En mer. — « Faisons du bien. » — Paris. — Londres. — Vœux. — Quinze ouvriers ! — A Contrexéville. — Au synode des églises vaudoises du Piémont. — A Sainte-Croix. — En Angleterre. — Retraite pastorale à Paris. — Sur le Haut-Zambèze. — A Montauban. — Les Zambézias. — A Saint-Jean-du-Gard. — Le repos en Christ. — En Suisse. — A Paris. — En Angleterre. — Souvenirs d’enfance. — J.-E. Paur. — Nouvelle cure à Contrexéville. — En Écosse. — En Hollande. — Baptême de Sémondji. — Centenaire de l’Édit de Nantes. — Jubilé cinquantenaire des Asiles John Bost.
A bord, 21 mai 1896. — Oui, en mer, la face tournée vers l’Europe. Il y a près de quarante ans que j’ai quitté la France et je n’avais alors que vingt-trois ans. Je n’avais, certes, nul désir de quitter ma vieille Afrique. C’est maintenant ma patrie. Comment ne pas l’aimer ce pays où Dieu m’a appelé, où j’ai été si béni et où j’ai tant souffert ? Quelqu’un demandait à M. Neethling si je reviendrais en Afrique : « Revenir ? dit-il, quelle question ! Frère Coillard ne pourrait pas vivre ailleurs. » Et c’est vrai.
« Je vous demande de faire de mon retour en Europe le sujet d’ardentes prières. Dans mes circonstances, ce retour prend un caractère très sérieux, je dirais presque solennel. Il faut qu’il en résulte un bien permanent pour l’œuvre du Seigneur. »
Coillard redoutait le bruit qui pourrait se faire autour de lui ; encore d’Afrique il écrivait à Alfred Boegner (1er avril 1896) :
« J’ai été surpris de trouver, dans le Journal des Missions, ma lettre du mois d’août où je vous parlais de ma maladie. Pourquoi me mettre tant en évidence ? D’aucuns pourraient, non sans raison, s’en formaliser. Un ami qui se croit lésé me reprochait ce qu’il appelle « la demi-adoration » que, dans un certain cercle, on a pour moi. Dieu m’est témoin que je ne courtise ni la popularité ni l’engouement. Je sais, par expérience, que ce n’est que du sable mouvant. »
A bord, 25 mai. — Hier, dimanche, j’ai prêché, parlé plutôt, sur Ésaïe 35.1. On était très attentif. Le Seigneur m’a entendu et me donnera hardiesse et puissance. Je le lui demande tous les jours. Sûrement ce n’est pas en vain qu’il m’appelle en Europe quand je n’avais nulle envie d’y aller, au contraire. Oh ! que je sens mon incapacité et le besoin d’une entière dépendance de mon Dieu !
11 juin. — A l’entrée de la Tamise ! Demain matin à Londres ! O mon Dieu, je suis à toi, corps et âme, fais de moi ce qu’il te semblera bon ! Quel beau voyage ! Pas une fois le mal de mer. J’ai eu de bons moments de prière. Et je crois que mon Dieu me bénira partout, chez les amis qui me recevront, dans les réunions, partout. Je le lui demande sans cesse.
De Londres, il écrit à Alfred Boegner (13 juin) :
« Vous le voyez, la bonne main du Seigneur a été sur nous. Il m’a comblé de bénédictions. Je ne puis que chanter le psaume 103, et vous demander de mêler vos actions de grâces et vos louanges aux miennes. En me retrouvant, une fois de plus, sur le sol de notre vieille Europe, je pense à Jacob retournant à Béthel pour y sacrifier et s’y consacrer à nouveau au Seigneur.
Si vous attendez quelque chose de moi, souvenez-vous que je ne suis qu’un pauvre vase fêlé et vide, et demandez ardemment au Seigneur qu’il me remplisse de sa grâce et m’oigne de son Saint-Esprit. Je viens à vous tremblant, plein de défiance de moi-même, écrasé par le sentiment de mon incapacité. Je suis rouillé, je ne suis plus l’homme de la mission. Mais je sens, de plus en plus, combien je dois me rejeter entièrement sur le Seigneur. Le trouble de mes pensées est un manque de foi, je le sais ; Dieu n’a-t-il pas choisi les choses folles de ce monde, les faibles, les méprisées, les viles et les ignorantes, et même celles qui ne sont point, pour accomplir son œuvre et glorifier son nom ?
Qui a fait la bouche de l’homme, ou qui a fait le muet ou le sourd, le voyant ou l’aveugle ? N’est-ce pas moi, l’Éternel ? Va donc maintenant », dit-il à Moïse. « Va donc, maintenant », m’a-t-il dit. Je l’ai compris. Cela me suffit. »
Le mandat que Coillard reçut alors de Dieu, n’était pas seulement de faire connaître et aimer un champ de mission spécial ou la Mission elle-même ; il voyait devant lui une tâche plus vaste, il voulait être en bénédiction :
« Oh ! faisons du bien, toujours du bien, à tous du bien, par la grâce de Dieu demeurant et débordant en nous. Recevoir du bien, faire du bien, voilà qui est digne de nous, n’est-ce pas ? Quelle belle vie que celle qui serait une illustration vivante de cette belle devise. »
Tout de suite des réunions s’organisèrent en Angleterre ; on voulait avoir Coillard partout ; mais il se devait d’abord à sa patrie ; il écrit à Alred Boegner (13 juin) :
« Vous attendez sans doute que je vous parle de mes plans. Hélas ! je me sens, comme mon Sémondji, tout étourdi dans ce grand tourbillon et ce vaste désert de Londres. Il me faut d’abord me recueillir et entendre la voix de Dieu. Vous désirez que je vienne à Paris au plus tôt et cela est bien naturel. »
Jeudi 18 juin. — Quitté Londres ce matin. Belle traversée et beau voyage. Arrivé à Paris à 7 heures du soir. Une vraie ovation ! J’en étais tout ahuri. Je croyais qu’il y avait méprise et qu’on m’avait pris pour un autre. J’étais une bûche de bois qu’on se passait d’embrassade en embrassade. Je croyais rêver. Pourquoi tous ces témoignages d’affection ? C’est bien preuve qu’on ne me connaît pas.
Dimanche 21 juin. — Jours remplis. Les visites se succèdent à la Maison des Missions, comme sur un écran. J’ai devant moi une semaine chargée ; que Dieu me soit en aide !
