Or, dans le nombre de ceux qui montaient pour adorer à la fête, il y en avait quelques-uns qui étaient Grecs. Ceux-ci s’approchèrent donc de Philippe (celui de Bethsaïda en Galilée), et le prièrent, disant : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » Philippe va et le dit à André ; puis André et Philippe le disent à Jésus. Et Jésus leur répondit en disant : « L’heure est venue pour que le Fils de l’homme soit glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé dans la terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie, la perdra ; celui qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle. Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ; et où je suis, là aussi sera mon serviteur ; et si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. — Maintenant mon âme est troublée, et que dois-je dire ? Père, délivre-moi de cette heure ? Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton nom ! » — Une voix donc vint du ciel : « Et je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore. »
La rencontre de Jésus avec les Grecs est un fait qui, bien que raconté en quelques mots, pour ainsi dire en passant, et cela par un seul de nos évangiles, n’en occupe pas moins une place unique dans la vie du Sauveur. On peut même dire que plus nous en saisissons la portée, plus il nous parait essentiel à cette histoire.
En effet, si, au seul point de vue humain, le Seigneur Jésus est avant tout un juif ; s’il est même le seul juif vraiment digne de ce nom, le seul qui ait réalisé ce pour quoi sa nation avait été choisie de Dieu ; si, de plus, dans sa qualité de Christ de Dieu, il nous dit « n’avoir été envoyé qu’aux seules brebis perdues de la maison d’Israël, » il n’en est pas moins homme avant d’être juif, et, à côté des brebis d’Israël, lui-même mentionne « d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie, » et qu’il doit aussi « rassembler. » Ne fût-ce d’ailleurs que comme Messie d’Israël, il est déjà Celui « en qui seront bénies toutes les familles de la terre ; » et, parce qu’il est la seule manifestation humaine, personnelle et historique de Dieu, son nom « est le seul nom donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés. »
Sans doute, ce ne sont encore là que des promesses dont Jésus lui-même ne devait pas, dans « les jours de sa chair, » voir l’accomplissement. Toutefois il avait eu ici et là, avant de quitter la terre, comme un avant-goût des fruits de son travail au sein de son peuple. Il y aurait donc lieu de s’étonner s’il n’avait pas aussi reçu quelque gage de la réussite de cette même œuvre en tant qu’elle concernait l’humanité toute entière.
Quel est le disciple du Seigneur qui ne se soit plu parfois à se mettre, par la pensée, en rapport avec quelqu’un des représentants de ce monde antique auquel nous, « gentils, » nous tenons par tant de racines, et sur les traditions duquel notre civilisation repose tout entière ? Qui de nous ne s’est surpris à imaginer tel ou tel de ces personnages de l’antiquité, dans le culte desquels s’est formée notre pensée, en face de Celui qui a conquis notre cœur, et qui est devenu la lumière et l’espoir de nos âmes ? Il nous semblerait impossible que Celui qui aimait à prendre lui-même le nom de Fils de l’homme eût traversé notre humanité sans jamais avoir franchi les limites étroites de la pensée et de l’activité d’un juif de Galilée.
Aussi bien est-ce le monde que Dieu a aimé lorsqu’il a donné son Fils. C’est aussi le monde que nous voyons recevoir avidement le salut rejeté par l’orgueil, la stupidité spirituelle et le fanatisme opiniâtre du « peuple de Dieu. » Depuis dix-huit cents ans ce n’est plus guère que dans ce « monde-là » que l’Evangile recrute ses adhérents.
De là l’intérêt spécial avec lequel nous recueillons ce qui, dans le témoignage qui nous a été laissé de Jésus-Christ, trahirait l’existence de rapports personnels qu’il eût eus avec ce monde des lumières, de la puissance et aussi des gloires humaines, qui est notre monde originaire, et que nous ne saurions jamais vouloir définitivement ignorer. Nous nous demandons aussitôt quelle position il a prise vis-à-vis de ce monde à la fois si noble et si souillé, si héroïque et si corrompu, si persévérant et si infortuné dans la recherche de la vérité ; vis-à-vis de ce vaste monde dont les grandes pensées, comme aussi les grandes proportions, forment un contraste si éclatant avec l’étroitesse et la rusticité israélites.
C’est à de semblables pensées que répondent tout spécialement les mots par lesquels Jean, le seul des témoins directs de Jésus-Christ qui ait écrit après la réjection d’Israël, nous décrit, comme en passant, la rencontre de Jésus avec des Grecs.
Ces quelques mots de l’évangéliste mettent devant nous un de ces contrastes comme il en est tant dans la vie de Jésus. Qui ne se rappelle, aux premiers débuts de son ministère, la grande et noble image du Précurseur pâlissant soudain devant celle de son néophyte ; plus tard, les docteurs et les chefs de la foi en Israël s’effaçant devant les premiers enseignements du Rabbin de Galilée ; et bientôt les princes et les gouverneurs, Hérode, Pilate lui-même, devenant en sa présence, de juges qu’ils étaient, des accusés, et recevant de sa bouche leur sentence ? On a présents à l’esprit tous ces contrastes de l’Evangile, sans parler de celui dont ils découlent tous, du contraste entre l’abaissement du Fils de l’homme et la gloire céleste du Fils de Dieu, entre le Saint et ces pécheurs qu’il peut seul sauver et dont il devient cependant tout d’abord la victime. Ce sont là des traits auxquels l’Evangile nous a accoutumés ; ils en forment le caractère distinctif.
Nulle part peut-être cette « antithèse » évangélique ne nous touche d’aussi près que dans la rencontre de Jésus avec les Grecs.
Au seul point de vue humain, ce fait serait déjà digne de fixer notre attention. D’un côté, un simple campagnard, pauvre, ignorant le monde et ignoré du monde ; issu d’une des bourgades les plus arriérées d’une province que dédaignaient les juifs de Jérusalem, eux-mêmes alors l’objet de la haine et du mépris du monde entier : d’un côté un juif, qui plus est, un Galiléen, et un Galiléen de Nazareth.
