Procédant ici encore par voie d’élimination, nous statuons que l’objet de la théologie ne saurait être, sous peine de créer un double emploi, et par conséquent une nouvelle chance d’erreurs, aucun de ceux qui viennent d’être dévolus aux deux grandes disciplines scientifiques dont nous venons de définir les caractères et les limites. Cet objet ne saurait donc être ni la nature physique comme telle, puisque celle-ci est déjà l’objet des sciences dites physiques, ni l’ordre des noumènes compris dans les limites de la première création, soit dans la nature, soit dans l’humanité ; car nous venons de réserver ces faits, objets de foi et non de vue ou de raison, au domaine de la philosophie, laquelle, si elle doit avoir un domaine, ne saurait en avoir d’autre, sous peine de nuire à son objet ou de se mentir à elle-même.
Que reste-t-il donc dans l’ordre des choses connaissables qui soit susceptible d’être assigné à une science répondant au nom de théologie ? Quel domaine encore inexploré lui restera dévolu ?
Il est une question, et la plus grave de toutes dans l’état actuel de l’humanité, en présence de laquelle toute science nommée jusqu’ici et la philosophie tout spécialement, est restée et restera toujours muette. La philosophie spiritualiste, qui s’est édifiée sur les données fournies par la révélation naturelle, s’efforce de répondre et répond jusqu’à un certain point aux interrogations suivantes : Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que l’homme ? et elle a raison de chercher en effet une solution, fût-elle incomplète et provisoire, de ces graves problèmes. Mais la question dont nous disons qu’elle lui restera, faute de données, à jamais inaccessible, est celle-ci : Qu’est-ce que l’homme doit faire pour être sauvé ?
Or la tâche spéciale de la théologie, telle que nous la concevons, est de répondre à cette question-là, en interrogeant sur ce sujet les révélations historiques et particulières qui se sont rapportées soit à la préparation soit à l’accomplissement du salut dans l’humanité.
Mais de cette proposition que la théologie est et ne peut être que la science du salut, nous tirons immédiatement ce corollaire que, s’il n’y a pas eu de salut, il n’y a pas de théologie ; que retrancher la notion vraie du salut, c’est supprimer du même coup la raison d’être même de la théologie. Je dis de plus que si ce salut, objet de la théologie, n’était conçu ni comme un fait ni comme un fait surnaturel, nous aurions supprimé également la raison d’être de la théologie.
Comme nous l’avons déclaré au début, nous n’avons pas encore à nous prononcer au fond sur la proposition : Le Christianisme est un fait et un fait surnaturel ; car elle fera l’objet de notre section d’apologétique. Nous ne raisonnons ici qu’hypothétiquement ; et nous demandons : Etant supposé tel ou tel fait, quelle sera la science de ce fait ? ou encore : ce fait étant altéré ou supprimé, quel sera le sort de cette science ?
Je dis d’abord que si le Christianisme n’était dans son essence qu’une vérité, un dogme, une idée, dont le fait historique ne serait que l’enveloppe malléable et fragile, et n’était pas un salut, c’est-à-dire un fait, il n’y aurait pas de théologie. Car cette idée pure qui en constituerait l’essence, serait un élément de nécessité logique toujours susceptible d’être reconstruit par le seul effort du raisonnement dialectique ; et par conséquent la discipline scientifique qui s’appliquerait à cet objet ne saurait se distinguer par des caractères spécifiques de toute philosophie idéaliste, ni même des mathématiques qui elles aussi opèrent sur des quantités idéelles, abstraites de toute donnée historique ou expérimentale.
Que si même on enseignait, comme le faisait l’ancien supranaturalisme dans sa lutte impuissante avec le rationalisme du temps, que cette doctrine chrétienne a été le résultat d’une révélation surnaturelle, il resterait vrai que la nécessité de cette révélation n’était que relative à l’insuffisance des efforts accomplis jusqu’à un moment donné par les interprètes de la vérité, et ne dérivait point de la nature même de l’objet ; et le seul avantage que cette révélation aurait procuré à l’homme eût été de lui assurer plus tôt et à moins de frais, une vérité qu’il eût acquise plus tard et avec plus de profit peut-être, par une application plus complète de son intelligence.