26 juin. — Quelle semaine ! Quel monde que ce Paris !
Le dimanche 28 juin eut lieu, à l’Oratoire, une réunion organisée par la Société des Missions ; un officier malgache, chargé par la reine d’un message pour le Comité des Missions y assistait ; on devait entendre Coillard et M. Benjamin Escande, missionnaire au Sénégal.
Grande réunion à l’Oratoire, comble, une masse de gens debout. M. E. Lacheret, en m’introduisant, et M. Édouard Sautter, en me répondant, ont fait d’admirables discours. Ce dernier surtout a laissé parler un cœur qui débordait. Oh ! combien je me sentais petit, humilié ! Moi, j’ai fait un pot-pourri de ce que j’avais à dire. Comment se fait-il que je ne parle pas avec la même liberté avec laquelle je prie ? J’ai plus peur des hommes que de Dieu. Oh ! si seulement je pouvais sentir que je suis en sa présence, et que j’ai un message de sa part.
Le lendemain, Coillard retournait en Angleterre ; il assistait, à Londres, à une séance jubilaire de l’Alliance évangélique, puis il prenait part à des réunions religieuses à Mildmay, à Exeter, à Guildford et à Keswick ; à propos de ces dernières, il écrivait à M. Jeanmairet :
« Je ne puis vous dire combien j’ai été béni dans mon âme. De toutes les réunions, celles qui m’ont fait le plus de bien ce sont les leçons bibliques de M. Hubert Brooke. Je n’ai jamais entendu chose pareille. Si vous aviez été là, vous auriez certainement senti, comme moi, que nous connaissons et comprenons peu notre Bible. Ce sont des mines d’or et de diamants que nous ne savons pas encore exploiter. Je parle de moi. »
Coillard était constamment obligé de parler en public, et chaque fois, c’était une humiliation pour lui :
« Je me sens très fatigué et je le suis depuis plusieurs jours. C’est, je crois, parce que je ne suis pas à la hauteur de ma tâche, et cela me jette dans la poussière, au pied du Trône. »
3 juillet 1896. — J’ai parlé dans la grande salle de Mildmay, j’ai complètement échoué. On ne m’a pas entendu et je n’ai rien dit qui vaille. Hudson Taylor a été admirable. Je suis humilié. C’est bon que je sois humilié. Mais, Seigneur, pourquoi m’as-tu confié les intérêts de ton œuvre ?
7 juillet. — Qu’il me soit donné de faire connaître ouvertement et librement le mystère de l’Évangile ! Que j’en parle avec assurance comme je dois en parler ! (Éphésiens 6.19-20) Que mon Dieu magnifie sa puissance dans ma faiblesse !
17 juillet. — Quand je vois des gens comme les Brooke, M. Wright et tant d’autres, ma place parmi eux est bien bas. Je vois partout des géants et parmi ces géants je suis un nain. Mais l’exemple de Jésus n’est pas une abstraction ; il aide ceux qui veulent le suivre. Sa grâce abonde en eux. Je voudrais qu’elle abondât en moi. Je sens que j’ai encore un degré à monter pour entrer dans la possession entière de cette vie supérieure dont on parle tant et que je possède si peu. Quant à me donner, je me suis donné au service du Maître et je crois l’avoir fait entièrement, malgré mes chutes.
19 juillet. — Je suis frappé comme tout le monde parle bien, les Anglais, l’anglais, les Français, le français. Je ne sais ni l’un ni l’autre, hélas ! Ce sont des outils rouillés.
Le lendemain de son jour de naissance, il écrit à M. et Mme Alfred Boegner (18 juillet) :
« Merci pour vos affectueux messages. Les vœux d’un enfant de Dieu ce sont des prières, des prières que Dieu entend et qu’il exauce par la rosée de ses bénédictions. Il m’est bien doux de penser que nombre d’amis se sont souvenus de moi au Trône de la grâce, hier tout particulièrement. Voilà donc encore une borne milliaire passée. Combien m’en reste-t-il encore ? Le départ, je l’attends et le signal du Maître ne peut que me rendre radieux. Mais s’il veut encore se servir de moi ici-bas, je n’en murmure pas. Je crois que les anges, s’ils le pouvaient, envieraient notre service. C’est bien beau d’être un héraut de la Bonne Nouvelle du salut dans les pays couverts encore des ténèbres de la mort. Et si le Seigneur m’accorde l’ardent désir de mon cœur, c’est là que son ange me trouvera. Ne demandez pas à Dieu pour moi une longue vie. Non, demandez plutôt que Dieu me retire, avant que je sois obligé de sortir du harnais ou de déposer la cuirasse.
Ne prions pas, comme dans l’église anglicane, que Dieu nous préserve de mort subite. Mourir comme M. Vernya en prêchant ou comme M. Bersier en travaillant, c’est une translation que j’envie. Ne vous demandez-vous jamais quand et comment Dieu vous appellera ? Nous en parlions souvent avec ma chère femme. Elle avait des craintes, elle avait peur des souffrances physiques. Elle disait toujours qu’elle bénissait Dieu de n’être pas née au temps des martyrs. Aussi, quand elle vit sa fin approcher, elle me disait : « Si c’est là mourir, vois-tu, ce n’est ni si difficile ni si dur que nous le pensions. Toujours portée sur les bras éternels. »
a – L.-E. Verny, pasteur de l’église de la Confession d’Augsbourg à Paris. En 1854, prêchant à Saint-Thomas, à Strasbourg, il s’affaissa dans la chaire. — Alfred Boegner est mort en chaire à La Rochelle, le 25 février 1912.
Je prends note de ce que vous dites de notre intercession mutuelle. Demandez aussi pour moi la puissance de l’Esprit. Oh ! si le Seigneur voulait se servir de moi pour faire quelque bien en France parmi nos chères églises, celles de campagne surtout ! »
Le 7 août, Coillard revint à Paris, et le 10 août, il allait à Contrexéville affermir sa guérison par une cure. Ce fut là un temps de repos, de recueillement et de prière. Il était très préoccupé par la famine qui sévissait au Zambèze et par la peste bovine qui avait coupé toute communication ; il voulait, d’autre part, le développement de son œuvre. Pour cela, il lui fallait un puissant renfort. Du Zambèze, il avait déjà écrit, en 1892, qu’un renfort de dix ouvriers lui était nécessaire. Le 14 juillet 1896, apprenant la mort de M. Goy, à Séchéké, il s’écrie :
Pauvre Mme Goy ! pauvres enfants ! pauvre mission ! Serait-ce le début de l’exaucement de nos prières pour du renfort ? Dieu ne travaille pas comme nous.
