La doctrine de l’expiation a aussi de remarquables rapports avec les croyances et les traditions de l’humanité. Elle en a d’évidents en particulier avec ces cérémonies propitiatoires, si étonnantes et par leur nature et par leur universalité. Aux inductions ou aux aspirations qui recommandent notre dogme, viennent se joindre des faits qui semblent le prophétiser. Partout, un vague souvenir de la chute et un espoir confus d’une réhabilitation. Partout, le sacrifice.
Le sacrifice fait partie de tous les anciens cultes, dont il est même le rite le plus important et le plus saint. Quelqu’un a dit que « La première parole de l’homme après sa création « fut une prière, et le premier acte de l’homme déchu un « sacrifice ». « De tant de religions différentes, dit Voltairea, « il n’en est pas une qui n’ait pour but principal l’expiation : « l’homme a toujours senti qu’il avait besoin de clémence ». Le sens et l’objet du sacrifice sont manifestes ; c’était, en principe, un rite propitiatoire, un moyen de grâce. Il impliquait de la part de ceux qui y avaient recours, le sentiment de leur culpabilité, la conviction plus ou moins vive que la violation de l’ordre divin doit être punie, qu’elle peut cependant être pardonnée, mais qu’il faut toutefois que le châtiment encouru se montre effectif en quelque manière et qu’il tombe, par une sorte de substitution, sur une victime innocente.
a – Essai sur l’Histoire générale.
Cette idée, que le fait même éveille immédiatement, est bien celle qui y était attachée selon le témoignage formel de l’histoire et le témoignage, peut-être plus décisif encore, de la terminologie consacrée à ce culte (αγνιζω, καθαιρω, ιλασκω, etc. ; pio, expio, placo, lustro, etc). Mettre en question l’antique foi de l’humanité à cet égard, c’est mettre en question l’évidence. Mais qu’est-ce qui n’a pas été contesté ?
On a dit que les sacrifices avaient d’abord été de simples offrandes, et que l’immolation des victimes était une déviation de la pratique primitive : assertion contraire aux données historiques, en faveur de laquelle on ne produit que quelques citations qui confirment au fond l’opinion commune. Ainsi les livres sacrés des Indous disent que « lorsque Brahma s’incarna, les hommes, revêtus d’innocence et de piété, lui offraient des sacrifices aussi purs que leurs cœurs ; c’étaient les prémices des fruits, le lait des troupeaux, jamais des victimes sanglantes ». Les livres des Persans disent de même que « durant l’âge d’or d’Iran les hommes faisaient à la Divinité suprême, dont ils proclamaient l’unité, des offrandes aussi simples que pures et que jamais ils ne souillaient leurs mains du sang des animaux ». Mais ces traditions relatives à l’état d’innocence, loin d’infirmer le fait auquel on les rapporte, le constatent plutôt. Le sacrifice expiatoire n’a pu naître qu’après la chute : remède du péché, il a suivi le péché, et les temps historiques le montrent partout. Il est là, et l’on ne peut pas plus en nier la signification que l’existence.
Or, quelle peut avoir été l’origine d’une coutume si étrange et pourtant si générale, dont les origines remontent aux premiers âges ? On l’a quelquefois cherchée dans la gratitude de l’homme envers l’Auteur de toutes choses. Cette explication, satisfaisante pour l’offrande des fleurs et des fruits, ne l’est pas pour les sacrifices sanglants. La reconnaissance pieuse, qui remplit le cœur d’émotions douces et bienveillantes, n’a pu se manifester d’elle-même par l’effusion du sang, ni porter à honorer le Créateur et le Conservateur dus êtres par le meurtre d’un innocent animal. Si l’immolation des victimes devint un rite d’action de grâce, ce fut sans doute après que l’usage en eût fait la grande expression du sentiment religieux. Il n’est pas croyable qu’elle soit sortie primitivement et spontanément de cette source. Elle ne peut non plus avoir sa première cause, ni dans la raison qui l’a toujours sévèrement jugéeb, ni dans les instincts du cœur qu’elle révolte, ni dans l’intérêt qu’elle froisse. Elle ne peut être une invention des prêtres, comme on l’a souvent prétendu (ξvιιι siècle) ; car elle est antérieure au sacerdoce ; et c’est d’ailleurs une pauvre ressource, une philosophie bien superficielle que d’attribuer à d’aussi petits moyens ces grands faits qui dominent l’histoire. Elle n’a pas été davantage un libre fruit de la douleur du repentir ou de la crainte du châtiment. Comment le repentir aurait-il universellement cherché sa grâce et placé son espérance dans une semblable pratique ? Quel rapport (avant les associations d’idées formées par l’institution elle-même), quel rapport la raison ou la conscience pouvait-elle établir entre le pardon des pécheurs et le meurtre d’un animal ? Quelle induction logique, quel sentiment immédiat pouvait conduire à croire que le sang de la brute laverait l’âme de l’homme et contribuerait à lui concilier les puissances invisibles ? Tous les instincts, tous les raisonnements ne devaient-ils pas porter plutôt à voir là un crime de plus ?