En face d’un tel homme, des Grecs ; c’est-à-dire ; des représentants d’une race distinguée entre toutes, de la plus douée, de la plus avancée de toutes les races de l’univers ! Ce sont des citoyens de cette petite mais noble Grèce, à l’héroïsme de laquelle le monde devait et devra toujours la liberté elle-même, de cette nation qui est comme le joyau du monde antique et qui alors était la lumière et la maîtresse de ses vainqueurs, de cette Grèce dans l’histoire de laquelle nous cherchons tous encore aujourd’hui la plus haute expression des aspirations de l’homme laissé à lui-même.
A ce point de vue-là, le contraste est si grand que nous hésitons à nous l’imaginer. Nous ne comprenons pas qu’on pensât seulement à mettre ainsi en présence un villageois galiléen, et les représentants de ce peuple qui résume pour nous l’évolution de la civilisation et de la sagesse humaines. Nous hésitons même d’autant plus que l’honneur de ce villageois nous est plus cher.
Mais il en est autrement à la lumière de la foi. Le contraste n’en subsiste pas moins : il est même encore beaucoup plus frappant. Mais il subsiste dans un sens opposé. Pour l’expérience de la foi, les rôles sont intervertis. Jésus-Christ est alors celui qui, pour la première fois sur notre terre, a réalisé ce que l’homme aurait dû et pu être. C’est bien là l’homme tel que le Créateur l’avait pensé : c’est l’image humaine de Dieu lui-même. Et c’est même plus que cela ! Jésus, pour notre foi, est en même temps et le « Fils de l’homme » et le « Fils de Dieu ; » l’accomplissement du salut éternel, le Christ annoncé à la terre, le « désiré des nations, » le Chef, le Sauveur, la vie même de l’humanité.
Quant aux Grecs, ils ne nous apparaissent plus alors que comme le résultat, dans l’histoire du monde, de la négation, sinon expresse du moins implicite, du Dieu vivant et de son culte. Il est vrai que, grâce aux formes admirables dont ils avaient su revêtir leurs erreurs, notre imagination s’arrête encore aujourd’hui devant l’expression qu’ils leur avaient donnée. Malgré cela, s’ils demeurent les représentants les plus élevés de la pensée humaine, c’est de cette pensée telle qu’elle ne devait pas être, de cette pensée séparée de ce qui seul en est la lumière, privée de la connaissance du Dieu vivant.
Jésus en présence des Grecs, c’est donc la réalisation la plus parfaite de la foi et de la vie en Dieu, — en dépit de l’horizon restreint d’une vie nationale en dissolution, et d’une position personnelle d’ignorance et même d’opprobre, — mise en face de l’expression de tout ce que l’homme a jamais pu atteindre en dehors de cette foi et de cette vie.
D’une part, c’est le Fils de l’homme, humble et méconnu, mais portant Dieu lui-même dans son cœur ; le Verbe de Dieu venu pour ramener à Dieu ceux dont il a voulu devenir le frère ; « le Seigneur de gloire » s’apprêtant précisément alors à vaincre le Prince de ce monde, » en subissant les derniers outrages de la main des méchants.
De l’autre, — en face de cette « folie » et de cette « faiblesse » de Dieu, — ce sont les représentants de la pensée, de la civilisation et de la sagesse de l’homme.
Il serait difficile d’imaginer un contraste plus frappant, une opposition plus absolue, une distance plus infranchissable.
Et pourtant cette rencontre a lieu ! Bien plus, elle était le dénouement d’une recherche prolongée et réciproque.
Sans doute, à première vue, il ne semble pas que Jésus et les Grecs se fussent jamais cherchés.
Si Jésus est à Jérusalem, c’est, comme tous ceux qui l’entourent, qu’il y est venu pour la fête. Il est vrai qu’il a semblé un moment qu’il y fût venu pour l’inauguration de son règne, lorsqu’il y faisait son entrée triomphante aux acclamations de la foule. Mais déjà maintenant les chefs du peuple conspirent sa mort, tandis que ce peuple, après s’être porté à sa rencontre pour voir le faiseur de miracles, murmure et se détourne de lui, et que ses disciples eux-mêmes ne le comprennent pasl. Loin de s’apprêter à appeler les nations de la terre à joindre leurs hommages aux hommages de son peuple, jamais peut-être Jésus n’a été plus seul et plus délaissé.
l – Comp. les versets 16, 17, 18.
Quant aux Grecs, ce n’est certainement pas pour lui qu’ils sont venus à Jérusalem.
Et pourtant, qu’est-ce que l’apparition de Jésus dans le monde, sinon la dernière et suprême manifestation de la recherche de l’homme par le Créateur de l’homme ? Hôte volontaire de notre univers, il a, pour nous sauver, dépouillé la gloire et la puissance absolues. C’est de propos délibéré qu’il a voulu naître, qu’il a revêtu cette existence humaine qui est encore aujourd’hui la sienne, partageant ainsi notre sort pour nous amener à partager le sien. Peut-on mettre seulement en doute que Celui qui « était venu chercher et sauver ce qui était perdu, » fût venu pour chercher aussi les Grecs ?
Et eux-mêmes, ne sont-ils pas l’expression définitive de cette longue recherche de Dieu, qui caractérise l’évolution de l’humanité tout entière en dehors des limites étroites du peuple juif ? Si Jésus-Christ nous apparaît comme le dernier pas que fait Dieu pour se rapprocher de l’homme, ne peut-on pas dire que la venue des Grecs à Jésus est comme le dernier pas de l’humanité exilée et déchue, dans cette « recherche à tâtonsm » de Celui qui est sa vie et sa lumière ?
m – Actes 17.27.
