Jusqu’ici nous avons surtout étudié et caractérisé le christianisme objectif, tel qu’il est en lui-même. Examinons-le maintenant au point de vue subjectif ; recherchons ce qu’il aspire à devenir au dedans de nous, et par quel moyen il y opère une transfiguration aussi glorieuse que profonde.
Le christianisme, embrassé dans sa pleine vérité, n’est pas un phénomène spirituel restreint à une certaine époque, et contenu tout entier dans les limites d’un fait une fois accompli. Loin de là, car il se pose et se donne, au contraire, comme une puissance toujours féconde, comme une vertu divine sans cesse active, dont la mission universelle et la fin suprême sont de vivifier toute l’humanité. Il faut donc que son fond substantiel et son essence propre s’infiltrent et s’infusent sans interruption dans le sein de l’homme et du genre humain, pour en former un monde chrétien que la présence de Dieu veut et doit glorifier progressivement. Pour cet effet, il est indispensable, d’un côté, que l’homme se l’assimile complètement dans les profondeurs les plus intimes de son être ; et de l’autre, qu’il le traduise de même dans les pages de son existence et le fasse passer dans les réalités de sa vie. Cette assimilation profonde s’opère par la foi, et cette traduction vivante, par l’amour. Voilà les deux éléments fondamentaux du christianisme.
Mais la vie chrétienne ne s’arrête pas à ce degré de développement individuel ; sa nature la rend essentiellement sociale ; et c’est cette vie chrétienne sociale, au double point de vue de l’ordre et de l’unité, que nous appelons du nom d’Église. Examinons maintenant de quelle manière cette réalisation subjective de la religion chrétienne correspond à sa nature objective, et réfléchit son caractère propre. Nous partirons naturellement de la foi, puisque c’est par elle que nous entrons en rapport personnel et vivant avec l’Évangile.
La manière selon laquelle le christianisme se forme au dedans de nous nous autorise à dire qu’il est essentiellement la religion de la foi. En effet, c’est à la foi, à un abandon plein de confiance en sa personne, que le Christ rattache et subordonne le secours divin qu’il promet aux âmes travaillées, et son efficacité salutaire pour guérir les misères physiques et morales. C’est sur la foi que l’apôtre Paul fait reposer tout l’édifice spirituel, et particulièrement ce qu’il y a de plus essentiel pour l’homme, sa justification devant Dieu. C’est aussi de la foi en Jésus-Christ, fils de Dieu, que Jean fait dépendre et découler la véritable vie. L’auteur de l’épître aux Hébreux exprime si énergiquement la valeur et l’importance propre du Christ, qu’il le nomme le chef et le consommateur de la foi ; et quand on veut d’un seul mot caractériser les chrétiens eux-mêmes, on les appelle les fidèles. Or, de tout cela, rien n’est ni fortuit ni arbitraire ; et il en est ainsi, parce que la nature du christianisme ne permet pas qu’il puisse en être autrement.
Mais quelle est l’essence de la foi ?
Disons d’abord qu’elle se rapporte à quelque chose d’invisible qui dépasse le monde des sens. Son objet appartient à cet ordre supérieur des choses qui se manifeste dans notre univers sensible, et embrasse surtout ce que nous comprenons sous les noms de divin, d’infini, d’absolu. Dans le sentiment de sa nature finie, dépendante et bornée, l’homme, pressé par la contradiction même qu’il trouve entre ses limites et ses désirs, s’élance vers l’infini, vers l’absolu ; et comme il est lui-même un esprit, comme il se sent et se sait tel, il ne peut se représenter cet infini vers lequel il aspire que sous l’idée d’un être spirituel. Mais il n’a pas plutôt reconnu que cet esprit infini est le dernier et le suprême fondement de son propre être et de sa propre vie, qu’il doit nécessairement entrer avec lui dans des relations vivantes. Et c’est précisément cet élan de l’homme vers la source supérieure et absolue de sa vie, ce pressentiment d’abord, et puis la vive conscience qu’il en acquiert, ce sentiment enfin qu’il a d’être à tous égards et sans cesse dépendant de cet esprit infini et conduit par lui, qui constituent la religion, la piété.
