La Cité de Dieu

LIVRE TREIZIÈME
DE LA MORT

Saint Augustin s’attache à établir dans ce livre que la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché d’Adam.

CHAPITRE PREMIER

DE LA CHUTE DU PREMIER HOMME ET DE LA MORT QUI EN A ÉTÉ LA SUITE.

Sorti de ces épineuses questions de l’origine des choses temporelles et de la naissance du genre humain, l’ordre que nous nous sommes prescrit demande que nous parlions maintenant de la chute du premier homme, ou plutôt des premiers hommes, et de la mort qui l’a suivie. Dieu, en effet, n’avait pas placé les hommes dans la même condition que les anges, c’est-à-dire de telle sorte qu’ils aie pussent pas mourir, même en devenant pécheurs ; il les avait créés pour passer sans mourir à la félicité éternelle des anges, s’ils fussent demeurés dans l’obéissance, ou pour tomber dans la peine très-juste de la mort, s’ils venaient à désobéir.

CHAPITRE II

DE LA MORT DE L’ÂME ET DE CELLE DU CORPS.

Mais il me semble qu’il est à propos d’approfondir un peu davantage la nature de la mort. L’âme humaine, quoique immortelle, a néanmoins en quelque façon une mort qui lui est propre. En effet, on ne l’appelle immortelle que parce qu’elle ne cesse jamais de vivre et de sentir, au lieu que le corps est mortel, parce qu’il peut être entièrement privé de vie et qu’il ne vit point par lui-même. La mort de l’âme arrive donc quand Dieu l’abandonne, comme celle du corps quand l’âme le quitte. Et quand l’âme abandonnée de Dieu abandonne le corps, c’est alors la mort de l’homme tout entier, Dieu n’étant plus la vie de l’âme, ni l’âme la vie du corps. Or, cette mort de l’homme tout entier est suivie d’une autre que la sainte Ecriture nomme la seconde mort, et c’est celle dont veut parler le Sauveur lorsqu’il dit : « Craignez celui qui peut faire périr et le corps et l’âme dans la géhenne de feu[1] ». Comme cette menace ne peut avoir son effet qu’au temps où l’âme sera tellement unie au corps qu’ils feront un tout indissoluble, on peut trouver étrange que l’Ecriture dise que le corps périt, puisque l’âme ne le quitte point et qu’il reste sensible pour être éternellement tourmenté. Qu’on dise que l’âme meurt dans ce dernier et éternel supplice dont nous parlerons plus amplement ailleurs[2], cela s’entend fort bien, puisqu’elle ne vit plus de Dieu ; mais comment le dire du corps, lorsqu’il est vivant ? Et il faut bien qu’il le soit pour sentir les tourments qu’il souffrira après la résurrection. Serait-ce que la vie, quelle qu’elle soit, étant un bien, et la douleur un mal, on peut dire qu’un corps ne vit plus, lorsque l’âme ne l’anime que pour le faire souffrir ?. L’âme vit donc de Dieu, quand elle vit bien ; car elle ne peut bien vivre qu’en tant que Dieu opère en elle ce qui est bien ; et quant au corps, il est vivant, lorsque l’âme l’anime, qu’elle vive de Dieu ou non. Car les méchants ne vivent pas de la vie de l’âme, mais de celle du corps, que l’âme lui communique ; et encore que celle-ci soit morte, c’est-à-dire abandonnée de Dieu, elle conserve une espèce de vie qui lui est propre et qu’elle ne perd jamais, d’où vient qu’on la nomme immortelle. Mais en la dernière condamnation, bien que l’homme ne laisse pas de sentir, toutefois, comme ce sentiment ne sera pas agréable, mais douloureux, ce n’est pas sans raison que l’Ecriture l’appelle plutôt une mort qu’une vie. Elle l’appelle la seconde mort, parce qu’elle arrivera après cette première mort qui sépare l’âme, soit de Dieu, soit du corps. On peut donc dire de la première mort du corps, qu’elle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants, et de la seconde, que, comme elle n’est pas pour les bons, elle ne peut être bonne pour personne.

[1] Matth. X, 28.

[2] Voyez plus bas, les livres XX, XXI et XXII.

CHAPITRE III

SI LA MORT QUI A SUIVI LE PÉCHÉ DES PREMIERS HOMMES ET S’EST ÉTENDUE À TOUTE LEUR RACE EST POUR LES JUSTES EUX-MÊMES UNE PEINE DU PÉCHÉ.

Ici se présente une question qu’il ne faut pas éluder : cette mort, qui consiste dans la séparation du corps et de l’âme, est-elle un bien pour les bons ? et, s’il en est ainsi, comment y voir une peine du péché ? car enfin, sans le péché, les hommes ne l’auraient point subie. Comment donc serait-elle bonne pour les bons, n’ayant pu arriver qu’à des méchants ? Et d’un autre côté, si elle ne pouvait arriver qu’à des méchants, les bons n’y devraient point être sujets. Pourquoi une peine où il n’y a rien à punir[1] ? Si l’on veut sortir de cette difficulté, il faut avouer que les premiers hommes avaient été créés pour ne subir aucun genre de mort, s’ils ne péchaient point, mais qu’ayant péché, ils ont été condamnés à une mort qui s’est étendue à toute leur race. Mortels, ils ne pouvaient engendrer que des mortels, et leur crime a tellement corrompu la nature que la mort, qui n’était pour eux qu’une punition, est devenue une condition naturelle pour leurs enfants. En effet, un homme ne naît pas d’un autre homme de la même manière que le premier homme est né de la poussière. La poussière n’a été pour former l’homme primitif que le principe matériel, au lieu que le père est pour le fils le principe générateur. Aussi bien, la chair est d’une autre nature que la terre, quoiqu’elle en ait été tirée ; mais un fils n’est point d’une autre nature que son père. Tout le genre humain était donc renfermé par la femme dans le couple primitif au moment où il reçut de Dieu l’arrêt de sa condamnation. Devenu pécheur et mortel, l’homme a engendré un homme mortel et pécheur comme lui avec cette différence que le premier homme ne fut pas réduit à cette stupidité ni à cette faiblesse de corps et d’esprit que nous voyons dans les enfants ; car Dieu a voulu que leur entrée dans la vie fût semblable à celle des bêtes « L’homme, dit le Prophète, quand il était en honneur, n’a pas su comprendre ; il est tombé dans la condition des bêtes brutes et leur est devenu semblable[2] ». Il y a plus : les hommes, en venant au monde, ont encore moins d’usage de leurs membres et moins de sentiment que les bêtes ; comme si l’énergie humaine, pareille à la flèche qui sort de l’arc tendu, s’élançait au-dessus du reste des animaux avec d’autant plus de force que, plus longtemps ramenée sur soi, elle a plus contenu son essor. Le premier homme n’est donc pas tombé par l’effet de son crime dans cet état de faiblesse où naissent les enfants[3] ; mais la nature humaine a été tellement viciée et changée en lui qu’il a senti dans ses membres, la révolte de la concupiscence, et qu’étant devenu sujet à la mort, il a engendré des hommes semblables à lui, c’est-à-dire sujets à la mort et au péché. Quand les enfants sont délivrés de ces liens du péché par la grâce du Médiateur, ils souffrent seulement cette mort qui sépare l’âme du corps, et ils sont affranchis de cette seconde mort où l’âme doit endurer des supplices éternels.

[1] Ces questions ont été aussi traitées par saint Jérôme. Voyez sa lettre XXIV, sur la mort de Léa, et sa lettre XXV à Paula sur la mort de Biesilla, sa fille.

[2] Ps. XLVIII, 13.

[3] Comp. le traité de saint Augustin : De peccat. mer, et remis, lib. I, n. 67, 68.

CHAPITRE IV

POURQUOI CEUX QUI SONT ABSOUS DU PÉCHÉ PAR LE BAPTÊME SONT ENCORE SUJETS À LA MORT, QUI EST LA PEINE DU PÉCHÉ.

On dira : si la mort est la peine du péché, pourquoi ceux dont le péché est effacé par le baptême sont-ils également sujets à la mort ? c’est une question que nous avons déjà discutée et résolue dans notre ouvrage Du baptême des enfants[1], où nous avons dit que la séparation de l’âme et du corps est une épreuve à laquelle l’âme reste encore soumise, quoique libre du lien du péché, parce que, si le corps devenait immortel aussitôt après le baptême, la foi en serait affaiblie. Or, la foi n’est vraiment la foi que quand on attend dans l’espérance ce qu’ors ne voit pas encore dans la réalité[2], c’est elle qui, dans les temps passés du moins, élevait les âmes au-dessus de la crainte de la mort : témoins ces saints martyrs en qui la foi n’aurait pu remporter tant d’illustres victoires sur la mort, s’ils avaient été immortels. D’ailleurs, qui n’accourrait au baptême avec les petits enfants, si le baptême délivrait de la mort ? Tant s’en faut donc que la foi fût éprouvée par la promesse des récompenses invisibles, qu’il n’y aurait pas de foi, puisqu’elle chercherait et recevrait à l’heure même sa récompense ; tandis que, dans la nouvelle loi, par une grâce du Sauveur bien plus grande et bien plus admirable, la peine du péché est devenue un sujet de mérite. Autrefois il était dit à l’homme : Vous mourrez, si vous péchez ; aujourd’hui il est dit aux martyrs : Mourez, pour ne pécher point. Dieu disait aux premiers hommes : « Si vous désobéissez, vous mourrez[3] » ; il nous dit présentement : « Si vous fuyez la mort vous désobéirez ». Ce qu’il fallait craindre autrefois, afin de ne pécher point, est ce qu’il faut maintenant souffrir, de crainte de pécher. Et de la sorte, par la miséricorde ineffable de Dieu, la peine du crime devient l’instrument de la vertu ; ce qui faisait le supplice du pécheur fait le mérite du juste, et la mort qui a été la peine du péché est désormais l’accomplissement de la justice. Mais il n’en est ainsi que pour les martyrs à qui leurs persécuteurs donnent le choix ou de renoncer à la foi, ou de souffrir la mort ; car les justes aiment mieux souffrir, en croyant, ce que les premiers prévaricateurs ont souffert pour n’avoir pas cru. Si ceux-ci n’avaient point péché, ils ne seraient pas morts ; et les martyrs pèchent, s’ils ne meurent. Les uns sont donc morts parce qu’ils ont péché ; les autres ne pèchent point parce qu’ils meurent. La faute des premiers a amené la peine, et la peine des seconds prévient la faute : non que la mort, qui était un mal, soit devenue un bien, mais Dieu a fait à la foi une telle grâce que la mort, qui est le contraire de la vie, devient l’instrument de la vie même.

