Le propre de l’apologétique interne, appelée aussi apologétique morale, est de réduire la preuve décisive de la divinité du christianisme à la constatation de l’accord entre les besoins de l’âme humaine, les postulats de la conscience ou l’expérience du fidèle, d’une part, et l’apparition de Christ sur la terre, le caractère de sa personne, de son œuvre et de ses paroles, de l’autre. Tandis que les anciens apologètes accordaient, comme nous l’avons vu, toute leur attention au miracle extérieur et historique, certains modernes semblent plutôt embarrassés de sa présence, et ne reculeraient pas devant le paradoxe qu’ils croient malgré les miracles.
Tous cependant, le plus grand nombre même ne vont pas jusque-là. Ils se bornent à éliminer la preuve tirée des critères externes du champ de l’apologétique ; ils ne rejettent point le surnaturel historique ; comme croyants et comme dogmaticiens, ils le retiennent ; comme apologètes, ils le négligent, ils l’ignorent.
Bien que le mot si souvent cité et devenu comme le mot d’ordre de cette école : anima naturaliter christiana, appartienne à Tertullien, c’est Clément d’Alexandrie qui peut passer pour l’initiateur de l’apologétique morale fondée sur l’accord entre la révélation du Verbe et la nature humaine. « Il cherche à démontrer, a écrit M. de Pressensé, que l’homme, dans sa condition actuelle, est fait pour le Verbe tel qu’il s’est manifesté historiquement dans le christianisme, et c’est ici que commence son apologie proprement dite de la religion nouvelle. En effet, s’il est prouvé que la révélation satisfait le cœur et la pensée, les titres qui la recommandent à notre confiance doivent paraître suffisants, et il n’y a plus qu’à l’accepter. Toute certitude repose en définitive sur un rapport de l’âme ou de l’esprit avec l’ordre de vérités que nous devons nous assimiler. Tant que ce rapport n’a pas été établi, il peut y avoir soumission aveugle, adhésion forcée ; il n’y a pas conviction, la preuve n’a pas été fournie. Or ce qui n’est pas prouvé est pour l’esprit comme s’il n’existait pas. Telles sont les lois générales de la certitude. Clément les accepte intégralementh. »
h – Supplément théologique, 1861, page 264. Apologie de Clément d’Alexandrie.
M. de Pressensé aussi : « On fait tort, a-t-il écrit ailleurs, aux partisans de l’apologie morale et interne en leur imputant une tendance assez exclusive pour rejeter tout argument non puisé dans la conscience humaine. Ils savent très bien que pour tout un côté très important du christianisme la preuve historique est indispensable ; établir la réalité des miracles qui ont accompagné le grand miracle de la résurrection du Christ, montrer qu’aucune cause naturelle n’explique son triomphe, faire ressortir la haute crédibilité des documents bibliques, telle est à leurs yeux la tâche de l’apologétique ; mais ils n’en sont pas moins convaincus que pour porter les coups décisifs, il faut aller plus loin ; il faut s’adresser aux facultés morales dans l’homme (nous croyons, nous, et nous nous sommes efforcé d’établir que ce concours des facultés morales de l’homme est nécessaire dès la première formation de la connaissance, dès la première perception du témoignagei), au cœur, à la conscience, à la volonté, et lui montrer que non seulement l’Evangile est fait pour lui, parce qu’il répond seul à ses besoins profonds, mais encore qu’il ne peut s’en passer dans son état de dégradation et de faiblesse. Ces besoins profonds, que révèlent-ils après tout, sinon un vide immense, une faim et une soif infinies que rien ne peut satisfaire ? Ils attestent en conséquence aussi bien notre affreuse misère que nos restes de grandeur, et loin de tourner à la gloire de la créature déchue, ils accusent sa déchéance plus fortement que les raisonnements de l’apologétique purement extérieure. Celle-ci, quand elle met la preuve morale en sous-ordre, comme c’est le cas toutes les fois qu’elle y voit non le nerf de l’argumentation, mais un simple appendice, une simple confirmation de ce qui est déjà prouvé, me semble rabaisser misérablement le christianisme. Elle ramène la foi à une évidence sensible, matérielle, qui n’a en elle-même aucune action sur l’être moral. De ce qu’un certain nombre de faits extraordinaires ont été accomplis, de ce qu’un certain nombre d’oracles ont été littéralement constatés, je dois conclure que le christianisme est divin ; qui ne voit qu’il n’y a rien dans un tel acte qui ne soit purement intellectuel et rationnel ; rien qui m’ait élevé à la région du divin, c’est-à-dire de la sainteté et de l’amourj.
i – Voir Exposé, tome I.
j – Revue chrétienne, 1863, n° 7, page 388. Philosophie religieuse.