On donne ordinairement le nom de raison à la faculté par laquelle l’homme s’élève à l’infini et se met en communication avec lui. Nous n’avons rien à objecter, si l’on entend par raison la capacité par laquelle l’âme humaine conçoit le suprême et le parfait, et s’assimile le divin. Mais il faut alors aussi reconnaître que la forme primitive, essentielle et universelle, sous laquelle la raison s’unit véritablement au divin, est celle de la foi. Le mot raison implique toujours une connaissance acquise et un développement intellectuel qui ne sont le partage que d’une portion notablement restreinte de l’humanité. Mais puisque le divin existe également pour tous, il faut que tous puissent lui être unis par un lien immédiat, indépendant du développement de leur raison.
D’autres entendent par raison, ou bien une connaissance théorique, ou bien une détermination pratique ; mais cette raison, soit théorique, soit pratique, ne constitue nullement ce rapport primordial dont nous parlons. Par la connaissance, nous pénétrons dans un objet et nous nous l’approprions intellectuellement. Il est vrai que notre rapport primitif et direct à l’esprit infini implique aussi et renferme, comme la connaissance théorique, une assimilation spirituelle et un certain degré de développement intellectuel, puisque nous distinguons le divin de ce qui ne l’est pas ; mais remarquons que le savoir, au sens strict du mot, fondé sur l’aperception sensible ou sur une véritable contrainte intellectuelle, possède une certitude exclusive, absolue, qui nous manque dans le domaine des choses divines ; et notons encore que, eussions-nous cette certitude, ce simple savoir, intellectuel et abstrait, n’établirait pas entre nous et le divin, source de notre vie, ce rapport plein et nourri, complet et vivant, que la langue humaine appelle à bon droit du nom de religion. — Par la volonté, nous versons et nous exprimons dans le monde ce qui est et vit en nous. Ici encore, nous reconnaîtrons volontiers que ce lien originel et immédiat qui doit nous unir au divin, a quelque chose de commun avec la volonté ou la raison pratique, puisque ce lien, en sa qualité de mouvement et d’élan de l’âme vers Dieu, est un acte volontaire, et que l’âme, une fois unie à son saint objet, doit nécessairement trouver dans cette union vivante des forces morales impulsives, des motifs puissants d’agir. Mais nous soutenons que ce lien primordial et vivant est plus qu’une pratique morale, car toute pratique a pour but de faire passer dans le monde la vie qui est en nous, tandis qu’en tout cas la religion commence par être une impression que Dieu grave de sa personne au dedans de nous, une nourriture objective que nous nous approprions pour alimenter et faire croître notre propre vie intérieure et cachée. Le divin véritable doit servir de fondement à toute notre vie, embrasser tout notre être, devenir la condition de notre existence entière dans ses multiples manifestations ; c’est là le trait essentiel qui le caractérise. Et de notre côté, nous devons comprendre que toute notre conduite, avec l’ensemble intégral de nos forces, de nos capacités et de nos fonctions, doit reposer sur cette base divine et se sentir enracinée en Dieu. Telle est la plénitude des rapports vivants qu’il nous faut soutenir avec Celui qui est la source de notre être ; et c’est cette réligationa de toute notre vie à son origine divine, c’est cette adhérence pleine et libre de notre personnalité à la personnalité éternelle et infinie, que nous désignons du nom de foi. Ainsi, la foi est un fait vivant ; c’est la vie en Dieu, vie sentie, vie efficace, et par cela même personnelle et indépendante. Sans doute elle est étroitement associée aux autres sphères de la vie, mais elle ne dérive d’aucune d’elles ; elle sort d’elle-même ; et de ses hauteurs divines elle leur communique à toutes, de son propre mouvement, leur impulsion et leur direction véritable. Elle ne dépend pas de la mesure du savoir, comme si celui qui serait le plus instruit devait être par cela même le plus religieux, quoiqu’elle aspire irrésistiblement, par ses plus intimes instincts, vers la lumière de la connaissance. Elle ne s’absorbe pas davantage dans l’action morale, de telle sorte qu’il fallût conclure que l’homme le plus moralement actif fût aussi le plus pieux, quoiqu’elle renferme en elle-même un ressort moral d’autant plus énergique qu’elle est plus élevée, et qu’elle prouve par les faits qu’elle est la base la plus profonde de la moralité. Elle a sa vie propre, autonome, qui ne relève que d’elle-même, et qui consiste à s’approprier le divin par un mouvement primitif et par une aspiration primesautière de toute l’âme, antérieurs et supérieurs à toute démonstration rationnelle ; à se vouer et à se dévouer à lui avec un abandon plein de confiance ; à sentir, à expérimenter et à proclamer par toute notre vie intérieure, que lui seul est la vérité suprême, parce que seul il nous satisfait et nous apporte le salut. En un mot, la foi est la religion avec tous les caractères d’originalité et d’indépendance, d’universalité et d’affirmation qui lui sont propres.
a – Mot inusité, qui signifie rattachement, renouement.
