Jean XXIII avait promis de protéger Jean Hus, mais il avait plutôt besoin de protection qu’il n’était en état d’en accorder ; d’ailleurs il n’était ni de caractère ni d’humeur à refuser aucune satisfaction aux cardinaux et aux prélats de son parti, bien moins encore à se compromettre pour un homme accusé d’hérésie. Le moment vint bientôt d’oublier sa promesse.
Jean Hus ne s’abusait pas lorsqu’il disait que ses plus cruels ennemis venaient de Bohême. Etienne Paletz et Michel Causis l’avaient devancé au concile, et il y rencontra, parmi ses compatriotes, un troisième ennemi plus dangereux que les deux autres par son influence et par ses talents ; ce fut Jean Hoffman, évêque de la ville de Mise, et que nous avons vu recteur de l’Université de Prague à l’époque où Jean Hus fit éprouver à ce corps tant de pertes irréparables en revendiquant ses privilèges. Cet homme n’avait jamais pardonné à Hus l’échec qu’il subit alors à Prague ; il lui fit durement expier, à Constance, son ancienne victoire et, selon l’expression d’un historien célèbre, il fut dans cette ville son étoile fatalec.
c – Infaustum sidus Husso erat in concilio. Mosheim, Histoire de l’Église chrétienne.
Le premier soin des ennemis de Jean Hus fut de faire afficher des écrits où il était signalé comme un hérétique et un excommunié. Hus porta plainte au pape. « Je n’y puis rien, dit Jean XXIII ; ce sont vos propres compatriotes qui agissent contre vous. »
Paletz et Causis rédigèrent ensemble certains articles qu’ils prétendirent extraits des œuvres de Hus, et principalement de son Traité de l’Église, et se donnant beaucoup de mouvement, dit l’ancien auteur de sa vie, courant çà et là, partout où ils rencontraient des cardinaux, des évêques, des moines et gens de même état, ils leur montraient ces articles et se faisaient fort d’en produire au besoin de plus graves, publiés, disaient-ils, par Hus, en opposition aux décrets du pape et de l’Église. Ils firent si bien, en agitant ce brandon, qu’ils enflammèrent ces hommes, déjà prévenus et irrités, et leur firent résoudre d’arrêter Jean Hus.
Le vingt-sixième jour depuis son arrivée à Constance, tandis qu’il partageait son temps entre la lecture et les entretiens familiers de ses amis, deux évêques, accompagnés du consul de Constance et d’un chevalier, se présentent soudain à son logis ; ils lui signifient qu’ils sont envoyés par le pape et les cardinaux pour l’inviter à venir, comme il l’a souvent désiré, rendre compte devant eux de ses doctrines.
« Je ne suis pas venu, répond Jean Hus, dans l’intention de plaider ma cause en particulier devant le pape et les cardinaux : je ne l’ai jamais désiré ; mais j’ai voulu paraître dans le concile général, et là, en présence de tous, répondre hautement et ouvertement, sur tous les points, ce que Dieu m’inspirerait pour ma défense. Je ne refuse cependant pas de me présenter d’abord devant les cardinaux, et s’ils en usent mal avec moi, je me confierai à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et serai plus heureux de mourir pour sa gloire que de vivre en niant la vérité telle que l’enseignent les saintes Écritures. »
Des hommes armés avaient été secrètement introduits dans les maisons voisines. Cependant les envoyés ne montrèrent à Jean Hus aucune disposition hostile, et, comme ils insistaient ; il monta à cheval avec Jean de Chlum et les suivit au palais du pape et des cardinaux.