Dans ce moment-ci, Jésus ne semble certainement pas les chercher ; ce sont eux qui viennent jusqu’à lui. On ne peut même dire qu’ils viennent sous l’influence de sa prédication ou de celle de ses disciples, puisqu’ils ne l’ont pas encore vu, lui, et qu’à la manière dont ils parlent à Philippe il semble évident qu’ils ne connaissaient pas les disciples. D’ailleurs la seule mission de ceux-ci avait été strictement limitée aux seuls Israélites.
Faudrait-il pour cela ne voir dans leur démarche qu’un simple mouvement de curiosité ? Sans doute, la curiosité de l’esprit était un des traits saillants du caractère de cette race vive et intelligente entre toutes. Si tel eût été leur mobile cependant, Jésus, qui « savait ce qui était dans l’homme, » ou bien se serait tu, ou bien n’eût répondu à leur démarche que par le refus qu’il avait une fois opposé à la curiosité d’Hérode lui-mêmen.
n – Luc 9.7 ; 23.8 ; comp. Luc 13.32.
Ici, cependant, les Grecs se font conduire vers Jésus, et Jésus ne les renvoie pas. Il a donc reconnu que si ces hommes ne sont pas au nombre de ceux qu’il doit chercher lui-même, ils sont du moins de ceux qui lui sont envoyés et sur lesquels il est par conséquent appelé à exercer sa vivifiante influence.
Ce qui le prouve, c’est la parole qu’il va prononcer devant eux.
Jésus, en effet, n’est pas pris au dépourvu par cette apparition des Grecs, et, sans dépasser les limites de la vraisemblance, nous pouvons nous l’imaginer arrêtant, ne fut-ce qu’un instant, sur ces étrangers ce regard qui lisait jusqu’au fond des âmeso, et reconnaissant en eux les prémices des « nations » promises au Christ de Dieu.
o – Jean 2.25 ; 6.24 ; Marc 10.21.
Les Grecs, ces païens, viennent à Jésus sous l’empire d’un mouvement qui, pour ainsi dire, force celui qui n’est encore dans ce moment-là que le Messie d’Israël, à ne pas les éconduire comme il avait tout d’abord éconduit la Syrophénicienne.
Ils ne se présentent pas à lui comme les représentants d’un peuple. Ils occupent une place supérieure à celle de citoyens, fût-ce même de citoyens du peuple-roi. Depuis que les Grecs avaient perdu leur existence nationale, le seul caractère qui leur restait encore était celui d’être les premiers des hommes. Par leur histoire comme par leurs dons naturels, ils étaient avant tout les représentants de cette grande portion de l’humanité que Dieu « avait laissée suivre la vanité de ses pensées. »
Mais ils n’avaient pas su remplir la tâche que leur imposait leur position. Loin d’inaugurer dans cette humanité la connaissance et le service du Dieu vivant, ils n’avaient pas même su trouver ce Dieu pour eux-mêmes. La sagesse, pour eux, consistait, non pas à servir Dieu, mais uniquement à rechercher ce que Dieu pouvait bien être ; aussi le dernier mot de cette « recherche » avait-il été, pour la ville la plus éclairée et en même temps la plus dévote de la Grèce, l’érection d’autels « au Dieu inconnu. »
La démarche de ces quelques Grecs, nous le voyons par les paroles qu’elle suggère à Jésus, n’est elle-même qu’un exemple de cette « recherche de Dieu » qui caractérise à elle seule toute la vie religieuse du monde antique.
Malgré cela, ne semble-t-il pas, à première vue, que les rôles soient intervertis ? que c’eût été à Jésus-Christ à faire les premiers pas, lui qui se dépeint comme « le berger qui va au désert chercher la brebis perdue ? » lui qui se présente comme étant lui-même la manifestation personnelle de l’amour souverain, de l’initiative de la grâce divine ? « Juste, saint, séparé des pécheurs, » ce Fils de Dieu, ce Bien-aimé de Dieu, apparaissant volontairement au milieu du monde qu’il vient sauver, nous permet-il un seul instant la pensée que ce serait réellement les Grecs qui auraient ici fait le premier pas ? Celui auquel ils venaient ne s’était-il pas, même avant d’être « descendu du ciel, » rapproché lui-même de l’homme qu’il avait créé, pour lui rouvrir, après que cet homme eut péché, les sources de la vie ? Ce Jésus vers lequel les Grecs se font conduire, ce Christ de Dieu, n’est-ce pas Celui qui, dès l’origine, à travers les âges et en dépit de toutes les erreurs et les infidélités, avait cherché cette humanité créée pour devenir son image ? Tout cela est vrai, et néanmoins ce sont bien ici les Grecs qui ont fait le premier pas !
Il y a quelque chose d’étrange dans cette espèce d’inaction silencieuse du Sauveur des hommes. Mais c’est là un trait qui caractérise son histoire tout entière.
Ne le voyons-nous pas, par exemple, après avoir, lors de l’éveil de la conscience de lui-même, découvert le rapport essentiel qui le reliait à « son Père, » rentrer, après sa première visite au temple, dans le silence et dans les devoirs de la vie commune ?
C’est ce trait initial de la conscience de Jésus qui nous fera comprendre pourquoi ce sont ici les Grecs qui viennent à lui, tandis que lui se borne à les attendre.
Que voyons-nous, en effet, apparaître dans cette première décision propre de Jésus ? Nous y voyons son âme, dès qu’elle se réveille à elle-même, s’attacher instinctivement à « son Père ; » nous y voyons l’affection pour « son Père, » les devoirs envers « son Père » passer avant ses devoirs envers ceux qui jusque-là avaient été pour lui les plus vénérés et les plus chéris des êtres.
