Jean-Paul sursaute… Des gongs qui grincent… des pas lents dans le couloir qui se rapprochent. un bruit de clé dans la serrure… des efforts pour la faire tourner… des hésitations… enfin la porte qui s’ouvre. Dans sa cachette inconfortable, notre guetteur respire à peine, le cœur affolé.
— Qui est-ce ?
Dans l’obscurité de la pièce, quelqu’un, à tâtons, sans heurter la chaise ou la table, se dirige à petits pas vers la fenêtre et ouvre brusquement les volets qui vont claquer contre la muraille.
— Qui est-ce donc ?
Jean-Paul est pressé de savoir. Il écarte légèrement le rideau en prenant grand soin de ne pas le mettre en branle et glisse un œil curieux vers la fenêtre. Surprise ! Le personnage mystérieux n’est autre que grand-père. — Ça, alors ! — Les bras lui en tombent car il ne s’attendait pas à cette découverte. Valait-il la peine de passer des nuits à rôder dans la maison, à se geler même, pour en arriver-là ? Une fois de plus notre bonhomme est déçu.
Cependant, il reste un point à élucider ; Jean-Paul brûle de savoir ce que vient faire ici le vieillard assidûment tous les matins à des heures pareilles. D’ordinaire, la première occupation d’un paysan lorsqu’il se lève, est de sortir pour regarder le temps qu’il fait et voir si tout est normal à l’écurie.
Grand-père revient s’asseoir sur l’unique chaise de la chambre, devant la table sur laquelle est posé le grand livre ouvert. D’abord, le vieillard marmonne quelques mots inintelligibles, les yeux dirigés en haut. Il est vrai, pense Jean-Paul, que les vieux parlent tout seuls. C’est une chose qu’on leur pardonne volontiers car on ne sait pas ce qu’on fera à leur âge.
Ensuite le père Adolphe se plonge dans la lecture du gros livre et semble absorbé au plus haut point. Ce doit être extraordinairement passionnant pour que cet homme quitte exprès son lit à pareille heure tous les jours de l’année. Par moment, il s’arrête, lève la tête, les yeux fermés, les lèvres animées. Il murmure quelque chose entre deux soupirs, puis reprend sa lecture.
— Comme c’est curieux !
Jean-Paul ne regrette plus sa peine ; il l’a oubliée en regardant ce beau vieillard imberbe qu’il n’avait jamais autant contemplé. Son visage est si limpide, si paisible, si profond !
— Mais au monde, que fait-il ?
La lecture se poursuit longtemps. Popol s’impatiente un peu, car il ressent quelques courbatures. Soudain, grand-père se lève. Il traîne la chaise quelques pas plus loin, sans prendre garde au bruit que la muraille épaisse engloutit aussitôt. Jean-Paul est stupéfait. Le vieillard est à genoux, les mains jointes sur la chaise. Il parle à voix basse, avec expression comme s’il s’adressait à quelqu’un.
Le jeune garçon a compris que « papé » Adolphe est en prière ; C’est un croyant fidèle qui vient tous les matins rencontrer son Dieu qu’il aime. Ceci explique pourquoi cet homme ne s’est pas moqué lorsque Jean-Paul a raconté la prière d’Etienne.
— Certainement, Dieu existe puisque ce vieillard l’invoque aussi avec tant de ferveur.
Ah ! comme il voudrait parler comme eux au Créateur, lui dire tout ce qui agite son cœur, toute sa joie, ses besoins, ses sottises mêmes, mais il ne sait pas s’y prendre ; on ne le lui a jamais appris. Et puis, Dieu l’écouterait-il, lui qui est toujours resté en marge des choses de la « religion » ?
Le vieillard prie longtemps, longtemps. Par moment, il élève la voix ; alors Jean-Paul saisit quelques mots, sans suite : Jésus… ta gloire… pardon… toujours accompagnés d’impressionnants soupirs. On dirait qu’il lutte maintenant, qu’il est en pleine bataille. Son visage s’anime, se crispe, se durcit même… pour se détendre ensuite, illuminé. Une atmosphère de paix qui a quelque chose de céleste, règne dans cette petite chambre devenue si belle depuis que grand-père est là. Jean-Paul ne voit plus la poussière. S’il la voyait, il la prendrait pour du velours ou du cristal. Son cœur est ému et il pense à ce Dieu qu’il voudrait tant connaître et aimer.