Il parut donc devant eux, et lorsqu’il les eut salués : « Maître Jean Hus, lui dirent-ils, nous avons appris sur vous beaucoup de choses qui ne peuvent être tolérées si elles sont véritables. On dit que vous enseignez les erreurs les plus graves, les plus opposées à la doctrine de la vraie Église, et que vous les avez déjà répandues dans toute la Bohême. Nous vous avons mandé par-devers nous afin de savoir la vérité. — Révérends Pères, répondit Jean Hus, sachez que j’aimerais mieux mourir que d’être sciemment coupable d’une seule erreur, à plus forte raison d’un grand nombre et des plus graves, comme vous le dites. Je suis venu de ma pleine volonté à ce concile, afin de recevoir la correction qui me sera infligée pour toute erreur prouvée contre moi. — C’est bien parler, dirent les cardinaux, et ils se retirèrent. Alors parurent des soldats armés ; Hus et Jean de Chlum furent laissés sous leur garde.
Cependant un certain théologien de l’ordre des Frères-Mineurs, homme insinuant et rusé, se glissant au milieu des soldats, aborda ainsi Jean Hus : « Maître, lui dit-il, je suis un homme simple et ignorant et je viens à vous pour m’instruire. J’ai appris que beaucoup d’opinions étrangères à la foi catholique vous sont attribuées ; elles agitent et partagent mon esprit, qui aime la vérité ; je vous supplie donc, par l’amour que vous avez vous-même pour elle et pour les hommes pieux, de m’enseigner quelque chose de positif, à moi pauvre pécheur. On assure, en premier lieu, qu’après la consécration du prêtre il ne reste, selon vous, qu’un pain grossier dans le sacrement de l’autel. — Cela est faux, dit Jean Hus. — Quoi ! vous ne le croyez point ? dit le moine en insistant. — Non, je ne le crois pas. » Et comme le moine répétait pour la troisième fois la même question, le loyal Jean de Chlum s’indigna et dit tout ému de colère : « Pourquoi tant d’importunités ? Si quelqu’un affirmait ou niait une chose une seule fois, je le croirais, et, lorsque vous avez entendu plusieurs fois l’opinion du maître, vous l’interrogez encore ! — Noble seigneur, dit le moine, de grâce, pardonnez ; je suis un homme ignorant et simple ; je n’ai rien fait qu’à bonne intention et dans un ardent désir de m’instruire. » Puis, changeant de thèse et proposant un autre doute, il demanda comment la divinité et l’humanité étaient unies dans la personne du Christ. « A mon avis, dit Hus dans sa langue à Jean de Chlum, ce moine n’est pas aussi simple qu’il prétend l’être : il me propose un point d’une extrême difficulté. » Puis se trouvant vers le moine : « Frère, lui dit-il, vous vous donnez pour simple, mais, d’après ce que j’entends, vous êtes plutôt un homme double. » Et comme le moine se récriait : « Je prouverai ce que j’avance, reprit Jean Hus ; la simplicité requiert un certain accord de l’esprit et des lèvres, de la parole et de la pensée, et je ne vois point cet accord en vous. Votre bouche vous présente comme un homme simple et ignorant, mais votre question ardue dénote suffisamment un esprit subtil et fort aiguisé. Je m’expliquerai cependant sur ce point. » Le moine écouta l’explication et disparut.
Jean Hus apprit alors des soldats que ce moine était Didactus, le plus subtil théologien de la Lombardie, « Que ne l’ai-je su ? dit-il ; j’en aurais usé différemment avec lui. Plût à Dieu que mes adversaires lui ressemblassent tous, et, fortifié par le secours des Écritures, je n’en craindrais pas un. »
Hus et son ami Jean de Chlum demeurèrent ainsi jusqu’à la quatrième heure de l’après-midi sous la garde des soldats. Les cardinaux tenaient encore conseil chez le pape. Paletz, Causis et plusieurs autres insistaient, pressaient de toute manière pour qu’on ne le mît pas en liberté. Ils allaient et venaient, insultant à Jean Hus et disant : « Voici, nous te tenons, et tu n’échapperas point, que tu n’aies acquitté jusqu’à la dernière obole. »
Aux approches de la nuit, le prévôt de la cour pontificale annonce à Jean de Chlum qu’il est libre, mais que Hus demeure prisonnier. Outré d’indignation et de colère, Chlum se plaint amèrement que, par des paroles mensongères, on ait précipité un juste, un saint dans d’infâmes embûches ; il court informer le pape ; il l’exhorte à se souvenir de la promesse qu’il lui a faite, ainsi qu’à Henri de Latzemboch, et à ne point manquer ainsi à la foi jurée. Le pape se défend d’avoir rien fait contre Jean Hus, et, désignant à Jean de Chlum les cardinaux et les évêques : « Que m’imputez-vous, lui dit-il, lorsque vous savez que je suis ici moi-même en leur pouvoir ? »
Jean XXIII révélait ainsi le véritable et honteux motif de sa conduite ; il redoutait la déchéance, et il se flattait de bien mériter d’un grand nombre de cardinaux et d’évêques en leur sacrifiant le juste que dans leur cœur ils avaient déjà condamné.