On vient d’entendre que l’apologétique interne n’exclut pas nécessairement de son programme toute démonstration historique du christianisme ; mais elle n’attend l’effet décisif et définitif que de la constatation de l’accord du christianisme avec la nature humaine. M. Astié lui-même a reconnu, dans l’article que nous avons cité, la nécessité de la preuve historique ; seulement, à l’inverse de M. de Pressensé, il la faisait intervenir au terme et comme le couronnement de la preuve morale :
« Si vous voulez que je devienne définitivement chrétien, il faut que vous me prouviez encore que toutes ces grandes et belles idées, au moyen desquelles vous avez réussi à m’émouvoir, n’existent pas simplement dans votre imagination, mais que, de plus, le christianisme est bien un fait qui ne saurait être mis en doute. Alors, mais alors seulement, commence l’œuvre de l’apologie ordinaire, qui prouve la divinité des deux révélations, l’autorité de la Parole de Dieu, et entre dans l’examen de l’authenticité et de l’intégrité de ses diverses parties. Présentées dès le commencement de l’étude de la religion, ces considérations n’auraient nécessairement produit que peu d’effet, puisqu’elles ne peuvent guère agir que sur l’intelligence, et que c’est avant tout le cœur qu’il importe de gagner ; mais elles deviennent plus tard indispensables lorsqu’il s’agit d’arrêter la réaction de la raison contre le sentiment qui pourrait aisément devenir funeste. »
La méthode interne pure se passe de tout secours d’argument historique, et renferme la preuve exclusivement dans le sujet :
« Vinet, a écrit plus récemment M. Astié, repousse la méthode par trop facile de l’autorité extérieure qui ne saurait satisfaire que ceux qui sont déjà bien préparés, sinon même convaincus. Son ambition est plus grande ; il prétend convaincre ceux qui comme lui ont connu les atteintes du doute et qui ne se déclareront convaincus qu’après avoir été vaincus. Il n’en appellera donc à aucune autre autorité qu’à celle de la vérité même ; apôtre dans le meilleur sens du mot, il se borne à rendre témoignage à la vérité ; il la montre, au lieu d’essayer de la démontrer, et il invite chacun à entrer en contact personnel avec elle par les côtés les plus relevés et les plus nobles de sa nature.
Fidèle à la méthode psychologique qui, après des jours d’éclipse, tend toujours plus à prévaloir dans la pensée philosophique moderne, Vinet part de l’homme pour s’élever ensuite à Dieu. Mais son subjectivisme, très décidé d’ailleurs, n’est ni arbitraire ni étroit ; ce n’est pas indifféremment à tel ou tel côté de l’esprit humain qu’il s’adresse pour en faire son point d’appui et son levier. Il pense avec l’apôtre des Gentils que l’homme est de la race de Dieu, et tout son art consiste à pénétrer jusqu’à ce qu’il y a en nous d’essentiel et de fondamental, de caractéristique et de central, en un mot de divink. »
k – Esprit d’Alex. Vinet, tome I, Préface, pages XXV et XXVI. Voir aussi l’article Vinet du même auteur, Encyclop. de Lichtenberger, tome XII, pages 1070-1131.
« La vérité vient à nous toute seule ; elle n’allègue aucun témoignage étranger ; elle n’invoque aucune autre autorité que la sienne ; elle se montre et nous croyons en elle, comme nous croyons à la lumière du jour, comme nous croyons à nous-mêmesl. »
l – Citation de Vinet, ibid., page 1115.
