A première vue, cette parabole semble être une répétition de celle de l’ivraie. Aussi, Maldonat dit qu’elle doit la suivre immédiatement ; mais il se trompe. Dans la parabole de l’ivraie, il s’agit du mélange qui existe actuellement dans le royaume ; la nôtre parle de la séparation qui aura lieu plus tard ; Dieu seul peut l’opérer, et non l’homme. Nous avons les paraboles dans l’ordre où le Seigneur les prononça ; celle de l’ivraie se rapporte au développement progressif de l’Église, celle du filet, à sa consommation finale. Selon Olshausen, le royaume de Dieu est représenté dans notre parabole tel qu’il sera un jour ; dans celle de l’ivraie, tel qu’il est maintenant, renfermé dans le monde, mais destiné à se répandre partout, l’Église recueillant ses membres du monde comme le filet recueille les poissons de la mer.
Malgré ces différences essentielles, les deux paraboles ont plus d’un rapport entre elles. Aussi, les donatistes en ont également fait usage dans leur controverse ; toutes deux nous présentent un même enseignement, à savoir que Celui qui a fondé une Église sur la terre n’a pas voulu en faire une société pure de tout élément mauvais ; mais, de même qu’il y avait un Cham dans l’arche et un Judas parmi les douze, il y a aussi une Babylone au milieu du véritable Israël ; Ésaü lutte avec Jacob même dans le sein de l’Église, jusqu’à ce que, comme une autre Rébecca, elle soit souvent forcée de s’écrier : « Pourquoi suis-je enceinte ? » (Genèse 25.22). Les deux paraboles nous montrent qu’une séparation d’avec l’Église ne peut jamais se justifier, malgré le mal qui s’y trouve. Il faut attendre que Dieu opère lui-même le triage, ce qui aura lieu à l’achèvement du siècle. Notre parabole commence ainsi : « Le royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté dans la mer et qui ramasse des choses de toute sorte ». Il s’agirait ici d’un long filet traînant ; on en porte les extrémités par le moyen de bateaux, de manière à renfermer un grand espace en pleine mer, puis on rapproche ces extrémités, et alors tout ce qui se trouve renfermé dans l’intérieur est pris. La Vulgate a rendu σαγήνη par « sagena » (« vasta sagena »,) ; de là « seine » ou « sean », nom que porte ce filet dans le comté de Cornouailles, sur les côtes duquel il est fort en usage. En latin classique il est appelé « everriculum » (Cicéron, jouant sur le nom de Verrès, l’appelle « everriculum in provincia »), parce que le filet balaie le fond de la mer. C’est donc bien à propos que notre Seigneur se sert de σαγήνη dans la parabole, pour dévoiler l’étendue et le caractère envahissant de son futur royaume. Ce royaume est un filet jeté dans la vaste mer du monde et ramassant « des choses de tout sorte, » parmi toutes les nations, des bons et des méchants (Matthieu 22.10) ; l’Église visible renferme des hommes de caractères très diversn.
n – Ces « choses de toute sorte » sont des poissons de diverses espèces, et non pas des choses d’une autre nature.
Mais puisque tous ne profitent pas des privilèges qui leur sont offerts dans l’Église, en vue d’une communion réelle avec Christ, une séparation est nécessaire. Notre Seigneur la décrit ici : « Quand le filet est plein, on le tire sur le rivage, on s’assied, on recueille dans des vases ce qu’il y a de bon et l’on jette dehors ce qui est mauvais. » Il n’est pas très facile, ni très important non plus, de bien déterminer si ces mots « ce qui est mauvais » désignent des poissons morts, corrompus, comme on en trouve quelquefois dans un filet, ou simplement des poissons qui ne peuvent servir à la nourriture, malsains, d’une espèce grossière, et qu’on jette aux oiseaux. (Ézéchiel 29.4-5 ; 32.3-4). Les pêcheurs juifs rejetaient une partie des poissons, ceux qu’ils considéraient comme impurs. (Lévitique 11.9-12). Quoi qu’il en soit, le sens de la parabole est évident. « Il en sera de même à l’achèvement du siècle. » Lorsque toutes les nations auront été recueillies dans la communion extérieure de l’Église, lorsque la religion de Christ sera devenue la religion du monde entier, alors on séparera le bon du mauvais, le juste de l’injuste. Qui opérera cette séparation ? Je ne suis pas de l’avis de Vitringa et d’Olshausen, qui identifient ceux qui jettent le filet et ceux qui en séparent le contenu ; dans ce cas, puisque les premiers sont évidemment les apôtres et leurs successeurs, devenus « pêcheurs d’hommes » (Matthieu 4.19 ; Luc 5.10 ; Ézéchiel 47.10 ; Jérémie 16.16), les autres (ceux qui séparent) doivent être également les messagers du salut, qui seraient alors les « anges » du v. 49, chargés de prononcer le jugement définitif. Sans doute, l’Église, dans son développement progressif, juge et sépare continuellement (1 Corinthiens 5.4-5 ; 2 Thessaloniciens 3.6 ; 2 Jean 1.10 ; Matthieu 18.17 ; Jude 1.22-23) ; elle exclut de sa communion ceux qui s’en montrent positivement indignes. Mais elle n’est pas devenue pour cela une Église pure ; il doit y avoir encore un jugement final, venant du dehors et d’en haut ; les anges sont toujours présentés par l’Écriture comme devant être les instruments de cette crise décisive (Matthieu 13.41 ; 24.31 ; 25.31 ; Apocalypse 14.18-19). Il est donc contraire à l’analogie de la foi d’interpréter les mots de notre parabole comme le fait Olshausen. Il est vrai qu’à l’ordinaire ce sont ceux qui jettent le filet qui le tirent sur le rivage, examinent son contenu et font le triage. Mais il ne faut pas trop presser