[1] Saint Augustin désigne ainsi un traité qu’il avait d’abord intitulé De peccatorum meritis et remissione ; plus tard, en ses Rétractations, il modifia ce titre en y ajoutant et de baptismo parvulorum.

[2] Saint Augustin se souvient ici de ces paroles de saint Paul, si profondes en leur concision énigmatique : « La foi est la réalité de ce qu’on espère et la certitude de ce qu’on ne voit pas ».

[3] Gen. II, 17.

CHAPITRE V

COMME LES MÉCHANTS USENT MAL DE LA LOI QUI EST BONNE, AINSI LES BONS USENT BIEN DE LA MORT QUI EST MAUVAISE.

L’Apôtre, voulant faire éclater toute la puissance malfaisante du péché en l’absence de la grâce, n’a pas craint d’appeler force du péché la loi même qui le défend. « Le péché, dit-il, est l’aiguillon de la mort, et la loi est la force du péché[1] ». Parole parfaitement vraie ; car la défense du mal en augmente le désir, si l’on n’aime tellement la vertu que le plaisir qu’on y trouve surmonte la passion de mal faire. Or, la grâce de Dieu peut seule nous donner l’amour et le goût de la vertu. Mais de peur que l’expression force du péché ne donnât à croire que la loi est mauvaise[2], l’Apôtre dit, dans un autre endroit, sur le même sujet : « Assurément la loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon. Quoi donc ? Ce qui est bon est-il devenu une mort pour moi ? Non, mais le péché, pour faire paraître sa malice, s’est servi d’un bien pour me donner la mort, de sorte que le pécheur et le péché ont passé toute mesure à cause du commandement même ». Saint Paul dit que toute mesure a été passée, parce que la prévarication augmente par le progrès de la concupiscence et le mépris de la loi. Pourquoi citons-nous ce texte ? Pour faire voir que tout comme la loi n’est pas un mal, quand elle accroît la convoitise de ceux qui pèchent, ainsi la mort n’est point un bien, quand elle augmente la gloire de ceux qui meurent, bien que celle-là soit violée pour l’iniquité et fasse des prévaricateurs, et que celle-ci soit embrassée pour la vérité et fasse des martyrs. Ainsi donc la loi est bonne, parce qu’elle est une défense du péché, et la mort est mauvaise, parce qu’elle est la peine du péché. Mais de même que les méchants usent mal, non-seulement des maux, mais aussi des biens, de même les bons font également bon usage et des biens et des maux, et voilà pourquoi les méchants usent mal de la loi, qui est un bien, et les bons usent bien de la mort, qui est un mal.

[1] I Cor. XV, 56.

[2] Allusion à l’hérésie des Cerdoniens et des Marcionites, qui abusaient du mot de saint Paul.

CHAPITRE VI

DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L’ÂME ET DU CORPS.

La mort n’est donc un bien pour personne, puisque la séparation du corps et de l’âme est un déchirement violent qui révolte la nature et fait gémir la sensibilité, jusqu’au moment où, avec le mutuel embrassement de la chair et de l’âme cesse toute conscience de la douleur. Quelquefois un seul coup reçu par le corps ou bien l’élan de l’âme interrompent l’agonie et empêchent de sentir les angoisses de la dernière heure. Mais quoi qu’il en soit de cette crise où la sensibilité s’éteint dans une sensation de douleur, quand on souffre la mort avec la patience d’un vrai chrétien, tout en restant une peine, elle devient un mérite. Peine de tous ceux qui naissent d’Adam, elle est un mérite pour ceux qui renaissent de Jésus-Christ, étant endurée pour la foi et pour la justice ; et elle peut même en certains cas racheter entièrement du péché, elle qui est le prix du péché.

CHAPITRE VII

DE LA MORT QUE SOUFFRENT POUR JÉSUS-CHRIST CEUX QUI N’ONT POINT REÇU LE BAPTÊME.

Tous ceux, en effet, qui meurent pour la confession de Jésus-Christ obtiennent, sans avoir reçu le baptême, le pardon de leurs péchés, comme s’ils avaient été baptisés. Il est écrit, à la vérité, que « personne n’entrera dans le royaume des cieux, qu’il ne renaisse de l’eau et du Saint-Esprit[1] ». Mais l’exception à cette règle est contenue dans ces paroles non moins formelles : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les « cieux[2] ». Et ailleurs : « Qui perdra sa vie pour moi, la trouvera[4] ». Quoi de plus précieux en effet qu’une mort qui efface les péchés et qui accroît les mérites ? Car il n’y a pas à établir de parité entre ceux qui, ne pouvant différer leur mort, sont baptisés et sortent de cette vie après que tous leurs péchés leur ont été remis, et ceux qui, pouvant s’empêcher de mourir ne l’ont pas fait, parce qu’ils ont mieux aimé perdre la vie en confessant Jésus-Christ, que d’être baptisés après l’avoir renié. Et cependant, alors même qu’ils l’auraient renié par crainte de la mort, ce crime leur eût aussi été remis au baptême, puisque les meurtriers de Jésus-Christ, quand ils ont été baptisés, ont aussi obtenu miséricorde[5]. Mais combien a dû être puissante la grâce de cet Esprit qui souffle où il veut, pour avoir inspiré aux martyrs la force de ne pas renier Jésus-Christ dans un si grand péril de leur vie, avec une si grande espérance de pardon ? La mort des saints est donc précieuse, puisque le mérite de celle de Jésus-Christ leur a été si libéralement appliqué, qu’ils n’ont point hésité à lui sacrifier leur vie pour jouir de lui, de sorte que l’antique peine du péché est devenue en eux une source nouvelle et plus abondante de justice. Toutefois ne concluons pas de là que la mort soit un bien en soi ; si elle a été cause d’un si grand bien, ce n’est point par sa propre vertu, mais par le secours de la grâce. Elle était autrefois un objet de crainte, afin que le péché ne fût pas commis ; elle doit être aujourd’hui acceptée avec joie, afin que le péché soit évité, ou s’il a été commis, afin qu’il soit effacé par le martyre, et que la palme de la justice appartienne au chrétien victorieux.

[1] Jean III, 5.

[2] Matth. X, 32.

[3] Ibid. XVI, 25.

[4] Ps. CXV, 15.

[5] Voyez les Actes des Apôtres (n, 36-47), où les Juifs, meurtriers de Jésus-Christ, se convertissent par milliers et reçoivent le baptême.

CHAPITRE VIII

LES SAINTS, EN SUBISSANT LA PREMIÈRE MORT POUR LA VÉRITÉ, SE SONT AFFRANCHIS DE LA SECONDE.

A considérer la chose de plus près, on trouvera que ceux mêmes qui meurent pour la vérité ne le font que pour se garantir de la mort, et qu’ils n’en souffrent une partie que pour l’éviter tout entière. En effet, s’ils endurent la séparation de l’âme et du corps, c’est de peur que Dieu ne se sépare de l’âme, et qu’ainsi la première mort ne soit suivie de la seconde qui ne finira jamais. Ainsi, encore une fois, la mort n’est bonne à personne, mais on la souffre pour conserver ou pour acquérir quelque bien. Et quant à ce qui arrive après la mort, on peut dire à ce point de vue que la mort est mauvaise pour les méchants et bonne pour les bons, puisque les âmes des bons séparées du corps sont dans le repos, et que celles des méchants sont dans les tortures jusqu’à ce que les corps des uns revivent pour la vie éternelle, et ceux des autres pour la mort éternelle, qui est la seconde mort.

CHAPITRE IX

QUEL EST L’INSTANT PRÉCIS DE LA MORT OU DE L’EXTINCTION DU SENTIMENT DE LA VIE, ET S’IL LE FAUT FIXER AU MOMENT OÙ L’ON MEURT, OU À CELUI OÙ ON EST MORT.

Le moment où les âmes séparées du corps sont heureuses ou malheureuses est-il le moment même de la mort ou celui qui la suit ? Dans ce dernier cas, ce ne serait pas la mort, puisqu’elle est déjà passée, mais la vie ultérieure, la vie propre à l’âme, qu’on devrait appeler bonne ou mauvaise. La mort, en effet, est mauvaise quand elle est présente, c’est-à-dire au moment même de la mort, parce que dans ce moment le mourant ressent de grandes douleurs, lesquelles sont un mal (dont les bons savent d’ailleurs bien user) ; mais comment, lorsque la mort est passée, peut-elle être bonne ou mauvaise, puisqu’elle a cessé d’être ? Il y a plus : si nous y prenons garde, nous verrons que les douleurs mêmes des mourants ne sont pas la mort. Ils vivent tant qu’ils ont du sentiment, et ainsi ils ne sont pas encore dans la mort, qui ôte tout sentiment, mais dans les approches de la mort, qui seules sont douloureuses. Comment donc appelons-nous mourants ceux qui ne sont pas encore morts et qui agonisent, nul n’étant mourant qu’à condition de vivre encore ? Ils sont donc tout ensemble vivants et mourants, c’est-à-dire qu’ils s’approchent de la mort en s’éloignant de la vie ; mais après tout, ils sont encore en vie, parce que l’âme est encore unie au corps. Que si, lorsqu’elle en sera sortie, on ne peut pas dire qu’ils soient dans la mort, mais après la mort, quand sont-ils donc dans la mort ? D’une part, nul ne peut être mourant, si nul ne peut être ensemble mourant et vivant, puisque évidemment, tant que l’âme est dans le corps, on ne peut nier qu’on ne soit vivant ; et d’autre part, si on dit que celui-là est mourant qui tend vers la mort, je ne sais plus quand on est vivant.

CHAPITRE X

LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU’UNE VIE.

