Le mouvement religieux, qui, en Allemagne du moins, a dominé la période où nous entrons, est le piétisme, soit que nous le considérions sous sa figure originale et pour ainsi dire authentique, ou dans les variétés et les formes qui, tout en le désavouant peut-être, lui furent affiliées ou subirent son influence.
Andreæ déjà, un des précurseurs de Spener († 1654), avait fait entendre des plaintes amères et trop justifiées sur le caractère disputeur et sophistique de la théologie de son temps. La guerre de Trente ans avait abaissé le niveau des mœurs et matérialisé les sentiments à un degré effrayant. L’urgence d’une réforme religieuse et morale s’imposait à tous les bons esprits. Il fut réservé à Spener († 1705) et à son principal disciple Francke († 1724) d’en être les instruments ; de ramener le christianisme de l’atmosphère de l’école dans la vie de l’Eglise et des individus, et d’ouvrir une ère nouvelle dans les trois sphères de la théologie, de l’Eglise et des mœurs. Spener et ses disciples voulaient que la dogmatique empruntât à l’Ecriture non seulement ses principes, mais son langage ; que l’Eglise cessât d’être une école mettant en présence des maîtres et des auditeurs passifs et inertes, pour devenir une société de membres vivants et actifs, tous prêtres. Il travailla enfin à la sanctification des âmes et à la séparation de la vie chrétienne d’avec le monde.
Les défauts du piétisme ou ses lacunes qui, non sans justice, lui ont été souvent reprochés, furent une conception extérieure et par là même trop souvent étroite et exclusive du devoir moral ; une austérité facilement contentieuse, allant à proscrire la nature et ses aspirations légitimes, et une mésestime excessive, surtout dans le milieu créé par Francke, de la science théologique.
Nous ne nous étonnerons pas que le piétisme n’ait pas produit d’œuvre scientifique considérable. Spener n’a pas laissé de dogmatique proprement dite, et les travaux de Breithaupt, Institutionum theologiæ libri duo (1693), d’Anton, Collegium antitheticum (1718), de Freilinghausen, Grundlegung der Théologie (1704), et de quelques autres, n’ont pas laissé de sillon.
Le piétisme, d’abord assez bien accueilli du parti orthodoxe, tant qu’il n’énonçait que des innovations théoriques, devint l’ennemi dès qu’il osa prendre directement à partie les hommes et les vices du temps. Le signal de l’attaque fut donné par Carpsow, de Leipzig, dans son Imago pietismi (1691), et continué par Schelwig, auteur d’un Itinerarium antipietisticum (1695).
Il nous sera permis de constater de grandes analogies entre le caractère et les destinées du piétisme allemand du commencement du XVIIIe siècle et le réveil qui a éclaté dans le sein de nos Eglises réformées il y a quelque cinquante ans. Ces deux mouvements se rappellent l’un l’autre par leurs qualités et leurs déficits, un certain méthodisme en morale, la défiance ou l’indifférence témoignée des deux parts à la science théologique, qui n’excluait point d’ailleurs dans le réveil de notre siècle une tendance croissante vers l’intellectualisme et le doctrinarisme. Mais dans les deux cas, le bien a de beaucoup surpassé le mal ; le mal a été corrigé, le bien a été durable.
Au mouvement piétiste, nous avons le droit de rattacher deux apparitions importantes de l’époque, qui ne relevèrent pas de Spener et de son école, qui ne s’accordèrent pas non plus l’une avec l’autre, mais montrèrent une vitalité plus intense encore que le piétisme et plus étendue, et que l’histoire doit lui associer comme les manifestations parallèles et parentes d’un même principe. Nous avons nommé la création de Zinzendorf, l’Eglise des Frères moraves, et l’école wurtembergeoise.
Le théologien de la première fut Spangenberg († 1792), auteur d’une dogmatique intitulée : Idea fidei fratrum.
L’Eglise des Frères moraves s’est toujours distinguée et dès son origine, par l’action plutôt que par le savoir. C’est elle qui a rappelé à l’Eglise la cause si longtemps oubliée de l’œuvre des missions, et c’est là un titre de gloire qui vaut bien ceux qu’on décerne dans une histoire de la dogmatique. Sa conception et sa terminologie théologiques ont toujours d’ailleurs conservé un certain caractère de partialité qui a été désigné par le nom de théologie du sang, et il faut reconnaître que le Christ crucifié a paru longtemps masquer aux Frères moraves le Christ glorifié.
C’est cependant dans ce milieu si peu ambitieux des triomphes de la science, que s’est formé le génie qui apparaîtra sur le seuil du XIXe siècle comme l’initiateur d’une période nouvelle de la pensée chrétienne ; c’est à l’influence persistante chez lui des Frères moraves que Schleiermacher sera redevable des éléments féconds et salutaires de sa théologie.