Ainsi la religion, ce don de soi-même à Dieu, est au fond et en dernière instance, de la foi. Et ce qui fait l’un des caractères et l’une des gloires du christianisme, dans sa face subjective, c’est d’avoir élevé la religion, au titre de foi, à sa plus haute manifestation, à son expression la plus pure. C’est lui qui le premier a mis au jour, dans toute sa netteté, ce point de vue et cette position qu’on n’a pas su, depuis, maintenir purs, toujours et partout. Avant lui nous trouvons des conceptions religieuses imparfaites qui, sans nier la foi, inclinent à faire de la religion, soit une science, soit une pratique ; et même, depuis qu’il a posé avec tant de clarté, d’énergie et de vie, le principe de la foi, nous rencontrons encore des systèmes qui essaient de réduire la religion à n’être qu’un simple savoir ou qu’une pratique morale, et qui tendent inévitablement à lui dérober sa vie propre et à la détruire complètement.
Par exemple, avant l’apparition du principe de la foi, c’est le paganisme qui incline à transformer la religion en savoir. Qu’est-ce, en effet, que le paganisme ? Un culte rendu aux puissances générales qui président à la nature et à la vie humaine, culte qui repose essentiellement sur une manière imparfaite, il est vrai, mais pourtant précise de connaître cette nature et cette vie humaine, sur une espèce de philosophie naturelle qui, nonobstant sa forme polythéiste, est, en dernière analyse, une philosophie panthéistique. C’est sur cette même base panthéistique que se fonde la spéculation moderne, qui nous ramène par cela même au paganisme. Hostile au principe de foi qui s’est donné, depuis dix-huit siècles, une expression et une valeur historique universelle, elle s’efforce de faire prédominer le principe du savoir absolu ; dans ses mains, Dieu n’est qu’une simple idée ; le progrès universel et la perfection divine ne sont que les lois du monde ; nos rapports avec Dieu, qu’une affaire de conception et de logique ; et le divin se fondant tout entier dans l’univers et dans l’humanité, il ne reste plus à l’homme qu’à conserver le culte des génies, ou mieux encore, qu’à s’adorer lui-même. Ainsi la religion n’est que de la spéculation, et la foi s’évanouit dans le savoir.
Autre exemple. Avant l’Évangile qui a consommé la foi, c’est le judaïsme qui incline à faire de la religion une pratique. Qu’est-ce, en effet, que le judaïsme ? Au point de vue objectif, une règle divinement tracée ; et au point de vue subjectif, une obéissance aux commandements de Dieu. Cette obéissance s’appuie sans doute sur la foi, car la soumission à la législation d’un Dieu absolument surnaturel ne peut reposer que sur cette base ; et par là le judaïsme, qui peut montrer dans Abraham un type prophétique des fidèles, préparait certainement l’avènement du principe de la foi ; mais ce qui fait son essence et son âme, dirai-je, c’est la conduite envers Dieu, c’est l’accomplissement de sa loi, de sa volonté ; il suppose la foi, mais elle n’est pas son centre ; et ce n’est pas d’elle, mais des œuvres, qu’il déduit la position de l’homme à l’égard de Dieu. C’est la même situation que prend cette théorie philosophique moderne, qui fait de la religion une obéissance aux lois morales de la raison pratique, et qui n’admet un ordre supérieur du monde et un ordonnateur suprême qu’au titre de corollaires de nos besoins moraux ; théorie qui ne supprime pas directement, il est vrai, la religion, comme le fait la spéculation la plus récente, mais qui la rabaisse au point de n’en faire qu’un simple accident de la moralité.
Disons-le hautement, la religion ne brillera de son pur éclat et ne se maintiendra dans sa force qu’en se posant comme un fait psychologique, vivant, autonome, c’est-à-dire qu’au titre de foi, pure, libre, énergique, personnelle, telle qu’elle se montre à nous dans cette religion chrétienne qui, recueillant les pressentiments du paganisme et les préparations du judaïsme, l’a réalisée dans sa suprême perfection, car le Christ est le consommateur de la foi. Si vous voulez donc avoir du christianisme une conception qui corresponde à son essence, retenez fermement ce trait capital qui lui est propre, et qui vous empêchera de retomber soit dans l’erreur païenne, soit dans l’erreur juive, dans la religion du savoir, ou dans celle de l’action morale.