Parmi les partisans modernes de la méthode subjectiviste appliquée à l’apologétique, nous pouvons citer en Allemagne, en les réunissant ici quoique représentant des tendances dogmatiques fort diverses, Frank, Düsterdieck, Baumstark. Kaftan.
La méthode apologétique de Frank, déjà touchée dans notre Méthodologie, consiste à retrouver et à reconstruire en partant des faits de l’expérience chrétienne individuelle le contenu de la révélation historique, tel qu’il est exprimé dans les confessions de foi luthériennes.
Ce ne sont pas seulement les faits se passant en l’homme, ceux que notre auteur appelle : die immanenten Glaubensobjecte, comme la nature du péché, la liberté spirituelle, l’état de justice, que l’expérience atteste au régénéré, ce sont ceux-là même qui sont réservés à l’avenir, l’accomplissement du salut, et jusqu’aux vérités les plus transcendantes de la révélation chrétienne : le mystère de la Trinité, la nécessité et la réalité de l’expiation, l’existence du Dieu-Homme saint, mort à la place de l’humanité.
L’apologétique de Baumstark annonce sa méthode dans son titre même : Christliche Apologetik auf anthropologischer Grundlage.
Après avoir cité l’opinion de Düsterdieck, selon laquelle l’apologétique doit se passer de preuves externes et se contenter de légitimer le christianisme devant la conscience, lui-même ajoute :
« La méthode psychologique répond seule à l’idée de l’apologétique. Si le christianisme doit être reconnu comme la religion parfaite et absolue, cela ne peut se faire que par la preuve donnée que le christianisme répond parfaitement à la disposition religieuse de l’homme, et donne ce que celle-ci réclame. Au lieu de partir dans ce cas de la collectivité, il faut partir du sujet individuel, puisque la collectivité se compose d’individus, et que les manifestations d’une aspiration religieuse de l’humanité ne sont que la somme totale des besoins existants dans les individusm. »
m – Erster Band, page 34. Voir la caractéristique générale de la méthode de Kaftan, Exposé, tome I.
L’apologétique interne appelle volontiers à son aide cette discipline nouvelle ou renouvelée et adaptée à de nouveaux desseins, qui, sous l’influence du transformisme dont nous sommes enveloppés et que nous respirons, a acquis depuis peu d’années une considération que nous pouvons bien dire disproportionnée aux services qu’elle peut rendre : l’Histoire des religions. Tandis que l’ancienne apologétique trouvait son intérêt à rabaisser les religions naturelles au profit de la révélée, en refusant aux premières tout élément de moralité et de vérité, la philosophie actuelle des religions, traduisant en langage scientifique le dicton populaire : « Toutes les religions sont bonnes », s’efforce d’accorder à chacune, aux plus dégradées même, une raison d’être dans l’évolution intellectuelle et morale de l’humanité ; de faire de chacune une étape nécessaire et par conséquent légitime, mais temporaire, du progrès de notre espèce, en réduisant leurs erreurs et leurs vices au caractère de relativité dont toutes sont sans exception affectées.
M. de Pressensé dans le premier tome déjà mentionné de son Histoire des trois premiers siècles de l’Eglise chrétienne intitulé : L’Ancien Monde et le Christianisme ; Ebrard, dans la revue des religions qui occupe la plus grande partie du second tome de son Apologétique, ont été mus tous les deux par l’intention de réfuter la théorie transformiste appliquée à la conscience humaine, en accentuant l’un, les vestiges de la grandeur de l’âme humaine et la richesse de ses réminiscences, l’autre, plutôt, les indices de sa permanente déchéance : Die Thatsache eines geschehenen Abfalls von Gott.
Nous reconnaissons volontiers et d’une manière générale les avantages que la méthode dite interne peut faire valoir, comparée surtout à sa rivale, et nous ne pourrons que lui en tenir compte dans l’appréciation que nous allons en faire. On s’est souvenu avec raison que le christianisme n’était pas seulement l’événement le plus important de l’antiquité, une quantité passée, ayant occupé une place et rempli un rôle à un moment donné de l’histoire de l’humanité ; mais que cette « puissance de Dieu active à salut chez tous ceux qui croient » est capable de faire ses preuves encore aujourd’hui ; qu’elle les fait dans les âmes ; qu’elle étend même, dans l’ordre spirituel du moins, le rayon de son influence, et que ce sont les effets moraux produits par le christianisme dans l’individu qui sont, après tout, ceux qui lui assignent le rang le plus élevé dans l’ordre des grandeurs. L’on a reconnu avec raison encore qu’à reculer tous les points d’appui de l’apologétique dans le passé le plus lointain, on courait le risque d’édifier en l’air.