En effet, dès que nous avons commencé d’être dans ce corps mortel, nous n’avons cessé de tendre vers la mort, et nous ne faisons autre chose pendant toute cette vie (si toutefois il faut donner un tel nom à notre existence passagère). Y a-t-il personne qui ne soit plus proche de la mort dans un an qu’à cette heure, et demain qu’aujourd’hui, et aujourd’hui qu’hier ? Tout le temps que l’on vit est autant de retranché sur celui que l’on doit vivre, et ce qui reste diminue tous les jours, de sorte que tout le temps de cette vie n’est autre chose qu’une course vers la mort, dans laquelle il n’est permis à personne de se reposer ou de marcher plus lentement ; tous y courent d’une égale vitesse. En effet, celui dont la vie est plus courte ne passe pas plus vite un jour que celui dont la vie est plus longue ; mais l’un a moins de chemin à faire que l’autre. Si donc nous commençons à mourir, c’est-à-dire à être dans la mort, du moment que nous commençons à avancer vers la mort, il faut dire que nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre[1]. De cette manière, l’homme n’est jamais dans la vie, s’il est vrai qu’il ne puisse être ensemble dans la vie et dans la mort ; ou plutôt ne faut-il point dire qu’il est tout ensemble dans la vie et dans la mort ? dans la vie, parce qu’elle ne lui est pas tout à fait ôtée, dans la mort, parce qu’il meurt à tout moment ? Si en effet il n’est point dans la vie, que lui est-il donc retranché ? et s’il n’est pas dans la mort, qu’est-ce que ce retranchement même ? Quand toute vie a été retranchée au corps, ces mots après la mort n’auraient pas de sens, si la mort n’était déjà, lorsque se faisait le retranchement ; car dès qu’il est fait, on n’est plus mourant, on est mort. On était donc dans la mort au moment où était retranchée la vie.

[1] Saint Augustin paraît ici se souvenir de Sénèque. (Voyez surtout les Lettres à Lucilius, lettre 24.)

CHAPITRE XI

SI L’ON PEUT DIRE QU’UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.

Mais s’il est absurde de dire qu’un homme soit dans la mort avant qu’il soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant, par la même raison qu’il ne peut être ensemble veillant et dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne, il n’est pas mourant, mais vivant ; et, lorsqu’elle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Or, l’une de ces deux choses est avant la mort, et l’autre après ; quand sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu’il est mourant ? Comme il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après la mort, il faut aussi qu’il y ait trois états qui y répondent, c’est-à-dire être vivant, être mourant, être mort. Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est mourant, c’est-à-dire dans la mort, en sorte qu’il ne soit ni vivant ni mort ; car tant que l’âme est dans le corps, surtout si le sentiment n’est pas éteint, il est certain que l’homme vit ; et dès lors il ne faut pas dire qu’il est dans la mort, mais avant la mort ; et lorsque l’âme a quitté le corps et qu’elle lui a ôté tout sentiment, l’homme est après la mort, et l’on dit qu’il est mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, c’est-à-dire dans la mort, puisque s’il vit encore, il est avant la mort, et que, s’il a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point, parce que le passage du futur au passé n’a aucune étendue appréciable. Ne faut-il point conclure de là qu’il n’y a point de mort du corps ? car s’il y en a une, quand est-elle, puisqu’elle n’est en personne et que personne n’est en elle ? En effet, si l’on vit, elle n’est pas encore, et si l’on a cessé de vivre, elle n’est plus[1]. D’un autre côté, s’il n’y a point de mort, pourquoi dit-on avant ou après la mort ? Ah ! plût à Dieu que nous eussions assez bien vécu dans le paradis pour qu’en effet il n’y en eût point ! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement il y en a une, mais elle est même si fâcheuse qu’il est aussi impossible de l’expliquer que de la fuir.

Conformons-nous donc à l’usage, comme c’est notre devoir, et disons de la mort, avant qu’elle n’arrive, ce qu’en dit l’Ecriture : « Ne louez personne avant sa mort[2] ». Disons aussi, lorsqu’elle est arrivée : Telle ou telle chose s’est faite après la mort de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible, du temps présent : Telle personne en mourant a fait son testament, et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et tels, quoiqu’elle n’ait pu rien faire de cela si elle n’était vivante, et qu’elle l’ait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons aussi comme parle l’Ecriture, qui déclare positivement que les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit en effet : « Il n’est personne dans la mort qui se souvienne de vous[3] ». Aussi bien, jusqu’à ce qu’ils ressuscitent, on dit fort bien qu’ils sont dans la mort, comme on dit qu’une personne est dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle se réveille. Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà morts ; car la séparation de leur âme et de leur corps étant accomplie, on ne peut pas dire qu’ils continuent de mourir. Et voilà toujours cette difficulté qui revient d’exprimer une chose qui paraît inexprimable : à savoir comment on peut dire d’un mourant qu’il vif, ou d’un mort qu’après la mort il est dans la mort, surtout quand le mot mourant n’est pas pris dans le sens de dormant, c’est-à-dire qui est dans le sommeil, ou de languissant, c’est-à-dire qui est dans la langueur, et qu’on appelle mort, et non pas mourant, celui qui est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion n’a rien de téméraire ni d’invraisemblable, à ce qu’il me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme les autres verbes, c’est la suite, non d’une institution humaine, mais d’un décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres, fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble l’u. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme si ce qu’on ne peut décliner devait se décliner. Il est donc arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort ne peut se décliner, le mot qui l’exprime est aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce de notre Rédempteur ; celle-là est la pire de toutes ; elle n’a pas lieu par la séparation de l’âme et du corps, mais plutôt par l’union de l’une et l’autre pour souffrir ensemble une peine éternelle. C’est là que les hommes seront toujours dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.

[1] C’est ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention d’ailleurs tout autre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité dans l’antiquité : « La mort n’a rien qui me regarde ; tant que je suis, elle est absente, et quand eue est présente, je ne suis plus. ».

[2] Eccli. XI, 30.

[3] Ps. VI, 6.

CHAPITRE XII

DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES, S’ILS CONTREVENAIENT À SON COMMANDEMENT.

Quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes en cas de désobéissance, si c’était de celle de l’âme ou de celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, ou de celle qu’on nomme la seconde mort, il faut répondre : de toutes. De la même manière que toute la terre est composée de plusieurs terres, et toute l’Eglise de plusieurs Eglises ; ainsi toute la mort est composée de toutes les morts. La première mort, en effet, comprend deux parties, la mort de l’âme et celle du corps, alors que l’âme, séparée de Dieu et du corps, est soumise à une expiation temporaire ; et la seconde mort a lieu quand l’âme, séparée de Dieu et réunie au corps, souffre des peines éternelles. Lors donc que Dieu dit au premier homme qu’il avait mis dans le paradis terrestre, en lui parlant du fruit défendu : « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez[1] » ; cette menace ne comprenait pas seulement la première partie de cette première mort, qui sépare l’âme de Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sépare l’âme du corps, ni seulement toute cette première mort qui consiste dans le châtiment temporaire de l’âme séparée de Dieu et du corps, mais toutes les morts, jusqu’à la dernière, qui est la seconde mort, et après laquelle il n’y en a point.

[1] Gen. II, 17.

CHAPITRE XIII

QUEL FUT LE PREMIER CHÂTIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.

Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt qu’ils eurent désobéi, ils rougirent de leur nudité. C’est pour cela qu’ils se couvrirent de feuilles de figuier, les premières sans doute qui se présentèrent à eux dans le trouble où ils étaient, et en cachèrent leurs parties honteuses, dont ils n’avaient pas honte auparavant. Ils sentirent donc un nouveau mouvement dans leur chair devenue indocile en représailles de leur propre indocilité. Comme l’âme s’était complu dans un mauvais usage de sa liberté et avait dédaigné de se soumettre à Dieu, le corps refusa de s’assujettir à elle ; et de même qu’elle avait abandonné volontairement son Seigneur, elle ne put désormais disposer à sa volonté de son esclave, ni conserver son empire sur son corps, comme elle eût fait si elle fût demeurée soumise à son Dieu. Ce fut alors que la chair commença à convoiter contre l’esprit, et nous naissons avec ce combat, traînant depuis la première faute un germe de mort, et portant la discorde trop souvent victorieuse dans nos membres rebelles et dans notre nature corrompue.

CHAPITRE XIV

L’HOMME CRÉÉ INNOCENT NE S’EST PERDU QUE PAR LE MAUVAIS USAGE DE SON LIBRE ARBITRE.

Dieu, en effet, auteur des natures et non des vices, a créé l’homme pur ; mais l’homme corrompu par sa volonté propre et justement condamné, a engendré des enfants corrompus et condamnés comme lui. Nous étions véritablement tous en lui, alors que nous étions tous cet homme qui tomba dans le péché par la femme tirée de lui avant le péché. Nous n’avions pas encore reçu à la vérité notre essence individuelle, mais le germe d’où nous devions sortir était déjà, et comme il était corrompu par le péché, chargé des liens de la mort et frappé d’une juste condamnation, l’homme ne pouvait pas, naissant de l’homme, naître d’une autre condition – que lui. Toute cette suite de misères auxquelles nous sommes sujets ne vient donc que du mauvais usage du libre arbitre, et elle nous conduit jusqu’à la seconde mort qui ne doit jamais finir, si la grâce de Dieu ne nous en préserve.

CHAPITRE XV

EN DEVENANT PÉCHEUR, ADAM A PLUTÔT ABANDONNÉ DIEU QUE DIEU NE L’A ABANDONNÉ, ET CET ABANDON DE DIEU A ÉTÉ LA PREMIÈRE MORT DE L’ÂME.

On remarquera peut-être que dans cette parole : « Vous mourrez de mort[1] », mort est mis au singulier et non au pluriel ; mais alors même que sur ce fondement on réduirait la menace divine à cette seule mort qui a lieu quand l’âme est abandonnée de Dieu (par où il ne faut pas entendre que ce soit Dieu qui abandonne l’âme le premier ; car la volonté de l’âme prévient Dieu pour le mal, comme la volonté de Dieu prévient l’âme pour le bien, soit pour la créer quand elle n’est pas encore, soif pour la recréer après qu’elle a failli, alors, dis-je, qu’on n’entendrait que cette seule mort, et que ces paroles de Dieu : « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez de mort[2] », seraient prises comme s’il disait : Du jour que vous m’abandonnerez par désobéissance, je vous abandonnerai par justice ; il n’en est pas moins certain que cette mort comprenait en soi toutes les autres, qui en étaient une suite inévitable. Déjà ce mouvement de rébellion qui s’éleva dans la chair contre l’âme devenue rebelle et qui obligea nos premiers parents à couvrir leur nudité, leur fit sentir l’effet de cette mort qui arrive quand Dieu abandonne l’âme. Elle est marquée expressément dans ces paroles que Dieu adresse au premier homme qui se cachait tout éperdu : « Adam, où es-tu[3] ? » Car il ne le cherchait pas comme s’il eût ignoré où il était, mais il lui faisait sentir que l’homme ne sait plus où il est quand Dieu n’est plus avec lui plus tard, lorsque l’âme de nos premiers parents abandonna leurs corps épuisés de vieillesse, ils éprouvèrent cette autre mort, nouveau châtiment du péché de l’homme, qui avait fait dire à Dieu : « Vous êtes terre, et vous « retournerez en terre[4] » ; afin que ces deux morts accomplissent ensemble la première qui est celle de l’homme entier, et qui est à la fin suivie de la seconde, si la grâce de Dieu ne nous en délivre. En effet, le corps qui est de terre ne retournerait point en terre, si l’âme qui est sa vie ne le quittait ; et c’est pour cela que les chrétiens, sincèrement attachés à la foi catholique, croient fermement que la mort même du corps ne vient point de la nature, mais qu’elle est une peine du péché et un effet de cette parole que Dieu, châtiant le péché, dit au premier homme en qui nous étions tous alors : « Tu es terre, et tu retourneras en terre ».