Si l’on demandait dans quel sens le christianisme est la religion de la foi, nous ferions à cette question la double réponse suivante. Et d’abord, le Christ lui-même nous présente tout ce qu’il veut être pour l’humanité, et toutes les richesses qu’il lui apporte, comme un objet de foi, d’assimilation libre, confiante, morale, qui porte la garantie de sa vérité dans la vie intime qu’il communique, et dans la parfaite satisfaction qu’il procure. En nous exposant d’une manière positive et dans un ensemble de faits glorieux le saint amour de Dieu pour les hommes, il voulut nous communiquer la vérité qui rachète et qui sanctifie réellement. Pour atteindre ce but, il ne s’amusa pas à donner des preuves de l’existence de Dieu, ou à déduire de sa nature les perfections qui lui sont inhérentes ; il n’insista pas non plus sur l’accomplissement d’une loi sans lequel on ne pourrait pas conquérir l’amour divin ; mais il parla, mais il agit directement du sein de la conscience religieuse la plus riche et la plus pure qui fut jamais, réalisant en des traits si lumineux le saint amour de Dieu dans les humbles splendeurs de sa propre vie, et le dépeignant en des tableaux si parlants et si touchants, que toute âme réceptive devait en être fortement saisie. Il vivait donc lui-même en plein dans la foi, et il offrait le divin, tout en le pratiquant, et le salut tout en le réalisant, aux sympathies libres et vivantes des cœurs altérés et affamés. Et ses apôtres agissent de même. Ils annoncent la joyeuse nouvelle du salut apparu en Christ ; ils dépeignent Jésus crucifié et ressuscité ; ils invitent à la repentance et à la réconciliation ; et puis ils laissent à cette bonne nouvelle qu’ils ont annoncée et garantie par leur propre vie, le soin de produire ses effets dans les âmes, sous la conduite de l’Esprit qui leur était promis, et de prouver qu’elle était la puissance de Dieu pour sauver les hommes. En général, ils posaient devant les consciences des faits vivants, mais à la condition qu’on les admettrait avec une libre confiance et qu’on en expérimenterait la vertu salutaire, c’est-à-dire, à la condition de la foi.
En second lieu, nous ne pouvons nous approprier les dons que nous offre l’Évangile que par le moyen de la foi. Si le christianisme consistait en une somme de propositions doctrinales, son organe assimilateur correspondant serait l’intelligence et la pensée ; ou bien, s’il se donnait avant tout pour une loi morale, il s’adresserait à la volonté et à l’obéissance ; mais il est essentiellement rédemption, et il réclame à ce titre une capacité supérieure, un abandon plein de confiance à sa puissance rédemptrice, un épanouissement complet de notre vie intérieure, prête à se laisser pénétrer tout entière par les impressions libératrices qu’elle a déjà pressenties. Toutefois, nous délivrer d’un joug, celui du péché et de ses châtiments, et renverser le mur qui nous séparait de Dieu, n’est pas toute son œuvre ; il veut encore, et très positivement, former des créatures nouvelles, de nouvelles et supérieures personnalités. Or, il n’y a qu’une personnalité qui en enfante réellement d’autres ; et celles que l’Évangile exige, toutes pénétrées d’une nouvelle vie, jouissant d’une pleine communion avec Dieu, et marchant dans la sanctification, ne peuvent naître que sous l’influence toute puissante d’une personnalité qui possède dans une parfaite mesure ce qu’il faut produire et développer en d’autres. Pour opérer cette création spirituelle, il faut que les individus s’unissent à cette riche et unique personnalité, de telle sorte qu’ils attirent en eux les trésors de vie qui la caractérisent ; ce qui ne peut avoir lieu qu’autant qu’ils ouvriront leurs âmes volontairement, avec confiance et abandon, aux impressions vivifiantes et à l’action rénovatrice de cette personnalité. Sans doute il importe à cet effet de la connaître et d’être disposé à recevoir son influence, c’est-à-dire qu’un acte moral est indispensable ; mais, en dernière analyse, ce n’est ni de cette connaissance, ni de cette bonne disposition, mais d’un dévouement personnel inspiré par une faim et une soif intérieures de vie, que naît ce rapport vivifiant, et c’est là ce que nous appelons foi. Si donc il est juste et vrai de dire que le centre créateur du christianisme est formé par cette personnalité du Christ en qui le divin et l’humain se pénètrent parfaitement, et qui contient dans son sein l’énergie divine qui sauve et qui sanctifie, il est dès lors évident qu’il ne peut y avoir aujourd’hui, demain et toujours, comme il y a dix-huit siècles, d’autre voie pour arriver au christianisme et pour participer pleinement à ses bienfaits, que de s’unir par un dévouement sans réserve à cette incomparable personnalité, et par elle à Dieu ; que de persister et de croître dans cette communion, afin que le Christ se forme et vive toujours plus en nous, et que son influence créatrice nous transfigure à son image. C’est ainsi que le Christ se glorifie à travers l’histoire, dans les individus et dans l’humanité, et toujours et partout par la foi, cet organe essentiel du christianisme, cet élément fondamental et indispensable à l’homme.