On nous fait remarquer aussi que l’Evangile paraît sanctionner la méthode de l’apologétique interne dans plusieurs passages, et qu’en mainte occasion Jésus paraît l’avoir appliquée ou du moins lui avoir donné la préférence. Il y eut, en effet, à l’époque de l’avènement du christianisme et il y a encore des âmes d’élite à qui il suffit de dire : Viens et vois ! pour que, sans le secours d’aucun signe visible et par le seul ascendant exercé par la personne de Christ et par sa parole, elles voient et qu’elles croient (Jean 1.39). « De la preuve interne ou de la preuve externe, demande M. Secrétan, laquelle était aux yeux de Jésus la meilleure ? Il semble l’avoir dit lui-même assez clairement dans ce passage : « Croyez que je suis en mon Père et que mon Père est en moi, sinon croyez-moi à cause de ces œuvres (Jean 14.11). » Ce texte ne marque-t-il pas bien que la seule preuve admise par M. Jalaguier n’était ni la seule aux yeux de Jésus-Christ, ni la bonnen ? »
n – Supplément, 1861, page 179.
Cette aperception immédiate, cette reconnaissance intuitive de la vérité de la part de ceux qui sont de la vérité est, en effet, rappelée avec éloge dans plusieurs passages du IVe Evangile, et elle suppose chez ceux auxquels elle est attribuée une pratique plus ou moins avancée de vérités préliminaires qui a pu et dû les préparer à une réalisation toujours plus complète de l’idéal moral. L’expression johannique : être de la vérité, désigne cette condition morale préliminaire chez les hommes chez lesquels l’appel divin de l’Evangile a éveillé un écho et déterminé une décision définitive (comp. Jean 3.21 ; 7.17 ; 10.27 ; 18.37). La conversion de la Samaritaine et de ses compatriotes (Jean 4.25-26, 41-42), opposée intentionnellement par le narrateur à celle des Galiléens, à qui il fallait des signes et des miracles pour les décider à croire (Jean 4.48), ne fut sans doute que l’illustration la plus frappante de cette méthode souveraine.
Tous ces passages classiques sur la matière enseignent qu’il peut s’établir en tout temps entre la révélation apportée par Christ au monde et l’âme humaine une affinité instantanée, qui, produite dans la région spirituelle et morale, n’a eu ni le temps ni le besoin de formuler ses raisons, et de prendre conscience de ses origines secrètes. Dans nombre d’endroits de l’Evangile, il n’est pas fait mention d’un autre instrument de preuve, d’un autre moyen de conviction que l’appropriation personnelle, intime et progressive de la vérité qui sauve, se faisant chez l’ami de la vérité sur la voie de la droiture et de la sincérité, et Jésus-Christ enseigne positivement que si même ce moyen de conviction ne répond pas à tous les cas, il est infaillible partout où il est applicable : Jean 7.17.
Le tort de cette méthode, comme de la précédente, commence où elle devient absolue et exclusive ; absolue en rejetant dédaigneusement le secours de tout critère externe de la vérité du christianisme ; exclusive, en se déclarant applicable non plus seulement aux âmes d’élite, au sujet desquelles le Maître aurait pu dire : Veni, vidi, vici, dont la conscience a été longtemps formée, le sens moral cultivé et aiguisé par la pratique du bien et de la vérité, mais indistinctement à tous ceux à qui l’apologétique peut s’adresser avec quelque chance de succès. On me paraît confondre ici le procédé de l’apologétique scientifique et analytique avec celui qui appartient à l’apologétique oratoire, à laquelle en effet peut suffire et réussit fréquemment l’affirmation sommaire du fait d’expérience, l’énoncé immédiat du témoignage personnel. Le passage même cité par M. Secrétan, et auquel il aurait pu ajouter Jean 10.37-38, où Jésus dit à ses ennemis exactement la même chose que dans Jean 14.11 à ses disciples, condamne aussi bien l’exclusivisme de la méthode interne que celui de la méthode externe.