Ce qui ressort de ce trait, c’est que ce n’est pas tout d’abord et en premier lieu pour sauver les hommes que le Fils de Dieu est descendu du ciel, que c’est tout d’abord et en premier lieu « pour faire la volonté de son Père. » A l’égard du salut des hommes, il lui a suffi de savoir « que tout ce que son Père lui a donné viendra à lui. »
Le fait est que le Christ de Dieu, tel qu’il est annoncé par les prophètes et dépeint ensuite dans l’Evangile, n’a pas pour premier mobile son amour pour les hommesp. Quelque place qu’il occupe dans son cœur, cet amour n’y vient réellement qu’en seconde ligne. Il y est le résultat, en même temps que la récompense, de sa fidélité à un mobile supérieur qui précède en lui cet amour. Ce mobile, c’est l’obéissance à la volonté de son Père. La relation du Christ avec l’humanité nous est présentée comme découlant d’une relation antérieure du rapport qui unit le Verbe de Dieu avec Dieu lui-même. Nous touchons ici sans doute à une sphère impénétrable à nos regards. Néanmoins, ce sont des faits scripturaires, et des faits qui se justifient à notre conscience.
p – Hébreux 10.1-9.
De toutes les sublimités de la vie de Jésus Christ, il n’en est peut-être pas de plus saisissante que ce calme que conserve le Sauveur du monde en face d’une humanité qu’il aime jusqu’à se donner pour elle et qu’il voit périr sous ses yeux.
Essayons de nous représenter à cet égard ne fût-ce que cette première visite à Jérusalem, dont nous venons de parler.
L’âme inondée soudain de la vue et de la présence vivante de « son Père, » Jésus n’en « descend pas moins à Nazareth, » avec ces parents qui dorénavant ont cessé de le comprendre ; et là, pendant dix-huit années, il se soumet à la vie qui l’y attendait, sans qu’un seul mot, une seule action trahisse jamais la conscience qu’il possédait de sa relation essentielle et directe avec Dieu. « Croissant en stature et en grâce, » il n’en demeure pas moins, aux yeux de la population grossière qui l’entoure, « Jésus le charpentierq ; » et cela arec la vue du péché, des angoisses, de la misère et de la mort lui déchirant le cœur chaque jour, ce cœur qui possédait en lui-même la présence et la lumière de Dieu.
q – Marc 6.8.
Et plus tard, après qu’il a enfin reçu la mission à laquelle aspirait son âme tout entière, après qu’il a été proclamé le Sauveur et le salut des hommes ; lorsqu’il a commencé, jour après jour, à vivre au sein des pires souffrances de notre malheureuse humanité, au milieu de ces multitudes qu’il voit « sur la voie large qui mène à la perdition, » dans lesquelles il voit « des troupeaux sans pasteur ; » lorsqu’il a toujours devant sa pensée cette « géhenne menaçante, » ces « ténèbres du dehors où il y aura des pleurs et des grincements de dents, » — lui, le Sauveur des âmes ! avec la joie et la lumière et la pureté triomphante du ciel remplissant son cœur, avec Dieu, le royaume de Dieu, les anges de Dieu chaque jour, à chaque heure présents devant son âme,… que fait-il ? — Il se contente de vivre à peine trois années au sein de ce monde qui se meurt et dont il recèle la vie en lui-même ! Et encore, ce peu de jours, il les passe, non pas à parcourir l’univers, mais à « aller de lieu en lieu » dans la petite Judée, et même dans la province la plus reculée de la Judée, fuyant les foules, se retirant sur les montagnes et dans les déserts, ne parlant qu’à peine, et allant même jusqu’à refuser parfois les secours miraculeux et les bienfaits célestes dont il dispose !
Il est évident qu’il y avait pour lui un mobile d’action plus puissant que les émotions même les plus saintes de son cœur d’homme. Ce mobile, nous l’avons dit, — il le dit lui-même, — c’était l’obéissance à la volonté de son Père.
N’oublions jamais qu’il y a plusieurs « faux christs » en permanence au sein des peuples chrétiens ! Nos pères ont surtout eu à se défier de Celui qu’on rendait inabordable sous prétexte de l’honorer, comme un tableau que, de crainte qu’on y touche, on a placé si haut qu’on n’en peut distinguer les traits. Aujourd’hui il semble qu’un autre faux Christ s’apprête à remplacer celui-là. C’est le Jésus sentimental, le Christ tout entier à ses propres émotions, esclave de la sublimité de ses sentiments personnels, un Christ qui, au lieu de révéler Dieu au monde, aurait besoin qu’on le lui révélât, qui, au lieu de penser à nous sauver, se borne à exciter notre intérêt et même notre commisération, un Christ inutile à soi et aux autres, et qui est si peu Celui qui nous ouvre le ciel qu’il ne sait pour lui-même qu’y aspirer de loin ! Voilà le dernier Christ qu’on sert à cette heure aux gens d’éducation. Quant à la foule, bien qu’elle ait délaissé, peut-être renié le vrai Christ, elle se souvient pourtant encore trop de son image pour que ces pauvretés attirent son attention.
Il est toutefois des hommes qui savent ce que c’est que « croire en Jésus ; » des hommes pour lesquels cette foi est encore un acte d’obéissance du cœur, avant d’être cette obéissance de la pensée qui saisit simplement et loyalement la vérité du fait dont le cœur a ressenti la réalité. Essayons, nous qui voulons être disciples de cette foi, de nous rendre compte des raisons de la sobriété qui caractérise l’activité du Sauveur.
Pour cela, gardons-nous avant tout d’y voir le résultat d’une retenue qu’il se fût imposée à lui-même. Ce serait s’exposer à perdre de vue la candeur, la simplicité de son caractère ; ce serait jeter comme une ombre sur la pureté de son cœur droit et absolument vrai ; ce serait vouloir ternir l’image de sainteté native qu’il nous présente, en lui supposant une faiblesse morale qui aurait nécessité de sa part un effort délibéré et soutenu.