b – Les anciens philosophes ne concevaient pas qu’une coutume si grossière, si affreuse, si absurde, se fût ainsi répandue. Les modernes n’en ont pas mieux pensé.
Aucune des théories ou des explications naturelles n’est décidément suffisante, et leur multiplicité, leur diversité témoigneraient déjà contre elles.
Il faut remonter à une cause assez ancienne, assez élevée, assez puissante pour rendre compte des caractères sous lesquels s’offre ce rite religieux dès les premiers temps. Une pratique si étonnante et si universelle, qui n’a ses racines dans aucune des dispositions natives de l’esprit ou du cœur humain, doit, ce semble, se rattacher à quelque chose d’extraordinaire. La tradition parle d’une révélation ou d’une ordonnance supérieure ; et la logique des faits dépose dans le même sens, car c’est la seule solution adéquate du problème.
Pour mieux juger de cette induction, reportons-nous au plus ancien des sacrifices que mentionne l’histoire, celui d’Abel et de Caïn (Gen. ch. 4). Tout y suppose une règle ou une observance, antérieure, une coutume établie. L’expression du v. 3 : mikketz iamim, qu’on traduit : au bout de quelques jours, désigne bien plutôt une période déterminée et devrait se traduire : au terme des jours, c’est-à-dire au temps prescrit, comme l’indique l’acte simultané des deux frères.
Ce récit, à n’y voir même qu’un simple témoignage historique, fait donc remonter le sacrifice jusqu’au berceau de la race humaine, ainsi que tout le faisait présumer. Mais si, prenant la Bible comme le livre des révélations et non pas uniquement comme un document antique, nous considérons le texte sacré du point de vue chrétien, nous y trouverons d’autres enseignements. Il nous conduira à reconnaître dans le sacrifice, non seulement une institution primitive, mais une institution divine, confirmant ainsi notre double présomption.
Abel offrit des premiers nés de son troupeau, Caïn offrit des fruits de la terre. Je ne m’arrête pas à prouver que l’offrande d’Abel fut bien un sacrifice sanglant. Il est plus qu’étrange qu’on l’ait contesté.
Tandis que le sacrifice de Caïn était rejeté, celui d’Abel fut accepté et béni. L’aurait-il été, s’il n’eût pas été conforme à l’ordre divin ? Espérerions-nous maintenant plaire au Ciel en égorgeant dans nos temples des agneaux ou des taureaux ? De plus, comment Abel aurait-il pu se croire le droit ou même avoir la pensée d’immoler des animaux, sans une prescription divine, à une époque où l’homme ne paraît pas même avoir été autorisé à se nourrir de viande ? (Genèse 1.30 comp. à Genèse 9.3). Comment ce caractère, où semble avoir dominé une douce et pieuse bienveillance, aurait-il été conduit de lui-même à ensanglanter ainsi le service divin ? Enfin, saint Paul dit (Hébreux 11.4) qu’Abel agit par la foi en offrant son sacrifice, ce qui implique quelque institution, quelque parole divine à laquelle il adhéra religieusement. La notion de la foi, telle qu’elle ressort de l’ensemble des Écritures et en particulier du 11me chap. de l’Épître aux Hébreux, suppose une ordonnance ou une promesse d’En haut à laquelle regardait Abel.