Et il écrit à Alfred Boegner (15 juillet) :
« Hélas ! le cercle de notre famille du Zambèze était si petit et voilà une nouvelle brèche ! Donc, ce n’est plus dix, mais onze ouvriers qu’il nous faut, sans compter les docteurs et les artisans. Notre Maître n’est pas pauvre ; il n’est pauvre ni en hommes, ni en fonds, ni en amour, et Jésus nous dit : « Demandez ! priez ! » Demandons donc, prions, et nous aurons l’abondance. Ayez assez de foi pour être audacieux. Si vous saviez comme mon cœur brûle en pensant au Zambèze. »
En effet, le moment était grave, la mission du Zambèze était « rachitique » ; après treize ans d’existence, elle ne comptait plus, en Afrique, que quatre missionnaires consacrés, pour cinq stations. Or, il fallait occuper les points stratégiques du pays, relier les stations existantes du haut et du bas par de nouvelles stations, faire de la mission un tout cohérent.
« De mon voyage chez Kakengé, de mes observations au contact des étrangers qui affluent à la capitale, je remportaib l’impression profonde de l’immensité de notre œuvre et de l’urgence extrême de ses besoins. De fait, nous ne sommes limités que par notre pénurie d’hommes et d’argent ; autrement nous pourrions nous étendre des confins du Kalahari au Congo belge et des sources du Zambèze jusqu’à son confluent avec la Kafoué. Et quand je pense que toutes ces régions sont là, devant nous, et que personne ne nous en dispute l’occupation, quelle écrasante responsabilité !
b – Jacques-L. Liénard, Notre voyage au Zambèze, préface de Coillard, p. XX-XXI.
Le roi Léwanika n’avait pas encore postulé le protectorat de l’Angleterre, qu’à son insu, son pays tombait dans la sphère d’influence de cette puissance. La voie ferrée s’approche à grands pas, le torrent débordant de l’immigration européenne menace le peuple de son invasion et le serre de près. Est-il une heure plus critique dans l’histoire d’une peuplade africaine ? L’œuvre ne s’impose-t-elle pas d’urgence ?
Hantés, obsédés par ces pensées, Louis Jalla et moi nous quittions le Zambèze et arrivions en Europe. Nous nous sentions presque coupables de désertion en laissant à la brèche ces quelques hommes surmenés, écrasés. Leur héroïsme ! nous en étions fiers. Mais nous avions un poids sur le cœur : n’allaient-ils pas succomber dans cette lutte inégale ? Et si Dieu, malgré nous, nous appelait en Europe, n’était-ce pas, peut-être, pour réclamer du secours et pousser un cri de détresse ?
Ce cri, il s’est échappé de nos cœurs : « Quinze hommes ! disions-nous, donnez-nous quinze hommes ! »
C’est à Contrexéville que Coillard articula pour la première fois ce chiffre de quinze, lorsqu’il écrivait à Alfred Boegner le 11 août :
« Notre dernier deuil (la mort de M. Goy), est un coup de tonnerre ; réveillera-t-il nos églises et nos jeunes gens ? Eh bien oui, je le crois. Il nous faut quinze ouvriers pour le Zambèze ! … « Quinze ! vous n’y pensez pas, me dit quelqu’un en levant les mains au ciel. Et où prendre l’argent ? » — Oui, levons les mains au ciel, les cœurs aussi, et nous aurons les hommes et l’argent, quelque audacieux que cela paraisse. Je ne puis pas m’agenouiller sans crier : « Et ces quinze, Seigneur ? »
Coillard se préparait à la redoutable campagne qu’il allait entreprendre.
« Je suis venu ici faire une cure et mon docteur est si content de moi qu’il m’assure une complète guérison. « Vous serez encore vous-même, » me dit-il. N’est-ce pas l’accomplissement de la promesse que ceux qui s’attendent à l’Éternel renouvellent leurs forces et que les ailes leur reviennent comme aux aigles ? Le reste de la promesse est bien beau : « Ils courent et ne se lassent point ; ils marchent et ne se fatiguent point. » Je vais, je n’en doute pas, en faire la douce expérience dans ces visites à travers les églises et en divers pays. J’y compte. Je compte aussi sur les prières ardentes d’amis comme vous, pour demander au Seigneur que ce soit l’occasion d’un puissant réveil et d’abondantes bénédictions. Demandez, oh ! demandez avec la foi qui transporte les montagnes, que de nombreuses vocations se révèlent parmi nos jeunes gens chrétiens ! »
Le 28 août, il quittait Contrexéville, passait par Rothau, où il faisait visite à la famille Boegner, puis, « réconforté et vivifié, » il partait pour les Vallées vaudoises du Piémont où il assistait, avec M. Louis Jalla, au synode de l’église vaudoise.
« C’est un temps de fête, écrit-il. Mais je sens combien, dans des circonstances pareilles, il faut veiller pour que notre vie ne s’évapore pas et pour que nous ne devenions pas des cymbales bruyantes. »
Dimanche 6 septembre 1896. — Grande réunion à Saint-Jean. J’ai bégayé. O mon Dieu ! pardonne ! Mais tu peux te glorifier même par l’infirmité de tes enfants et tirer le bien du mal.
Le jeudi 10 eût lieu la consécration de M. Auguste Coïsson, missionnaire, désigné pour le Zambèze. Coillard jouit beaucoup de son séjour à La Tour.
J’ai de la joie à cultiver tous ces amis. Quel puits d’érudition, quel foyer ardent que M. Georges Appia ! Son fils Henry, beaucoup plus calme, ne l’est pas moins.
De là, Coillard revint à Turin, puis, par Genève, il se rendit à Sainte-Croix (canton de Vaud) pour l’assemblée annuelle des étudiants. A peine débarqué, il se rend à leur réunion (23 septembre) :
Leur chant me saisit ; puis ils s’assirent et, sans un seul mot d’introduction, on me fit signe qu’on s’attendait à ce que je parlasse. Je parlai sur la vocation du jeune serviteur de Jésus-Christ et sur son entière consécration. Ce ne sont pas là des banalités, mais je parlai d’une manière banale.