Dans un cas comme dans l’autre, soit que le Christianisme soit défini comme une idée primitive et universelle, ou même comme une idée révélée à un moment donné de l’histoire, la raison d’être d’une discipline scientifique spéciale appelée théologie s’évanouit devant notre esprit ; car toute philosophie rationaliste, maîtresse de ses ressources, suffirait pleinement à la tâche de résoudre le Christianisme dans un système d’idées.
Si en revanche, vous admettez et reconnaissez que le Christianisme est un fait sans doute, mais naturel et non pas surnaturel, rentrant comme partie intégrante dans la série des faits historiques, donné par les facteurs antécédents, issu des forces déjà actives de l’histoire de l’humanité, si vous ne voyez dans le fait chrétien que la simple résultante, l’efflorescence de la création primitive, et non pas une création toute nouvelle au sein de l’histoire, encore ici vous supprimez toute raison d’être d’une science appelée théologie. Car comme dans cette conception, les forces primitives déposées dans l’humanité devaient suffire à défrayer sa marche du commencement au terme de son histoire, et que même l’avènement de Jésus-Christ a cessé d’être l’incarnation de Dieu en chair pour se réduire à une promotion de l’humanité elle-même, le Christianisme n’étant plus, disons-nous, que le dernier terme d’une évolution historique et non point un commencement nouveau, une création nouvelle, cette science spéciale dont l’objet serait le Christianisme, est devenue superflue. Ici encore, la philosophie de l’histoire suffit à la tâche.
Mais le Christianisme s’est annoncé comme un fait et comme un fait surnaturel (Rom.1.16, δύναμις τοῦ θεοῦ, cf. 2Cor.5.17, καινὴ κτίσις), consommateur de tous les faits qui l’ont précédé dans la série des révélations particulières chez le peuple d’Israël. Et c’est parce que, toute apologétique scientifique à part, nous acceptons cette affirmation comme valable, et que nous la trouvons attestée par notre expérience personnelle s’ajoutant à celle de l’Eglise et des siècles, que nous croyons aussi à l’existence et à la raison d’être de la théologie à côté des autres sciences dont l’objet est la nature ou l’humanité.
Mais en même temps que le Christianisme se donne pour un fait surnaturel, pour une manifestation de puissance divine équivalente ou supérieure à celle qui a produit la création physique et primitive, il s’annonce aussi, nous le concédons à l’opinion que nous venons de combattre, comme la révélation divine d’une vérité ou d’un ensemble de vérités. Mais dans notre conception du Christianisme, et c’est en cela qu’elle s’oppose à la précédente, l’élément doctrinal, qui est en tout cas indispensable à l’appropriation morale du fait lui-même, reste constamment relatif à ce fait qui reste l’essence. Et ce sont ces deux éléments inséparables l’un de l’autre, l’un essentiel, l’autre relatif, le fait créateur et la doctrine authentique relative à ce fait, le miracle divin du salut et le commentaire divin de ce miracle, qui, constituant la donnée chrétienne dans sa totalité première, constituent aussi dans sa plénitude et dans ses diverses ramifications l’objet de la théologie et des disciplines particulières qui y sont renfermées.
Nous appellerons dorénavant révélations actuelles ou historiques, les données se rapportant aux faits sotériologiques, soit préparatoires, soit consommateurs, compris dans le système du Christianisme, et révélations verbales, les doctrines réputées révélées, qui sont relatives à ces faits.