Ah ! pourquoi maman et papa ne m’ont jamais parlé de Lui ? Ils ne croient pas eux ! Cette pensée l’attriste et le bouleverse. Il en souffre profondément.
Grand-père est plus calme, plus détendu maintenant. La joie illumine son beau visage. Il se lève avec peine, puis reste un instant debout, immobile perdu dans quelque méditation. Volontiers, Jean-Paul sortirait de sa cachette pour lui parler de ces choses qu’Etienne regrettait d’avoir tant négligées.
Le vieillard, avec une dignité de patriarche, va à la fenêtre qu’il referme bruyamment. La pièce est brusquement plongée dans la nuit. Sans heurter quoi que ce soit, il avance à petits pas vers la porte et sort.
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Malheur ! Jean-Paul vient d’entendre la clé tourner dans la serrure. Le voilà pris comme une souris. Quelques secondes suffisent pour que notre garçon réalise qu’il est prisonnier dans la tour. Maintenant, il ne pourra sortir sans ameuter tout le monde, y compris papa et maman.
— C’est du beau !
Jean-Paul est sorti d’un bond de sa cachette, sans ménagement pour le rideau qui se déchire. On dirait un diablotin qui sort de sa boîte !
— Hé, grand-père… ne fermez pas ! Je suis dedans.
Jean-Paul accompagne ses appels de coups de poings dans la porte.
— Qui est là, demande le vieillard de sa voix chevrotante ?
— Popol… Popol !
La clé est de nouveau introduite dans la serrure et la porte pivote une fois encore. Le garçon aperçoit dans la pénombre la noire silhouette du grand-père Adolphe.
— Popol ?
— Oui ! Pardonnez-moi… !
— Mais que fais-tu là, à cette heure ?
Penaud, Jean-Paul raconte en quelques mots son aventure. Que va-t-il lui arriver maintenant ? Il n’a jamais entendu gronder grand-père, ce doit être terrible car la colère des patients est toujours à redouter. Quand elle éclate, c’est le tonnerre. Tête basse, l’enfant attend, angoissé.
Le vieux paysan toussote, mais ne dit pas un mot. Lentement, il retourne ouvrir la fenêtre tandis que Jean-Paul immobile, le suit des yeux, visiblement inquiet. Que va-t-il faire ? Son silence n’est pas rassurant.
— Je vais sans doute payer cher ma curiosité ; papa et maman seront certainement mis au courant.
Grand-père s’approche du garçon tout tremblant et le regarde avec affection, puis lui demande :
— As-tu compris ce que je faisais ?
— Oui, grand-père ! Vous étiez en prière, mais croyez que je n’ai pas entendu le moindre mot de ce que vous disiez, je vous le promets. Oh ! pardonnez-moi, supplie-t-il en sanglotant !
Le vieillard est touché, ému jusqu’aux larmes.
— Tu sais, Popol, j’ai longtemps prié pour toi ce matin.
— Pour moi !
— Oui, pour toi, pour que tu connaisses Jésus !
Jésus ! Jean-Paul n’en a que très vaguement entendu parler. Il sait qui est Dieu, mais Jésus ?
— Ecoute poursuit le vieillard en lui tendant un opuscule qu’il vient de prendre sur une étagère, tu liras ceci et tu sauras qui est Jésus. C’est l’Evangile de Jean qui raconte Sa vie en détail.
— Oh ! Merci, grand-père ! Je vous promets de le lire sans tarder. Si vous saviez le plaisir que vous me faites !
— Quand tu auras terminé cette lecture, tu viendras vers moi et nous causerons de ces choses. En attendant, je continuerai à prier pour toi.
Jean-Paul est profondément touché par la bonté de cet homme. Ce qui l’étonne, c’est qu’il n’a pas paru un seul instant attristé ou irrité par cette vilaine farce. Au contraire, cette rencontre matinale avait l’air de le réjouir.
Le jeune adolescent a glissé la brochure dans sa poche, et quelques instants plus tard, sans bruit à cause de l’heure matinale, il descend l’escalier en compagnie de Grand-père. Arrivé au premier étage, il se faufile dans sa chambre et regagne son lit. Non pour dormir car Jean-Paul n’en a pas le désir, maïs pour lire le fameux Evangile.
— Quel beau livre, murmure-t-il après l’avoir parcouru d’une seule traite ! Quelle belle histoire !