[1] Galat. V, 17.

[2] Gen. II, 17.

[3] Gen. III, 9.

[4] Gen. III, 9.

CHAPITRE XVI

CONTRE LES PLATONICIENS, QUI NE VEULENT PAS QUE LA SÉPARATION DU CORPS ET DE L’ÂME SOIT UNE PEINE DU PÉCHÉ.

Les philosophes contre qui nous avons entrepris de défendre la Cité de Dieu, c’est-à-dire son Eglise, pensent être bien sages quand ils se moquent de nous au sujet de la séparation de l’âme et du corps, que nous considérons comme un des châtiments de l’âme ; car à leurs yeux l’âme n’atteint la parfaite béatitude que lorsque entièrement dépouillée du corps, elle retourne à Dieu dans sa simplicité, dans son indépendance et comme dans sa nudité primitive[1]. Ici peut-être, si je ne trouvais dans leurs propres livres de quoi les réfuter, je serais obligé d’entrer dans une longue discussion pour montrer que le corps n’est à charge à l’âme que parce qu’il est corruptible. De là ce mot de l’Ecriture, déjà rappelé au livre précédent : « Le corps corruptible appesantit l’âme[2] ». L’Ecriture dit corruptible, pour faire voir que ce n’est pas le corps en soi qui appesantit l’âme, mais le corps dans l’état où il est tombé par le péché ; et elle ne le dirait pas que nous devrions l’entendre ainsi. Mais quand Platon déclare en termes formels que les dieux inférieurs créés par le Dieu souverain ont des corps immortels, quand il introduit ce même Dieu promettant à ses ministres comme une grande faveur qu’ils demeureront éternellement unis à leur corps, sans qu’aucune mort les en sépare, comment se fait-il que nos adversaires, dans leur zèle contre la foi chrétienne, feignent de ne pas savoir ce qu’ils savent, et s’exposent à parler contre leurs propres sentiments, pour le plaisir de nous contredire ? Voici, en effet (d’après Cicéron, qui les traduit), les propres paroles que Platon prête au Dieu souverain s’adressant aux dieux créés[3] : « Dieux, fils de dieux, considérez de quels ouvrages je suis l’auteur et le père. Ils sont indissolubles, parce que je le veux ; car tout ce qui est composé peut se dissoudre ; mais il est d’un méchant de vouloir séparer ce que la raison a uni. Ainsi, ayant commencé d’être, vous ne sauriez être immortels, ni absolument indissolubles ; mais vous ne serez jamais dissous et vous ne connaîtrez aucune sorte de mort, parce que la mort ne peut rien contre ma volonté, laquelle est un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous fûtes unis au moment de votre naissance[4] ». Voilà donc les dieux qui, tout mortels qu’ils sont comme composés de corps et d’âme, ne laissent pas, suivant Platon, d’être immortels par la volonté de Dieu qui les a faits. Si donc c’est une peine pour l’âme d’être unie à un corps, quel qu’il soit, d’où vient que Dieu cherche en quelque sorte à rassurer les dieux contre la mort, c’est-à-dire contre la séparation de l’âme et du corps, et leur promet qu’ils seront immortels, non par leur nature, composée et non simple, mais par sa volonté ?

De savoir maintenant si ce sentiment de Platon touchant les astres est véritable, c’est une autre question. Nous ne tombons pas d’accord que ces globes de lumière qui nous éclairent le jour et la nuit aient des âmes intelligentes et bienheureuses qui les animent, ainsi que Platon l’affirme également de l’univers, comme d’un grand et vaste animal qui contient tous les autres[5] ; mais, je le répète, c’est une autre question que je n’ai pas entrepris d’examiner ici. J’ai cru seulement devoir dire ce peu de mots contre ceux qui sont si fiers de s’appeler platoniciens : orgueilleux porteurs de manteaux, d’autan t plus superbes qu’ils sont moins nombreux et qui rougiraient d’avoir à partager le nom de chrétien avec la multitude. Ce sont eux qui, cherchant un point faible dans notre doctrine, s’attaquent à l’éternité des corps, comme s’il y avait de la contradiction à vouloir que l’âme soit bienheureuse et qu’elle soit éternellement unie à un corps ; ils oublient que Platon, leur maître, considère comme une grâce que le Dieu souverain accorde aux dieux créés le privilège de ne point mourir, c’est-à-dire de n’être jamais séparés de leur corps.

[1] C’est le sentiment de Platon dans le Phèdre et dans le Timée ; c’est aussi celui de Plotin (Ennéades, VI, livre IX, ch. 9) et de tous les néoplatoniciens d’Alexandrie.

[2] Sag. IX, 15.

[3] On remarquera qu’en citant même le Timée, saint Augustin n’a pas le texte grec sous les yeux, mais une traduction latine.

[4] Saint Augustin ayant cité ce passage du Timée, non pas d’après le texte, mais d’après la version de Cicéron, e’était pour nous un devoir de nous rapprocher de Cicéron plus que de Platon même. – Comparez les divers interprètes M.J. -V. Le Clerc (Pensées de Platon,) M. Cousin (tome XI, page 137) et M. Henri-Martin (tome I, page 112 et note 38, § 1).

[5] Voyez particulièrement le Timée (trad. fr., tome XII, pages 120, 125, 244) : « Dieu, dit Platon, voulant faire le monde semblable à ce qu’il y a de plus beau et de plus parfait parmi les choses intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui tous les autres animaux comme étant de la même nature que lui. »

CHAPITRE XVII

CONTRE CEUX QUI NE VEUILLENT PAS QUE DES CORPS TERRESTRES PUISSENT DEVENIR INCORRUPTIBLES ET ÉTERNELS.

Ces mêmes philosophes soutiennent encore que des corps terrestres ne peuvent être intelligibles, en fit un animal visible, un et renfermant en lui tous les autres animaux comme étant de la même nature que lui. » éternels, bien qu’ils ne balancent point à déclarer que toute la terre, qui est un membre de leur dieu, non du Dieu souverain, mais pourtant d’un grand dieu, c’est-à-dire du monde, est éternelle. Puis donc que le Dieu souverain leur a fait un autre dieu, savoir le monde, supérieur à tous les autres dieux créés, et puisqu’ils croient que ce dieu est un animal doué d’une âme raisonnable ou intellectuelle, qui a pour membres les quatre éléments, dont ils veulent que la liaison soit éternelle et indissoluble, de crainte qu’un si grand dieu ne vienne à périr, pourquoi la ferre, qui est comme le nombril dans le corps de ce grand animal, serait-elle éternelle et les corps des autres animaux terrestres ne le seraient-ils pas, si Dieu le veut ? Il faut, disent-ils, que la terre soit rendue à la terre[1], et comme c’est de là que les corps des animaux terrestres ont été tirés, ils doivent y retourner et mourir. Mais si quelqu’un disait la même chose du feu, soutenant qu’il faut lui rendre tous les corps qui en ont été tirés pour en former les animaux célestes, que deviendrait l’immortalité promise par le Dieu souverain à tous ces dieux ? Dira-t-on que cette dissolution ne se fait pas pour eux, parce que Dieu, dont la volonté, comme dit Platon, surmonte tout obstacle, ne le veut pas ? Qui empêche donc que Dieu ne le veuille pas non plus pour les corps terrestres, puisqu’il peut faire que ce qui a commencé existe sans fin, que ce qui est formé de parties demeure indissoluble, que ce qui est tiré des éléments n’y retourne pas ? Pourquoi ne ferait-il pas que les corps terrestres fussent impérissables ? Est-ce que Dieu n’est puissant qu’autant que le veulent les Platoniciens, au lieu de l’être autant que le croient les chrétiens ? Vous verrez que les philosophes ont connu le pouvoir et les desseins de Dieu, et que les Prophètes n’ont pu les connaître, c’est-à-dire que les hommes inspirés de l’Esprit de Dieu ont ignoré sa volonté, et que ceux-là l’ont découverte qui ne se sont appuyés que sur d’humaines conjectures !

Ils devaient au moins prendre garde de ne pas tomber dans cette contradiction manifeste, de soutenir d’un côté que l’âme ne saurait être heureuse, si elle ne fuit toute sorte de corps[2], et de dire de l’autre que les âmes des dieux sont bienheureuses quoique éternellement unies à des corps, celle même de Jupiter qui pour eux est le monde, étant liée à tous les éléments qui composent cette sphère immense de la terre aux cieux. Platon veut que cette âme s’étende, selon des lois musicales, depuis le centre de la terre jusqu’aux extrémités du ciel, et que le monde soit un grand et heureux animal dont l’âme parfaitement sage ne doit jamais être séparée de son corps, sans toutefois que cette masse composée de tant d’éléments divers puisse la retarder, ni l’appesantir[3]. Voilà les libertés que les philosophes laissent prendre à leur imagination, et en même temps ils ne veulent pas croire que des corps terrestres puissent devenir immortels par la puissance de la volonté de Dieu, et que les âmes y puissent vivre éternellement bienheureuses sans en être appesanties[4], comme font cependant leurs dieux dans des corps de feu, et Jupiter même, le roi des dieux, dans la masse de tous ces éléments ? S’il faut qu’une âme, pour être heureuse, fuie toutes sortes de corps, que leurs dieux abandonnent donc les globes célestes ; que Jupiter quitte le ciel et la terre ; ou s’il ne peut s’en séparer, qu’il soit réputé misérable. Mais nos philosophes reculent devant cette alternative : ils n’osent point dire que leurs dieux quittent leur corps, de peur de paraître adorer des divinités mortelles ; et ils ne veulent pas les priver de la félicité, de crainte d’avouer que des dieux sont misérables. Concluons qu’il n’est pas nécessaire pour être heureux de fuir toutes sortes de corps, mais seulement ceux qui sont corruptibles, pesants, incommodes et moribonds, non tels que la bonté de Dieu les donna aux premiers hommes, mais tels qu’ils sont devenus en punition du péché.