Il résulte de ce qui vient d’être dit, que l’objet de la philosophie et celui de la théologie s’opposent ensemble à l’objet des sciences naturelles en ce que, dans leur essence, ils sont tous les deux du ressort de la foi et non du sens ; tandis que l’objet des sciences naturelles et celui de la philosophie s’opposent ensemble à celui de la théologie en ce que les uns assortissent au domaine de la première création, et l’autre à celui de la seconde. La suite de notre exposition fera voir que la théologie, elle aussi, ne se différencie de la philosophie et de toute autre science que par son objet ; car si nous comparons en particulier la philosophie et la théologie l’une avec l’autre, et que nous parlions de foi, nous voyons la philosophie recevoir de la foi sa donnée aussi bien que la théologie peut le faire ; que si en revanche nous parlons de science, nous allons voir la théologie soumise aux mêmes lois de méthode que la philosophie et que toute science.
Pas plus cependant la philosophie de l’histoire ne saurait ignorer le Christianisme comme fait social, pas plus les disciplines théologiques ne sauraient se désintéresser absolument des données de la révélation universelle et primitive qui sont le lot direct de la philosophie. Les doctrines scripturaires de la création et de la Providence forment la présupposition indispensable de toute science du Christianisme. Mais aussi ces vérités universelles et primitives ne doivent figurer dans la théologie, comme c’est d’ailleurs le cas dans l’Ecriture, que de profil et dans leur relation au salut qui est en Jésus-Christ. Les exposer de front et pour elles-mêmes, serait risquer de distraire la théologie de son objet essentiel. Le théologien doit savoir autre chose sans doute que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifiéi, mais ce n’en est pas moins à la lumière de ce fait unique et central qu’il doit évaluer toutes les autres données qui lui sont fournies par la nature, l’histoire et l’Ecriture elle-même. C’est vers ce foyer que tous les rayons du savoir humain jusqu’ici épars, et désormais rassemblés en un seul faisceau, doivent converger.
i – Dans le passage auquel nous faisons allusion, 1Cor.2.2, le caractère absolu de la déclaration de l’apôtre est limité par le ἐν ὑμῖν.
Les déterminations précédentes concernant l’objet seul concevable de la science théologique, recevraient une de leurs applications immédiates dans les débats engagés à cette heure entre partisans et adversaires de la théologie dite libérale. On proclame de différents côtés aujourd’hui le droit de liberté illimitée dans l’enseignement de la théologie, et on en fait la condition et la garantie indispensables de l’impartialité et de la dignité de la science elle-même. Nous répondons que ce droit de liberté illimitée ne peut se soutenir en théorie que grâce aux exceptions qu’on se réserve de lui infliger, cas échéant, dans la pratique, par raison d’ordre public. Mais un droit illimité ne saurait accepter de limites, et le droit de nier sous le couvert de la théologie chrétienne et protestante toute révélation surnaturelle, emporte celui de nier dans les mêmes chaires et selon les mêmes programmes toute religion naturelle. Si vous laissez le docteur en théologie franchir la limite de la première de ces négations pour l’arrêter court au passage de la seconde, vous rendez illusoire sa liberté illimitée d’enseignement, et votre conduite sera jugée par tous les bons esprits, tout ensemble inique et absurde.
Eh ! requérons-nous des règles d’exception contre la science qui se nomme la théologie ? Nullement ; car nous nous contentons de postuler pour elle le droit commun de toutes les libertés scientifiques ou parlementaires. Or aucun statut universitaire n’autorise un docteur en philosophie à enseigner les mathématiques ou la botanique sous la rubrique : philologie ou esthétique ; et aucune constitution d’état, si libérale soit-elle, n’accorde à un député au parlement le droit de faire sauter en l’air le palais du parlement.
C’est à l’Ethique chrétienne à décider, au nom des mêmes principes exposés plus haut, s’il convient que les maîtres chargés de former les futurs conducteurs de l’Eglise, soient élus à l’insu ou peut-être contre le gré de l’Eglise, et par un pouvoir qu’on embarrasserait fort en lui demandant la définition vraie de la science théologique.