Le témoignage interne vous suffit, et vous récusez toute autre argumentation qui vous est présentée en faveur de la réalité historique et de l’autorité divine de la révélation chrétienne. C’est bien pour vous, mais souffrez que ce langage qui convient aux parfaits et qui est intelligible pour eux seuls, ne me touche point encore, moi qui arrive au christianisme sans antécédents, sans expériences transcendantes, sans autre préparation que celle, indispensable, il est vrai, de l’honnêteté et de la sincérité du cœur, avec un sens inculte ou peut-être prévenu.
Je vois tout d’abord se dresser devant moi un grand fait historique, que l’on dit surnaturel et divin, qui fut en tout cas sans pareil par la sensation qu’il a causée dans le monde dès son premier avènement et par les effets prochains et lointains qu’il a produits à travers les pays et les siècles. Devrai-je pour apprécier ce fait qui appartient à l’histoire, et me convaincre tout ensemble de sa réalité concrète, de son caractère surnaturel et de son origine divine, m’en rapporter uniquement aux effets de cette cause encore inconnue que je puis avoir expérimentés, m’interdire ou dédaigner toute autre enquête à ce sujet, et à supposer que cet élément d’informations me suffise à moi-même, aurai-je le droit de l’imposer à autrui ?
Et lorsque ce n’est plus le doute seulement, mais la négation qui se présente devant moi, attaquant les objets de ma foi au nom de la science des faits, devrai-je, pourrai-je me retrancher derrière les expériences personnelles que je puis avoir faites de l’efficacité divine du christianisme pour lui fermer la bouche ? Ne sera-t-il pas de la dignité de ma foi qu’elle soit capable d’opposer raisons à raisons, faits à préjugés, critères historiques à critères subjectifs ? Ne tiendrai-je pas à honneur de descendre sur le pré, de faire face à l’adversaire et de ne réclamer pour la cause que je défends aucun bénéfice d’exception ?
S’il est reconnu, et nous croyons pouvoir dire que cela l’est de part et d’autre, que le christianisme n’est dans son essence ni un système doctrinal, ne s’adressant qu’à l’intelligence, ni non plus, à l’extrême opposé, un simple fait expérimental renfermé dans le for de l’individu, où l’adversaire ne consentirait pas à me suivre, mais un événement accompli en un lieu et à une date de l’histoire de l’humanité ; si le double objet de l’apologétique est bien, d’après nos déterminations précédentes, la réalité historique et l’origine divine du fait chrétien, nous demandons si la méthode dite interne, lorsqu’elle se fait, disons-nous, absolue et exclusive, satisfait mieux que la précédente à ce double postulat ; et nous allons nous convaincre qu’appliquée à la démonstration d’un fait à la fois historique et divin, l’argument qu’elle fait valoir est insuffisant en attendant de devenir périlleux.
Nous disons d’abord que l’argument a priori tiré de la présence des besoins de l’âme humaine, ne peut créer qu’un postulat, une forte présomption, si l’on veut, dans les esprits bien intentionnés, en faveur de la réalité historique du fait chrétien, mais non pas fournir la preuve de cette réalité elle-même. Car d’abord la méthode interne encourt le reproche qu’elle faisait à sa rivale d’opérer sur des prémisses gratuites, de se mouvoir dans un cercle vicieux. Quels sont ces besoins de la nature humaine dont la concordance prétendue avec le christianisme fournit la vérification suffisante de ce dernier ? Sont-ce les besoins inférieurs ou les supérieurs ? Quant aux premiers, leur incompatibilité avec le christianisme frappa dès l’origine les premiers messagers de la croix qui se résignèrent à la présenter au monde comme une folie et comme un scandale. Et si c’est des besoins supérieurs qu’on nous parle, qui en fera le registre et quel critère infaillible leur appliquera-t-on pour les discerner des autres ?
