Certainement il ne me convient pas de me vanter, car j’en viendrai jusqu’aux visions et aux révélations du Seigneur.
Je connais un homme en Christ, qui fut ravi jusqu’au troisième ciel, il y a plus de quatorze ans ; (si ce fut en son corps, je ne sais ; si ce fut sans son corps, je ne sais ; Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut en son corps, ou si ce fut sans son corps, je ne sais, Dieu le sait), fut ravi dans le paradis, et y entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas possible à l’homme d’exprimer. Je puis me glorifier d’être cet homme-là ; mais pour ce qui est de moi, je ne me glorifierai que de mes afflictions. Si je voulais me glorifier, je ne serais point imprudent, car je ne dirais que la vérité ; mais je m’en abstiens, afin que personne ne m’estime au-dessus de ce qu’il voit en moi, ou de ce qu’il m’entend dire.
Et de peur que je ne m’élevasse trop, à cause de l’excellence de nos révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan, pour me souffleter et pour m’empêcher de m’élever. Trois fois j’ai prié le Seigneur, que cet ange de Satan se retirât de moi. Mais il m’a dit ma grâce te suffit, car ma force s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc plus volontiers dans mes infirmités, afin que la force de Christ habite en moi.
C’est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les opprobres, dans les misères, dans les persécutions, dans les afflictions extrêmes pour Christ, car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
Dans cette page brûlante de sa vie intérieure que l’apôtre livre à nos regards, les gloires se mêlent aux abaissements et les privilèges aux souffrances. D’une part, des visions, des révélations, des extases, un transport anticipé dans le ciel : d’autre part, des « faiblesses, des opprobres, des misères, des persécutions, » « une écharde dans la chair, » mystérieuse épreuve, tentation redoutable, dont il souhaite, mais en vain, d’être délivré, et qui le laisse brisé, anéanti, n’ayant d’espoir et de refuge que dans la pure grâce de son Dieu. Ces deux éléments de la vie spirituelle de l’apôtre sont utiles, sont nécessaires, puisque Dieu les a voulus l’un et l’autre. Mais saint Paul donne au second une courageuse préférence et ne nous laisse pas ignorer que son écharde douloureuse lui vaut mieux que son glorieux ravissement ; car le ravissement le porterait peut-être à l’orgueil, au lieu que la souffrance l’humilie, le dépouille de lui-même pour le revêtir de Christ, fait avancer l’œuvre de Dieu en lui, et, en définitive, le prépare le plus efficacement à cet avenir de gloire, que ses merveilleuses révélations lui ont fait entrevoir.
Il y a dans ces éloquentes expériences une part toute personnelle, tout exceptionnelle, qui n’appartient qu’à l’apôtre : mais il y a aussi une part générale qui concerne tous les chrétiens et leur fournit des leçons précieuses. La vie religieuse présente dans tous les temps un élément de contemplation, de radieuse espérance, de transport anticipé au-dessus des choses terrestres. Mais elle renferme aussi, et surtout, un élément d’humiliation, de lutte, de douloureux progrès. Le chrétien a son écharde implantée dans sa chair ; et s’il se repose dans la contemplation du ciel qui l’attend, il se prépare, par les combats et les souffrances du séjour terrestre, à la possession de l’éternel héritage. C’est là sa rude et meilleure éducation, car c’est elle qui le détache de lui-même et du monde, et qui fait abonder en lui la vie de Dieu, qui est la vie du ciel.
Telles sont les grandes pensées que je viens développer aujourd’hui devant vous.
Mais quand, du sein de notre christianisme si, extérieur, si facile, si énervé par les influences du siècle, j’essaie d’aborder avec vous ce sanctuaire de la Vie cachée avec Christ en Dieu, je sens, ô mes frères, toute ma faiblesse, et toute la vôtre. Qu’elle soit du moins cette faiblesse douloureusement reconnue, sincèrement déplorée, qui nous jettera aux pieds du Seigneur par le désespoir de nous-même, et qui nous vaudra cet encouragement ineffable : « Ma grâce te suffit, et ma force s’accomplit dans ton infirmité ! »
On s’est perdu en conjectures sur l’époque et sur la nature du ravissement de saint Paul. Ce mot de notre texte : il y a quatorze ans, a exercé la sagacité des interprètes. Mais on ne trouve dans le livre des Actes aucune circonstance à laquelle on puisse rattacher avec certitude l’extase religieuse de l’apôtre : Ce n’est évidemment pas au moment de sa conversion sur le chemin de Damase. Si Paul, prosterné dans la poudre, eut alors une vision, ce fut une vision de douleur et non une vision de gloire. Il contempla, non le ciel, mais l’enfer de son propre cœur ; il entendit, non les concerts des anges, mais la voix attristée de Christ, lui disant : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Ce serait plutôt à une date postérieure qu’on pourrait rapporter le glorieux incident de la vie spirituelle de saint Paul, alors que, retourné à Jérusalem après sa conversion, « il fut ravi en extase, dans le Temple, pendant qu’il priaitf », et reçut de Dieu sa mission auprès des Gentils. Toutefois, ce n’est encore là qu’une conjecture.
e – Actes 9.1.
f – Actes 22.17-21.