Nous pouvons chercher la raison de la différente manière dont les deux sacrifices furent reçus dans les différentes dispositions des deux frères ; c’est là qu’on l’a généralement placée, et c’est là, sans doute, qu’elle est essentiellement. Le texte semble aussi expliquer la diversité des offrandes par la diversité des fonctions. Abel était berger et Caïn laboureur. Cependant, bien des interprètes ont cru voir le motif, ou l’un des motifs de l’approbation et de la désapprobation divine dans la nature même des sacrifices. Voici leurs raisons, qu’il faut au moins indiquer. Tous les sacrifices de l’économie patriarcale sont des sacrifices sanglants (Genèse 8.20 ; 15.9, 15 ; 22.13, etc. ; Job 1.5) ; n’est-il pas permis d’en conclure que c’étaient ceux qui avaient été prescrits ? cette induction des faits se légitimerait par le texte même, si l’on traduisait rhataath de Genèse 4.7, non par péché, comme on fait communément, ce qui laisse ce verset passablement obscur, mais par victime, selon le sens qu’il a en d’autres endroits. Au lieu de cette parole énigmatique, véritable tautologie : Si tu fais mal, le péché est à ta porte, on aurait alors cette déclaration parfaitement claire en elle-même et en harmonie avec la doctrine scripturaire : S’il t’arrive de tomber dans le mal, il te reste encore une ressource, un moyen de grâce et de relèvement, tu as à la disposition ce qui peut l’expier, la victime est à la porte. En admettant cette version, que je ne prends que comme plausible ou possible, Caïn pourrait être nommé le Père des rationalistes, comme Abraham est appelé le Père des Croyants. Ne sachant pas recevoir et suivre en simplicité de cœur le commandement divin, distinguant l’esprit de la lettre, aspirant à un culte rationnel, il aurait changé l’institution primitive sous ombre de l’épurer.
Du reste, la Bible nous donne, relativement à l’institution divine dos sacrifices sanglants, des attestations aussi expresses que nombreuses. Elle nous les montre approuvés de Dieu sous l’économie patriarcale (textes ci-dessus), ordonnés de Dieu sous l’économie mosaïque (Lévitique 1.4 ; ch. 4 et 5 ; 6.2, 7 ; 16.1-34, etc. ; Nombres 29.7-11, etc., etc). Quoi qu’on puisse penser de l’origine des sacrifices païens, celle des sacrifices bibliques et des sacrifices lévitiques en particulier ne saurait être douteuse : établis de Dieu, ils constituent une des parties les plus saillantes et les plus saintes du culte qu’il prescrivit à Israël. S’il y en avait d’eucharistiques, il y en avait aussi, et beaucoup, d’expiatoires (textes indiqués). Le caractère d’expiation s’empreint même à quelque degré dans tous, parce qu’il fait l’essence première du rite, parce qu’il en est la fin capitale. Lorsque l’homme s’approche du Saint des saints, il a toujours besoin de purification et de propitiation, ses meilleures dispositions comme ses meilleures œuvres étant encore entachées de péché. Ses adorations elles-mêmes ne peuvent être accueillies que par grâce. Aussi, dans les sacrifices eucharistiques, non moins que dans les sacrifices proprement expiatoires, le sang des victimes devait-il être répandu sur l’autel ; effusion mystique, qui était la propitiation des âmes (Lévitique 17.11), et dont le sacrificateur devait se couvrir, en quelque sorte, avant d’offrir à Dieu ses prières ou celles du peuple.
Les sacrifices lévitiques fournissent donc pour l’interprétation du dogme ou du langage évangélique une base positive, puisque c’est une base divine. Essentiellement préparatoire, l’ancienne Alliance était, par cela même, typique, en même temps que prophétique ; elle annonçait la Nouvelle par ses emblèmes ou ses rites comme par ses oracles ; et l’expiation s’y montre sur le premier plan.
Le résultat où conduisent ces observations est bien celui-ci : Examinée en elle-même, cette antique et universelle religion du sacrifice ne s’explique que par une institution primitive, par conséquent que par une prédisposition providentielle. Et l’Écriture appose le sceau de la certitude à ces données du raisonnement et de la tradition.