Si donc l’objet essentiel de la foi chrétienne est la personne même du Rédempteur, en qui sont unies la divinité et l’humanité et déposées les sources du salut, il semble que ceux qui reçurent immédiatement l’impression directe et vivante de cette personne, eurent un avantage immense sur tous ceux qui depuis lors jusqu’à nos jours sont venus après eux. Et de là sans doute le désir si souvent et si douloureusement senti, de voir et de contempler le Christ historique face à face ! Il faut l’avouer, ce désir renferme quelque chose de naturel et de vrai ; il reconnaît pleinement et proclame la puissance de l’impression vivante. Mais ce n’est pas une raison de ne pas voir l’autre côté, pour nous plus important, de la réalité. Ce n’est pas l’enveloppe extérieure de la personnalité du Rédempteur, la personnalité perçue par les sens, l’intuition sensible du Christ qui enfante la foi, mais l’intuition spirituelle. L’apôtre qui fut par excellence le héraut de la foi, n’avait pas vu le Christ des yeux du corps, ou s’il l’avait vu, il ne voulait plus le connaître de cette manière. Puisque le Christ lui était aussi présent spirituellement qu’à ses contemporains, il peut donc l’être encore pour nous. Sans doute pour arriver à croire en Lui, il faut connaître les détails de son apparition terrestre ; pour avoir de lui une image vraie et vivante, il importe au préalable de posséder les principaux traits de sa personne et les faits de sa vie. Cette connaissance, Paul la possédait par la voie de l’enseignement oral ; et nous, nous l’avons par celle de la tradition écrite, par un témoignage dans lequel brille, claire et saisissante, pour des yeux ouverts et candides, la haute et divine figure du Seigneur. Il est vrai, toutefois, que ce témoignage écrit ne suffit pas. Il nous donne bien les traits individuels de l’image, mais il faut que l’image elle-même prenne les harmonieuses proportions et l’ensemble achevé d’un tout accompli. Il nous l’offre par la parole extérieure, et il faut qu’elle devienne en nous esprit et vie, car ce n’est qu’à cette assimilation complète, spirituelle et vivante que nous donnons à bon droit le nom de foi. Un nouvel élément est donc nécessaire pour produire cette pleine et riche foi ; et cet élément, c’est l’Esprit saint qui sort du Christ lui-même, qui vivifie son image en nous, et qui la grave et la confirme par son témoignage. Et sur ce point encore Paul nous sert de modèle. Il avait certainement appris par la voie traditionnelle les détails de la vie de Jésus, et pourtant, en sa qualité d’apôtre et d’ambassadeur de Christ, il déclarait connaître l’Évangile non de la part des hommes, mais par une révélation intérieure de Jésus-Christ, dans son propre esprit. Nous donc aussi nous devons expérimenter au dedans de nous, quoique dans une moindre mesure que l’apôtre, cet attrait du Père vers le Fils, et cette glorification intérieure de l’image du Christ par l’Esprit qu’il promit aux siens, qu’il répandit abondamment sur la primitive Église, et qui ne peut être éteint aujourd’hui, car aujourd’hui comme autrefois elle est vraie, cette parole de Paul : « Nul ne peut nommer Christ Seigneur, si ce n’est par le Saint Esprit. »
Il y a plus ; ce témoignage intérieur est, pour nous, corroboré par un témoignage extérieur que l’âge apostolique ne pouvait pas avoir. Je veux parler des effets de ce même Esprit dans le sein de l’humanité. Paul et ses contemporains ne virent que ses premiers et naissants succès, comme des présages heureux de ceux qui devaient les suivre ; mais nous, nous pouvons contempler ses triomphes séculaires, une victoire longue bientôt de deux mille ans. L’histoire du monde chrétien et celle des individualités les plus variées nous le montrent se gravant en des formes diverses, mais harmoniques au fond et toujours plus grandioses, et se reflétant sans cesse le même dans les nations qu’il épure et dont il respecte les caractères particuliers et la mission spéciale. Partout où il pénètre sérieusement, il devient une puissance rénovatrice qui moralise, qui affranchit et qui sanctifie. Aussi, à la vue de ces effets régénérateurs qui sont émanés de siècle en siècle de l’Esprit de Jésus, et qui confirment si puissamment le témoignage primitif des apôtres et celui de l’Esprit dans notre intérieur, la foi pour le Christ et le dévouement à sa personne naissent et grandissent naturellement.