Même incertitude sur le mode de cette vision : L’apôtre nous avoue, à cet égard, sa naïve ignorance. « Si ce fut en corps, je ne sais ; si ce fut hors du corps, je ne sais, Dieu le sait. » La condition extérieure nous échappe ici, mais non la condition intérieure. Je connais un homme en Christ, dit saint Paul. Il était en Christ, il jouissait en ce moment d’une communion ardente et intense avec son Sauveur, et c’est du sein de cette communion qu’il s’éleva jusqu’à une contemplation miraculeuse du ciel. Un moment, il fut transporté dans les royaumes de la gloire ; il fut admis aux scènes de l’éternité ; il entendit les accents qui retentissent dans les parvis célestes… Mais ces accents, il ne put les répéter. Et de même que son ravissement fut si profond qu’il perdit la conscience de lui-même, et ne sut pas si ses sens y avaient ou non une part, de même aussi le spectacle qui s’offrit à sa vue, dans ces régions de lumière, accabla si profondément tout son être, qu’il ne trouva ni des pensées ni des paroles pour l’exprimer. Ce fut une intuition merveilleuse, mais incommunicable. Seul, l’exilé de Pathmos, vers la fin du siècle, apostolique, seul, le tendre et sublime saint Jean, reçut une langue de feu pour exprimer les béatitudes et décrire, les scènes de la Canaan éternelle, mais évidemment en figures et en images, terrestres représentations des réalités invisibles. Quant à saint Paul, il vit, il contempla, mais il ne put pas exprimer, et je ne sais si cet éloquent silence ne nous révèle pas mieux encore, en un sens, les magnificences du ciel que les plus splendides descriptions de l’Apocalypse.
Quoiqu’il en soit, la vision de l’apôtre, lors même qu’il ne pût la traduire en pensées et en paroles humaines, dut laisser dans son âme comme une sensation immédiate des réalités éternelles. C’était un moment passé dans le ciel, c’était une impression radieuse et ineffaçable qu’il pouvait opposer victorieusement aux difficultés ardues, aux terribles combats, aux angoisses et aux détresses des jours les plus sombres. Que de fois, dans cet apostolat de douleurs qu’il décrit au chapitre précédent, dans « ces périls parmi les Gentils, parmi les Juifs, parmi les faux-frères, » dans la solitude de la prison, sous les verges qui le déchirent, au milieu des flots agités de la mer, ou au sein de ces autres vagues de la colère populaire que soulève son ferme témoignage, que de fois, dis-je, ce troisième ciel qu’il a un instant contemplé n’a-t-il pas versé dans son âme la lumière et la paix ! Ainsi, Pierre, Jacques et Jean, appelés à contempler les horreurs de Gethsémané, furent témoins, sur le Thabor, de la transfiguration du Maître ; et cette céleste vision devait les consoler au milieu des ténèbres.