Mais passons : admettons la concordance entre le christianisme et les besoins reconnus légitimes de l’âme humaine. Je dis que pour en tirer un argument apologétique, il faudrait avoir établi ces deux points : que le fait historique qui se nomme le christianisme n’eût pu se produire en l’absence de ces besoins, et que ceux-ci étant donnés, il ne pouvait pas ne pas se produire.
Réduisons le débat à la res de qua agitur. Je demande si la constatation des besoins supérieurs ou inférieurs de la nature humaine résout la question : le fait de la résurrection corporelle de Christ est-il historique ou ne l’est-il pas ?
Mais, disons-nous, la méthode exclusivement interne peut devenir d’insuffisante, positivement périlleuse.
Dieu, a écrit saint Jean, est plus grand que notre cœur (1 Jean 3.20). C’était dire que les pensées de Dieu, celles surtout qui se sont réalisées dans l’œuvre de la rédemption, dépassant infiniment nos aspirations et nos expériences, nos besoins formulés et nos besoins satisfaits, elles ne sauraient être exprimées ni par les unes ni par les autres. La méthode interne pourrait encore suffire à la tâche de vérifier à elle seule tout le christianisme si ce dernier était une manifestation pure et simple de sainteté humaine, si la personne de Christ n’était que le produit le plus pur et le plus parfait de l’humanité, si sa divinité se réduisait à la perfection de sa sainteté, si, comme s’est exprimé M. Secrétan, la sainteté de Christ était « le signe le plus certain de sa divinité ». Mais si le christianisme est, comme nous voulons le montrer, plus que cela ; s’il est non seulement la plus parfaite des religions existantes, mais la religion définitive ; si Jésus-Christ est Dieu manifesté en chair, ériger la concordance des besoins et des expériences de l’âme humaine avec le christianisme en critère unique et suffisant de l’origine divine du christianisme, c’est menacer à la fois les droits de la libre grâce divine et les intérêts de l’âme humaine. Car, d’une part, soumettre les manifestations de la grâce divine aux conclusions d’un raisonnement a priori la contraignant à satisfaire les besoins de l’âme humaine, c’est lui ravir son caractère de spontanéité et de souveraineté ; et, d’autre part, les expériences ou les aspirations de l’âme humaine, si chétive, si limitée, si misérable, ne sauraient, sans préjudice pour elle-même, donner la mesure de la bonté et de la puissance divines, révélées dans la plus grande de ses œuvres accomplies, celle de la rédemption, et moins encore épuiser les secrets de l’avenir.
D’ailleurs la méthode de l’apologétique dite interne est loin d’être arrivée à la pleine possession d’elle-même, à la pleine conscience des moyens dont elle dispose et des limites réciproques à tracer entre l’individualité et l’autorité. Si la critique en est malaisée, c’est qu’elle-même est malaisée à saisir ; elle est prompte aux retraites comme aux avances, et elle se ménage la chance de dire tour à tour : Voyez mon audace ! Voyez ma prudence !
« Je représente, écrit M. Secrétan, la formation des convictions chrétiennes comme résultant de deux facteurs agissant l’un sur l’autre : la raison guidée par la conscience morale, qui, reconnaissant les marques de la divinité dans l’Ecriture, s’efforce de la pénétrer et d’en dégager l’élément divin, — l’Ecriture, qui réagit sur la conscience et sur l’intelligence pour les restaurer et pour les rendre ainsi capables de pénétrer toujours plus dans le sens de la révélation, et de l’accepter toujours plus complètement. Qu’il n’y ait rien de rigoureux dans cette vue, je ne l’ignore point ; elle se résoudrait en contradiction logique lorsqu’on prétendrait en tirer un caractère absolu de la vérité religieuse, puisque, sans l’adhésion d’une conscience imparfaite, nous ne pouvons pas savoir si l’Ecriture elle-même est parfaite ; mais je ne crois pas que ce critère absolu se trouve ailleurs que dans le Saint-Esprit, auquel je n’ai pas la prétention de prescrire sa route. L’autorité de l’Ecriture est donc réclamée, et cependant elle n’est pas pleinement affirmée. La compétence de la conscience morale est contestée, et cependant elle n’est ni rejetée ni remplacée. L’autorité de l’Ecriture et de l’Eglise est mise au-dessus de la conscience individuelle, mais non sans réserve. Nulle délimitation précise n’est tracée entre les deux principes. »
Mais une méthode si insuffisamment définie, si peu consistante, a-t-elle bien acquis le droit de prendre date et d’inaugurer une réaction ?