Du reste, ce n’est pas sortir de notre sujet que de chercher dans les mobiles éternels du Christ de Dieu la raison pour laquelle, dans le cas spécial qui nous occupe, Jésus laisse à ceux qu’il était venu chercher et sauver le soin de pénétrer jusqu’à lui. Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans une vie pareille, nous devions, pour éclairer un simple détail, avoir recours aux lumières qui découlent de notre foi en Dieu. Un des caractères de cette vie, c’est précisément qu’elle ne renferme pas un seul fait qu’on puisse apprécier en dehors des saintes expériences de la foi. C’est déjà là ce qui nous empêche de nous étonner, lorsque nous entendons Jésus revendiquer, et cela au même titre, les deux noms de Fils de l’homme et de Fils de Dieu. Du moins pour ceux de nous qui sont arrivés à reconnaître par une expérience individuelle l’identité de ces deux expressions, c’est là ce qui nous fait saisir en Jésus non seulement celui par lequel nous est parvenue la prédication de la grâce de Dieu, mais celui en qui nous apparaissent « la grâce et la vérité » elles-mêmes. (Jean.1.17)
Essayons donc d’indiquer la nature des mobiles d’action qui furent ceux de notre Seigneur « dans les jours de sa chair. »
Homme dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire sans aucune des contradictions qui découlent pour nous tous de notre état de chute, Jésus ignorait, en fait de mobiles, tout ce qui n’eût été qu’une volonté exclusivement personnelle. Il n’y avait rien, dans la conscience qu’il avait de lui-même, qui ne pût se rattacher directement à la volonté de son Père. Il ne connaissait donc pas les dangers de ce « zèle pour Dieu sans connaissance, » qui si souvent font hésiter même le plus pieux d’entre nous. Bien que l’horizon humain auquel il avait voulu se réduire lui imposât la nécessité d’un acte de foi pour se tenir à la hauteur des pensées éternelles, il n’avait cependant besoin d’aucun examen pour dégager, dans la sollicitation du moment, ce qui serait provenu de lui-même de ce qui lui était dicté par l’Esprit de son Père.
C’est bien de ce trait caractéristique de la vie morale de Jésus que découle tout naturellement ce fait, qu’il est obéissant à Dieu avant d’être dévoué à ses « frères. » Son amour pour Dieu, qui va jusqu’à l’obéissance absolue de la foi pure et jusqu’au sacrifice de soi-même, cet amour suffit pleinement à le guider jusque dans les derniers détails de sa vie quotidienne. Bien plus, osons le dire : cet amour eût entièrement suffi à la paix de son cœur, même dans le cas où il n’eût pas impliqué pour lui le dévouement et l’amour pour les hommes.
N’est-ce pas là ce qui seul nous explique sa manière d’être en face des maux et du péché et de la misère de l’humanité ? – En particulier, cette sainte placidité avec laquelle il voit venir à lui « les prémices des gentils » n’est-elle pas déjà un exemple de ce que nous venons de rappeler ?
Jésus savait parfaitement que c’était à lui que s’adressait cette antique promesse : « Demande-moi et je te donnerai pour ton héritage les nations ; » et pourtant il se tait! Il ne fait pas un pas ! Il ne tend pas la main ! Et, quand il ouvre la bouche, ce n’est pas à ceux qui sont là devant lui qu’il adresse directement sa parole !
Il ne faut pas craindre de trop s’avancer en donnant à Dieu, dans le cœur de Jésus, non pas seulement la première place, mais toute la place ! Il ne faut pas que ceux qui « croient en Dieu » hésitent à se contenter de ce qui leur reviendra dans le cœur de Jésus une fois que Dieu aura occupé ce cœur tout entier.
Ce n’est que par amour pour Dieu que le Fils de Dieu nous aime, car c’est pour faire la volonté de Dieu qu’il est descendu du ciel ! De peur que nous n’en ignorions, il le dit lui-même, et cela dans le moment où il venait « de prier pour son disciple afin que sa foi ne défaillît pas. » — « Ma nourriture, » dit-il alors, est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » Le besoin le plus impérieux de son âme, est-ce de penser à eux, de prier pour eux ? Non ! ces sentiments, il vient de le leur dire et il ne cesse de le leur prouver, remplissent constamment son cœur ; mais, avec tout cela, ils n’y sont qu’en seconde ligne. Ce qui y tient la première place c’est le besoin pour lui « d’accomplir la volonté de son Père. »
C’est bien là le secret et le dernier mot de la vie morale de Jésus-Christ. C’est ce qui le porte à agir avec autant de décision lorsque la volonté de Dieu entraîne pour lui, dans son existence successive et historique, un sacrifice de sentiment personnel, que lorsque cette volonté coïncide avec ses impressions du moment. C’est ce qui lui fait revendiquer l’office de Juge et de Vengeur avec autant de clarté et de force que celui de Rédempteur et de Sauveur. C’est ce qui lui fait adresser, même aux « troupes » de la Galilée, tant ils lui semblent naturels et évidents, ces mots qui montrent qu’il ne savait lui-même aimer que parce que Dieu aime : « Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? »
Jésus ne cherche pas les Grecs ; il ne les a pas envoyé quérir par ses disciples ; il ne leur adresse pas directement sa parole lorsqu’ils sont parvenus jusqu’à lui, — parce que, « dans les jours de sa chair, » sa mission ne concernait que « la maison d’Israël. »
Ce n’était certes pas que son cœur demeurât sans écho en face de cette faim et de cette soif des païens, dont la preuve vivante était là sous ses yeux. Ce n’était pas que son imagination n’eût jamais dépassé ce qui, jour après jour, s’offrait à son regard dans l’horizon si étroit qui lui avait été assigné. Nous le voyons aux quelques mots qu’il prononce à cette heure. Ils suffisent à dévoiler la hauteur à laquelle s’élève sa pensée et la grandeur absolue du point de vue qu’elle embrasse. Ces mots renferment, dans leur brièveté, non seulement la preuve de la portée de son regard, mais aussi la mesure d’une sympathie qui lui dicte cette parole :
« En vérité, en vérité, je vous dis, si le grain de froment ne meurt pas après qu’on l’a jeté dans la terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. »
Sans nous arrêter à l’allusion que cette parole peut renfermer à Jésus lui-même, et en ne la considérant que comme ayant été prononcée pour ceux qui l’entendirent, ce qui nous frappe c’est qu’aucune autre parole n’eût pu, sous une forme plus simple, révéler la vérité à ces âmes. A ce point de vue, ces quelques mots sont comme un rayon d’en haut pénétrant soudain dans un monde jusque-là éclairé de lueurs fausses et empruntées.