L’école wurtembergeoise issue de Bengel représente dès le milieu du XVIIIe siècle la tendance qu’on peut qualifier de réalisme biblique, et dont Beck de Tubingue a été de notre temps le plus illustre représentant.
Le prélat Bengel († 1752), partisan lui aussi du christianisme pratique, mais dont les besoins scientifiques auraient été comprimés dans les cadres du piétisme, sut moins encore sympathiser avec l’œuvre de Zinzendorf, qu’il attaqua sous ce titre déjà significatif : Abriss der sogenannten Brüdergemeinde ; et c’est à lui et à cette occasion que remonte cette formule dès lors souvent répétée, et dans ce premier cas aussi injuste qu’originale : Ce qu’il y a de bon chez vous n’est pas neuf, et ce qui est neuf n’est pas bon. Bengel était, avons-nous dit, prélat ; or un prince de l’Eglise, même parmi les plus chrétiens, s’accommode toujours difficilement des manifestations spontanées de l’Esprit de Dieu. Le problème n’en subsiste pas moins : un enfant de Dieu méconnaissant l’œuvre de Dieu chez d’autres enfants de Dieu ; Pascal anathématisant Luther et Calvin ; Bengel stigmatisant Zinzendorf.
Le mérite principal et impérissable de Bengel est dans le rôle qu’il a donné de nouveau à l’Ecriture et l’emploi qu’il en a fait. Il exerça sur la dogmatique une influence indirecte par ses travaux exégétiques dont le monument immortel est le Gnomon, et par sa conception réaliste du royaume de Dieu et de son développement historique.
Kahnis dit de Bengel : « Si fidèle qu’il se montrât à la foi des pères, il prit néanmoins à l’égard de la doctrine ecclésiastique une position différente de celle de l’orthodoxie du XVIIe siècle. Si celle-ci arrivait à l’Ecriture à travers la doctrine ecclésiastique, Bengel arrivait à la doctrine ecclésiastique par l’Ecriture. Là, l’accord avec la doctrine ecclésiastique était principe ; ici résultat. »
Bengel avait composé un commentaire de l’Apocalypse, dont nous ne dirons pas comme Voltaire de celui de Newton, qu’il l’avait fait pour consoler ses rivaux de sa supériorité dans toutes les autres parties ; ce n’en fut pas moins la partie la plus contestable de son œuvre, surtout dans les déterminations chronologiques auxquelles il crut pouvoir se livrerk. Son fidèle disciple Beck lui-même crut devoir lui fausser compagnie dans cette voie. La tentative de Bengel n’en est pas moins symptomatique dans l’histoire de la pensée chrétienne, en ce qu’elle annonce le retour aux préoccupations eschatologiques abandonnées depuis si longtemps.
k – Il troubla d’avance beaucoup d’âmes en annonçant la fin du monde pour l’an 1836.
La tendance réaliste de Bengel fut continuée, mais avec un fort mélange de théosophie, par un autre prélat wurtembergeois, Œtinger († 1782), et se formula entre autres dans la sentence souvent citée, méritant de l’être, et qui marqua une réaction salutaire contre l’idéalisme toujours renaissant de la théologie : Die Leiblichkeit ist das Ende aller Wege Gottes. Œtinger a exposé son système philosophique et théosophique sous le titre : Theologia ex idea vitæ deducta in sex locos redacta, etc. (1765.)l
l – Comp. sur la théologie d’Œtinger l’ouvrage d’Auberlen, Die Theosophie Œtingers nach ihren Grundzügen (1847). Le personnage d’Œtinger est devenu dans son pays un thème fertile en légendes. On raconte qu’il prêchait le dimanche soir aux esprits qui accouraient à son appel dans le temple de sa paroisse ; et il n’est actuellement pas un Wurtembergeois pieux qui ne soit persuadé que le prélat Œtinger est déjà ressuscité.
Les traditions des Bengel et des Œtinger furent pieusement et glorieusement continuées dans l’école wurtembergeoise jusqu’au commencement de ce siècle par d’excellents interprètes de l’Ecriture : Steinhofer, auteur de commentaires sur les Epîtres de Jean et les Colossiensm, Riegel, Roos († 1803). Outre une espèce de Théologie biblique intitulée : Einleitung in die biblischen Geschichten, ce dernier a composé une dogmatique : Glaubenslehre nach der Schrift verfertigt, qui a été rééditée par Beck en 1845, et un ouvrage capital intitulé : Fundamenta psychologiæ ex sacra scriptura (1769), qui lui mérite le titre de fondateur de la discipline traitée aujourd’hui sous le nom de Psychologie biblique.
m – On raconte que quand il avait travaillé à son commentaire sur les épîtres de Jean, il sortait de son cabinet d’étude la figure illuminée comme d’un rayon céleste. Bon signe chez un théologien !