Pouvons-nous prétendre au privilège de ces apôtres, et les ravissements sont-ils encore possibles dans l’église de Dieu ? Question oiseuse au fond, car nous ne pouvons ni exiger que de tels témoignages nous soient accordés, ni affirmer qu’ils ne puissent l’être. Mais ce que nous savons, c’est qu’il y a eu de tout temps un élément contemplatif, un élément de communion immédiate avec Dieu, et d’aspiration ardente au ciel, dans la piété chrétienne. De tout temps, une tendance mystique s’est fait jour, dans l’église. Nous ne saurions approuver ni la forme qu’elle a souvent revêtue, ni le degré auquel elle a existé dans certaines âmes, ni l’étrangeté de telle de ses manifestations. Cette forme a été souvent la forme monastique, la séparation extérieure du monde ; la rupture des liens établis par Dieu lui-même. Ce degré a été souvent celui d’une exaltation religieuse qui a pu nuire à l’équilibre des facultés humaines, et que n’a pas accompagné un développement moral suffisant. De là une sentimentalité excessive, qui a transporté dans les rapports de l’âme avec son Dieu des affections et des images toutes terrestres. Mais ce ne sont là que les altérations humaines d’une tendance légitime en soi. La contemplation mystique a eu ses représentants à travers dix-huit siècles de christianisme, depuis les Antoine et les Pachôme, s’enfonçant dans les déserts de la Thébaïde, jusqu’à ces dames romaines qui, à la voix de saint Jérôme, s’arrachaient au faste et aux langueurs de la vie mondaine, pour aller peupler les solitudes de Bethléem ; depuis les religieux du mont Athos jusqu’à ces moines d’Occident, dont une plume éloquente nous a raconté l’histoire, si belle par elle-même, sans les ornements factices de le légende ; depuis cette école du sentiment et de l’oraison intérieure qui faisait, pendant le moyen âge, un si utile contrepoids à l’aride scholastique et qui a donné à l’Église des hommes comme un Eckart, un Suso, un Tauler, des livres comme l’Imitation de Jésus-Christ, jusqu’au double courant mystique du xviie siècle, qui passe par Port-Royal d’une part, et de l’autre, par le Quiétisme de Molinos, de madame Guyon et de Fénelon. Il y a dans ces manifestations religieuses beaucoup d’alliage, mais il y a aussi de l’or pur auquel nous ne marchanderons point notre admiration. Déserts retentissant du chant des cantiques, étroites cellules toutes pleines du sentiment de l’infini, cimes escarpées où ne montaient pas les bruits de la terre et sur lesquelles semblait descendre la paix du ciel, humbles vallons qui abritiez dans une pieuse retraite les plus grands chrétiens du grand siècle, poésie austère de la solitude, mépris du monde, dédain de la chair, vies si dépouillées mais si riches, auxquelles on pourrait appliquer ce beau vers de Racine :
Ivres de ton Esprit, sobres de tout le reste !
Ah ! nous ne méconnaîtrons jamais votre grandeur religieuse, les saintes réalités qui se cachaient sous vos formes imparfaites, et les célestes parfums que vous avez exhalés au sein de l’Eglise de Dieu !
Nous sentons-nous quelque parenté avec ces grandes âmes ? Y a-t il un côté contemplatif dans notre piété ?… Je ne m’adresse point à ces hommes, desquels, selon l’expression de David, la portion est dans cette vie, qui n’ont d’autre préoccupation que celle de faire leur fortune et d’éprouver sur la terre le moins de peine et le plus de jouissance possible. Hélas ! tristement positifs, ils ne connaissent que ce qui se voit, ce qui se compte, et ce qui se traduit en satisfactions terrestres. Le ciel et la vie intérieure ne sont pour eux que des chimères. Pauvres insensés, qui mutilent leur être et se déshéritent de tout un monde ! Mais, je m’adresse à vous, chrétiens, qui croyez au monde invisible et qui faites profession d’être « étrangers et voyageurs » ici-bas. Ce monde invisible, le prenez-vous au sérieux, le contemplez-vous, le visitez-vous ? Eprouvez-vous le besoin d’aller, selon le pieux précepte du moyen âge, « des choses extérieures aux intérieures, et des intérieures aux supérieures ? » Dérobez-vous parfois, au tourbillon de l’activité terrestre, une heure précieuse entre toutes, pour vous recueillir dans ce dernier fond où votre âme touche à Dieu et au ciel, et de là, par les lumières de la parole de Dieu, par la foi, par la prière, par la méditation, pénétrez-vous au sein des mystères du monde invisible et éternel ?
Il faudrait que ce monde supérieur fût familier à notre âme, comme le monde inférieur l’est à nos corps. — Contemplez Jésus-Christ. Il se meut, pour ainsi dire, dans l’un et dans l’autre tout ensemble. Et parfois, comme si même pour lui, la vie extérieure, si sainte qu’elle fût, était une distraction, il se retire dans les déserts et il prie. Là, dans le silence des nuits, il converse avec le Père. Laissant pour un temps derrière lui le désordre de ce monde, il se replace, comme on l’a dit, au sein de l’harmonie éternelle, il s’identifie au plan de Dieu, et rentre par intervalles dans ce ciel, d’où il est descendu pour sauver l’humanité perdue et pour l’y ramener un jour. — Un saint Paul est ravi au troisième ciel dans une vision merveilleuse, mais il y vit habituellement par la pensée, par l’affection, par l’espérance. A l’activité la plus prodigieuse, il unit une contemplation fervente et ininterrompue. « Nous ne regardons pas, dit-il, aux choses