Le soir, réunion au temple qui était bondé. M. Henri Junod de la Mission romande, M. Edmond Perregaud des Achantis, M. Alfred Bertrand parlèrent et je parlai ensuite. Là encore, je ne me sentis pas à la hauteur de cette belle occasion et je sortis profondément humilié. Mais pourquoi tous ces insuccès ? C’est, je le sens, de l’amour-propre, un orgueil invétéré. Sans que je m’en rende compte, le succès apparent d’une réunion flatte ma vanité. Mais, comme elle sait se déguiser cette vanité !
Après avoir visité quelques amis dans le canton de Vaud, Coillard repassa par Paris, pour se rendre à Londres et à Liverpool.
Londres, 4 octobre 1896. — Je me sens profondément abattu. Oh ! pourquoi dois-je parler en public ? Si seulement je pouvais retourner en Afrique et m’y cacher ! Je suis ignorant, désespérément incapable.
Liverpool, 7 octobrec. — Hudson Taylor parle avec une simplicité et une puissance admirables. Je l’aime et je ne m’étonne pas qu’on l’aime. Il m’a donné 3 livres sterling pour la mission, avec quelques bonnes paroles : « Vous ne savez pas comme vous êtes aimé. » Ah ! c’est vrai, mais ce n’est pas que je sois aimable.
c – C’est à Liverpool (16 octobre) que Coillard vit l’évêque Ryle, son « père en la foi ». Voy. le premier tome, F. Coillard, enfance et jeunesse.
Après la première réunion à Liverpool :
8 octobre. — Je suis un étranger et la glace n’est pas brisée. Si je n’avais pas fait, de ma visite ici, un sujet de prières et si je n’avais pas vu la volonté de Dieu dans les invitations pressantes que l’on m’a adressées, je croirais avoir fait fausse route.
9 octobre. — Quelle tentation de penser à soi, en plaidant pour l’œuvre !
Coillard revint à Londres, puis il alla à Bristol, où il rencontra George Muller.
« En entendant un homme comme George Muller paraphraser l’histoire d’Élie au Carmel, je ne pus me défendre d’un sentiment de désappointement. Je me disais : « Vraiment, il n’est pas nécessaire d’être George Muller pour dire cela ; tout autre pourrait dire mieux. » Mais simples comme elles étaient, ces paroles avaient une puissance irrésistible. Et quand je regardais le visage de ce saint homme, quelque chose me subjuguait. C’était comme Moïse descendant de la montagne, reflétant la gloire de Dieu. Tant il est vrai que ce qu’il y a de réel en nous, c’est moins ce que nous disons que ce que nous sommes. Après tout, marcher avec Dieu, demeurer en Jésus, vivre de sa vie, tout est là : le pardon, la sanctification, la puissance. »
Puis Coillard revint à Paris, où il devait parler à une retraite pastorale. Lorsque Alfred Boegner le lui avait demandé :
« J’ai été ébahi de votre proposition, lui avait-il répondu. « Comment, moi, parler à vous, les pasteurs de Paris, à des hommes de Dieu comme Appia, Théodore Monod et d’autres, aux pieds desquels je voudrais pouvoir m’asseoir ? Le pain de Paris est célèbre. Quelquefois, pour changer, on préfère un pain plus grossier. Je n’ai que le pain sec du désert, si vous voulez que je le partage avec vous, soit ! Mais sachez-le bien d’avance, ce n’est pas le pain de Paris, et n’en soyez ni tristes ni désappointés. Ce qui me rassure, c’est qu’il ne s’agit que d’introduire le sujet, de sonder la source ; d’autres en feront jaillir l’eau rafraîchissante et vivifiante, nous y puiserons ensemble et boirons à longs traits. A ce compte-là, je me rends et j’accepte. »
Paris, 16 novembre 1896. — Retraite pastorale où j’ai parlé sur Jean 17.19. Je n’ai pas eu la liberté que j’eusse dû avoir. En rentrant chez moi, à la Maison des Missions, je trouvai mes bougies allumées, je n’en fus pas frappé. Au bout d’un moment, Théodore Monod, avec qui je parlais, saute de sa chaise et s’écrie : « Mais qu’est-ce donc que vous avez sur votre table ? » Et mes yeux tombèrent sur un bronze magnifique, une tête de Christ que j’avais beaucoup admirée chez M. Édouard Sautter. Elle était là, don de tous les participants de la retraite pastorale, avec une lettre de dédicace signée par chacun : « Pour le bien, disent-ils, que vous nous avez fait aujourd’hui et dans le passé. » J’ai éprouvé une telle émotion que je n’ai pu que tomber à genoux et pleurer. Du bien ! moi qui suis si humilié ! Que de recherche de moi-même, ô mon Dieu ! Mais je veux croire que, de tout, il résultera du bien.
A Paris, les réunions succèdent aux réunions, les réceptions aux réceptions, Coillard est toujours poursuivi par le sentiment de son insuffisance.
22 novembre. — Grande réunion à la Rédemption. Louis Jalla est arrivé hier, il a bien parlé. Moi, j’ai encore gaspillé cette occasion si belle de faire du bien et d’honorer mon Maître. Les excuses ? elles ne manquent pas. On nous avait dit : « C’est une petite réunion familière, vous direz ce qui vous viendra à l’esprit. » Et puis l’église était pleine. J’ai bavardé quand j’aurais dû tonner. O mon Dieu, pardonne ! Voilà donc ce que j’ai fait de mon apostolat dont on attendait de si grandes choses !
23 novembre. — Journée d’agitation. Soirée avec les élèves de la Maison des Missions. Là encore… Oh ! mon Dieu ! là encore, je n’ai pas su te glorifier comme tu le voulais.
16 décembre. — Je reviens de la Faculté où j’ai donné une conférence. Toujours, après une réunion de ce genre, et aujourd’hui plus que jamais, je me sens si honteux que je n’ose presque pas prier et rencontrer mon Père. Je fais un gâchis de son œuvre.
Un ami avait loué, pour Coillard, un petit appartement, 10, rue Keppler ; il s’y installa, le 6 décembre, avec deux nièces, et, au milieu de toute cette activité, il travaillait à son volume Sur le Haut-Zambèze, qu’une autre nièce, Mlle C.-W. Mackintosh, dans le même temps, traduisait en anglais.