Or cette foi n’est rien de forclos et d’isolé dans l’esprit, comme le serait un fait une fois accompli ; bien au contraire, elle est la racine et le foyer d’une vie organique progressive. Comme le cœur placé au centre de la vie physique suppose d’un côté cette vie, et de l’autre la produit et l’entretient sans cesse, ainsi la foi est un foyer vivant de forces qu’il reçoit d’une part, et qu’il communique de l’autre, en les marquant d’un sceau créateur. Elle est réceptive, en ce qu’elle s’approprie les vertus salutaires qui lui sont offertes en Christ, et productive, en ce qu’au moyen de cette assimilation elle crée une vie nouvelle. Dans les deux cas elle se présente à nous comme un organisme vivant et vivifiant. Etudions-la au point de vue de son objet et de la manière de se l’approprier.
L’objet de la foi chrétienne est Dieu et sa révélation rédemptrice en Christ, manifestés dans un ensemble de faits et de vérités salutaires d’une richesse infinie, et si intimement enchaînés les uns aux autres, qu’on ne saurait les séparer sans leur enlever leur sens et leur force. Or, le centre de ce magnifique ensemble est encore la personne du Christ, qui contient et qui renferme en elle le déploiement radieux du salut. C’est là, ou bien nulle part, que nous trouvons une liaison, une harmonie, un organisme vivants. Et ce n’est à aucune faculté isolée, à aucune capacité particulière qu’il est donné de l’embrasser dans son entier ; il ne faut rien moins qu’un acte constant de tout l’esprit, de toute l’âme pour saisir cette pleine et riche vie. La foi chrétienne n’est donc ni une affaire d’intelligence, ni une certitude historique ou dogmatique, ni une manière particulière de vouloir et d’agir. Elle consiste dans l’acceptation sympathique de l’élément divin par toutes les puissances de notre vie intérieure, et dans le dévouement assimilateur de toute notre personne à la personne du Christ ; et si l’on veut donner le nom de cœur ou d’âme à l’indivise unité de la vie spirituelle, nous dirons alors que la foi a son siège primitif dans l’âme ou dans le cœur, en embrassant sous cette dénomination et l’homme qui sent, et l’homme qui pense, et l’homme qui veut, et l’homme qui crée par la force plastique de l’intuition vivante. Cette manière de concevoir la foi s’accorde bien avec ce que l’apôtre nous demande, lorsqu’il nous exhorte à revêtir Christ, ce Christ qui doit prendre une forme en nous, et duquel il pouvait dire, par une intime expérience : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. » Eh bien ! cette nouvelle et supérieure personnalité qui se forme dans l’homme sous la pleine influence de la personnalité divine et humaine, rédemptrice et sanctifiante du Christ, cette continuation de la vie du Christ en nous, ne peuvent avoir lieu qu’au moyen de cette foi qui saisit, qui pénètre toute notre personne, et qui devient organique à son tour, en embrassant l’intégralité de notre vie.
Elle est encore organique par les conditions inévitables qu’elle suppose, et par les conséquences assurées qu’elle produit. L’essentiel pour elle est de faire de l’homme, par Christ, une nouvelle personne agréable à Dieu, un enfant du Père céleste. Or la création d’une personnalité nouvelle dans l’homme, au sein de la même existence extérieure, implique en lui la mort à une vie antérieure et la naissance à une vie nouvelle. Cette mort à une première vie pécheresse, coupable, a lieu par la repentance. Et voilà la condition inévitable de la foi, parce qu’on ne peut soupirer ardemment après la rédemption qu’autant qu’on sent et qu’on rejette le péché. Et cette naissance à une vie nouvelle est à son tour une conséquence assurée de la foi, par la vertu du nouveau principe de vie que nous nous sommes approprié en Christ. Elle se démontre et se manifeste inévitablement par l’amour, qui est le second élément subjectif et capital du christianisme. Dirigeons maintenant toute notre attention sur ce point.