Pour l’apprécier de la sorte, rappelons-nous quelle était l’espèce de lumière qui éclairait ce paganisme dont les représentants entendirent ces mots de la bouche de Jésus.
L’autorité, pour la pensée païenne, résidait non pas dans la conscience du Vivant, mais bien uniquement dans la connaissance de la vie. De plus, la seule manifestation de vie qui fût à leur portée c’était celle de la nature. Tel est bien le caractère distinctif de la pensée religieuse des païens, sous toutes ses formes et à toutes les époques.
La sagesse, pour l’homme normal, pour l’homme selon Dieu, c’est l’obéissance à une expérience imposée, obéissance qui se formulera toujours par « la crainte de Dieu. » L’autorité, pour un tel homme, se rattache donc, non pas à l’expérience qu’il aurait faite lui-même de la vie, mais à celle à laquelle l’aurait soumis l’Auteur même de cette vie. Pour l’homme séparé de cet Etre par l’égarement de sa volonté, il n’y a, au contraire, de vérité et d’autorité que dans le seul fait historique de la vie passagère qui l’entoure, et à l’esclavage de laquelle il s’est réduit. Cette vie-là domine sa pensée parce que son cœur en est dominé. La religion pour lui consiste donc uniquement dans l’appréciation de ce fait de vie ; l’irréligion c’est ne pas le voir, on, l’ayant entrevu, le nier.
A ce point de vue, les Grecs ont été les plus religieux, les plus dévots des hommesr. On peut affirmer qu’ils ont été aussi loin que possible dans le « culte de la nature. » La grandeur à laquelle ils se sont élevés et qui fait d’eux les maîtres de la pensée humaine, aussi bien que l’effondrement auquel a abouti la civilisation dont ils furent les types les plus achevés, tout, chez eux, découle directement de cette position « religieuse. » Ils étaient, entre tous les païens, les vrais « adorateurs de la nature. »
r – Actes 17.22.
C’est ce qu’a aussitôt discerné le Fils de Dieu dans les âmes de ces étrangers. Mais, en même temps que son regard pénètre la position morale qui est la leur, son amour, cette bienveillante sympathie pour ses « frères, » qui fait de lui, aux yeux de son plus grand témoin, le philanthrope par excellences, lui fait ressentir tout ce que ce point de vue renferme d’erroné et de dangereux pour ces âmes. Si d’un côté c’est bien là la plus haute vérité qui leur fût accessible, leur erreur n’en consiste pas moins à s’être arrêtés à ce qui n’est après tout qu’une vérité intellectuelle.
s – Tite 3.4, dans le texte grec.
Jésus descend jusqu’à eux : cela ressort de l’exemple dont il fait choix. Il le prend, en effet, non pas dans la révélation du Dieu vivant d’Israël, encore moins dans sa propre expérience personnelle de ce Dieu ; il le prend dans le fait auquel s’est arrêtée l’expérience « religieuse » des Grecs, dans la vie de la nature.
Il ne proclame pas expressément devant eux l’unité et la spiritualité de Dieu. A quoi cela eût-il servi en présence de païens ? Jésus sait fort bien que ce ne sont pas des paroles, que c’est uniquement l’expérience personnelle qui révèle Dieu à l’homme. Aussi ne le voyons-nous pas, comme les rabbins d’alors et les docteurs de tous les temps, se contenter de prêcher à ces hommes sa propre foi. Encore moins éprouverait-il le besoin de la raffermir en leur en imposant la formule. Ce qu’il veut, c’est avant tout les éclairer ; et il connaît trop bien en quoi consiste pour l’âme humaine l’expérience de Dieu, pour croire qu’on puisse jamais glorifier le Dieu vivant en se bornant à professer son nom devant ceux auxquels l’œuvre de ce Dieu serait encore demeurée étrangère.
Afin d’amener ces hommes à faire l’expérience personnelle du Dieu vivant, il s’efforcera donc de les rendre attentifs et fidèles à l’expérience qui leur a déjà été accordée de l’œuvre divine elle-même.
Pour cela, se mettant en rapport avec eux dans la portion de vérité à laquelle ils étaient parvenus, il touche d’un seul mot, mais d’un mot clair et saisissant, l’erreur qui les avait empêchés de s’élever de la vue de cette vérité, à l’expérience du fait de vie dont elle n’est qu’une manifestation partielle et incomplète.
Prenant donc le fait de vie le plus familier à leur expérience, la vie de la nature visible, il choisit, dans les mille faits de cette vie-là, le plus ordinaire et le plus constant. Dans l’exemple du grain de blé, il leur fait voir qu’ils n’ont pas encore compris cette vie de la nature dont ils se disent et se croient les prophètes.
« Si le grain de blé mis en terre ne meurt pas, il demeure seul ; » il n’a pas développé sa vie, il n’a pas atteint son but. « Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Sa mort n’est pas la destruction de sa vie ; c’est, pour ce grain, le retour à sa vie véritable, à sa vie définitive.
Certes, les Grecs s’étaient livrés avec enthousiasme et persévérance à l’étude de la vie présente. Mais cette vie, ils n’avaient su que l’admirer ; jamais ils ne l’avaient comprise. C’est là ce qu’il y avait eu de faux dans leur « sagesse. »
Ne cherchant la vie véritable que dans celle qui sous leurs yeux était vouée à la mort, ils avaient toujours été déçus. Ils y avaient sans doute reconnu un mystère à étudier ; mais ils n’avaient jamais su y discerner une révélation, encore moins une promesse.