26 décembre. — J’ai fini, avec M. Raoul Allier, de revoir mes lettres pour la publication. Il est venu chaque jour. Quel excellent ami il a été pour moi ! Dieu le bénisse ! Mais ces lettres ! C’est un grand souci. Ce sera un gros volume.
Il fut encore aidé dans la suite de ce travail de révision et pour la publication par M. Raoul Allier, qui se chargea de toute la partie matérielle, correction d’épreuves, etc., et par Mlle C.-W. Mackintosh.
10 janvier 1897. — C’est de nouveau dimanche ! Comme les jours passent vite ! Je vais partir pour Courbevoie et Puteaux et je suis dans les ténèbres. O mon Dieu ! c’est moi que tu choisis pour faire ton œuvre !
Le soir de la clôture des réunions de prière de l’Alliance évangélique, Coillard écrit, cependant, dans son journal : « Je crois que nous sommes à la veille de grandes choses. »
Les appels semblaient entendus et des vocations semblaient surgir. Mais quelle responsabilité pour Coillard de discerner la vocation vraie, de savoir qui il faut encourager, de lutter avec le monde, avec une famille, avec un père ou une mère, parfois si habile à dénaturer les mobiles d’une âme généreuse, si froidement raisonnable lorsqu’il s’agit d’éteindre un cœur qui s’embrase pour le bien. Puis Coillard partit pour Montauban, où il arrivait le 19 janvier à 10 heures et demie du soir. M. le professeur Alexandre Westphal et M. Daniel Couve, alors étudiant, étaient à la gare. Les autres étudiants étaient réunis chez M. Westphal.
« Nous arrivons avec notre voyageur, raconte celui-ci, par l’allée obscure et glacée du jardin. Coillard ouvre la porte du salon : une chaude lumière et un chœur bien nourri le reçoivent : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes… » Il écoute, immobile, saisi. Quand la dernière note a retenti, il joint les mains et dit simplement : « Prions. » Tel fut son premier contact avec la Faculté de Montauban et sa jeunesse. »
Dès ce jour jusqu’au départ, tous les matins à 7 heures et demie, Coillard présidait un culte pour les étudiants, instants bénis où plus d’un reçut le baptême de l’apostolat.
« Voilà donc ma visite à Montauban terminée. J’en ai reçu immensément de bien et de joie. On me dit que je ne suis pas le seul à en avoir reçu. Il faut bien qu’il en soit ainsi en réponse à tant de prières. Je viens de recevoir un bon mot de Montauban signé à profusion. On parle de quelques jeunes gens qui penseraient aux Missions. Dieu m’a donné une grande liberté et une grande joie ; du reste, j’ai nagé dans le courant, donc je n’y suis pour rien. »
« Le Seigneur sait tout et il peut tout, nous consoler, nous fortifier, nous bénir, nous sanctifier et nous garder de chutes. Cramponnons-nous toujours plus à lui, comme le lierre à la muraille et, aussi longtemps que nous y resterons fermement attachés, rien ne peut nous ébranler, ni le vent, ni les orages. Je pars avec M. Jalla ce soir pour Paris. Nous appartenons à un grand Roi. »
Mais Coillard est fatigué, très enrhumé, et M. Louis Jalla, qui lui aussi voyage, tantôt de son côté, tantôt avec Coillard, proteste : « Mon cher doyen, écrit-il, a continué à se trop dépenser. Il ne veut rien refuser. Un jour, il n’en pourra plus et trop tard on dira : « Nous avons abusé de lui. » Il n’y a pas un pasteur en France qui tiendrait longtemps à cette vie. » Le 10 février, réunion à l’Union chrétienne des jeunes gens de Paris.
Être trop long, c’est un crime impardonnable à Paris. Et je suis long, c’est plus fort que moi. Quand je commencerai à apprendre à parler c’est alors que je devrai partir.
Coillard continua sa course ; dès lors, M. Alfred Bertrand l’accompagna presque constamment. Ensemble, ils fondaient des Zambézias, soit de petits groupements d’amis de la mission du Zambèze, qui s’engageaient à prier pour cette mission et à en alimenter la caisse spéciale.
« Quant aux Zambézias, écrit Coillard à Alfred Boegner, tout en me réjouissant du succès de M. Bertrand, je ne plaide pas publiquement pour elles ; mon terrain est plus élevé et je ne voudrais pas rabaisser le caractère de la haute mission que Dieu a daigné me confier dans les églises. Il ne faudrait pas que ce beau mouvement devînt un piège et que nous fussions tentés de nous appuyer sur le bras de la chair. Je crois que M. Bertrand a pu, une ou deux fois, avoir l’impression que je ne le secondais pas assez, pour ne pas dire plus. Ce que j’aime dans les Zambézias, c’est le concours spirituel de tant d’amis, voilà la vraie force. Je comprends d’ailleurs vos préoccupations. Aussi longtemps que je serai là, vous pouvez compter sur moi pour collaborer à conserver l’unité de l’œuvre. Je l’ai à cœur. »
Après avoir visité Le Havre, Bolbec, Dieppe, Luneray, Coillard partit pour le Midi. Du 3 au 6 mars, il séjourna à Saint-Jean-du-Gard, Il y prit part à une retraite pastorale.
5 mars 1897. — L’entretien sur l’évangélisation est introduit par M. Louis Jalla qui le fait très bien. A la demande de plusieurs, je prends la parole pour développer nos plans d’évangélisation à nous : notre méthode est l’agression, tandis que le protestantisme, en France, piétine sur place et ne fait pas de conquête. Ce qui le tue, c’est l’officiel, c’est aussi la déperdition des forces. Vous avez dans un village les représentants de toutes les dénominations qui se font concurrence. Il faudrait s’élever plus haut que nos clochers et comprendre le royaume de Jésus-Christ, en avoir une vue plus large et plus enthousiaste.
Au cours des réunions qui eurent lieu à Saint-Jean-du-Gard, M. Théophile Verdier se décida pour la mission. [M. Verdier partit comme artisan avec Coillard, en décembre 1898 ; sa santé l’obligea, en 1901, à quitter le Zambèze et depuis lors, il travailla au Lesotho, où il dirigea l’école industrielle de Léloaleng.]