Si maintenant nous cherchons le but de cette institution mystérieuse, qui doit en avoir un, puisqu’elle apparaît dès l’origine comme partie intégrante de l’ordre ou du plan divin, ne la verrons-nous pas se lier au grand fait chrétien vers lequel convergent toutes les révélations et les dispensations antérieures ? Ne reconnaîtrons-nous pas, à la lumière des Livres saints où l’œuvre de Christ se rattache par tant de côtés aux anciens rites propitiatoires, que ces rites, sorte d’Évangile voilé, qui étendait ses salutaires influences jusqu’au sein des ténèbres et des erreurs du paganisme, étaient destinés à préparer et à suppléer la rédemption chrétienne en nourrissant les sentiments qu’elle devait satisfaire, en anticipant les résultats qu’elle devait amener. Les sacrifices ne pouvaient avoir leur but en eux-mêmes. La raison et l’Écriture nous disent également qu’ils ne pouvaient, par leur vertu propre, purifier les âmes et ôter les péchés. Ils avaient donc en dehors d’eux leurs raisons et leur efficacité, c’est-à-dire qu’ils étaient symboliques. Et de quoi ? si ce n’est du fait auquel le Nouveau Testament les relie en y reliant l’amnistie céleste. S’ils viennent, en effet, d’une prédisposition divine, ainsi que l’annonce l’histoire et que l’atteste la Bible, ils expliquent le dogme chrétien et en sont expliqués à leur tour, ils l’éclairent et en sont éclairés. Ils nous disent ce qu’a été pour le monde la mort de Christ, dont ils étaient la préfiguration ; et la mort de Christ, qui est le corps ou la réalité de ces ombres, nous découvre le sens d’une institution devant laquelle la raison s’arrêtait avec un étonnement mêlé de dédain, faute de savoir s’en rendre compte.
L’Ancien Testament, il est vrai, ne lie pas formellement les sacrifices à l’œuvre messianique ; il ne leur assigne nulle part en termes exprès ce but ou ce rapport providentiel. Mais il renferme bien des traits qui l’impliquent. Daniel annonce qu’en faisant propitiation pour l’iniquité, le Christ abolira le sacrifice et l’oblation (Daniel 9.24-27). Le Psalmiste introduit le Messie disant à Dieu : Tu ne prends point plaisir au sacrifice ni à l’offrande, mais tu m’as formé un corps. C’est pourquoi je viens pour faire ta volonté. — Il ôte donc le premier pour établir le second (Psaumes 40.6-7 ; Cf. Hébreux 10.4, 10). Ésaïe ch. 53 représente le Serviteur de l’Éternel comme souffrant et mourant pour les péchés du peuple, c’est-à-dire comme la grande victime propitiatoire. Dans ces textes, le rapport que nous cherchons est visible. Il ressort encore d’une autre donnée de l’Ancien Testament que nous indiquions ci-dessus. D’un côté, les sacrifices sont prescrits comme partie essentielle du culte, comme acte obligatoire de la piété, comme condition indispensable du pardon (Lévitique 4.2, 3, 13, etc.) ; d’un autre, ils sont représentés comme sans efficacité propre, sans valeur réelle (Ésaïe 1.11, etc.). Cette contradiction apparente ne se lève que lorsque, à la lumière du Nouveau Testament, on vient à les envisager comme une figure de celui du Calvaire, dont ils reflètent la vertu céleste en y faisant participer par la foi. Ils n’étaient rien par eux-mêmes ; leur effet salutaire tenait tout entier à la promesse et à l’institution divine. On comprend, dès lors, qu’ils aient pu être tout ensemble déclarés nécessaires et vains, selon l’aspect sous lequel on les considérait. C’est ainsi que la scène de Golgotha donne le mot de cette sorte d’énigme historique.
Mais, dès lors aussi, comment enlever à la Passion du Sauveur le caractère que lui fait ce rapport, une fois constaté ? Si les types étaient propitiatoires, l’antitype l’est à plus forte raison, car il contient ce que les types ne faisaient que représenter, il est la réalité dont ils n’étaient que l’ombre.
Pour éluder cette conclusion, on dit que c’est outrer les choses que d’attacher une telle importance à l’institution légale des sacrifices ; et l’on s’appuie de diverses considérations qu’il faut examiner rapidement.