visibles qui ne sont que pour un temps, mais aux invisibles, qui sont éternelles. Nous sommes bourgeois des cieux… Nous sommes assis dans les lieux célestes en Jésus-Christ. » — Mais nous, comme nous sommes étrangers à ces saintes expériences ! Dans notre siècle positif et agité, tout semble concourir à nous éloigner de ces pures régions de la contemplation et de la vie intérieure. Dans la piété contemporaine, l’élément du recueillement, de la communion intime avec Dieu, de l’aspiration au ciel, est celui qui manque le plus. Nous suivons un culte, nous assistons volontiers aux prédications chrétiennes : mais où est l’adoration, l’élan vers Dieu, le ravissement de l’âme au sein « des choses d’en haut ? » Nous nous livrons à l’activité chrétienne et aux œuvres de la charité, et certes, nous avons raison de le faire. Mais nous préoccupons-nous d’aller respirer, dans la sphère de Dieu même, une charité céleste ? Nous prenons un vif intérêt aux questions religieuses, mais n’est-ce pas pour raisonner, pour discuter, pour nous passionner dans un sens ou dans un autre, plutôt que pour nourrir nos âmes des réalités éternelles ? Nous faisons de pieuses lectures, mais ne recherchons-nous pas plutôt ce qui pique notre curiosité, ce qui occupe et excite notre intelligence, que ce qui est édification directe, simple entretien de l’âme avec Dieu, pure contemplation des mystères à venir ? De telles pages ne nous paraîtraient-elles pas monotones, et ne lasseraient-elles pas bientôt notre attention ?… Ah ! avouons-le, nous avons trop peu de goût pour les choses divines proprement dites. C’est là une sphère, bien haute et bien riche pourtant, qui nous demeure trop inconnue, trop étrangère. Tandis que ce monde inférieur est pour nous une réalité si véritablement expérimentée avec, ses rares et courtes joies et ses fréquents mécomptes, le monde invisible et divin auquel nous appartenons par notre âme et auquel nous croyons, n’est pour nous qu’une abstraction sans vie, ou bien qu’un domaine magnifique, mais fermé, dont nous ne jouissons pas !…. Et de quelles ressources nous nous privons, en négligeant « ce privilège d’entrer dans les lieux saints, par le sang de Jésus ! » De ces hauteurs sublimes, comme toutes choses ici-bas nous apparaîtraient sous leur jour véritable et dans leurs proportions réelles ! Comme ce qui nous semble grand serait petit, comme ce qui nous semble petit serait grand à nos yeux ! Quelle sérénité nous en rapporterions au milieu des inquiétudes grandes ou mesquines de la vie ! Quelle inspiration pour le devoir, quelle excitation au bien ! Quelle consolation pour nos douleurs !
O mon âme, prends souvent ton vol vers ces sphères supérieures. Etablis-toi tout d’abord en Christ comme l’apôtre. Entre pleinement par la foi dans la communion de ton Sauveur ! En Lui pardonnée, rachetée, animée d’une nouvelle vie, tu peux dire comme Jésus à son Père : tout ce qui est à moi est à toi, tout ce qui est à toi est à moi ! Elance-toi donc dans ce ciel qu’il t’a rendu ! O quelle gloire et quelle douceur ! Pense « à la Jérusalem d’en haut, aux milliers d’anges, aux esprits des justes parvenus à la perfection » à la société desquels tu te joindras bientôt. Parcours les places et les rues « de la sainte cité ; » marche sur le bord du fleuve « qui sort du trône de Dieu et de l’agneau, pur comme le cristal ; » respire les parfums « de l’arbre de vie ! » Ici-bas tu luttais contre les imperfections de la connaissance, tu regardais avec effort « comme à travers un verre obscur, » mais là-haut tu verras face à face, au sein d’une lumière totale et éclatante ! Ici-bas, le péché te livrait ses assauts redoutables : même pardonné, même blessé à mort et terrassé par la grâce de Dieu, il te souillait encore : là haut, plus de péché, mais harmonie parfaite entre ta volonté et la volonté de Dieu, communion sans nuage entre Lui et toi ! Ici-bas la souffrance, les larmes, le « train de guerre » perpétuel ; là-haut « plus de cri, plus de travail mais toute larme essuyée de nos yeux ! » Ici-bas, le désordre, l’iniquité triomphante, la vérité méconnue, les bonnes causes vaincues ou leur victoire imparfaite et tardive : là haut les désordres réparés, la vérité couronnée, les contradictions résolues, les voies de Dieu justifiées, et « Dieu tout en tous ! » O mon âme ! Voilà la réalité ! Le reste n’est qu’apparence et agitation d’un jour. Encore un peu de temps et Celui qui doit venir viendra !…
Et toutefois, si nous devons nous envoler sur ces hauteurs, nous ne sommes pas appelés à y rester, tant que nous demeurons ici-bas. La contemplation n’est qu’une part de la vie chrétienne : l’autre part est une action douloureuse, qui est la préparation même de notre âme à cet avenir de gloire ! Pierre a contemplé les splendeurs du ciel sur le Thabor : mais lorsqu’il veut y fixer sa tente, il ne sait ce qu’il dit. Le Thabor, selon l’expression de Vinet, c’est le jour de sabbat de la vie chrétienne. Les devoirs et les luttes en sont les jours ouvriers. Il faut que Pierre redescende dans la plaine, il faut qu’il rencontre le fanatisme, le scandale des souffrances de Christ, le scandale de ses propres douleurs et de ses propres défaillances ; il faut que purifié par l’épreuve, mûri par le combat, il apprenne à dire un jour, aussi bien que saint Paul : Je me glorifierai plutôt dans mes infirmités !