Nous nous sommes engagé à montrer que Vinet, l’initiateur moderne de l’apologétique morale, dans ce qu’elle a de légitime, ne devait pas être rendu responsable des exagérations de la méthode dite interne. Voici comment s’exprime le disciple de Pascal touchant la valeur des preuves historiques du christianisme :
« Je poursuis mon examen, et je reconnais que cette religion, dès le moment où furent jetés ses fondements par l’éternelle charité et l’éternelle sagesse, a préparé les preuves de sa vérité, a écrit à mesure ses titres, enregistré ses pièces justificatives, en un mot, seule entre toutes les religions, a manifesté l’intention formelle d’être établie dans les esprits par les moyens de la critique et de la science. Je ne dis point encore tout ce que ces preuves, trop négligées et trop dédaignées de nos jours, même par des chrétiens, ont de force et d’évidence ; je ne dis pas que des esprits très rigoureux s’en sont déclarés satisfaits, que les plus grands génies ont fait leur joie de la contemplation de ces preuves, et qu’on serait scientifiquement bienheureux de pouvoir donner à tous les faits importants de l’histoire profane des bases aussi certaines que celle des détails de l’histoire chrétienne. Je dis seulement que Dieu a voulu que cette religion fût une histoire, et que jusqu’aux dogmes les plus abstraits devinssent dans les limites du temps et de l’espace, dans l’horizon de la vie humaine, des faits extérieurs susceptibles d’être appréciés et vérifiés par des moyens ordinaires. Si ce système ne tient pas absolument à l’écart la volonté de l’examinateur, c’est qu’en aucun genre de recherches elle n’est entièrement hors de cause ; le prétendre dans le cas dont il s’agit, ce serait faire de l’impossible une condition ; mais ce qui était possible a été fait et n’a été fait que par le christianisme. Il a placé ses preuves non pas dans une sphère hors des atteintes de la volonté, mais dans une sphère qui n’est pas celle où règne la volonté. Il ne s’est pas fait philosophie, car la philosophie, c’est l’homme lui-même, l’homme moral traduit par l’homme intellectuel, le sentiment formulé par la théorie. Le fond du christianisme en tant qu’histoire n’est pas subjectif, mais objectif, extérieur au moi, ainsi que toute histoire ; nos passions peuvent fausser le regard que nous jetons sur les faits, mais nous ne pouvons mêler notre substance à ces faits, les identifier avec nous-mêmes, les altérer en eux-mêmes ; objectifs par leur nature, ils restent ce qu’ils sont ; nous les retrouverons, si mieux encore il n’est de dire qu’ils nous retrouveront. Les monuments subsistent et sont indestructibles ; les règles de critique subsistent et sont immuables ; la volonté n’y peut directement rien ; ce qui est faux est faux ; ce qui est vrai est vrai ; on peut refuser son attention à une preuve, son regard à un fait, on ne peut pas refuser son consentement à une évidence, et ce qui est faux ne peut pas non plus à la longue et universellement être tenu pour vrai. La religion chrétienne, sous ce rapport, a pris la forme la plus loyale, la plus généreuse et, je le répète, elle est, entre toutes les religions, la seule qui se soit soumise à cette épreuve, la seule qui l’ait appeléeo. »
o – Essais de philosophie morale, pages 36 et sq.
Si, en effet, le christianisme a été un fait ou une série de faits extérieurs, si la révélation a trouvé bon d’apparaître sur le grand théâtre de l’histoire, si elle a parlé aux yeux et aux sens des contemporains en même temps qu’à leur conscience, c’est sans doute que les critères dits externes, pour n’avoir pas le rôle exclusif qui leur était jadis attribué, n’étaient cependant pas sans aucune portée et ne doivent pas non plus être tenus pour quantités négligeables à l’heure qu’il est.