1° On prétend que cette forme du culte n’est, comme d’autres, qu’une condescendance pour les idées du temps et pour les préjugés que les Israélites avaient puisés en Egypte. — Mais cette assertion est une pure hypothèse, et une hypothèse que rien n’autorise ou plutôt que tout repousse dans le texte sacré.
Elle ne rend pas compte de l’existence des sacrifices sous l’économie patriarcale et de l’approbation divine qu’elle y reçoit. Elle est en opposition avec l’esprit même de la législation mosaïque, dont un des principes est celui qu’exprime cette parole Lévilique.18.3 : Vous ne ferez pas ce qui se fait en Egypte où vous avez habité. On ne saurait admettre d’ailleurs que Dieu eût ainsi sanctionné une superstition païenne, à la fois grossière et cruelle, en la plaçant à la base du culte où elle aurait été sans but et sans effet. Tout indique que l’institution lévitique ne fut que la consécration de l’institution primitive, liée au plan providentiel, et qui avait, par conséquent, une intention et une fin dignes de lui.
2° A cela, on oppose les textes où Dieu désavoue les sacrifices. Psaumes 40.6 : Tu n’as point pris plaisir etc. et Psaumes 50.8-14 etc. ; Amos 5.21 ; Ésaïe 1.11 etc., 1 Samuel 15.22 : L’obéissance vaut mieux que le sacrifice (cité par Jésus-Christ Matthieu 9.13) ; Jérémie 7.22 ; Osée 6.6. — Mais ces passages ne peuvent être entendus à la rigueur de la lettre, puisqu’ils seraient alors en contradiction flagrante avec les faits. C’est un des mille cas où s’applique la maxime : « Qui prouve trop ne prouve rien ». Ils signifient seulement que Dieu préfère le service moral au service rituel ; et que toutes les offrandes perdent leur valeur religieuse, quand le don du cœur ne les accompagne pas. De même qu’aujourd’hui la Sainte Cène se dépouille des grâces dont elle est le signe et le gage, pour ceux qui n’y portent pas les dispositions qu’elle exige ; de même que la prière du méchant est en abomination à l’Éternel ; de même que tous les actes du culte ne sont acceptés, tenus pour réels et bénis, qu’autant qu’ils ont leur principe dans les sentiments de la piété. Nous avons là une de ces formes vives et hyperboliques, communes dans le langage populaire de l’Écriture (Voy., par ex., Matthieu 10.37 ; Jean 6.27 ; 1Tim.2.14).
3° On soutient que le rapport établi dans le Nouveau Testament entre la mort de Jésus-Christ et les anciens sacrifices n’est qu’une métaphore, sorte d’allusion ou d’accommodation à l’opinion et à la langue religieuse de l’époque. Jésus-Christ ayant donné sa vie pour le salut du monde, et cet acte ayant certaines analogies avec les expiations légales, les écrivains sacrés ont voulu relever sa mort en la représentant sous l’emblème du plus saint des rites sacrés (Wegscheider). Ce qui prouve, dit-on, que nous ne devons pas prendre leur langage à la lettre, c’est que la Passion de Jésus-Christ est comparée aux diverses espèces d’offrandes, quoiqu’elle n’ait pu être à la fois du genre de toutes. Contre cette explication, que nous avons déjà rencontrée et que toutes les théories négatives ont plus ou moins à leur base, remarquons qu’elle est encore absolument gratuite. En donnant la mort du Seigneur comme expiatoire et en l’assimilant aux anciens sacrifices, le Nouveau Testament ne laisse soupçonner en aucune manière que son langage soit simplement métaphorique. Ce langage est de telle nature qu’il ne pouvait qu’être entendu comme il l’a été. D’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, la prédication de la Croix fut un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs ; et c’eût été une singulière accommodation que celle qui aurait soulevé gratuitement de si fortes et si générales répugnances. De plus, l’hypothèse ne rend pas compte de l’antique existence des sacrifices. Ces sacrifices, auxquels le Nouveau Testament assimile et oppose tout ensemble la mort de Jésus-Christ, sont là, établis dès le commencement, approuvés, ordonnés d’En haut ; qu’en fait-on ? Dira-t-on qu’ils étaient uniquement symboliques ? — Oui ; mais des symboles supposent une réalité, comme des ombres supposent un corps ; et où est la réalité de ces symboles, le corps de ces ombres, s’ils ne se trouvent pas dans la mort de Jésus-Christ où le Nouveau Testament nous les fait voir ? Dira-t-on que la réalité vraie ou présumée est dans les sacrifices anciens, et que c’est celui du Calvaire qui est l’image, sorte de trope mystique qu’il ne faut prendre que pour ce qu’il est ? — Mais le Nouveau Testament donne à entendre partout et affirme à diverses reprises que c’est justement l’inverse dans le plan divin. Il fait des premiers les types du second. Il déclare que la mort de Christ a opéré ce que ne pouvait l’offrande réitérée des victimes. Voilà le fait, et le changer ce n’est pas l’expliquer.