Je me glorifierai plutôt dans mes infirmités. Parole étrange, mais que toute âme sérieuse peut comprendre. De ces deux dispensations de Dieu envers saint Paul, une révélation merveilleuse et une mystérieuse épreuve, laquelle était la meilleure pour lui ? La seconde. En effet, ses privilèges isolés de ses expériences amères, auraient pu lui être une tentation d’orgueil. Il le reconnaît lui-même avec une noble franchise. « Et de peur que je ne m’élevasse à cause de l’excellence des révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter afin que je ne m’élevasse point. » Le grand apôtre aurait pu, en considérant ses dons naturels, l’importance de ses succès, l’étendue de son œuvre, et en se voyant, lui, l’ancien persécuteur, non seulement égalé aux douze, mais favorisé de lumières supérieures et d’un transport anticipé dans le royaume de la gloire ; il aurait pu, dis-je, laisser l’orgueil se glisser dans son âme et reprendre ce cœur que Christ avait pris à Lui. Dieu l’en empêcha, par des humiliations particulièrement douloureuses.
« Il m’a été mis, dit-il, une écharde dans la chair. » Les interprètes, qui ont cherché à expliquer le ravissement, se sont aussi efforcés d’expliquer l’écharde de l’apôtre. On y a vu je ne sais quelle tentation habituelle de la nature la plus grave : on y a vu une infirmité physique dont on a même prétendu définir l’espèce : on y a vu les imperfections de son extérieur : on y a vu les pénibles difficultés que lui suscitaient ses adversaires. Sans vouloir rien préciser, nous dirons avec Calvin, ce maître en exégèse, que, dans les douloureuses expériences de l’apôtre il y avait de tout cela, il y avait tout ce qui pouvait lui causer une souffrance, une humiliation intime, tout ce qui lui révélait avec amertume son impuissance et son néant, et le contraignait ainsi à se réfugier dans la seule grâce de son Dieu.
Cet homme qui avait été ravi au troisième ciel, nous nous le serions représenté inaccessible aux tentations, planant avec sérénité au-dessus « des souillures du monde, » la tête entourée d’un nimbe d’or… Détrompons-nous ! Cette âme si grande, était assaillie par les traits de l’ennemi. Le tentateur s’approchait du disciple comme du Maître et lui faisait ses offres indignes. Parfois peut-être, au milieu de ses travaux apostoliques, au sortir de ses méditations les plus sublimes, quelque pensée coupable, honteuse même, lui montait au cœur… ô souffrance ! ô humiliation ! ô écharde dans la chair ! ô noble figure souffletée par Satan !… Il priait alors le Seigneur de lui épargner ces ténébreux assauts… il priait par trois fois et il n’était pas exaucé. Dieu le délivrait de la chute, sans doute, mais non de la tentation, qui revenait, redoutable et opiniâtre !… Ah ! comment se glorifier alors de ses privilèges qui ne faisaient que manifester avec plus d’éclat sa misère profonde ? Mais aussi, comme il la ressentait cette misère, et la portait, désespéré, au Médecin suprême ! comme il se détestait lui-même et embrassait avec amour la Croix de son Sauveur ! Comme il mourait mais aussi vivait avec Lui! Comme dans ce pécheur abattu, brisé, mais tout ouvert aux communications divines, s’avançait l’œuvre régénératrice de Dieu ! Ma grâce te suffit, ma force s’accomplit dans ton infirmité !
Cet illustre serviteur de Christ, appelé à un si beau rôle, il semble qu’il devait être affranchi des misères physiques, et que Dieu pouvait bien mettre au service de ce noble esprit, de cette âme héroïque, un corps sain et vigoureux… Détrompons-nous ! Ce grand homme souffrait, était souvent aux prises avec la maladie, traînait peut-être partout avec lui une infirmité persistante. Son extérieur était loin d’exercer du prestige. « Ses lettres, disait-on, sont graves et fortes, mais sa présence est faible et sa parole méprisable. » Et, sans vouloir tenter de lui un portrait nécessairement fictif, il est certain qu’il était dépourvu de ce qu’on est convenu d’appeler les avantages physiques. Ces imperfections, ces douleurs étaient souvent une épreuve pour ce grand serviteur de Dieu. Il priait le Seigneur de le délivrer de cet obstacle à son œuvre. Il priait par trois fois et Dieu ne l’exauçait point. Mais quand de ce corps chétif s’échappait une parole, lente, embarrassée, mais dans laquelle passait toute son âme pénétrée de l’Esprit, la grâce de Dieu apparaissait plus belle au sein de « cette faible présence, de cette parole méprisable, » « le trésor » brillait à travers « le vase de terre » et l’excellence en était attribuée à Dieu et non à l’apôtre ; tandis que lui-même ne pouvant s’appuyer sur aucun don extérieur, était contraint de s’attendre à la seule force de Dieu! Ma grâce te suffit, ma force s’accomplit dans ton infirmité !