[1] Saint Augustin parait se souvenir ici d’un passage où Cicéron, traduisant Euripide, s’exprime ainsi : « Il faut que la terre soit rendue à la terre (Voyez les Tusculanes (lib. III, cap. 25). »

[2] C’est la doctrine des Plotin, des Porphyre et de tous ces philosophes d’Alexandrie qui poussaient à l’extrême le spiritualisme de Platon. Voyez plus haut la belle discussion de saint Augustin contre Porphyre, au liv. X, ch. 29 et suiv.

[3] Voyez le Timée, trad. fr., tome XII, pages 120 et suiv. « L’auteur du monde, dit Platon, ayant achevé à son gré la composition de l’âme, construisit au dedans d’elle tout ce qui est corporel, rapprocha l’un de l’autre le centre du corps et celui de l’âme, les unit ensemble, et l’âme, infuse partout, depuis le milieu jusqu’aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit par son mouvement sur elle-même le divin commencement d’une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps ».

[4] Comp. saint Augustin, De Gén. ad litt., lib. VI, II. 36,37.

CHAPITRE XVIII

DES CORPS TERRESTRES QUE LES PHILOSOPHES PRÉTENDENT NE POUVOIR CONVENIR AUX ÊTRES CÉLESTES PAR CETTE RAISON QUE TOUT CE QUI EST TERRESTRE EST APPELÉ VERS LA TERRE PAR LA FORCE NATURELLE DE LA PESANTEUR.

Mais il est nécessaire, disent-ils, que le poids naturel des corps terrestres les fixe sur la terre ou les y appelle, et ainsi ils ne peuvent être dans le ciel. Il est vrai que les premiers hommes étaient sur la terre, dans cette région fertile et délicieuse qu’on a nommée le paradis ; mais que nos adversaires considèrent d’un œil plus attentif la nature de la pesanteur ; cela est important pour résoudre plusieurs questions, notamment celle du corps avec lequel Jésus-Christ est monté au ciel, et celle aussi des corps qu’auront les saints au moment de la résurrection. Je dis donc que si les hommes parviennent par leur adresse à faire soutenir sur l’eau certains vases composés des métaux les plus lourds, il est infiniment plus simple et plus croyable que Dieu, par des ressorts qui nous sont inconnus, puisse empêcher les corps pesants de tomber sur la terre, lui qui, selon Platon, fait, quand il le veut, que les choses qui ont un commencement n’aient point de fin, et que celles qui sont composées de plusieurs parties ne soient point dissoutes ? or, l’union des esprits avec les corps est mille fois plus merveilleuse que celle des corps les uns avec les autres. N’est-ce pas aussi une chose aisée à comprendre que des esprits parfaitement heureux meuvent leurs corps sans peine où il leur plaît, corps terrestres à la vérité, mais incorruptibles ? Les anges n’ont-ils pas le pouvoir d’enlever sans difficulté les animaux terrestres d’où bon leur semble, et de les placer où il leur convient ? Pourquoi donc ne croirions-nous pas que les âmes des bienheureux pourront porter ou arrêter leurs corps à leur gré ? Le poids des corps est d’ordinaire en raison de leur masse, et plus il y a de matière, plus la pesanteur est grande ; cependant l’âme porte plus légèrement son corps quand il est sain et robuste que quand il est maigre et malade, bien qu’il reste plus lourd à porter pour autrui dans son embonpoint que dans sa langueur ; d’où il faut conclure que, dans les corps même mortels et corruptibles, l’équilibre et l’harmonie des parties font plus que la masse et le poids. Qui peut d’ailleurs expliquer l’extrême différence qu’il y a entre ce que nous appelons santé et l’immortalité future ? Ainsi donc, que les philosophes ne croient pas avec l’argument du poids des corps avoir raison de notre foi ! Je pourrais leur demander pourquoi ils ne croient pas qu’un corps terrestre puisse être dans le ciel, alors que toute la terre est suspendue dans le vide ; mais ils me répondraient peut-être que tous les corps pesants tendent vers le centre du monde. Je dis donc seulement que si les moindres dieux, à qui Platon adonné la commission de créer l’homme avec les autres animaux terrestres, ont pu, comme il l’avance, ôter au feu la vertu de brûler, sans lui ôter celle de luire et d’éclairer par les yeux[1], douterons-nous que le Dieu souverain, à qui ce philosophe donne le pouvoir d’empêcher que les choses qui ont un commencement n’aient une fin, et que celles qui sont composées de parties aussi différentes que le corps et l’esprit ne se dissolvent, soit capable d’ôter la corruption et la pesanteur à la chair, qu’il saura bien rendre immortelle sans détruire sa nature ni la configuration de ses membres ? Mais nous parlerons plus amplement, s’il plaît à Dieu, sur la fin de cet ouvrage, de la résurrection des morts et de leurs corps immortels.

[1] Voyez dans le Timée la théorie de la vision, tome XII de la trad. fr., pages 192 et suiv.

CHAPITRE XIX

CONTRE LE SYSTÈME DE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE LES PREMIERS HOMMES SERAIENT MORTS, QUAND MÊME ILS N’AURAIENT POINT PÉCHÉ.

Je reprends maintenant ce que j’ai dit plus haut du corps des premiers hommes, et j’affirme que la mort, par où j’entends cette mort dont l’idée est familière à tous et qui consiste dans la séparation du corps et de l’âme, ne leur serait point arrivée, s’ils n’eussent péché. Car bien qu’il ne soit pas permis de douter que les âmes des justes après la mort ne vivent en repos, c’est pourtant une chose manifeste qu’il leur serait plus avantageux de vivre avec leurs corps sains et vigoureux, et cela est si vrai que ceux qui regardent comme une condition de parfait bonheur de n’avoir point de corps condamnent eux-mêmes cette doctrine par leurs propres sentiments. Qui d’entre eux, en effet, oserait placer les hommes les plus sages au-dessus des dieux immortels ? et cependant le Dieu souverain, chez Platon, promet à ces dieux, comme une faveur signalée, qu’ils ne mourront point, c’est-à-dire que leur âme sera toujours unie à leur corps[1]. Or, ce même Platon croit que les hommes qui ont bien vécu en ce monde auront pour récompense de quitter leur corps pour être reçus[2] dans le sein des dieux (qui pourtant ne quittent jamais le leur). C’est de là que plus tard : « Ces âmes reviennent aux régions terrestres, libres de leur souvenir et désirant entrer dans des corps nouveaux[3] » ; comme parle Virgile d’après Platon ; car Platon estime, d’une part, que les âmes des hommes ne peuvent pas être toujours dans leur corps et qu’elles en sont nécessairement séparées par la mort, et, d’autre part, qu’elles ne peuvent pas demeurer toujours sans corps, mais qu’elles les quittent et les reprennent par de continuelles révolutions[4]. Ainsi il y a cette différence, selon lui, entre les sages et le reste des hommes, que les premiers sont portés dans le ciel après leur mort pour y reposer quelque temps, chacun dans son astre[5], d’où, ensuite, oubliant leurs misères passées, et entraînées par l’impérieux désir d’avoir un corps, ils retournent aux travaux et aux souffrances de cette vie, au lieu que ceux qui ont mal vécu rentrent aussitôt dans des corps d’hommes ou de bêtes suivant leurs démérites[6]. Platon a donc assujetti à cette dure condition de vivre sans cesse les âmes mêmes des gens de bien[7] : sentiment si étrange que Porphyre, comme nous l’avons dit aux livres précédents[8], Porphyre en a eu honte et a pris le parti non-seulement d’exclure les âmes des hommes du corps des bêtes, mais d’assigner aux âmes des gens de bien, une fois délivrées du corps, une demeure éternelle au sein du Père[9]. De cette façon, pour n’en pas dire moins que Jésus-Christ, qui promet une vie éternelle aux saints, il établit dans une éternelle félicité les âmes purifiées de leurs souillures, sans les faire retourner désormais à leurs anciennes misères, et, pour contredire Jésus-Christ, il nie la résurrection des corps et assure que les âmes vivront éternellement d’une vie incorporelle[10]. Et cependant il ne leur défend point d’adorer les dieux, qui ont des corps, ce qui fait voir qu’il n’a pas cru ces âmes d’élite, toutes dégagées du corps qu’elles soient, plus excellentes que les dieux. Pourquoi donc trouver absurde ce que notre religion enseigne, savoir : que les premiers hommes n’auraient point été séparés de leur corps par la mort s’ils n’eussent péché, et que les bienheureux reprendront dans la résurrection les mêmes corps qu’ils ont eus en cette vie, mais tels néanmoins qu’ils ne leur causeront plus aucune peine et ne seront d’aucun obstacle à leur pleine félicité.

[1] Voyez plus haut, chap. 16.

[2] Voyez, dans le Timée, la fin du discours de Dieu aux dieux (tome XII de la trad. fr., page 138).

[3] Virgile, Énéide, livre VI, vers 750,751.

[4] Voyez le Phédon, le Phèdre et le Timée.

[5] Voyez le Timée, 1.1, page 139.

[6] Timée, 1.1, pages 242 et suiv.

[7] Saint Augustin parait ici beaucoup trop affirmatif et on s’aperçoit qu’il n’a pas à son service les dialogues de Platon. Dans le Phèdre, en effet, dans le Phédon et ailleurs, Platon exempte certaines âmes d’élite de la transmigration perpétuelle (Voyez traduct. fr., tome VI, pages 54 et suiv. ; tome I, pages 240,312 et suiv.) La contradiction signalée entre Platon et Porphyre n’existe donc pas.

[8] Particulièrement au livre X, ch. 30. Particulièrement au livre X, ch. 30.

[9] Le Père, dans le langage des néoplatoniciens d’Alexandrie, c’est le premier principe, l’Unité absolue, première hypostase de la trinité divine.

[10] Voyez plus bas, livre XXII, ch. 27.

CHAPITRE XX

LES CORPS DES BIENHEUREUX RESSUSCITÉS SERONT PLUS PARFAITS QUE N’ÉTAIENT CEUX DES PREMIERS HOMMES DANS LE PARADIS TERRESTRE.