T. Verdier (1872-1946)
« L’affection dont on nous entoure est touchante, écrit Coillard. C’est l’œuvre, c’est le Seigneur Jésus qu’on aime en nous. Voilà qui fait du bien. »
« Je soupire après une liberté et une joie plus complètes et plus grandes au service de mon Maître. Ma personne déteint trop sur l’œuvre dont il m’honore. Et parfois je me demande pourquoi il a jeté les yeux sur moi qui gaspille si souvent les occasions qu’il me donne. Il faudrait que nous puissions laisser une trace de feu dans nos églises, et, hélas ! ce n’est guère que de la fumée. J’éprouve une grande lassitude en mon âme. J’ai soif de quelques moments de recueillement, et je n’en ai point. »
Par Marseille, la Côte d’Azur, Gênes et Turin, Coillard arrivait à Genève où il ne passa qu’un jour.
« Qu’il est bon de savoir, n’est-ce pas, qu’au milieu de toutes ces agitations, qui vous ballottent comme tout autant de grosses vagues, nous le possédons dès maintenant ce repos parfait que nous donne Jésus. Dans le ciel il serait trop loin de nous, il nous le faut ici-bas, au milieu de tous les bouleversements de la vie. Et c’est ici-bas qu’il nous l’a donné. Le fond de la mer n’est jamais agité, quelles que soient les tempêtes qui en agitent la surface. Et puis, comme la colombe de Noé qui ne pouvait pas même trouver où poser le pied, nous pouvons toujours voler vers lui. Il est notre refuge, c’est pourquoi nous ne craindrons point quand même la terre serait bouleversée, que les montagnes s’écrouleraient au milieu de la mer. Il garde dans une paix parfaite celui qui se repose en lui. Oh ! que j’ai besoin de me le répéter, moi qui suis si craintif, et si souvent comme la feuille qu’agite le moindre souffle !
Me voici en Suisse. J’y viens, presque saisi d’effroi. On attend beaucoup de moi, et le sentiment de mon incapacité est toujours là qui me tourmente et m’écrase. Ah ! si ce sentiment ne pouvait que glorifier la puissance de Dieu. Mais quelquefois aussi, il me paralyse. Pourquoi toujours tâtonner dans les ténèbres et nous traîner dans les bas-fonds, quand les ailes peuvent nous pousser comme aux aigles. Priez pour moi en priant pour notre œuvre actuelle.
M. Louis Jalla a reçu, je crois, beaucoup de bien, et il en fait beaucoup. Il est si aimable ! M. Bertrand, de son côté, rend de grands services à la cause. Il atteint une classe qui nous échappe plus ou moins. La Mission l’a vraiment empoigné.
Mais je m’oublie. Il me semble que je me suis retrempé en vous causant. Avec d’autres, si je dis un mot de ce que j’éprouve, on croit que c’est fausse modestie ou convention. Mais quand je vous dis que je suis dans un état de faiblesse, de crainte et de grand tremblement, vous me comprenez et vous vous en souviendrez. »
Les Ponts, 5 avril 1897. — J’ai visité la grande maison où on se réunissait il y a quarante-cinq ans et où je parlai pour la première fois en public. Beaucoup de personnes étaient venues avant la réunion du soir, beaucoup vinrent le lendemain pour me voir. Oh ! quels cœurs chauds ! M. Alex. Robert-Sandoz était là,
Neuchâtel, 8 avril 1897. — Dîner chez M. Frédéric Godet, ce saint homme qui dit m’aimer et avoir prié pour moi. Oh ! quelle affection ! Quelle belle intelligence, toute illuminée de la grâce ! Avec lui je me sentais bien près du Seigneur. Il me demanda si je connaissais Andrew Murray. « Oui. » — « Eh bien, transmettez-lui mes amitiés chrétiennes. Je ne connais rien de plus beau que ses livres. Ce sont les hauteurs et les profondeurs de la vie chrétienne. On sent là une âme qui est en contact habituel et intime avec le Seigneur. Rien de plus admirable que son Commentaire sur les Hébreux. Oui, pour lui Christ est bien le Christ vivant. » Il me fit toutes sortes de questions. Je lui parlai de Ryle qui a été mon père spirituel et qui m’a béni et je lui demandai sa bénédiction. Alors, se levant, il adressa à Dieu, pour moi, une prière sublime. J’aurais voulu tout recueillir. Voici encore une perle : « Quand nous faisons le bien, nous ne savons pas tout le bien que nous faisons. Quand nous faisons le mal, nous ne savons pas tout le mal que nous faisons. »
L’après-midi, réunion de dames. On offre à Coillard la Bible annotée ; puis grande soirée. « Ce sera un jour marquant de ma vie. » Désormais, il semble que la terreur que la Suisse lui inspirait ait disparu. Il va à Clarens, à Lausanne, à Vevey :
On a publié un article dans la Tribune de Lausanne sur moi, où l’on dit ce que j’ai fait, ce que je suis et l’on ajoute que je n’ai ni la forme ni le talent oratoires. C’est ce qu’il y a de plus vrai.
A Yverdon, il estime que la réunion est manquée :
J’en suis sorti découragé, abattu. Et puis Dieu m’a mis en face de tout mon passé. Oh ! de quels abîmes sa grâce seule m’a sauvé.
Du 18 au 30 avril, Coillard avait un programme très chargé à Genève, puis il quitta la Suisse ce « cher pays où l’on a pris mon cœur d’assaut ». Il passa quelques jours à Paris, il parla entre autres à l’assemblée annuelle de la Société des Missions.
J’ai été dégoûté de moi-même. Et pourtant on m’a dit que mon discours avait fait beaucoup de bien. Dans un vase de terre, Dieu met ce qu’il veut.
Coillard repartit pour l’Angleterre où il séjourna du 12 mai au 19 juin.
« Le jubilé de la reine absorbe un peu tous les esprits. On dit que l’on dépense tant d’argent à cette occasion que les œuvres religieuses en souffrent. J’ai été horrifié, l’autre jour, en apprenant qu’on payait 125 francs des places sur un gradin pour voir passer le cortège ; on me dit : « Mais c’est une bagatelle. » Un de mes amis a loué une fenêtre pour 2500 francs environ, il insiste pour que je sois de la partie ! Ah ! si nous avions quelque chose de cet enthousiasme pour notre Roi, l’évangélisation du monde serait une marche triomphale ! »
Coillard revint à Paris, et prit part (20 juin) à la réunion commémorative de la mort d’Escande et de Minault, assassinés à Madagascar. Peu de temps après, il se rendit dans le Berry.