Ce géant spirituel, cet infatigable missionnaire, il semble que les événements auraient dû le servir, seconder ses desseins, et se plier docilement à son activité féconde… Détrompons-nous ! Ce ministère si nécessaire, si efficace, était à chaque instant arrêté, misérablement entravé. Ici, lorsque saint Paul parlait aux Gentils, tout ému des accents de l’Évangile, les Juifs soulevaient une sédition et semblaient ravir la semence à ces âmes prêtes à la recevoir. Là, lorsqu’il proclamait le vrai Dieu devant l’Aréopage, lorsqu’il troublait Félix ou Agrippa, on cessait de l’écouter au moment même où la vérité semblait s’emparer des cœurs. Point de loisir, point de calme pour son œuvre ; ce n’était jamais qu’en passant qu’il pouvait jeter dans les âmes les germes de la vie. Ailleurs, ce prodigieux ouvrier, dont chaque journée, chaque heure était précieuse, était jeté dans un cachot et condamné à une inaction de deux années. Une autre fois de faux frères se plaisaient à contester son titre d’apôtre et à ruiner, s’ils l’avaient pu, son crédit sur les âmes… Ah ! croyez-vous, mes frères, qu’il n’eût pas rêvé une vie plus facile, une course moins entravée ? Mais dans ces plans du serviteur, à chaque instant brisés, s’accomplissait le plan mystérieux du Maître ! Mais dans cette captivité de l’apôtre, un Onésime « était engendré » à la vie éternelle ! Mais la haine de ses compatriotes lui arrachait ces pathétiques accents qu’on a appelé les hyperboles de la charité : « Je désirerais d’être anathème à cause du Christ, pour mes frères, qui sont mes parents selon la chair ! » Mais quelle école enfin aurait pu, aussi bien que cette vie tourmentée, lui enseigner le renoncement absolu, l’incessant sacrifice, et l’immolation de sa volonté à la volonté de Dieu ! Ma grâce te suffit, ma force s’accomplit dans ton infirmité.
L’expérience de saint Paul a été celle de tous les grands serviteurs de Jésus-Christ. Tous ont eu « leur écharde dans la chair. » Il semble que Dieu, en raison même de leurs lumières, de leurs privilèges spirituels, de la grandeur de leur œuvre, de l’éclat de leur nom, leur ait départi, pour les préserver d’orgueil, une plus large mesure d’épreuves. Les Athanase et les Augustin, les Luther, les Calvin, les Pascal, les Wesley et les Whitefield, les Vinet et les Adolphe Monod n’ont pas marché « par des sentiers unis » et sous un ciel serein : ils ont rencontré des difficultés, des obstacles, de rudes tentations, d’intimes et poignantes douleurs. C’est « par beaucoup d’afflictions » qu’ils sont entrés eux-mêmes et qu’il leur a été donné de faire entrer beaucoup d’âmes dans le royaume de Dieu. Et s’ils pouvaient nous parler du sein de l’éternel repos, tous proclameraient l’efficacité de ces voies douloureuses, et chacun d’eux redirait la parole de l’apôtre : « Je prends plaisir aux infirmités, aux injures, aux contraintes, aux persécutions, aux angoisses pour Christ : car quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »
Mais il s’agit de vous, mes frères, de vous, appelés sans doute à un rôle plus obscur, mais qui cependant, si vous voulez être sérieusement chrétiens, si vous voulez parvenir à la gloire, devez consentir à la souffrance et à l’écharde dans la chair. Elle ne vous manquera pas.