Ainsi la mort paraît légère aux âmes des fidèles trépassés, parce que leur chair repose en espérance, quelque outrage qu’elle ait paru recevoir après avoir perdu la vie. Car n’en déplaise à Platon, si les âmes soupirent après un corps, ce n’est pas parce qu’elles ont perdu la mémoire, mais plutôt parce qu’elles se souviennent de ce que leur a promis celui qui ne trompe personne et qui nous a garanti jusqu’au moindre de nos cheveux[1]. Elles souhaitent donc avec ardeur et attendent avec patience la résurrection de leurs corps, où elles ont beaucoup souffert, mais où elles ne doivent plus souffrir. Aussi bien, puisqu’elles ne haïssaient pas leur chair[2] lorsqu’elle entrait en révolte contre leur faiblesse et qu’il fallait la retenir sous l’empire de l’esprit, combien leur est-elle plus précieuse, au moment de devenir spirituelle ? Car de même qu’on appelle charnel l’esprit esclave de la chair, on peut bien aussi appeler spirituelle la chair soumise à l’esprit, non qu’elle doive être convertie en esprit, comme le croient quelques-uns[3] sur la foi de cette parole de l’Apôtre : « Corps animal, quand il est mis en terre, notre corps ressuscitera spirituel[4] » ; mais parce qu’elle sera parfaitement soumise à l’esprit, qui en pourra disposer à son gré sans éprouver jamais aucune résistance. En effet, après la résurrection, le corps n’aura pas seulement toute la perfection dont il est capable ici-bas dans la meilleure santé, mais il sera même beaucoup plus parfait que celui des premiers hommes avant le péché. Bien qu’ils ne dussent point mourir, s’ils ne péchaient point, ils ne laissaient pas toutefois de se servir d’aliments, leurs corps n’étant pas encore spirituels. Il est vrai aussi qu’ils ne vieillissaient point, par une grâce merveilleuse que Dieu avait attachée en leur faveur à l’arbre de vie, planté au milieu du paradis avec l’arbre défendu ; mais cela ne les empêchait pas de se nourrir du fruit de tous les autres arbres du paradis, à l’exception d’un seul toutefois, qui leur avait été défendu, non comme une chose mauvaise, mais pour glorifier cette chose excellente qui est la pure et simple obéissance, une des plus grandes vertus que puisse exercer la créature raisonnable à l’égard de son créateur. Ils se nourrissaient donc des autres fruits pour se garantir de la faim et de la soif, et ils mangeaient du fruit de l’arbre de vie pour arrêter les progrès de la mort et de la vieillesse, tellement qu’il semble que le fruit de la vie était dans le paradis terrestre ce qu’est dans le paradis spirituel la sagesse de Dieu, dont il est écrit : « C’est un arbre de vie pour ceux qui l’embrassent[5] ».

[1] Luc, XXI, 18.

[2] Ephés. V, 29.

[3] C’était là, selon le docte Vivès, une des opinions professées par Origène dans ce livre Des principes dont il a été parlé plus haut. L’audacieux théologien d’Alexandrie y soutenait que toute chair doit un jour être transformée en substance spirituelle, bien plus, assimilée à la substance divine. C’est alors, disait-il, que Dieu sera tout en tous.

[4] I Cor. XV, 44.

[5] Prov. III, 18.

CHAPITRE XXI

ON PEUT DONNER UN SENS SPIRITUEL À CE QUE L’ÉCRITURE DIT DU PARADIS, POURVU QUE L’ON CONSERVE LA VÉRITÉ DE RÉCIT HISTORIQUE.

De là vient que quelques-uns[1] expliquent allégoriquement tout ce paradis où la sainte Ecriture rapporte que furent mis nos premiers parents ; ce qui est dit des arbres et des fruits, ils l’entendent des vertus et des mœurs, soutenant que toutes ces expressions ont un sens exclusivement symbolique. Mais quoi ? faut-il nier la réalité du paradis terrestre parce qu’il peut figurer un paradis spirituel ? c’est comme si l’on voulait dire qu’il n’y a point eu deux femmes, dont l’une s’appelait Agar et l’autre Sara, d’où sont sortis deux enfants d’Abraham, l’un de la servante et l’autre de la femme libre, parce que l’Apôtre dit qu’il découvre ici la figure des deux Testaments[2] ; ou encore qu’il ne sortit point d’eau de la pierre que Moïse frappa de sa baguette[3], parce que cette pierre peut figurer Jésus-Christ, suivant cette parole du même Apôtre « Or, la pierre était Jésus-Christ[4]. Rien n’empêche donc d’entendre par le paradis terrestre la vie des bienheureux, par les quatre fleuves, les quatre vertus cardinales, c’est-à-dire la prudence, la force, la tempérance et la justice, par les arbres toutes les sciences utiles, par les fruits des arbres les bonnes mœurs, par l’arbre de vie, la sagesse qui est la mère de tous les biens, et par l’arbre de la science du bien et du mal, l’expérience du commandement violé. Car la peine du péché est bonne puisqu’elle est juste, mais elle n’est pas bonne pour l’homme qui la subit. Et tout cela peut encore se mieux entendre de l’Eglise, à titre de prophétie, en disant que le paradis est l’Eglise même, à laquelle on donne ce nom dans le Cantique des Cantiques[5] ; les quatre fleuves du paradis, les quatre évangiles ; les arbres fruitiers, les saints ; leurs fruits, leurs bonnes œuvres ; l’arbre de vie, le Saint des saints, Jésus-Christ ; l’arbre de la science du bien et du mal, le libre arbitre. L’homme en effet qui a méprisé la volonté de Dieu ne saurait faire de soi qu’un usage funeste ; ce qui lui fait connaître quelle différence il y a de se tenir attaché au bien commun de tous, ou de se complaire en son propre bien ; car celui qui s’aime est abandonné à lui-même, afin que comblé de craintes et de misères, il s’écrie avec le Psalmiste, si toutefois il sent ses maux : « Mon âme, s’étant tournée vers elle-même, est tombée dans la confusion[6] », et qu’il ajoute après avoir reconnu sa faiblesse : « Seigneur, je ne « mettrai plus ma force qu’en vous[7] ». Ces explications allégoriques du paradis et autres semblables sont très-bonnes, pourvu que l’on croie en même temps à la très-fidèle exactitude du récit historique.

[1] Il s’agit ici soit de Philon le juif, soit d’Origène, lesquels avalent ce point commun de réduire les récits de 1’Ecriture sainte à de purs symboles. Voyez Philon (De opif. mundi, au dernier livre, et Allegor. leg., – lib. I) et les commentaires d’Origène sur la Genèse.

[2] Galat. IV, 22-24.

[3] Exod. XVII, 6 ; Num. XX, 11.

[4] I Cor. X, 4.

[5] Cant. IV, 13.

[6] Ps. XLI, 7.

[7] Ps. LVIII, 10.

CHAPITRE XXII

LES CORPS DES SAINTS SERONT SPIRITUELS APRÈS LA RÉSURRECTION, MAIS D’UNE TELLE FAÇON POURTANT QUE LA CHAIR NE SERA PAS CONVERTIE EN ESPRIT.

Les corps des saints après la résurrection n’auront plus besoin d’aucun arbre pour les empêcher de mourir de vieillesse ou de maladie, ni d’autres aliments corporels pour les garantir de la faim ou de la soif, parce qu’ils seront revêtus d’une immortalité glorieuse, en sorte que si les élus mangent, ce sera parce qu’ils le voudront, et non par nécessité. C’est ainsi que nous voyons que les anges ont quelquefois mangé avec les hommes, non qu’ils en eussent besoin, mais par complaisance et pour se proportionner à eux. Et il ne faut pas croire que les anges n’aient mangé qu’en apparence, quand les hommes les ont reçus chez eux[1] sans les connaître et persuadés qu’ils mangeaient comme nous par besoin ; car ces mots de l’ange à Tobie : « Vous m’avez vu manger, mais vous ne l’avez vu « qu’avec vos yeux[2] », signifient : Vous croyez que je mangeais comme vous par besoin. – Que si toutefois il est permis d’entendre ce passage autrement et d’adopter une autre opinion peut-être plus vraisemblable, au moins la foi nous oblige-t-elle de croire que Jésus-Christ, après la résurrection, a réellement mangé avec ses disciples[3], bien qu’il eût déjà une chair spirituelle. Ce n’est donc que le besoin, et non le pouvoir de boire et manger, qui sera ôté aux corps spirituels, et ils ne seront pas spirituels, parce qu’ils cesseront d’être corps-, mais parce qu’ils seront animés d’un esprit vivifiant.

[1] Gen. XVIII ; et Tob. XI.

[2] Tob. XCI, 19.

[3] Luc, XXIV.

CHAPITRE XXIII

CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR LE CORPS ANIMAL ET PAR LE CORPS SPIRITUEL, ET CE QUE C’EST QUE MOURIR EN ADAM ET ÊTRE VIVIFIÉ EN JÉSUS-CHRIST.

De même que nous appelons corps animaux ceux qui ont une âme vivante, ainsi on nomme corps spirituels ceux qui ont un esprit vivifiant. Dieu nous garde toutefois de croire que ces corps glorieux deviennent des esprits ! ils gardent la nature du corps, sans en avoir la pesanteur ni la corruption. L’homme alors ne sera pas terrestre, mais céleste, non que le corps qui a été tiré de la terre cesse d’être, mais parce que Dieu le rendra capable de demeurer dans le ciel, en ne changeant pas sa nature, mais ses qualités. Or, le premier homme, qui était terrestre et formé de la terre[1], a été créé avec une âme vivante et non avec un esprit vivifiant, qui lui était réservé comme prix de son obéissance. C’est pourquoi il avait besoin de boire et de manger pour se garantir de la faim et de la soif, et il n’était pas immortel par sa nature, mais seulement par le moyen de l’arbre de vie qui le défendait de la vieillesse et de la mort ; il ne faut donc point douter que son corps ne fût animal et non spirituel, et cependant, il ne serait point mort, s’il n’eût encouru par son péché l’effet des menaces divines, condamné dès ce moment à disputer au temps et à la vieillesse, à l’aide des aliments dont la bonté de Dieu lui a continué le secours, une vie que son obéissance aurait pu prolonger à jamais.