23 juin. — J’ai voulu revoir tous les lieux de mon enfance, Beauregard, le Val-du-Cher. Et puis j’ai vu aussi quelques personnes qui m’ont connu autrefois. Comme tout ce passé est revenu à mon esprit ! Que les voies de Dieu sont admirables ! Je revoyais encore le pacage où je ramassais des champignons, le Cher où je pêchais le goujon, la plaine et le bois où je paissais des dindes. J’ai été voir la vieille dame Charles Pillivuyt qui était hors d’elle-même de joie.
Asnières-lès-Bourges, 26 juin. — J’ai été heureux de revoir le vieux pasteur de Pau, M. Alphonse Cadier. Un sermon — son premier à Asnières, le premier dont je me souvienne — qu’il prêcha sur l’amour de Dieu m’impressionna beaucoup. Et ma mère disait en sortant : « Sa figure en dit autant que ses paroles. » C’est bon de se souvenir du roc dont on a été tiré et d’admirer les voies d’un Dieu d’amour.
[Le 29 juillet 1895, de Léalouyi, Coillard écrivait à M. Alphonse Cadier : « J’étais un tout petit garçon quand je vis, un jour, à Asnières, un jeune homme très pâle et très sérieux monter en chaire ; il prêcha avec un calme et une douceur qui me frappèrent beaucoup. Ma bonne mère pleurait et elle n’était pas la seule : « Mon enfant, me dit-elle, c’est le cousin Cadier, il est tout plein de l’amour du bon Dieu. » Et vous vîntes nous voir chez nous ; mes yeux étaient aussi avides que mes oreilles. » M. Cadier est mort à Pau le 30 mai 1911, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.]Coillard éprouva de grandes tristesses au sujet de sa famille, mais en revanche :
J’ai eu bien du plaisir à refaire la connaissance de François Clavier, le fils de mon ami Jacques Clavier, un digne et brave chrétien. Nous avons tous été déjeuner chez lui et j’ai eu, avec lui, une bonne conversation, qui m’a rappelé celles que j’avais eues avec son pèred.
d – Voyez le premier tome, sur Jacques Clavier, surnommé, à Asnières, Jacques Bellay, où il est mentionné sous les initiales J. B.
Puis une tournée des plus actives, avec Sémondji, commença dans le sud-ouest de la France.
Mazamet, 17 juillet 1897. — Mon jour de naissance. Que de bénédictions ! Mais le soir s’avance, les ombres s’allongent, la nuit vient. Plus que jamais c’est vrai pour moi : vivre c’est Christ. Lui seul est digne d’être le but de la vie ; et lui seul peut en être le principe, la source et la force, lui le Christ — l’oint de Dieu, mon Sauveur. Oh ! fais-moi l’honneur et donne-moi la joie de ne vivre que pour toi, moment par moment, avec toi, en toi, toujours, éternellement.
Coillard revint par Genève et Belfort dans le pays de Montbéliard : au Magny-Danigon, à Glay, à Montécheroux, les souvenirs surgissent nombreux.
Montécheroux, 17 août. — Le vénérable M. Paure me reçut comme un fils, m’étreignit de ses bras et pleura. Entré dans la maison, il éclata en prière, tout aussi naturellement que s’il avait parlé à quelqu’un qu’il voyait dans la chambre. Il a sur sa figure la sérénité du ciel. Cher M. Paur, quel apôtre ! Pour lui, la prière est devenue une seconde nature. A chaque instant, à table, au moment de sortir, en causant, sans avertissement aucun, il rend grâces. Il est toujours en la présence de Dieu.
e – Mort le 30 juin 1905, à l’âge de quatre-vingt cinq ans.
Coillard fit une nouvelle cure à Contrexéville (31 août au 18 septembre 1897) durant laquelle il travailla continuellement, se levant à 3 et 4 heures et se couchant à 11 heures. Outre une énorme correspondance et des épreuves à corriger, il écrit une préface à l’Évangélisation, principes et pratique, par Arthur F. Piersonf, et la conclusion « qui ne vaut absolument rien », dit-il, de son volume Sur le Haut-Zambèze. Du 20 septembre au 30 octobre, Coillard parcourut la Suisse ; puis par Saint-Étienne, Lyon et Dijon il gagna l’Alsace (8 au 18 novembre) ; de là par Paris (20 au 25 novembre), il se rendit à Londres (26 novembre) ; où on lui remit le premier exemplaire de son volume en anglaisg ; peu après, paraissait, en français, le volume Sur le Haut-Zambèze : « Quel accueil lui fera-t-on ? Quel bien, surtout, fera-t-il ? » Il finit l’année en Écosse.
f – Traduit par D. Lortsch, Genève, 1897, in-8.
g – On the Threshold of Central Africa, Londres, 1897, in-8.
« Je suis un peu effrayé du programme d’ici. Les réunions ont en général sur une grande échelle et, pour la dernière, qui doit avoir lieu à l’Assembly Hall le 23 décembre, ou parle de deux mille personnes. Je trouve que, malgré leur proverbiale sobriété, les Écossais, aussi bien que les Français, tombent, au sujet des individus, dans de déplorables exagérations. Les coups font mal, même les coups d’encensoir, et Jésus disait : « Je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense. »
Oh ! demandez que Dieu me garde bien bas. Ah ! si je ne me connaissais pas ! Mais c’est une grande grâce de Dieu que je trouve dans mes expériences de chaque jour tant de sujets de m’humilier. Dans sa bonté, il me relève et me fait gravir une petite sommité où brille le soleil et j’aspire à chevaucher, moi aussi, sur la hauteur de la vie chrétienne. La monture est bonne, c’est le cavalier qui ne vaut rien et qui ne sait pas garder son équilibre. »
Coillard commence l’année 1898 en Angleterre ; il souffre de la gorge.
Largs, 1-3 janvier 1898. — Oh ! comme je sens que ma vie est superficielle. Je parle de prière, de la Bible, de la communion du Sauveur, mais j’en suis encore à l’a b c.
A Londres, Coillard fit des démarches au ministère des Affaires étrangères et des Colonies pour les affaires des Barotsis ; puis il passa en Hollande, où il resta du 15 janvier au 14 février.