Si la Passion du Sauveur est comparée aux divers genres de sacrifices, au lieu d’en inférer qu’elle n’est de la nature d’aucun, il est bien plus rationnel d’en conclure qu’elle est à certains égards de la nature de tous. Elle ressemble au sacrifice de l’agneau pascal, comme nous ayant délivrés d’un autre esclavage que celui d’Egypte à l’oblation pour le péché, comme nous déchargeant de la condamnation que le péché faisait peser sur nous ; à l’offrande du grand jour des propitiations, comme ayant été pour le monde ce que cette offrande était pour Israël. Il y a dans tous ces rites l’élément fondamental du sacrifice propitiatoire, savoir la vie donnée en expiation ou en rançon ; et c’est là ce que relève le texte sacré ; et on ne saurait l’en arracher, nous l’avons vu, qu’en foulant aux pieds toutes les règles de l’exégèse. Le langage du Nouveau Testament n’est pas métaphorique au sens socinien ou rationaliste ; il est plutôt analogique. La mort de Jésus-Christ est appelée un sacrifice, parce qu’elle est, dans l’Évangile, ce que le sacrifice était dans les anciens cultes ou, pour mieux dire, parce qu’elle réalise ce dont ils n’étaient que la figure ou la promesse, ces sacrifices ayant été institués pour remplir provisoirement et typiquement ce que cette mort devait et pouvait seule accomplir. (Lire Hébreux 10.5-10, passage qui exprime et résume la pensée fondamentale du Nouveau Testament).
En somme donc, l’étude du sacrifice conduit à y reconnaître une institution ou une ordonnance divine ; et les débris de cette institution primitive, épars çà et là comme une sorte de réminiscence et d’attente confuse, vont se rattacher à la rédemption accomplie en Jésus-Christ, où ils trouvent leur raison et leur fin ; prédisposition providentielle, qu’adore la foi, à la lumière du Nouveau Testament qui appose le sceau de la certitude à l’induction logique et historique.
Je rappellerai un autre aspect des choses où l’argument demeure, quoique changeant de forme en changeant de base. Il est tout à la fois historique et psychologique, traditionnel et moral. L’expiation prise en soi, la satisfaction de la justice dans l’exercice de la miséricorde, a dans le cœur humain ses racines et ses attaches. Pour peu qu’on l’étudie sans préventions, on la trouve en harmonie avec une des données les plus profondes et les plus indestructibles de la conscience religieuse. Prenez le fait de conscience en lui-même, dans sa signification intime et essentielle ; prenez-le tel qu’il apparaît, non en tel temps ou chez tel peuple, mais dans tous les temps et chez tous les peuples, mais dans l’homme, quand le sentiment de sa culpabilité s’est éveillé en lui, quand, se voyant tel qu’il est devant Dieu et selon la loi, il est réellement convaincu de péché, de justice et de jugement. Partout et toujours l’homme, dans cet état, a cru, d’une ou d’autre manière, que le mal une fois commis ne pouvait être remis purement et simplement, que le repentir ne suffisait pas pour l’effacer, qu’il y fallait une compensation quelconque réclamée par la justice céleste. Et cette compensation, il l’a cherchée ou dans l’offrande des victimes que lui signalaient la croyance et la pratique traditionnelle ?, ou dans des actes de renoncement et dans une sorte d’immolation de lui-même. C’est ce qu’atteste surabondamment l’histoire quant au monde ancien ; elle y montre partout la souffrance infligée ou subie comme moyen de purification et de pardon. Le monde moderne, le monde chrétien, s’est réfugié sous la croix de Christ, où ces sentiments reçoivent une si haute et si complète satisfaction.