Il nous est facile de rappeler une série de paroles de Jésus-Christ où le rôle apologétique du fait externe est positivement relevé, et qui pourraient figurer comme la contre-partie des textes allégués précédemment par l’apologétique dite interne. Ils nous donneront le droit d’affirmer en tout cas que l’Evangile n’a pas entendu mesurer ses effets à la satisfaction des besoins de l’âme humaine, puisqu’il s’est révélé par des actes là même où ces besoins n’existaient pas ou n’étaient pas sentis. Que signifie la remontrance adressée aux villes de la Galilée : Matthieu 11.20-21 ? sinon que les œuvres miraculeuses accomplies au milieu d’elles auraient dû les amener à la conversion, et étaient propres à amener ce résultat. Et l’exclamation presque découragée : Jean 4.48, qui fut provoquée chez le Maître par le contraste entre les dispositions qu’il rencontrait en Galilée et celles qui l’avaient accueilli la veille en Samarie, n’indique-t-elle pas tout au moins qu’en l’absence d’une certaine réceptivité supérieure pour la vérité exprimée en paroles, il en restait encore aux Galiléens pour la vérité attestée par des miracles ? Que les œuvres suppléent aux paroles, partout où fait défaut cette réceptivité morale supérieure, c’est ce qui s’est montré, d’après le IVe Evangile surtout, dans la carrière du Maître : Jean 5.36, 38 ; 10.37-38 ; 14.11, et tôt après, dans celle des apôtres : Marc 16.15, 17, 20 ; Hébreux 2.4.
Saint Paul à son tour ne laisse pas de se référer à la puissance surnaturelle qu’il lui a été donné de déployer, et qui a servi d’accompagnement et d’appui à sa prédication dans le monde (1 Corinthiens 2.4 déjà ; mais surtout 2 Corinthiens 12.12 ; 13.2, 3, 4 ; 1 Thessaloniciens 1.5).
Il est vrai que les témoins oculaires et auriculaires du premier avènement du christianisme ont eu sur leurs après-venants et sur nous-mêmes un avantage dont la valeur ne saurait être contestée, bien qu’il ait pu être racheté par des chances de doute et de scandale créées par la proximité même des faits.
Ce sont des témoignages écrits et transmis jusqu’à nous à travers les siècles qui s’interposent entre nos esprits et les objets de notre recherche, et c’est le degré de confiance qu’ils nous inspirent, à nous et à ceux que nous prétendons gagner, qui nous fournit les éléments principaux de notre certitude. Mais cette circonstance, la distance qui nous sépare de l’objet de notre argumentation, bien qu’elle aggrave, à n’en pas douter, la tâche de l’apologétique, ne suffit pas à la rendre impraticable, et d’ailleurs, la difficulté que nous signalons ici est commune à la discipline qui nous occupe et à toute recherche de critique historique. La méthode interne elle-même ne serait affranchie de cette difficulté qu’à la condition de ramener tout le christianisme aux données de l’expérience et de la conscience contemporaines.
Il résulte de la discussion à laquelle nous venons de nous livrer des deux méthodes exclusives de l’apologétique dite externe et interne, que ni l’une ni l’autre ne suffit à la tâche de la défense du christianisme, ni ne rend compte de tous les textes scripturaires qui se rattachent à cette matière. Il leur manque pour établir l’origine divine du christianisme la clé de voûte qui est pour nous le témoignage que Jésus-Christ s’est rendu à lui-même, et dont nous avons marqué la place dans la IVe de nos Propositions empruntées à l’apologétique, en ces termes : « La foi de l’Eglise en l’essence divine de Christ ne peut être établie que sur les témoignages que Jésus s’est rendus à lui-même, et qui sont validés, comme tous ses enseignements, par le caractère de sainteté parfaite de son existence humainep. »
p – Voir tome III.
Chacune des deux méthodes contendantes apporte cependant à l’œuvre commune sa part de vérité, et c’est le rapport entre ces divers éléments de la preuve complète du christianisme qu’il nous reste à définir et à établir dans le prochain chapitre.