant hommage à la vérité devant le monde, et comme traçant devant ses adhérents le sentier du salut. Si elle laisse obscurcir la lumière divine entre ses mains, elle n’est plus qu’un témoin et un guide infidèle qui met en péril la voie de la vie. Quoiqu’il n’existe sans doute aucune communion qui n’ait des disciples et des cohéritiers de Christ, il n’en résulte pas qu’il soit égal de vivre dans l’une ou dans l’autre de ces communions diverses. Même en accordant que toutes retiennent au fond la vérité sainte, et qu’aucune peut-être ne la présente dans sa pleine et pure intégralité, ce fait ne serait ni la justification ni l’excuse de l’indifférentisme chrétien, qui veut qu’on demeure dans l’Église où l’on est né, comme l’indifférentisme mondain veut qu’on ne quitte pas la religion où l’on se trouve, sous prétexte que toutes sont bonnes. Il y a un avantage incalculable à vivre dans une Église où la Parole divine est fidèlement annoncée, où respire le pur esprit de l’Évangile : le salut peut dépendre de là.
La rupture peut être plus qu’un intérêt, elle peut être un devoir. Elle l’est, par exemple, lorsque l’Église à laquelle on appartient altère les vérités fondamentales du Christianisme, et que, ne permettant pas la séparation négative, elle prétend contraindre à professer ses erreurs dogmatiques et morales ; lorsqu’elle va jusqu’à interdire la discussion des points sur lesquels on diffère d’avec elle, car le chrétien peut se trouver dans la nécessité de proclamer sa foi, sous peine des jugements prononcés contre ceux « qui retiennent la vérité injustement captive » (Romains 1.18). « Quiconque aura eu honte de ma parole etc. » (Luc 9.26). Ce fut la position de nos pères vis-à-vis de l’Église romaine.
Au sein du Protestantisme, il peut se produire des divergences tellement graves, qu’elles constituent, à la lettre, des religions différentes, et qu’elles fassent de la scission une obligation en en faisant une nécessité. Ainsi vis-à-vis de ces mille rationalismes qui aboutissent à la négation du christianisme surnaturel, et par conséquent du christianisme réel, s’ils devenaient dominants et s’emparaient des académies et des temples. Autre chose tolérer les tendances rationalistes qu’amène plus ou moins chaque phase du mouvement théologique, autre chose leur livrer la direction de l’Église et la cure des âmes.
Le droit de séparation est donc incontestable. Il se fonde sur celui de ramener la croyance, le culte et l’Église entière à la règle éternelle dont elle ne doit point s’écarter, — sur celui que l’Évangile accorde à tout chrétien de comparer les doctrines qu’on lui propose, et plus encore, sans doute, celles qu’on lui impose, avec les Saintes-Ecritures (Actes 17.11), —. sur celui que possède tout homme de servir le Seigneur selon ses convictions, — c’est-à-dire, en définitive, sur la liberté de conscience et de culte, ce grand principe vers lequel tout porte de plus en plus.
Mais ce droit a des bornes, qu’il faut reconnaître et respecter. Il tient, nous l’avons vu, à l’une des tendances évangéliques, à cette sainte rigidité qui veille avec une scrupuleuse jalousie sur le dépôt de la foi. Or, à côté de cette tendance, nous l’avons vu aussi, il en est une autre également sainte et obligatoire, destinée à la régler, et qui prescrit des concessions étendues dans l’intérêt de l’union. Le droit de séparation est donc limité comme le principe où il a sa base. En thèse générale, la séparation n’est un droit qu’autant qu’elle est un devoir. Le précepte de la fidélité est restreint par celui de la condescendance. Il y a là deux obligations collatérales qui lient également le chrétien. La séparation ne devient légitime que lorsque le support est devenu impossible, ou, en d’autres termes, lorsqu’il serait décidément cri. minci. Là est la limite. Si on la dépasse dans un sens ou dans l’autre, on sort de la ligne tracée par les Ecritures, et l’on tombe dans les excès du séparatisme ou du latitudinarisme.
Nous avons assez signalé ailleurs les résultats théoriques et pratiques de ces deux tendances, pour n’avoir pas besoin de nous y arrêter ici. Disons un mot du rapport de l’Église avec le monde dans l’opinion intermédiaire, à laquelle nous nous rattachons, et qui place le parvis à côté du sanctuaire dans le Temple spirituel.