Avec cela, — et c’est ce qui les distinguait de tous les autres païens, — ils avaient cherché à saisir le secret de cette vie non pas, ainsi que les peuples de l’Orient, là où elle nous étonne par son caractère gigantesque ou par sa puissance aveugle et redoutable, mais là où elle se présente à nous comme la manifestation visible de l’être pensant lui-même. De tous les faits de la nature vivante, le Grec s’était attaché au fait humain, en tant que ce fait demeure l’expression de l’intelligence et de la beauté.
Mais arrivés là, ils s’étaient arrêtés !
Ce qu’ils n’avaient pas plus compris que les Egyptiens, les Assyriens ou les Phéniciens, c’est que cette vie de la nature, laquelle, en effet, a son expression la plus haute dans l’homme lui-même, n’est jamais, même alors, que la révélation d’un fait de vie supérieur et éternel. Aussi, effrayés de voir cette plus haute expression de la vie aboutir à la mort, ils s’étaient arrêtés, ils avaient reculé. La pensée grecque, comme la pensée païenne tout entière, avait abdiqué devant la mortt.
t – Hébreux 2.15.
Non pas dès son début, cela est vrai. Pendant des siècles nous la voyons, comme par exemple en Egypte, s’efforcer, avec un courage héroïque, de pénétrer cette réalité désolante de la mort. En Grèce, c’est avec une sorte de désespoir que la pensée s’attache au fait même de cette vie passagère, non pour y chercher la promesse d’une vie meilleure, mais pour lui arracher un secret qu’elle ne renferme pas en elle-même, le secret de l’immortalité. De même que l’Egypte embaume ses morts et leur bâtit des sépulcres indestructibles, les Grecs cherchent à rendre leurs dieux immortels en élevant à l’idéal, dans les images qu’ils s’en font, la virilité et la force de l’homme, ou en fixant dans des « types éternels » les traits fugitifs de sa jeunesse et de sa beauté.
Les uns et les autres cherchent la vie éternelle dans cette seule vie présente qu’ils voient incessamment leur échapper. Aussi finissent-ils, ou bien par l’exclamation dédaigneuse de l’homme d’état romain : « Qu’est-ce que la vérité ! » ou bien par ce désespoir plus effrayant encore des penseurs qui enseignent que la vie présente n’est qu’une infortune, et qui finissent par s’écrier « que les dieux s’en vont. »
Il y en avait cependant, parmi ces païens, qui redoublaient leurs recherches. De ce nombre étaient ces Grecs qui non seulement étaient venus jusqu’à Jérusalem, mais qui, sans doute parce que cette ville elle-même avec son culte, son temple et les traditions de ses docteurs, ne leur avait pas donné ce qu’ils cherchaient, avaient encore, avant de la quitter, voulu « voir Jésus. »
« Le chemin de la vie c’est cette mort qui vous a jusqu’ici effrayés. » Voilà ce qu’ils entendent de la bouche de Celui vers lequel ils s’étaient fait conduire, et ce qu’ils n’avaient jamais encore entendu.
La vie de ce monde n’est pas la véritable vie ! — Et comment se refuseraient-ils à le croire, eux qui, après avoir connu tout ce que cette vie-là possède de beauté et de joies, ne laissaient cependant pas que de chercher encore !
Aussi bien l’avaient-ils dès longtemps entrevu ! Ce qu’ils n’avaient pas compris, c’est que cette vie, toute mortelle qu’elle est, contient néanmoins un germe de vie éternelle, germe qui ne se développe que chez celui qui consent librement à mourir. La mort du grain ne le détruit pas. C’est bien plutôt, pour ce grain, le seul moyen d’atteindre au développement auquel il est destiné. Ce n’est pas si on le détruit, c’est s’il meurt qu’il porte beaucoup de fruit.
Ne reconnaissons-nous pas, dans ce seul mot, ce qui caractérise l’Evangile tout entier ?
D’un côté, c’est la mort volontaire à soi-même et au monde. De l’autre, ce sont les débuts et les arrhes de la vie éternelle déjà dès ici-bas. C’est donc cette vie mortelle devenue la promesse et le gage de l’immortalité. C’est le mot de la vérité elle-même, comme c’est celui de la morale tout entière.
Et la forme que revêt ici cette vérité dans la bouche de Jésus ne peut manquer aussi de nous frapper.
Cette nouvelle naissance qu’il enseignait à Nicodème en s’appuyant sur l’histoire d’Israël ; ce salut qu’il annonçait à la Samaritaine en la ramenant, après qu’il eut réveillé sa conscience, à la tradition des promesses divines ; cette sainteté qu’il dévoile au jeune homme riche en lui révélant la nature spirituelle des commandements, — tout cela il l’annonce ici aux Grecs, sans parler ni de révélation, ni de conscience, ni de loi divine.
Cependant, Jésus ne se bornera pas à énoncer des pensées générales, quelque grandes, quelque fécondes qu’elles soient. S’il a voulu les exprimer devant ces Grecs, s’il a dû s’emparer ainsi de l’attention de ces amants de la sagesse, » il a hâte d’y joindre l’expression des devoirs qui en découlent et pour eux et pour tous. Jésus n’entend pas parler à l’intelligence seulement ; il en veut avant tout à la conscience. Ce n’est pas pour professer la vérité, c’est pour la révéler qu’il est venu sur cette terre où la vérité ne se fait réellement connaître qu’en se faisant pratiquer.
« Celui qui aime sa vie la perdra : celui qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle. »
Ici, il ne s’agit plus déjà de la vie en général : il s’agit du devoir personnel de chacun, de la conduite que chacun doit tenir à l’égard de sa propre vie dans ce monde.