Tout d’abord ne vous figurez point que, parce que vous avez contemplé le ciel, ouvert à votre âme par le sang de Jésus-Christ, vous soyez à l’abri du péché. Ne vous prenez pas déjà pour une créature céleste et glorifiée. Non, tant que vous êtes dans ce monde de misères, le mal est attaché à vous. Si l’Apôtre n’a pas été à l’abri des tentations les plus humiliantes, le serez-vous vous-même ? Dites-vous bien que « Satan tourne autour de vous comme un lion rugissant, » et que toutes sortes de tentations, tentations d’égoïsme, tentations d’orgueil, tentations de l’esprit, tentations de la chair, se rencontreront sans cesse sur vos pas. Être inaccessible aux tentations, être au-dessus des atteintes du péché, c’était l’illusion funeste de quelques mystiques, de Molinos, par exemple, qui prétendait que lorsque l’âme était parvenue à l’entière contemplation, à l’état d’abandon parfait, rien alors, pas même le péché ne pourrait lui nuire, car ce serait le corps qui pécherait, et non l’âme elle-même !… orgueilleuse et fatale sécurité !… Non, non, estimez-vous toujours une pauvre créature toujours sujette à faillir, donnez-vous « frayeur continuellement. » Ce n’est que dans le désespoir de vous-mêmes qu’éclatera la force de Jésus-Christ, et vous éprouverez, comme on l’a ditg, que cet ange de ténèbres qui vous soufflette à toute heure vous est plus précieux qu’un brillant séraphin qui vous chanterait par avance les cantiques de la patrie. Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort.
g – De Pressensé. Discours religieux. Paul, martyr.
Exposés à la tentation, ne pensez pas non plus pouvoir échapper à la souffrance. Peut-être la souffrance physique vous sera-t-elle souvent envoyée. Vous connaîtrez la fatigue habituelle du corps ou de l’esprit, les accablements ou les irritations de la maladie, les servitudes de quelque infirmité humiliante. Ah ! cet aiguillon de la douleur, vous voudriez qu’il cessât de vous poursuivre ; cette écharde dans la chair, qui vous semble plus nuisible qu’utile, vous souhaiteriez que Dieu la retirât !… Mais êtes-vous bien sûr qu’un bien-être permanent ne serait pas nuisible à votre âme ? Êtes-vous bien sûr que si Dieu, par un ascétisme de son choix, ne traitait pas rudement votre corps, vous ne tomberiez pas sous l’empire de la chair ? Êtes-vous bien sûr que si vous ne souffriez pas vous-même, vous sauriez, comprendre les souffrances des autres ?… Ah ! laissez faire Dieu. Et s’il vous semble que vous êtes arrêté dans votre activité, entravé dans le bien que vous pouvez faire, dites-vous que dans vos défaillances l’Éternel agira, qu’il saura bien., même avec votre corps brisé, vous faire accomplir une œuvre, une œuvre utile, féconde, sinon telle que vous l’auriez rêvée, du moins telle qu’il l’a voulue pour vous dans sa sagesse et dans son amour. Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort…
Il est des souffrances morales plus difficiles à supporter encore. — Peut-être après avoir connu les privilèges de la fortune ou les sécurités de l’aisance connaîtrez-vous les dépendances et les humiliations de la gêne, — Peut-être après que le vent du succès aura longtemps enflé vos voiles, sentirez-vous passer sur votre âme la froide haleine du découragement. — Peut-être serez-vous non seulement moins aimé, moins recherché, mais méconnu, en butte à l’injustice, abreuvé d’amertume. — Peut-être serez-vous froissé dans vos affections les plus intimes, ne trouvant qu’indifférence et dureté dans cette âme à laquelle la vôtre s’était donnée tout entière. — Peut-être aurez-vous à verser des larmes amères sur quelqu’un de ces enfants bien-aimés qui sont aujourd’hui votre espoir et votre joie… ô écharde ! écharde douloureuse et déchirante ! Vous priez, vous priez par trois fois, vous priez et les jours et les nuits, pour que le Seigneur vous la retire !… Et Il vous la laisse !… Ah ! c’est qu’elle vous est nécessaire ! Êtes-vous bien sûr que vous auriez résisté à l’épreuve d’un succès constant, d’une prospérité permanente ? N’est-il pas juste qu’après avoir été mis trop haut, vous soyez mis trop bas dans l’opinion de vos frères ? N’est-il pas telle racine de péché qui ne sera extirpée, tel développement de la vie chrétienne qui ne sera rendu possible que par ces dispensations douloureuses ! Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort.