Nous constatons donc que la théologie a eu une efflorescence très brillante en Wurtemberg dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et les travaux des hommes que nous venons de citer n’ont pas vieilli aujourd’hui.
A côté de la tradition biblique représentée dans le XVIIIe siècle par les trois grands noms de Spener, de Zinzendorf et de Bengel, nous pouvons signaler encore la tendance qu’on a appelée historique, qui fut la continuation, mais marquée par des tempéraments et influencée par le piétisme lui-même, de l’ancienne orthodoxie. Le représentant le plus éminent de cette orthodoxie mitigée et plus indépendante de la tradition ecclésiastique, plus ouverte aussi à la critique biblique, fut le savant Buddeus de Iéna, auteur des Institutiones theologiæ systematicæ (1723), auquel nous pouvons adjoindre Mosheim († 1755), connu surtout comme auteur d’une histoire ecclésiastique.
« Ces hommes, dit Dorner, ont entrepris de précieuses recherches, publié des documents. Après l’épuisement de l’ancienne orthodoxie, ils ont traité avec un grand éclat la dogmatique et la morale, mais sans originalité créatrice ; plus attirés dès lors par la théologie historique qui étendait leur horizon, mais qui en émancipant les esprits, prépara la dissolution du dogme. »
La tendance biblique fut représentée en Suisse à la même époque, mais avec moins d’éclat et de force qu’en Allemagne, par les trois hommes que l’on a appelés le triumvirat helvétique : A. Turretin de Genève, Werenfels de Bâle et Osterwald de Neuchâteln.
n – L’illustre naturaliste et théologien genevois Bonnet († 1793), appartient plutôt à l’histoire de l’apologétique.
Alphonse Turretin, fils de François déjà nommé, travailla à l’abolition du Consensus, dont son père avait été un des auteurs. Son principal ouvrage fut : Cogitationes, dissertationes et theses theologicæ (1717-1734). On a dit de lui qu’il fut le dernier des bons et le premier des mauvais.
La tendance d’Osterwald († 1747), irénique et pratique comme celle du précédent, fut une réaction bien intentionnée mais insuffisante contre le dogmatisme. Il ajouta la pratique à la foi, plutôt qu’il ne sut l’en faire découler, et ce fut là la faiblesse d’une œuvre bienfaisante en son temps, mais qui ne devait pas avoir pour elle la durée. Il a laissé un Compendium theologiæ christianæ (1754).
De même que le cartésianisme était apparu sur le sol réformé comme un rival redoutable de l’orthodoxie, même en prenant les airs d’un allié bien intentionné, le leibnitzianisme représenté par Wolff et son école offrit à l’Eglise en Allemagne son alliance périlleuse, et à la théologie l’appât de sa méthode démonstrative.
A Halle, où Wolff enseigna depuis 1716, les représentants du piétisme, Francke et Lange ne s’y trompèrent pas, et lui manifestèrent leur hostilité par des moyens qui n’étaient pas tous de nature spirituelle, sauf à accroître par là sa considération et son prestige, comme de procurer son éloignement de la ville, en 1723. Wolff songeait si peu à attaquer la révélation qu’il se posait au contraire en champion à son égard, et prétendait appliquer à ses données pour la défendre d’autant mieux, la méthode purement dialectique et mathématique. Wolff nous apparaît ainsi comme un précurseur de la méthode de Rothe.
Le plus éminent des disciples de Wolff, que nous avons dits encore attachés à la tradition chrétienne et ecclésiastique, et jaloux de la défendre de la bonne manière, fut Baumgarten († 1751), auteur d’une Glaubenslehre, publiée par Semler après sa mort.
La tendance supranaturaliste de l’école de Wolff s’est continuée dans ce qu’on a appelé : La première école de Tubingue, que nous allons retrouver.
Appliquer toutefois la méthode dialectique et la démonstration rationnelle à des données qui par leur nature même lui sont inadéquates, prétendre établir des vérités surnaturelles par des procédés qu’elles ne comportent pas, c’est se condamner d’avance à dénaturer ces vérités elles-mêmes. Le rationalisme que le supranaturalisme de l’école portait à son insu, se découvre chez Töllner († 1774), pour qui la différence entre la religion naturelle et la révélée n’était plus que quantitative. Nous sommes ainsi amenés à Semler.