l’image. A propos de la parabole de l’ivraie, on pouvait penser avec raison que ceux qui surveillent la croissance de la récolte sont autres que ceux qui la recueillent ; les « serviteurs » ne sont pas les « moissonneurs ; » dans les autres paraboles qui traitent du jugement, les serviteurs du royaume sont nettement distingués de ceux qui doivent exécuter la sentence. Dans notre passage, les pêcheurs ne sont pas mentionnés une seule fois. Quand le Seigneur lui-même interprète la parabole, il en passe le commencement sous silence ; il n’explique que la dernière partie, la plus importante. Les anges « sortiront » de devant le trône et la présence de Dieu, et se présenteront aux hommes pour exercer le jugement. La solennité de cet acte est exprimé par ce mot « on s’assied, » appliqué aux pêcheurs qui veulent séparer le bon du mauvais (Matthieu 24.41-42). On prendra ce qui doit être conservé, ce qui est précieux, et on laissera le reste. « On recueille dans des vases ce qu’il y a de bon ; » Jésus-Christ n’explique pas ce qu’il faut entendre par ces « vases, » et cela n’est pas nécessaire. C’est le « grenier » du v. 30 ; les « demeures » de Jean 14.2 ; les « tentes éternelles » de Luc 16.9 ; la « cité qui a des fondements » qu’Abraham attendait (Hébreux 11.10) ; la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel (Apocalypse 3.12). Cette tâche une fois accomplie, ceux qui ont tiré le filet sur le rivage « jettent dehors ce qui est mauvais ; » « ils jetteront les méchants dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents. » Chrysostome appelle « terrible » notre parabole ; Grégoire le Grand dit « qu’il faut plutôt la craindre que l’expliquer. » J’ai déjà parlé de la « fournaise de feu. » Lorsque Dieu purifiera lui-même son Église, alors seulement elle sera complètement délivrée de tout mal.
En comparant cette parabole avec celle de l’ivraie, nous reconnaissons que, malgré certains traits communs, les enseignements qu’elles renferment sont différents. Il ne faut pas se contenter d’être dans le filet de l’Évangile, puisque « tous ceux qui sont d’Israël ne sont pas Israël » ; dans la « grande maison » de l’Église « il n’y a pas seulement des vases d’or et d’argent, mais aussi de bois et de terre, les uns à l’honneur et les autres à déshonneur » ; chacun de nous doit s’efforcer d’être un « vase à l’honneur, sanctifié et bien utile au Maître » (2 Timothée 2.20-21) ; malgré la confusion qui règne dans l’Église visible, « le Seigneur connaît les siens », et séparera un jour ce qui est précieux de ce qui est vil.
Je termine par quelques remarques sur le rapport qui existe entre ces diverses paraboles. Le nombre sept, si souvent employé dans l’Écriture, a engagé plusieurs interprètes à chercher ici quelque mystère caché ; on y a vu une prophétie, comme dans les Épîtres aux sept Églises d’Asie. Un écrivain moderne dit : « Je suis convaincu qu’il ne faut pas envisager séparément les paraboles de ce chapitre, mais dans leur ensemble, comme indiquant les différents degrés de développement du royaume mystique de Christ sur la terre, depuis ses origines jusqu’à sa consommation. Chaque parabole correspondrait à une époque particulière ». Bengel en a déjà parlé. Il rapporte la première parabole aux temps de Christ et de ses apôtres, lorsque la parole de vie éternelle fut semée pour la première fois. La seconde, celle de l’Ivraie, appartiendrait à l’époque suivante, lorsque les fausses doctrines commencèrent à se répandre. La troisième, celle du Grain de sénevé, au temps de Constantin, lorsque l’Église offrit sa protection aux grands de la terre ; la quatrième, celle du Levain, représenterait la diffusion de la vraie religion dans le monde entier. La cinquième, celle du Trésor caché, se rapporterait à un état plus humble de l’Église, désigné dans l’Apocalypse par la femme qui fuit au désert. La sixième, celle de la Perle, parlerait du temps glorieux où le royaume sera élevé au-dessus de toutes choses, Satan étant lié. La septième, celle du Filet, décrivait la séparation finale et le jugement. Nous refusons, quant à nous, à ces paraboles un caractère historico-prophétique ; cependant il faut reconnaître que le nombre mystique sept a ici, comme ailleurs, son sens particulier, que les paraboles sont reliés l’une à l’autre par un enchaînement logique, et forment ensemble un tout complet et harmonique. Mais elles exposent les idées et les lois de l’histoire de l’Église, non les faits. Dans la parabole du Semeur, nous voyons les causes des insuccès et du succès de l’Évangile, quand il est prêché dans le monde. Dans celle de l’Ivraie, il s’agit des obstacles au développement intérieur du royaume de Christ. La parabole du Grain de sénevé et celle du Levain nous montrent la puissance extérieure et intérieure du royaume, et prophétisent son développement malgré tous ces obstacles. Les deux paraboles suivantes sont subjectives et individuelles ; elles montrent la relation du royaume avec chaque homme, sa valeur infinie, qui fait que celui qui l’a reconnue, est disposé à renoncer à tout. Enfin, celle du Filet nous parle de la séparation complète d’avec le mal, qui aura lieu plus tard ; en y pensant, il faut que chacun cherche à profiter des moyens de grâce que la communion de l’Église lui offre, afin de se trouver un jour parmi ceux qui seront « pris », lorsque que le grand « Pêcheur d’hommes » séparera pour toujours ce qui est précieux de ce qui mérite d’être rejeté.