Parlerai-je enfin de ces séparations qui ne sont épargnées à aucune vie humaine ? Il en est que le cœur peut plus aisément accepter, douloureuses toujours pour quiconque a aimé avec tendresse, mais prévues et inévitables… Mais cet être si précieux et si nécessaire, notre unique espoir, notre unique appui terrestre, Dieu peut-il bien nous le redemander ?… Dès que le danger apparaît… notre âme est bouleversée jusqu’en ses fondements, et jette vers le ciel un cri qui est une protestation autant qu’une prière… Le danger s’accroît, la prière redouble, mais troublée, désespérée : Seigneur ! s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Et nous ne pouvons ajouter comme notre Maître : Toutefois que ta volonté soit faite et non la mienne. Non, cette existence fait trop partie intégrante de la nôtre, ce sacrifice est impossible, nous ne pouvons pas même en aborder la pensée… Nous prions, nous conjurons le Seigneur de tout ce qui nous reste de forces. Hélas ! Il reste sourd…. Le mal s’aggrave de plus en plus… La mort s’avance… Dans notre lutte avec le Dieu fort, nous avons été vaincus… Mais comme au sein de notre défaite Dieu nous tend une main secourable ! Comme l’Évangile de Christ nous semble vrai ! Comme ses promesses nous apparaissent certaines et glorieuses ! Comme les paroles de notre vieille Bible nous sont ineffablement douces ! Comme nous les murmurons à l’oreille de notre pauvre mourant ! Comme nous nous les répétons avec délices à nous-mêmes ! Comme nous les redisons à Dieu dans nos prières désormais calmes, soumises, vraiment filiales !… Et quand le dernier soupir de notre bien-aimé s’exhale, elle se place enfin sur nos lèvres la parole de la résignation accomplie : Père, que ta volonté soit faite et non la mienne ! Ah ! nous sommes brisés, anéantis… mais dans cet anéantissement la grâce de Dieu s’est tout entière versée en nos cœurs ! L’heure de la suprême douleur est l’heure de la bénédiction suprême ! Jamais, avouez-le, cœurs affligés, jamais vous ne fûtes plus près de Dieu, jamais vous ne fûtes plus près du ciel !
Du ciel, avons-nous dit, car nous ne l’oublions pas ce ciel, notre but, notre ineffable espérance, ce ciel dont la contemplation fait tout l’objet de ce discours.
Mais, il faut bien nous le dire, quand nous le contemplerions sans cesse, il ne serait pour nous qu’un ciel d’imagination, et (souffrez cette expression) qu’un ciel en peinture, si l’épreuve ne nous en faisait sentir et comme toucher la réalité. Pour qu’il nous soit évident, pour qu’il soit présent à nos cœurs, il faut qu’il nous soit nécessaire. Il faut que la terre se voile et se dépeuple pour que le ciel, dans toute sa splendeur, s’entr’ouvre et descende jusqu’à nous ! Ah ! cette écharde qui déchire notre chair, elle déchire aussi le voile qui nous sépare du monde invisible et nous le montre rayonnant à travers nos pleurs ! L’épreuve est aussi un ravissement, et le plus efficace des ravissements, car non seulement elle nous montre le ciel, mais elle nous qualifie pour l’habiter ! Elle est le ciseau du « divin sculpteur de l’âme » qui façonne en nous la créature céleste. Chacun de ses coups nous dépouille, nous dégage, nous transforme, efface l’image du vieil Adam sous la glorieuse ressemblance de Christ ; et lorsque le dernier nous est porté par la main de la mort, notre âme purifiée et « remplie de toute plénitude de Dieu » est mûre pour l’éternité !
Toutes ces pensées, mes frères, se résument pour nous, sous une forme sensible, dans une toile célèbre. Nous nous sommes souvent arrêté, au milieu des splendeurs du Louvre, devant le tableau du ravissement de saint Paul interprété par le noble pinceau de Nicolas Poussin. Au milieu des airs, le front radieux, l’œil illuminé d’une sainte joie, l’Apôtre est soulevé par les anges, dont l’un lui indique, du geste, le séjour éternel. En bas, au-dessous des nuages, sur les degrés d’un édifice, un livre et un glaive nu ; au loin l’horizon infini… Le glaive et le livre sont les attributs de l’Apôtre. Le livre représente ses écrits immortels ; l’épée, sa parole et son action. Mais ce glaive, mes frères, ce glaive aigu et puissant, a commencé par le transpercer lui-même, afin de le rendre capable de blesser à salut tant d’âmes et de remporter tant de victoires !
Que ce tableau, soit celui de notre vie spirituelle. Qu’il y ait aussi en nous des ravissements, des transports, des élans vers le ciel ! Mais que le glaive de Dieu nous transperce aussi dans les profondeurs de notre âme, afin de détruire en nous et hors de nous le vieil ennemi, le péché. Oui, le ciel, mais la sévère éducation qui y mène ! Le repos, mais la sanglante fatigue d’une lutte incessante contre le mal ! La gloire, mais la croix !… pourvu qu’au sein de cette éducation douloureuse et de ces souffrances salutaires, à travers ces gémissements de la chair, sous ces pesantes croix, Tu nous soutiennes et Tu nous consoles, ô notre divin Sauveur, en nous disant à toute heure : Ma grâce te suffit, ma force s’accomplit dans ton infirmité !
AMEN !