Alors donc que nous entendrions aussi de cette mort sensible qui sépare l’âme d’avec le corps ce que Dieu dit aux premiers hommes : « Du jour que vous mangerez de ce fruit, vous « mourrez[2] », on ne devrait point trouver étrange que cette séparation de l’âme et du corps ne se fût pas faite dès le jour même qu’ils mangèrent du fruit défendu, Dès ce jour, en effet, leur nature fut corrompue, et, par une séparation très-juste de l’arbre de vie, ils tombèrent dans la nécessité de mourir, avec laquelle nous naissons tous. Aussi, l’Apôtre ne dit pas que le corps mourra, « mais qu’il est mort à « cause du péché, et que l’esprit est vivant à cause de la justices. Et il ajoute : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus-Christ habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ donnera aussi la vie à vos corps mortels, parce que son Esprit habitera en vous[3] ». Ainsi donc le corps, qui n’a maintenant qu’une âme vivante, recevra alors un esprit vivifiant ; mais, quoiqu’il ait une âme vivante, l’Apôtre ne laisse pas de dire qu’il est mort, parce qu’il est soumis à la nécessité de mourir, au lieu que dans le paradis terrestre, quoiqu’il eût une âme vivante sans avoir encore un esprit vivifiant, on ne pouvait pas dire qu’il fût mort, parce qu’il n’avait point péché et qu’il n’était pas encore sujet à la mort. Or, Dieu ayant marqué la mort de l’âme (qui a lieu lorsqu’il la quitte), en disant : « Adam, où es-tu ? » et celle du corps (qui arrive quand l’âme l’abandonne), en disant encore : « Vous êtes terre, et vous retournerez en terre[4] », il faut croire qu’il n’a rien dit de la seconde mort, parce qu’il a voulu qu’elle fût cachée dans l’Ancien Testament, la réservant pour le Nouveau, où elle est ouvertement déclarée, afin de faire voir que cette première mort, qui est commune à tous, vient du premier péché, qui d’un seul homme s’est communiqué à tous. Quant à la seconde mort, elle n’est pas commune à tous, à cause de ceux que Dieu a connus et prédestinés de toute éternité », comme dit l’Apôtre, « pour être conformes à l’image de son Fils, afin « qu’il fût l’aîné de plusieurs frères[5] » ; ceux-là, en effet, la grâce du Médiateur les en a délivrés.

Voici comment l’Apôtre témoigne que le premier homme a été créé dans un corps animal. Voulant distinguer notre corps, qui est maintenant animal, de ce même corps qui sera spirituel dans la résurrection, il dit : « Le corps est semé plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible ; il est semé avec ignominie, et il ressuscitera glorieux ; il est semé dans la faiblesse, et il ressuscitera dans la vigueur ; il est semé corps animal, et il ressuscitera corps spirituel ». Et pour montrer ce que c’est qu’un corps animal : « Il est écrit », ajoute-t-il, « que le premier homme a été créé avec une âme vivante ». L’Apôtre veut donc qu’on entende par ces paroles de l’Ecriture : « Le premier homme a été créé avec une âme vivante[6] », qu’il a été créé avec un corps animal ; et il montre ce qu’il faut entendre par un corps spirituel, quand il ajoute : « Mais le second Adam a été rempli d’un esprit vivifiant » ; par où il marque Jésus-Christ, qui est ressuscité d’une telle manière qu’il ne peut plus mourir. Il poursuit et dit : « Mais ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel » ; par où il montre encore plus clairement qu’il a entendu le corps animal dans ces paroles : « Le premier homme a été créé avec une âme vivante », et le spirituel, quand il a dit : « Le second Adam a été rempli d’un esprit vivifiant ».

Le corps animal est le premier, tel que l’a eu le premier Adam (qui toutefois ne serait point mort s’il n’eût péché), tel que nous l’avons depuis que la nature corrompue par le péché nous a soumis à la nécessité de mourir, tel que Jésus-Christ même a voulu l’avoir d’abord ; mais après vient le spirituel, tel qu’il est déjà dans Jésus-Christ comme dans notre chef et tel qu’il sera dans ses membres lors de la dernière résurrection des morts.

L’Apôtre signale ensuite une notable différence entre ces deux hommes, lorsqu’il dit « Le premier homme est terrestre et formé de la terre, et le second est céleste et descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants aussi sont terrestres ; et comme le second homme est céleste, ses enfants aussi sont célestes. De même donc que nous portons l’image de l’homme terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste[7] ». Ce que dit ici l’Apôtre commence maintenant en nous par le sacrement de la régénération, ainsi qu’il le témoigne ailleurs par ces paroles : « Tous, tant que vous êtes, qui avez été « baptisé en Jésus-Christ, vous vous êtes revêtus de Jésus-Christ[8] » ; mais la chose ne s’accomplira entièrement que lorsque ce qu’il y a d’animal en nous par la naissance sera devenu spirituel par la résurrection ; car, pour me servir encore des paroles de saint Paul : « Nous sommes sauvés par l’espérance[9] ». Or, nous portons l’image de l’homme terrestre à cause de la désobéissance et de la mort qui sont passées en nous par la génération, et nous portons celle de l’homme céleste à cause du pardon et de la vie que nous recevons dans la régénération par le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[10], qui est cet homme céleste dont veut parler saint Paul, parce qu’il est venu du ciel pour se revêtir d’un corps mortel et le revêtir lui-même d’immortalité[11]. S’il appelle aussi les enfants du Christ célestes, c’est qu’ils deviennent ses membres par sa grâce pour faire ensemble un même Christ. Il déclare encore ceci plus expressément dans la même épître, quand il dit : « La mort est venue par un homme, et la résurrection doit aussi venir par un homme ; car comme tous meurent en Adam, ainsi tous revivent en Jésus-Christ[12] » c’est-à-dire dans un corps spirituel qui sera animé d’un esprit vivifiant. Ce n’est pas toutefois que tous ceux qui meurent en Adam doivent devenir membres de Jésus-Christ, puisqu’il y en aura beaucoup plus qui seront punis pour toute l’éternité de la seconde mort ; mais l’Apôtre se sert du terme général de tous, pour montrer que comme personne ne meurt qu’en Adam dans ce corps animal, personne ne ressuscitera qu’en Jésus-Christ avec un corps spirituel. Il ne faut donc pas s’imaginer que nous devions avoir à la résurrection un corps semblable à celui du premier homme avant le péché : alors même, le sien n’était pas spirituel, mais animal ; et ceux qui sont dans un autre sentiment ne se rendent pas assez attentifs à ces paroles du grand docteur : « Comme il y a, dit-il, un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi qu’il est écrit Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante ». Peut-on dire qu’il soit ici question de l’âme d’Adam après le péché ? évidemment non ; car il s’agit du premier état où l’homme a été créé, et l’Apôtre rapporte ce passage de la Genèse pour montrer justement ce que c’est que le corps animal.

[1] I Cor. XV, 47.

[2] Gen. II, 17.

[3] Rom. VIII, 10, 11.

[4] Gen. III, 9, 19.

[5] Rom. VIII, 28, 29.

[6] Gen. II, 7.

[7] I Cor. XV, 42-49.

[8] Galat. III, 27.

[9] Rom. VIII, 24.

[10] I Tim. II, 5.

[11] Saint Augustin parait ici penser à l’hérésie des Valentiniens, qui prétendaient que le corps de Jésus-Christ n’était pas un corps humain, mais un corps spirituel et céleste. Voyez le livre de saint Augustin : Des hérésies (haer. 11).

[12] I Cor. XV, 21, 27.

CHAPITRE XXIV

COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE L’ÉCRITURE ET QUI DONNE À L’HOMME UNE ÂME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST EXHALE EN DISANT : RECEVEZ L’ESPRIT-SAINT.

Quelques-uns se sont persuadé avec assez peu de raison que le passage de la Genèse où on lit : « Dieu souffla contre la face d’Adam un esprit de vie, et l’homme fut créé âme vivante[1] », ne doit pas s’entendre de Dieu donnant au premier homme une âme, mais de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-Esprit celle que l’homme avait déjà[2]. Ce qui les porte à interpréter ainsi l’Ecriture, c’est que Notre Seigneur Jésus-Christ, après la résurrection, souffla sur ses disciples et leur dit : « Recevez le Saint-Esprit »[3] ; d’où ils concluent que, puisque la même chose se passa dans la création de l’homme, le même effet s’ensuivit aussi : comme si l’évangéliste, après avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disciples, avait ajouté, ainsi que fait Moïse, qu’ils devinrent âmes vivantes. Mais quand il l’aurait ajouté, cela ne signifierait autre chose, sinon que l’Esprit de Dieu est en quelque façon la vie de l’âme, et que sans lui elle est morte, quoique l’homme reste vivant. Mais rien de semblable n’eut lieu au moment de la création de l’homme, ainsi que le prouvent ces paroles de la Genèse : « Dieu créa (formavit) l’homme poussière de la terre » ; ce que certains interprètes croient rendre plus clair en traduisant : « Dieu composa (finxit) l’homme du limon de la terre », parce qu’il est écrit aux versets précédents : « Or, une fontaine s’élevait de la terre et en arrosait toute la « surface[4] » ; ce qui engendrait, suivant eux, ce limon dont l’homme fut formé ; et c’est immédiatement après que l’Ecriture ajoute « Dieu créa l’homme poussière de la terre », comme le portent les exemplaires grecs sur lesquels l’Ecriture a été traduite en latin. Au surplus, que l’on rende par formavit ou par finxit le mot grec eplasen, peu importe à la question ; finxit est le mot propre, et c’est la crainte de l’équivoque qui a décidé ceux qui ont préféré formavit, l’usage donnant à l’expression finxit le sens de fiction mensongère. C’est donc cet homme ainsi fait de la poussière de la terre ou du limon, c’est-à-dire d’une poussière trempée d’eau, dont saint Paul dit qu’il devint un corps animal, lorsqu’il reçut l’âme. « Et l’homme devint âme vivante » entendez que cette poussière ainsi pétrie devint une âme vivante.

