Lettre de Frédéric-Guillaume aux grands-ducs de Moscovie. — Colonie réfugiée à Moscou. — Lettre de Frédéric III. — Ukase de 1688 en faveur des réfugiés. — Régiment de Lefort. — Colonie réfugiée à Saint-Pétersbourg. — Ses rapports avec Genève.
La Russie se montra plus hospitalière que la Suède envers les réfugiés. L’électeur Frédéric-Guillaume avait écrit en leur faveur au jeune Pierre et à son frère Ivan V, et il leur avait communiqué le zèle ardent et la vive compassion qu’il ressentait lui-même pour ces infortunés. La lettre suivante qu’il reçut de son ambassadeur à Stockholm nous montre quel généreux accueil il leur avait préparé dans ce pays que le génie d’un grand homme allait bientôt tirer de la barbarie dans laquelle il était plongé, pour l’élever au rang de puissance prépondérante dans le Nord
« M. le comte Gustave de La Gardie a reçu des lettres de Moscou, par où on lui mande qu’il s’y est établi un nombre prodigieux de réformés de France, que les czars les ont parfaitement bien reçus, leur ont accordé l’exercice public de leur religion et beaucoup de privilèges et de franchises. Étrange métamorphose, monseigneur, que la France, autrefois si polie et si pleine d’humanité, soit devenue barbare à ce point que les plus fidèles sujets du roi de France soient obligés d’aller chercher un asile en Moscovie et qu’ils y trouvent le repos et la sûreté qu’ils ne peuvent trouver en leur patrie. »
Après la mort de Frédéric-Guillaume, son fils Frédéric III envoya Jean Reyer Chapliez à Moscou, pour notifier son avènement à la cour de Russie, et pour solliciter en même temps l’entrée libre dans toutes les parties de l’empire en faveur des calvinistes de France que les circonstances pourraient conduire à y chercher un abri. Il se montra ainsi le digne successeur de son père, et prouva comme lui que la politique n’était pas le seul mobile de sa conduite envers les réfugiés. Sa demande fut accordée sur-le-champ. Un ukase impérial, publié en 1688 et revêtu des signatures de Pierre et d’Ivan, ouvrit toutes les provinces de la Russie aux protestants fugitifs, garantit aux militaires de l’emploi dans l’armée nationale, avec des traitements proportionnés à leurs grades, et leur laissa la faculté de se retirer librement s’ils souhaitaient retourner un jour dans leur ancienne patrie.
[Charles Ancillon rapporte textuellement le privilège ou passeport que l’électeur Frédéric III obtint des grands-ducs de Moscovie en faveur des réfugiés. Voir son Histoire de l’établissement des français réfugiés en Brandebourg, p. 382-388. Berlin, 1690.]
Peut-être le Genevois Lefort, qui cherchait alors à initier Pierre aux secrets des sciences et de la civilisation de l’Europe, ne fut pas étranger à cette mesure humaine autant qu’habile. Selon Voltaire, le tiers du régiment qu’il forma et qui était de douze mille soldats se composait de Français émigrés. Si exagéré que nous paraisse ce fait attesté par l’historien de Pierre le Grand, il prouve cependant qu’un assez grand nombre de fugitifs se fixèrent en Russie, et qu’ils n’y furent pas sans influence sur la création de cette armée disciplinée et obéissante qui permit au czar d’accomplir ses projets de réforme.
La nouvelle capitale de l’empire, construite par Pierre le Grand, vit se former dans ses murs une communauté française qui entretint longtemps des rapports étroits avec Genève. En 1720, les pasteurs et les anciens s’adressèrent au conseil de cette ville pour le prier d’autoriser une collecte pour la construction d’un temple. « Le zèle et la charité, écrivirent-ils, que Vos Excellences ont fait paraître dans toutes les occasions pour soulager les membres des Églises abattues, soutenir les chancelantes et en fonder de nouvelles dans les lieux où l’Évangile n’avait pas encore été annoncé, nous fait espérer que cette Église naissante dont nous avons l’honneur d’être les pasteurs et les anciens, recevra également de vos libérales bontés le soulagement dont elle a besoin dans des commencements fort rudes et difficiles ; et afin de donner à Vos Excellences une juste idée de notre situation et de nos besoins, nous avons l’honneur de leur dire que notre assemblée est composée d’Anglais, de Hollandais, de Français réfugiés, de Suisses et de Genevois, dont il y en a nombre qui ont un rang et qui eurent des emplois honorables en cette cour. » Le temple s’éleva en effet, et Genève désigna habituellement les ministres qui vinrent prêcher l’Évangile aux réfugiés fixés à Saint-Pétersbourg. Aussi dans une nouvelle lettre envoyée au conseil en 1725, et qui porte les signatures de Dupré, de Coulon, de Lefort, de Pelloutier, cette colonie française établie sur les bords de la Neva exprima-t-elle le vœu d’être regardée comme une fille de la république genevoise.
Un certain nombre de réfugiés pénétrèrent plus avant dans l’intérieur de la Russie, et créèrent une petite colonie à la fois agricole et commerçante sur les bords du Volga. Leurs descendants continuent à former, selon le témoignage d’un voyageur moderne, une communauté distincte dont les membres viennent tous les ans, du village qu’ils habitent près du grand fleuve, à la foire de Makarieff, pour y trafiquer avec les hindous. Selon cet écrivain, ils ont conservé, au fond de l’empire russe, le costume complet du règne de Louis XIV, sans en excepter l’habit à basques et la volumineuse perruque, et ils s’expriment même encore dans la langue classique des contemporains de Corneille et de Racinea.
a – [Voyage dans quelques parties de l’Europe, par le comte Lagarde, p. 347. Londres, 1825. L’auteur de cet ouvrage a séjourné quelque temps à Moscou en 1812.]
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