Et que de choses dans ces quelques mots ! Une vie qu’il faut haïr, mais afin de la conserver ! Une vie éternelle proposée comme le but du sacrifice de la vie actuelle, et dont on possède néanmoins en soi, déjà dans cette vie actuelle, le besoin, le désir, le point de départ et le germe !
Si le premier mot de Jésus est une vérité générale pour le penseur, cette seconde parole est un précepte, un problème et une révélation pour le moraliste. Les Grecs étaient l’un et l’autre.
Mais ils étaient encore autre chose. C’étaient, nous l’avons vu, les plus humains des hommes, les hommes les plus dignes de ce nom. Comme tels, ils doivent être non seulement éclairés, mais encore gagnés, et pour cela il leur faut un mot parti du cœur et qui leur saisisse le cœur.
Aussi Jésus, qui a passé d’un fait général à l’exhortation, n’hésite pas à faire un pas de plus. Il leur ouvre son cœur ! Son dernier mot a trait à une relation personnelle entre lui et ceux qui n’étaient venus que « pour le voir. »
« Si quelqu’un me sert, s’écrie-t-il, qu’il me suive ! »
Si ce que je viens de dire a fait à quelqu’un de vous trouver en moi son Maître, je le serai, non pas en lui parlant, mais en marchant devant lui ! Me voici pour le guider sur ce chemin de sa vie éternelle, dont le premier pas l’effraye parce que ce pas consiste à vouloir mourir. Je ne vous dis pas : « Servez-moi ! » Je ne suis pas venu pour être servi. Mais si l’un de vous m’est « donné par mon Père, » si l’un de vous est attiré à moi jusqu’à vouloir me servir, qu’il le fasse en me suivant. Pour moi, je m’empresse d’assurer à cet homme « que là où je serai, là aussi sera celui qui me sert, » et que son avenir sera celui auquel moi-même j’espère ; « car si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. »
Où allait donc Jésus ? Où s’apprêtait-il à aller, pour parler de la sorte ? — Nous nous attendons à voir les Grecs quitter sa présence, et voici que c’est lui qui annonce son départ en invitant à le suivre ceux qui le servent !
C’est que pour Jésus cette apparition des Grecs a été un signal longtemps attendu. Hier, il avait eu son triomphe. Mais, seul à en sentir la grandeur, il a aussi lui seul compris l’inanité des acclamations dont il s’y est vu entouré. Même ses disciples, — c’est l’un d’eux qui nous le dit ici, — étaient demeurés stupides, tout en joignant leurs voix aux cris d’une foule qui ne saluait en lui que le faiseur de miracles. Quant aux chefs et aux docteurs du peuple, ils conspirent à cette heure contre lui.
Aussi, en voyant venir à lui ces païens, Jésus a compris que son heure était venue et que son ministère terrestre allait prendre fin.
Non, certes, ce n’était ni lui qui les avait cherchés, ces étrangers, ni eux qui étaient venus d’eux-mêmes jusqu’à lui ! Jésus y a vu plus que cela ! Il a reconnu, dans cette rencontre, la main même de Dieu ; il a compris que c’était son Père qui lui avait envoyé, dans ces Grecs, le gage et les prémices du glorieux héritage qu’il devait un jour recueillir. Leur présence, cependant, en même temps qu’elle lui montrait l’entrée dans le royaume de Dieu des nations qui lui étaient promises, mettait devant son âme, d’un côté la déchéance de son peuple, et de l’autre cette croix sanglante sur laquelle il devait conquérir l’humanitéu.
u – Éphésiens 2.14.
Mis ainsi en face de ce signe et de deuil et de triomphe, Jésus n’a plus devant lui des Grecs et des Israélites. Il ne voit plus, dans ceux qui l’entourent, que les représentants de cette humanité pour le salut de laquelle il sait que son Père va le livrer à la mort. Aussi, à peine a-t-il montré à ceux qu’il invite à le suivre cette plus glorieuse de toutes les promesses, l’honneur que confère Dieu lui-même et Dieu seul, que, saisi lui-même du frisson avant-coureur de la mort, il ouvre devant eux le chemin de la victoire.
Le cri qui lui échappe, s’il est le cri de la faiblesse, n’en est pas moins celui du triomphe de la foi. « Maintenant, mon âme est fort troublée ! Et que dois-je dire ? Mon Père ! délivre-moi de cette heure ; aussi est-ce pour que tu me délivres que je suis venu à cette heure ! Père ! glorifie ton nom ! »
A peine, cependant, le regard de son âme s’est-il ainsi détaché de la pensée de lui-même pour se fixer sur la seule gloire du saint nom de son Père, qu’une voix du ciel se fait entendre.
C’est la troisième fois depuis le début de son ministère. A chaque fois cette voix, comme ici, « n’est pas pour lui, » mais pour ceux qui l’entourent : au Jourdain, c’était pour le Précurseur ; sur la montagne sainte, pour les apôtres intimes ; ici, pour tous.
En effet, nous l’avons vu, il n’y a plus, dans ce moment, autour de Jésus, des Juifs et des Grecs. Il n’y a plus que des hommes qu’il invite à le suivre jusqu’à la mort elle-même, mais à l’y suivre les yeux fixés sur Dieu seul.
Aussi est-ce là une voix qui nous concerne, nous, aussi bien que ceux qui l’entendirent Après avoir été, comme les Grecs, conduits à Jésus par ses apôtres, nous l’avons, nous aussi, entendu parler devant nous. Reste à savoir si Dieu lui-même pourra prendre la parole dans nos cœurs et nous dire la gloire de Jésus-Christ.
Si Jésus nous a quittés, il nous envoie du ciel, de la part de son Père, l’Esprit « qui témoigne de lui. » Puisse cet Esprit répéter à nos cœurs silencieux, soumis, attentifs, ce dernier mot du Sauveur des hommes à ceux pour lesquels il va souffrir :
« Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ! Et là où je serai, là aussi sera celui qui me sert ! Et si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera ! »