Et pourtant cette expiation, malgré sa mystérieuse grandeur, malgré les enseignements de l’Évangile qui la déclare seule vraiment effective, n’a pas toujours paru suffisante. Poussés par ce cri du cœur, par cet instinct sans nom qui s’est quelquefois produit avec tant d’énergie et d’étendue, les croyants eux-mêmes ont voulu joindre à la Passion du Sauveur leurs expiations personnelles. Sans citer les faits individuels innombrables que fournirait l’histoire ecclésiastique (pénitences, pèlerinages, flagellations, mortifications de tout genre), il suffit de rappeler que ce fut là une des grandes erreurs où tomba l’Église et dont elle ne put être retirée que par la Réformation ; on avait cru, à rencontre des Livres saints, ne pouvoir participer au salut émané de la croix de Christ que par des croix volontaires, tant est profond et puissant le sentiment où cette erreur eut sa source. Du reste, il existe partout, à quelque degré, des opinions et des manifestations analogues ; il en a existé au sein même du xviii siècle, là où s’était conservé le sens religieux et moral. On connaît le trait de Johnson. Il avait, dans sa jeunesse, et un jour de froid très rigoureux, refusé par vanité à son père malade de tenir au marché l’établi de libraire, ressource de la famille. Le vieillard fui obligé de garder le lit le lendemain, et ne s’en releva pas. Johnson se reprocha vivement sa mort. Il s’imposa l’obligation d’aller tous les ans passer ce terrible jour, nu-tête, à la place qu’occupait ordinairement son père ; et il le fit pendant plusieurs années. Exemple remarquable de ce principe intérieur que nous cherchons à constater par les faits, mais que vous pouvez découvrir en vous. Examinez-vous attentivement, écoutez-vous vous mêmes, après quelque faute qui pèse sur votre âme, vous entendrez, je m’assure, cette voix du cœur vous répéter plus ou moins ce qu’elle a dit de tout temps en pareil cas, que le regret et le remords, le repentir et l’amendement ne suffisent pas pour effacer la faute et la peine, pour désarmer la loi, qu’il faut quelque chose d’autre qui, dans l’acte de la miséricorde, garantisse les exigences de la justice rétributive et de l’ordre divin.
Eh bien ! c’est à cette voix, que les bruits du dehors et les raisonnements de la science peuvent couvrir sans pouvoir l’étouffer, c’est à cette voix, sorte d’écho des décrets du Ciel, que répond la rédemption évangélique, dans ce qu’on a nommé son point de vue judiciaire ou objectif, ou propitiatoire. En la réduisant à son point de vue subjectif ou moral, comme on le tente de tant de manières aujourd’hui, non seulement on volatilise un des plus saillants de ses caractères bibliques, mais on brise un de ses rapports les plus intimes, un de ses liens les plus mystérieux avec notre âme ; et en prétendant tout ramener aux données du cœur ou de la raison, on laisse de côté l’une de ces données les plus formelles et les plus constantes, celle justement que l’histoire, cette conscience de l’humanité, met le plus en relief.
Il est curieux et instructif de voir ce dogme, qui a pour lui un tel témoignage intérieur, qui est un postulat si évident de la conscience religieuse et morale, repoussé ou quintessencié par la tendance théologique qui fait de la conscience sa lumière et sa règle souveraine. Cela rend sensible — ce que j’ai eu occasion de dire et de redire — que cette tendance est une philosophie, au nom de laquelle elle opère dans les données du sens intime, comme dans celles de l’Écriture, le triage qui lui convient. Sa psychologie est à bien des égards arbitraire aussi bien que son exégèse, primées qu’elles sont l’une et l’autre par une métaphysique ou une mystique plus ou moins avouée ; une conscience médiate et factice y prend fréquemment la place de la conscience immédiate et réelle.
En dernier résultat, la raison, la conscience, l’histoire, bien loin d’infirmer le dogme de l’expiation, viennent au contraire déposer par bien des côtés en sa faveur, confirmant ainsi cette croyance si positivement donnée par la Révélation, et si profondément enracinée dans la pensée et dans la vie générale de l’Église.