Utrecht, 24 janvier 1898. — L’affaire Dreyfus-Zola passionne tout le monde. Pas de doute, le mouvement antisémitique et antiprotestant est si fort qu’on pourrait voir recommencer les persécutions. Pauvre France ! qu’elle est malade ! Que Dieu ait pitié d’elle !
Amsterdam, samedi 29 janvier. — Grande réunion de salon, hier. Oh ! mon Dieu, pardonne-moi. Je ne fais que du gâchis.
La Haye, mardi 1er février. — L’après-midi, de 2 à 5 heures, j’eus un grand nombre de visiteurs, une vraie cure d’âmes. Il y a des affligés partout et des pauvres parmi les riches.
La Haye, mercredi 2 février. — Grande soirée chez M. le comte de Bylandt. Tout autre eût su tirer parti de cette occasion unique. Je ne l’ai pas su. Elle est passée pour toujours. J’étais fatigué. Oh ! que je suis affligé et humilié ! Comment faire l’œuvre de Dieu ? Mon Dieu tiens-moi en contact avec toi !
Le 14 février, il revenait à Paris. Le 20 février, à la Maison des Missions, devant un auditoire de trois cents personnes, eut lieu le baptême de Sémondji, qui reçut le nom d’Etienne. [Coillard avait, en juillet 1896, placé Sémondji et un autre Zambézien, Samata, dans le collège du docteur Guinness, à Cliff, en Angleterre.]
Je m’y suis préparé par une matinée de recueillement et de prière. Ce fut une belle cérémonie. M. Georges Appia dit de ces paroles qui sont comme les rochers de nos montagnes du Lesotho qui roulent avec fracas. Je parlai ensuite : « Comme les envoyés de Moïse rapportèrent aux Israélites du fruit de Canaan, nous vous rapportons du fruit du Zambèze où les fruits sont, jusqu’à ce jour, rares et peu savoureux. » Puis Sémondji parla et, quand il s’agenouilla pour recevoir le sceau du baptême, toute l’assemblée se leva spontanément. J’ai eu de violentes émotions et Sémondji aussi. Mais Dieu m’a donné la force de me posséder. Pendant qu’il était à genoux, nous chantâmes en sessouto.
Le 23 février, Coillard donna une conférence à la Société de géographie.
Tout le monde en fut content excepté le plus intéressé. Ma conférence ne vaut pas le papier sur lequel on l’imprime, excepté la fin sur la charité, un nouveau point de vue.
Paris, 24 février 1898. — Grande soirée chez Mme Henri Mallet. J’ai fait un fiasco complet et je ne me console pas d’avoir manqué une occasion unique. Dieu me le pardonne !
Déjà au début de l’année, Coillard écrivait à Alfred Boegner :
« Vous croyez donc vraiment que j’ai encore quelque chose à faire en France, moi si pauvre, si vide, si terre à terre ! A cette pensée, une grande tristesse est tombée sur moi et quelque chose comme de l’angoisse m’a saisi. »
Néanmoins, il repartait pour le nord de la France, la Belgique, l’est de la France (26 février au 8 avril), puis il revenait à Paris, allait à Rouen, à Sedan, à Orléans, séjournait à Paris (23 avril au 4 mai) ; par l’ouest, il poussait au sud jusqu’aux Pyrénées, revenait à Bordeaux, et enfin à Nantes où il prenait part aux fêtes du tricentenaire de la promulgation de l’Édit de Nantes (30 mai au 3 juin). De là, il alla à Laforce où il présida les fêtes du Jubilé cinquantenaire des asiles John Bost. Dans son discours, il évoqua le souvenir d’Ami Bost et de Marie Bost à Asnières-lès-Bourges.
« J’étais, alors, un peu de la famille, par une sorte d’adoption tacite. Je partageais les leçons et les jeux avec les plus jeunes, sous le patronage des grands.
Orphelin de père dès ma plus tendre enfance, je suçais, à cette souche vigoureuse, la sève qui fait des hommes. C’est là, surtout, que j’ai puisé et que j’ai bu à longs traits cet amour ardent pour les Missions qui, loin de s’évaporer avec Page, devait au contraire déterminer ma carrière.
L’influence de Marie Bost était immense ; l’éternité seule en révèlera tous les fruits. J’ai subi, comme tant d’autres, peut-être même plus qu’eux, son ascendant irrésistible. Je lui dois mes premières impressions religieuses et les germes de ma vocation. »
Puis, après avoir parlé de John Bost, de la joie légitime de cette journée :
« Et pourtant, voici une ombre qui passe. J’entends un gémissement sourd qui part du sein des ténèbres et trouble les solitudes zambéziennes. Là, je cherche en vain des enfants délaissés ; je cherche des aveugles, des sourds-muets, des idiots, des incurables, des misères enfin à soulager. Hélas ! c’est le paganisme qui s’en charge. Ses remèdes c’est le crime, ses asiles c’est la tombe. Les lieux obscurs de la terre sont remplis des antres de la cruauté !
Un jour, au cours de mes voyages, pendant qu’on préparait mon frugal repas, j’errais dans la forêt et, absorbé par mes propres pensées, je suivais instinctivement un sentier presque effacé. J’aperçus bientôt, cachée dans les arbres, une hutte, délabrée, entourée d’une méchante palissade elle-même en ruine. J’entre dans la cour, c’est la désolation. J’écarte la natte qui fermait la hutte obscure et j’aperçois tout au fond, sur un misérable grabat, une horrible mutilation de forme humaine. C’était une femme, jeune encore, rongée par la lèpre.
A ma vue, elle poussa un cri de terreur, puis, rassurée, elle me raconta comment, percluse et abandonnée, elle se traînait, quand elle le pouvait, pour chercher la maigre pitance qu’on lui mettait, à quelque distance, sur le sentier.
Plus tard, à mon retour dans ce pays, je refis ce douloureux pèlerinage. Hélas ! l’herbe avait couvert le sentier, la hutte avec la palissade était tombée, la lépreuse n’était plus là ; la mort l’avait délivrée et les bêtes féroces s’étaient chargées de sa sépulture. Ah ! pardonnez cet accent de tristesse au milieu de nos joies. Mais je souffre ; je ne suis plus jeune et je sens mon impuissance.
Quand aurons-nous au Zambèze, nous aussi, nos John Bosts, nos médecins, nos diaconesses, nos infirmiers et nos asiles ? Cela viendra et d’autres le verront. La charité, sa patrie c’est le ciel, son domaine c’est le monde. »