En pénétrant dans l’Église, le monde tend à y porter l’esprit formaliste, qui substitue des apparences trompeuses aux saintes réalités de la foi et de la vie chrétienne. C’est à l’Église d’y veiller. Il faut qu’elle tienne le monde sous sa direction. La relation qu’elle contracte avec lui en tant qu’universaliste ou multitudiniste, elle ne doit pas, elle ne peut pas la laisser aller jusqu’à mettre en péril la règle de la vérité et de la sainteté. Et s’il ne lui reste pas d’autre ressource pour remplir ce devoir suprême, elle brise les formes dans lesquelles le monde voudrait la retenir captive ; ou si elle s’y refuse, les fidèles se retirent à ce cri d’En Haut : « Sortez du milieu de Babylone, mon peuple ! »
Il en est, à bien des égards, de l’Église comme de l’État, et des devoirs du chrétien comme de ceux du citoyen. Des deux parts, l’autorité et l’obligation dérivent de la dispensation et de la volonté divine (Romains 13.1-14 ; Éphésiens 4.11-13). En principe, le chrétien doit rester attaché et soumis à l’Église comme le citoyen à l’État. Mais, des deux parts, existe le droit de protestation. Et cela dans les cas extrêmes, où l’institution établie pour la vérité et le bien se met au service de l’erreur et du mal. Une sorte de souveraineté individuelle, qui est pour la conscience le droit de vivre, subsiste à côté du pouvoir constitué ; force redoutable qui, dans la société religieuse de même que dans la société civile, ne doit agir que comme l’orage dans l’atmosphère, et ne saisir un instant l’empire, dans l’intérêt des principes, que pour l’abdiquer l’instant d’après, dans l’intérêt de l’ordre. Après avoir brisé une organisation vicieuse, son rôle est de disparaître dans l’organisation nouvelle qu’elle a provoquée, et, si je puis ainsi dire, de faire rentrer le droit dans le devoir. L’insurrection permanente n’est pas plus la loi de l’Église que celle de l’État.
Et puis, le droit de séparation et le devoir de l’union n’ayant rien d’absolu, ainsi que l’indétermination scripturaire le démontre et que l’étude des faits le rend évident, ce qui motive la rupture à certaines époques peut ne pas la motiver à d’autres. Dans les périodes organiques, dans les temps de croyance générale et de vie régulière, elle peut être légitimée par une atteinte plus ou moins grave au formulaire de doctrine ou de discipline, atteinte de telle nature qu’elle fasse céder les obligations de la condescendance à celles de l’ordre. Dans les époques critiques, au contraire, dans les temps où les bases du Christianisme et son essence vitale sont elles-mêmes en cause, le droit de séparation se restreint et le devoir de l’union s’élargit à proportion. Tout peut y dépendre d’une question dogmatique ou critique, devenue la question de vie ou de mort.
Là est alors le vaisseau de l’Évangile qu’il faut sauver du naufrage ; et tous ceux pour qui il est l’Arche de salut, doivent se serrer dans un effort commun ; là est le combat de la foi, auquel ils doivent se porter ensemble, en faisant trêve à des divergences secondaires, quelque sérieuses qu’elles soient en elles-mêmes, comme cessent dans l’État toutes les luttes de parti en présence d’une invasion. Peut-être arrivons-nous au moment où la question suprême se posant entre le christianisme biblique et divin et un christianisme philosophique et humain, et se concentrant sur le fait fondamental de la révélation, il suffira pour être membre de l’Église de l’admission de ce fait unique, dogme des dogmes, « articulus stantis aut cadentis Ecclesiæ ». Etrange éventualité, qui menace de se changer en réalité. Dès lors, tout irait s’appuyer sur un point dont on se préoccupait fort peu jusqu’ici, parce qu’il était universellement convenu. L’article de la divinité des Ecritures, tenu pour incontestable, était simplement rappelé dans les anciens formulaires (ceux des grecs et des latins, comme ceux des réformés). En ces derniers temps encore, cet article était hors de cause entre ce qu’on nommait parmi nous rationalisme et méthodisme ; le rationalisme l’élevait aussi haut que le méthodisme, et plus, en un sens, car il en faisait son seul point fondamental ; sa maxime était : « l’Ecriture, rien que l’Ecriture ». Tout a changé par l’avènement de cette direction philosophico-critique qui s’attaque, non plus seulement au vieux dogme protestant, mais au principe protestant lui-même, mettant en question jusqu’à l’authenticité des Livres saints. De là un ébranlement et un bouleversement général ; car, ainsi que nous avons eu occasion de le montrer ailleurs à diverses reprises, du principe la méthode, et finalement la doctrine. Si la doctrine évangélique paraît rester plus ou moins, en divers cas, là où l’autonomie de la conscience s’est substituée à l’autorité de la révélation, ce n’est que par l’équivoque des termes, ou parce qu’il reste plus qu’on ne croit du principe ancien. Il est bien clair, en particulier, et pour restreindre cette observation à notre sujet actuel, que lorsque le surnaturel disparaît de l’Ecriture, il disparaît aussi de l’Église qui, perdant ipso facto son caractère d’institution divine, devient une association comme une autre.
En somme donc, les conceptions et les applications différentes des trois principes que nous venons de passer en revue tiennent à la notion qu’on se fait de l’Église, comme la notion de l’Église tient, en thèse générale, à celle qu’on se fait de l’Ecriture. Si la notion qu’on se forme de l’Église, là même où l’on retient la révélation biblique, est partielle et conséquemment excessive dans un sens ou dans l’autre, on incline ou vers l’extrême puritanisme ou vers l’extrême multitudinisme ; et, selon que la pente est plus ou moins prononcée, on est plus ou moins sévère pour l’admission, l’exclusion et la séparation. La notion scripturaire de l’Église est bien le fait-principe.