– Quoi qu’il en soit, dites-vous, nous les tenons pour dieux. – Mais si vous les tenez pour dieux, pourquoi cette impiété, pourquoi ce sacrilège, pourquoi cette irrévérence dans lesquels on vous surprend tous les jours ? Vous êtes persuadés que ce sont des dieux, et vous les négligez ! Vous les redoutez, et vous les mettez en pièces ! Vous vous constituez leur vengeur, et vous les insultez ! Dites, suis-je un imposteur ?
Premièrement, comme chacun parmi vous porte ses hommages où il lui plaît, ceux que vous n’adorez point, vous les offensez. La préférence pour les uns est un affront pour les autres : on ne choisit qu’en excluant ; vous rejetez donc ceux que vous n’adoptez pas ; vous méprisez ceux que vous répudiez, et vous ne craignez pas leur ressentiment ! Ainsi que nous l’avons énoncé plus haut, c’est le décret du sénat qui a fixé le sort de chacun de ces dieux. Celui dont l’homme n’a point voulu, que l’homme a réprouvé par son suffrage, n’a pu être dieu. Ces dieux domestiques que vous appelez lares, vous les traitez en effet comme des domestiques, vous les vendez, vous les engagez, vous le changez ; hier corbeille pour Saturne, aujourd’hui vase pour Minerve, ils prennent d’autres formes à mesure qu’ils vieillissent, et qu’ils s’usent par les hommages mêmes qu’ils reçoivent ; à mesure qu’ils éprouvent l’impression d’un dieu plus puissant qu’eux, la nécessité. Pour les dieux publics, vous les insultez avec l’autorité du droit public ; ils sont soumis aux impôts, mis à l’enchère ; ils sont au Capitole ou au marché : pour eux, même voix du crieur public, même mode de vente, même registre. Des terres chargées d’impôts perdent de leur prix ; les hommes soumis à la capitation sont avilis, là se trouvent des marques de servitude. Pour vos dieux, plus ils paient d’impôts, plus ils sont honorés ; disons mieux : plus ils sont honorés, plus ils paient d’impôts. On trafique de la divinité. La religion va mendiant par les cabarets : tant pour le droit d’entrer dans les temples, tant pour la place qu’on y occupe ; sans argent, point de connaissance de la divinité ; on ne l’aborde qu’à prix d’or.
Quels honneurs rendez-vous à vos dieux que vous ne rendiez aussi aux morts ? N’élevez-vous pas des autels et des temples aux uns comme aux autres ? mêmes statues, mêmes insignes. Le dieu n’est-il pas ce qu’était ce mort, ne conserve-t-il pas le même âge, le même état, la même profession ? En quoi les repas des morts diffèrent-ils des repas en l’honneur de Jupiter ? le vase des sacrifices, de l’urne funéraire ? l’embaumeur des cadavres, de l’aruspice ? Un aruspice préside aussi aux cérémonies funèbres. C’est avec raison que vous rendez à vos empereurs morts les honneurs divins qu’ils recevaient de vous pendant leur vie. Vos dieux vous sauront gré, que dis-je ? ils se féliciteront d’avoir leurs maîtres pour collègues. Mais quand vous placez entre les Junon, les Cérès, les Diane, une prostituée telle que Larentia ; (encore si c’était Laïs ou Phryné !) quand vous érigez une statue à Simon le Magicien, avec cette inscription : Au dieu saint ! quand vous placez parmi les dieux je ne sais quel infâme favori, quoique, à vrai dire, vos anciennes divinités ne valent pas mieux, cependant elles regardent comme un outrage de votre part que vous accordiez à d’autres un droit dont elles seules étaient en possession depuis tant de siècles.