Chlum se retira la douleur dans l’âme, et durant plusieurs jours il ne cessa de se plaindre du pape en particulier et en public, l’accusant d’avoir pris Jean Hus dans un indigne piège, au mépris de sa parole et de celle de l’empereur.
Hus demeura huit jours enfermé sous bonne garde dans la maison du chantre de la cathédrale de Constance. Il fut conduit de là dans la prison du monastère des Dominicains, sur les bords du Rhin ; cette prison touchait à un réceptacle d’immondices. Il tomba malade dans ce lieu infect ; une fièvre ardente mit sa vie en danger. Le pape, dans une intention plus cruelle peut-être que charitable, lui envoya son propre médecin ; car il craignait, dit un ancien historien, que Jean Hus ne mourût de sa mort naturelle. Jean de Chlum, après en avoir inutilement appelé au pape, en appela à l’empereur encore absent. Sigismond frémit de colère en apprenant que le pape et les cardinaux avaient violé son sauf-conduit. Il écrivit aussitôt à son ambassadeur dans la ville de Constance. Ses ordres écrits et formels portaient : « Élargissez Jean Hus sur-le-champ, et si l’on résiste, brisez les portes. Cette ordre ne reçut point d’exécution, et Jean Hus resta prisonnier. L’intrépide et infatigable Jean de Chlum fit alors un appel à la conscience publique ; il afficha en latin et en allemand aux portes de toutes les églises de Constance une énergique protestation contre la violation du sauf-conduit impérial donné à Jean Hus.
Le pape avait nié toute participation à cet acte inique. Il avoua plus tard que Jean Hus, qu’il offrait en holocauste à la fureur de ses propres ennemis, avait été arrêté par son ordre, et il se plaignait que l’empereur, qui se disait protecteur du concile et avocat de l’Église, eût menacé de recourir à la force pour rendre la liberté à un hérétique.
Cependant cette lâcheté ne le sauva pas lui-même, et si l’heure de la délivrance ne vint pas pour Jean Hus, du moins l’heure de la vengeance était proche. Le 24 décembre l’empereur Sigismond fit son entrée solennelle dans la ville de Constance, et donna au concile, par sa présence, une grandeur et une majesté nouvelles. Le même jour, le pape célébra pontificalement l’office dans la cathédrale ; l’empereur, qui l’assistait, selon l’usage, en habit de diacre, lut l’Évangile, et lorsque Jean XXIII entendit ce diacre redoutable lire auprès de lui ces mots du saint livre : Il vint un édit de l’empereur Auguste (Luc 2.1), il pâlit et trembla. Un trône avait été dressé dans l’église ; Sigismond y monta, l’impératrice s’assit à sa droite ; à ses côtés se tinrent l’électeur de Brandebourg et l’électeur de Saxe, portant l’un le sceptre, l’autre le glaive. Après la messe, Jean XXIII présenta une épée à l’empereur, l’exhortant à s’en servir pour la défense du concile, et ce fut sur lui-même que s’appesantit d’abord le bras impérial.