Mais, disent-ils, il avait déjà une âme ; autrement on ne l’appellerait pas homme, l’homme n’étant pas le corps seul ou l’âme seule, mais le composé des deux. Il est vrai que l’âme, non plus que le corps, n’est pas l’homme entier ; mais l’âme en est la plus noble partie. Quand elles sont unies ensemble, elles prennent le nom d’homme, qu’elles ne quittent pas néanmoins après leur séparation. Ne disons-nous pas tous les jours : Cet homme est mort, et maintenant il est dans la paix ou dans les supplices, bien que cela ne se puisse dire que de l’âme seule ; ou : Cet homme a été enterré en tel ou tel lieu, quoique cela ne se puisse entendre que du corps seul ? Diront-ils que ce n’est pas la façon de parler de l’Ecriture ? Mais elle ne fait point difficulté d’appeler homme l’une ou l’autre de ces deux parties, lors même qu’elles sont unies, et de dire que l’âme est l’homme intérieur et le corps l’homme extérieur[5], comme si c’étaient deux hommes, bien qu’en effet ce n’en soit qu’un. Aussi bien il faut entendre dans quel sens l’Ecriture dit que l’homme est fait à l’image de Dieu, et dans quel sens elle l’appelle terre et dit qu’il retournera en terre. La première parole s’entend de l’âme raisonnable, telle que Dieu la créa par son souffle dans l’homme, c’est-à-dire dans le corps de l’homme ; et la seconde s’entend du corps, tel que Dieu le forma de la poussière, et à qui l’âme fut donnée pour en faire un corps animal, c’est-à-dire un homme ayant une âme vivante.

C’est pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla sur ses disciples en disant : « Recevez le Saint – Esprit », il voulait nous apprendre que le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père, mais encore l’Esprit du Fils unique, attendu que le même Esprit est l’Esprit du Père et du Fils, formant avec tous deux la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui n’est pas créature, mais créateur. En effet, ce souffle corporel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ n’était point la substance ou la nature du Saint-Esprit, mais plutôt, je le répète, un signe pour nous faire entendre que le Saint-Esprit est commun au Père et au Fils ; car ils n’en ont pas chacun un, et il n’y en a qu’un pour deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans l’Ecriture appelé en grec pneuma[6], ainsi que Notre Seigneur l’appelle ici, lorsque l’exprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses disciples ; et je ne me souviens point qu’il y soit appelé autrement : au lieu que dans le passage de la Genèse, où il est dit que « Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, et qu’il souffla contre sa face un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè[7], terme dont l’Ecriture se sert plus souvent pour désigner la créature que le Créateur ; d’où vient que quelques interprètes, pour en marquer la différence, ont mieux aimé le rendre par le mot souffle, que par celui d’esprit. Il se trouve employé de la sorte dans Isaïe, où Dieu dit : « J’ai fait tout souffle[8] », c’est-à-dire toute âme. Les interprètes donc expliquent quelquefois, il est vrai, ce dernier mot par souffle, ou par esprit, ou par inspiration ou aspiration, ou même par âme ; mais jamais ils ne traduisent l’autre que par esprit, soit celui de l’homme dont l’Apôtre dit : « Quel est celui des hommes qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit même de l’homme qui est en lui[9] ? » soit celui de la bête, comme quand Salomon dit : « Qui sait si l’esprit de l’homme monte en haut dans le ciel, et si l’esprit de la bête descend en bas dans la terre[10] ? » soit même cet esprit corporel qu’on nomme aussi vent, comme dans le Psalmiste : « Le feu, la grêle, la neige, la glace, l’esprit de tempête[11] » ; soit enfin l’esprit créateur, tel que celui dont Notre Seigneur dit dans l’Evangile, en l’exprimant par son souffle : « Recevez le Saint-Esprit », et ailleurs : « Allez, baptisez toutes les nations « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit[12] », paroles qui déclarent clairement et excellemment la très-sainte Trinité ; et encore : « Dieu est esprit[13] », et en beaucoup d’autres endroits de l’Ecriture. Dans tous ces passages, le grec ne porte point le mot équivalent à souffle, mais bien celui qui ne peut se rendre que par esprit. Ainsi, alors même que dans un endroit de la Genèse où il est dit que « Dieu souffla contre la face de l’homme un esprit de vie », il y aurait dans le grec pneuma et non pnoè, il ne s’ensuivrait pas pour cela que nous fussions obligés d’entendre l’Esprit créateur, puisque, comme nous avons dit, l’Ecriture ne se sert pas seulement du premier de ces mots pour le Créateur, mais aussi pour la créature.

Mais, répliquent-ils, elle ne dirait pas esprit de vie, si elle ne voulait marquer le Saint-Esprit, ni âme vivante, si elle n’entendait la vie de l’âme qui lui est communiquée par le don de l’Esprit de Dieu, puisque, l’âme vivant d’une vie qui lui est propre, il n’était pas besoin d’ajouter vivante, si l’Ecriture n’eût voulu signifier cette vie qui lui est donnée par le Saint-Esprit. Qu’est-ce à dire ? et raisonner ainsi, n’est-ce pas s’attacher avec ardeur à ses propres pensées au lieu de se rendre attentif au sens de l’Ecriture ? Sans aller bien loin, qu’y avait-il de plus aisé que de lire ce qui est écrit un peu auparavant au même livre de la Genèse : « Que la terre produise des âmes vivantes[14] », quand tous les animaux de la terre furent créés ? Et quelques lignes après, mais toujours au même livre : « Tout ce qui a esprit de vie et tout homme habitant la terre péri[15] », pour dire que tout ce qui vivait sur la terre périt par le déluge ? Puis donc que nous trouvons une âme vivante et un esprit de vie, même dans les bêtes, selon la façon de parler de l’Ecriture, et qu’au lieu même où elle dit : « Toutes les choses qui ont un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè, que ne disons-nous aussi : Où est la nécessité de dire vivante, l’âme ne pouvant être, si elle ne vit, et d’ajouter de vie, après avoir dit esprit ? Cela nous fait donc voir que lorsque l’Ecriture a usé de ces mêmes termes en parlant de l’homme, elle ne s’est point éloignée de son langage ordinaire ; mais elle a voulu que l’on entendît par là le principe du sentiment dans les animaux ou les corps animés. Et dans la formation de l’homme, n’oublions pas encore que l’Ecriture reste fidèle à son langage habituel, quand elle nous enseigne qu’en recevant l’âme raisonnable, non pas émanée de la terre ou des eaux, comme l’âme des créatures charnelles, mais créée par le souffle de Dieu, l’homme n’en est pas moins destiné à vivre dans un corps animal, où réside une âme vivante, comme ces animaux dont l’Ecriture a dit : « Que la terre produise toute âme vivante » ; et quand elle dit également qu’ils ont l’esprit de vie, le grec portant toujours pnoè et non pneuma, ce n’est assurément pas le Saint-Esprit, mais bien l’âme vivante qui est désignée par cette expression.

Le souffle de Dieu, disent-ils encore, est sorti de sa bouche ; de sorte que si nous croyons que c’est l’âme, il s’ensuivra que nous serons obligés aussi d’avouer qu’elle est consubstantielle et égale à cette Sagesse qui a dit : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut[16] ». Mais la Sagesse ne dit pas qu’elle est le souffle de Dieu, mais qu’elle est sortie de sa bouche. Or, de même que nous pouvons former un souffle, non de notre âme, qui nous fait hommes, mais de l’air qui nous entoure et que nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puissant, a pu très-bien aussi en former un, non de sa nature, ni d’aucune chose créée, mais du néant, et le mettre dans le corps de l’homme. D’ailleurs, afin que ces habiles personnes qui se mêlent de parler de l’Ecriture et n’en étudient pas le langage, apprennent qu’elle ne fait pas sortir de la bouche de Dieu seulement ce qui est de même nature que lui, qu’elles écoutent ce que Dieu y dit : « Tu es tiède, tu n’es ni froid ni chaud ; c’est pourquoi je vais te vomir de ma bouche[17] ».

Il ne faut donc plus résister aux paroles expresses de l’Apôtre, lorsque distinguant le corps animal du corps spirituel, c’est-à-dire celui que nous avons maintenant de celui que nous aurons un jour, il dit : « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel. Comme il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi qu’il est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante, et le second Adam a été rempli d’un esprit vivifiant. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants sont aussi terrestres ; et comme le second homme est céleste, ses enfants sont aussi célestes. De la même manière donc que nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste[18] ». Ainsi le corps animal, dans lequel l’Apôtre dit que fut créé le premier homme, n’était pas composé de telle façon qu’il ne pût mourir, mais de telle façon qu’il ne fût point mort si l’homme n’eût péché. Le corps qui sera spirituel, parce que l’Esprit le vivifiera, ne pourra mourir, non plus que l’âme, qui, bien qu’elle meure en quelque façon en se séparant de Dieu, conserve néanmoins toujours une vie qui lui est propre. Il en est de même des mauvais anges qui, pour être séparés de Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir, parce qu’ils ont été créés immortels, tellement que la seconde mort même où ils seront précipités après le dernier jugement ne leur ôtera pas la vie, puisqu’elle leur fera souffrir de cruelles douleurs. Mais les hommes qui appartiennent à la grâce et qui seront associés aux saints anges dans la béatitude seront revêtus de corps spirituels, de manière à ce qu’ils ne pécheront ni ne mourront plus.

Reste une question qui doit être discutée et, avec l’aide de Dieu, résolue, c’est de savoir comment les premiers hommes auraient pu engendrer des enfants s’ils n’eussent point péché, puisque nous disons que les mouvements de la concupiscence sont des suites du péché. Mais il faut finir ce livre, et d’ailleurs la question demande à être traitée avec quelque étendue ; il vaut donc mieux la remettre au livre suivant.

[1] Gen. II, 7.

[2] C’était le sentiment d’Origène Peri Arkon, (lib. I, cap. 3), auquel il faut joindre Tertullien (De Bapt., cap. 5), saint Cyprien (Epist. Ad. Jub.), saint Cyrille (In Joan., lib. IX, cap. 47), saint Basile (In Psal. XLVIII), saint Ambroise (De Parad.), et plusieurs autres Pères de 1’Eglise. Voyez aussi le traité de saint Augustin (De Gen. contra Man., lib. II, n. 10,11).

[3] Jean, XX, 22.

[4] Gen. II, 7.

[5] II Cor. IV, 16.

[6] Pneuma, souffle, esprit.

[7] Pnoé, souffle, vent.

[8] Isaïe, LVII, 16, sec. LXX.

[9] I Cor. II, 11.

[10] Eccl. III, 21.

[11] Ps. CXLVIII, 8.

[12] Matth. XXVIII, 19.

[13] Jean, IV, 24.

[14] Gen. I, 24.

[15] Ibid, VII, 22.

[16] Eccli. XXIV, 5.

[17] Apoc. III, 16.

[18] I Cor. XV, 44-49.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant