La tendance libérale. — Nous trouvons des traces de son existence dans l’Ecclésiastique et dans le Pirké Aboth. — Les écoles d’Hillel et de Schammaï. — Le sommaire de la Loi donné par Hillel. — Son petit-fils Gamaliel le Vieux continue sa tradition et représente la même tendance spiritualiste et libérale. — L’importance attribuée par les « Docteurs » à l’étude de la Loi. — Tendance à négliger les sacrifices. — Les Scribes. — Le Judaïsme ne pouvait se réformer lui-même.
Nous avons distingué, au sein du Judaïsme, trois courants bien distincts : le Pharisaïsme, tendance étroite, sèche, dogmatiste, qui était la tendance dominante ; le Saducéisme, sorte de conservatisme à outrance, et qui était représenté et défendu par plusieurs personnages officiels, par les prêtres et par les grands ; et enfin l’Essénisme, véritable secte, suivant sa propre voie, et dont les membres s’isolaient eux-mêmes du reste de la nation. N’y aurait-il pas lieu de distinguer une quatrième tendance, beaucoup moins accentuée, qui, tout en restant attachée au Judaïsme officiel, préparait les voies à une réforme par l’esprit de largeur qu’elle apportait à l’explication de la Loi ? Les Prophètes avaient les premiers protesté contre une interprétation trop étroite du Mosaïsme ; ils avaient prêché l’universalisme et ils avaient dit que Jahveh préférait « la piété aux sacrifices (Ésaïe 1.11 ; Osée 6.6 ; Malachie 1.10). »
Plus tard, l’auteur de l’Ecclésiastique, Jésus, fils de Sirach, avait écrit, dans son livre, des paroles empreintes du spiritualisme le plus élevé (ch. 27 et 35). Et le Pirké Aboth, un des traités de la Mischna, nous a conservé un certain nombre de fort belles maximes prononcées par les Rabbis et les Docteurs de la Loi longtemps avant le Christianisme. Simon le Juste, qui vivait avant les Macchabées, disait : « Le monde repose sur trois bases : la Loi, le service de Dieu et la charité. » Joseph ben Jochanan, habitant de Jérusalem, parlait ainsi : « Que ta maison soit un lieu de refuge, que les pauvres soient les enfants de ta maison ; » et Antigone de Soccho, qui avait été président du Sanhédrin après Simon le Juste, donnait ce précepte à ses disciples : « Ne soyez pas comme des serviteurs qui veulent servir leur maître pour en être récompensés, mais soyez comme des serviteurs qui servent leur maître gratuitement et que la crainte du ciel soit sur vous ». Enfin, peu de temps avant Jésus-Christ, Hillel fonda, au sein même du Pharisaïsme, une école vraiment libérale, et qui s’éleva avec force, du vivant de son fondateur, précisément contre ce qu’on appelle aujourd’hui : le Pharisaïsme. Cette dernière tendance était représentée par Schammaï, esprit étroit, attaché à la lettre de la Loi et voulant en imposer à tous l’écrasant fardeau. Hillel et Schammaï firent chacun de nombreux disciples, et le souvenir de la vivacité de leurs luttes s’est conservé en maints passages du Talmud.
La noble figure d’Hillel est bien faite pour nous attirer. Son caractère était aussi doux et bienveillant que sa doctrine était tolérante et large. Il aimait la pauvreté et se montrait implacable ennemi des hypocrites et des mauvais prêtres. Venu de Babylone, cent ans environ avant la destruction du Temple, c’est-à-dire une trentaine d’années avant la naissance de Jésus, il se fixa à Jérusalem, et fut président du Sanhédrin pendant quarante ans. Jésus avait douze ans environ quand il mourut.
Un détail de la lutte qu’il soutint contre Schammaï nous montre l’esprit qui l’animait. On raconte qu’un jour un païen vint trouver Schammaï et lui dit : « Je me convertirai si tu peux m’enseigner toute la Loi pendant que je me tiendrai devant toi debout sur un pied, » et Schammaï, pour toute réponse, le frappa du bâton qu’il tenait à la main. Le païen alla trouver Hillel, et Hillel lui répondit en lui disant : « Ne fais pas à ton prochain, ce que tu ne voudrais pas qu’il te fit. Voilà toute la Loi, le reste n’est qu’une application et une conséquence. » Schammaï, on le voit, n’admettait pas qu’on put donner un sommaire de la Loi. Hillel, au contraire, la résumait en un seul commandement. Jésus devait, quelques années plus tard, la résumer à son tour en deux préceptes : l’amour de Dieu et l’amour du prochain (Matthieu 22.36-40). Saint Paul enfin devait renfermer toute la Loi dans le commandement de l’amour du prochain (Galates 5.14 ; Romains 13.9). Ces sortes de sommaires de la Thorah étaient assez usités au premier siècled. Un jour, Jésus en donnait un qui ressemblait à celui d’Hillel : « Toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur aussi de même, c’est là la Loi et les Prophètes (Matthieu 7.12). » Mais remarquons qu’ici la proposition de Jésus est affirmative tandis que celle d’Hillel était négative. Ces deux préceptes sont donc séparés de toute la distance qui sépare la justice de la charité.
d – Voir Marc 12.28-34, où un scribe résume à son tour la Loi en approuvant le sommaire que lui donne le Christ.
Nous possédons encore quelques paroles d’Hillel, empreintes d’un esprit tout à fait évangélique : « Ne juge ton prochain que lorsque tu te trouveras dans sa position. » Il voulait abolir l’usure. » Le prêt, disait-il, ne peut pas être une cause de dommage pour l’un et de profit pour l’autre », ou encore : « Imitez les disciples d’Aaron, aimez la paix, recherchez la paix, aimez les hommes et attachez-vous à l’étude de la Loi ». « Celui qui reste ignorant n’est pas digne de vivre, et celui-là passe bientôt qui se sert de la couronne comme d’un outil ». C’est-à-dire, celui que des vues intéressées guident dans l’étude de la Loi.
Hillel songea le premier à écrire les sentences des Rabbis. Avant lui, on n’avait point de livres. On retenait leurs paroles, une fois entendues, grâce à cette mémoire prodigieuse dont la rareté des manuscrits avait fait une nécessité. Hillel classa les sentences des Pharisiens sous six titres différents et la Mischna a conservé cette divisione. Il rangea et numérota les arguments dont on se servait alors et donna les règles de la logique.
e – Du vivant de Jésus, il existait donc à Jérusalem un travail écrit qui a servi de base à la Mischna.
Son fils Siméon lui succéda et, après lui, son petit-fils Gamaliel le Vieux, le maître de Saint-Paul, qui continua la tradition de son grand-pèref. La présidence du Sanhédrin resta dans cette famille jusqu’à Judas le Saint. On connaît le mot de Gamaliel sur le Christianisme, un des plus beaux qui soient jamais sortis d’une bouche humaine ; il nous a été conservé par l’auteur des « Actes des apôtres » : « Si cette doctrine vient des hommes, elle disparaîtra d’elle-même ; si elle vient de Dieu, prenez garde de faire la guerre à Dieu (Actes 5.38-39). »
f – Gamaliel présidait le Sanhédrin l’année même de la mort de Jésus, mais son pouvoir était annulé par l’influence prépondérante du Saducéen Kaïapha et de sa famille. Lightfoot, op. cit. p. 198 et 462.
Il est donc certain que cette famille d’Hillel et l’école que son chef avait fondée représentaient une tendance spiritualiste et libéraleg. Il n’était pas jusqu’aux idées sur l’étranger qui ne fussent empreintes chez les partisans d’Hillel d’une certaine largeur. Gamaliel connaissait la littérature grecque, et « il regardait les femmes » même les païennes.
g – Libéral est ici à prendre dans le sens positif que lui donne Stapfer. Il est fâcheux qu’au sein du protestantisme ce bel adjectif a depuis le xixe vu sa signification changer pour devenir le plus souvent synonyme d’incrédule. (ThéoTEX)
Talm. Jérus. Berakhoth,9 b. Lightfoot, op. cit., p. 58 ; (Trad. française de M. Schwab, p. 159). La Guemara essaye de l’excuser : « Etait-ce l’habitude de Rabbi Gamaliel de regarder les femmes ? Il faut croire que la rencontre a eu lieu dans un chemin tortueux, et qu’à un détour il en aura subitement aperçu une, de sorte qu’il l’aura regardée involontairement. »
Mais, et ceci est essentiel, ces libéraux, comme nous les appelons, ne formaient point un parti et ne se distinguaient pas de la masse de la nation. A peine pouvons-nous parler ici d’une tendance libérale. Ce n’était qu’un souffle un peu moins desséchant qui passait alors sur la Palestine, et qui vivifiait l’enseignement de quelques hommes. Et puis, il n’y a aucune illusion à se faire sur les différences fondamentales qui séparaient les idées de ces docteurs de celles de l’Évangile. Même lorsqu’ils s’éloignaient du formalisme et de la tradition, ils conservaient toujours le respect absolu, le culte de la Thorah. En donnant son sommaire de la Loi, Hillel ne croyait point « abolir mais accomplir. » L’idée d’abolir une ligne de « la Loi et des Prophètes » ne pouvait germer dans le cerveau d’un juif du premier siècle.
Les docteurs de la Thorah les plus larges, les plus tolérants devaient aussi se distinguer des chrétiens par leur passion pour la science ; et ils n’entendaient par là que l’étude la plus inintelligente à la fois et la plus minutieuse du Code mosaïque. La « science » seule pouvait à leurs yeux donner la connaissance de Dieu. « Nul ignorant ne peut être pieux » dit le Talmud. On sacrifiait la richesse à l’étude. « J’ai tout vendu pour me consacrer à l’étude de la Loi, » disait Rabbi Johanan.
L’étude de la Loi passait même pour plus méritoire que le sacrifice. On était porté, en effet, à négliger les sacrifices et à les déclarer de peu d’importance. « Aimer Dieu de tout son cœur est plus que tous les holocaustes et tous les sacrifices, » disait un jour un Sofer à Jésus lui-même (Marc 12.33). Le Temple et ses cérémonies, nous l’avons déjà dit ailleurs, étaient tombés dans une sorte de discrédit. Cette idée que le sacrifice à Jérusalem n’était pas indispensable avait été répandue par les juifs disséminés. Philon ose dire que le culte consiste surtout en hymnes pieux, qu’il faut chanter du cœur plutôt que de la bouche. « De telles prières, dit-il, valent mieux que les offrandes. » On racontait une légende d’après laquelle Dieu aurait dit à David : « Ce n’est pas toi qui construiras ma maison, c’est ton fils Salomon, parce que les sacrifices qu’on y offrira me seront moins agréables que tes œuvres. Je veux parler de ton respect pour la justice et pour l’équité. » Le besoin de faire remonter cette idée à David et de la mettre dans la bouche de Dieu lui-même montre l’importance qu’on y attachait.
Aussi le scribe (Sofer) ou docteur de la Loi prenait-il aux yeux du peuple une place toujours plus importante. Il passait avant le prêtre et même avant le prophète. « Un savant est plus qu’un prophète. » Il était le premier personnage de la nation. « Faites une haie autour de la Loi, disait-on, et formez-vous beaucoup de disciples. » Parfois on appelait ces docteurs « scribes du peuple » (Soferim du peuple)h. On entendait par là les savants, par opposition aux ignorants, tandis que le scribe proprement dit était le docteur sorti de l’école. La plupart d’entre eux étaient d’un orgueil insupportable, ne mettant rien au-dessus de leurs disputes de mots et de leur formalisme. Bizarres, obscurs, énigmatiques, ils ne se servaient point de livres et n’écrivaient pas. Leurs sentences se retenaient par cœur. Dans leurs discussions, les injures étaient fréquentes ; jamais le Juif n’a su discuter froidement. Sa controverse est toujours ardente ; il hait ceux qui ne pensent pas comme lui : mais ces discussions âpres, passionnées, n’étaient pas toujours approuvées de l’école d’Hillel. Le fils de Gamaliel, Siméon, disait : « Ce qui est important ce n’est pas de méditer la Loi, c’est de la pratiquer. » Parole sublime à une époque où tout était discussion sur la Loi.
h – Matthieu 2.4. Talm. Babyl. Berakhoth, fol. 45 b ; On donnait aussi le nom de Scribes aux membres du Sanhédrin qui n’étaient pas de race sacerdotale.
Les idées juives allaient se transformer et quand la religion d’un peuple touche à sa fin, ce peuple commence, sans abandonner aucune de ses croyances, par laisser dans l’ombre ce qui lui paraît secondaire. C’est ce que firent Hillel et son école. Le monde juif était mûr pour une révolution religieuse, et Hillel avait pour mission d’aller par delà les couches épaisses de la scolastique des Rabbins chercher la voie nouvelle dans laquelle devait entrer l’étude de « la Loi et des Prophètes. »
Ce mouvement, avons-nous dit, préparait les voies à une réforme. Cependant il ne pouvait le faire complètement qu’en rompant avec le Judaïsme. Jésus n’a fondé une religion nouvelle qu’à ce prix. L’histoire nous apprend que les grandes révolutions politiques, religieuses ou sociales sont souvent précédées de quelques tentatives isolées de réforme, essais très modérés et très conservateurs qui ne peuvent aboutir. Il se produit contre eux une réaction du parti de l’orthodoxie qui a pour lui la tradition, l’antiquité, le prestige, et ce je ne sais quoi qui fait que l’opinion reçue commence toujours par prévaloir sur l’opinion nouvelle. Mais une réforme, qui a la vérité pour elle, est sûre de triompher un jour, à une condition toutefois, c’est qu’elle ne transige pas avec les idées qu’elle combat. Le Christianisme n’a été certain de la conquête du monde que lorsque saint Paul eut écrit l’épître aux Romains, c’est-à-dire, abattu, jusqu’à la dernière pierre, le vieil édifice légal.