Après la doctrine du Logos, ou de la divinité de Jésus-Christ, c’est la doctrine de la rédemption qui occupe la place principale dans les préoccupations de l’Église, pendant la première période de son histoire. C’était là aussi une doctrine originale et distincte entre toutes celles du christianisme. Il est vrai que toutes les religions se sont plus ou moins préoccupées des moyens de réconcilier l’homme avec Dieu ; le besoin de rédemption est profondément gravé dans la conscience humaine, et c’est pour y répondre que, chez tous les peuples, on a établi un sacerdoce et offert des sacrifices. Mais la religion chrétienne est, par excellence, la religion de la réconciliation et de la rédemption ; cette doctrine, qui est le centre de l’Évangile, devait donc être mise fortement en relief dans les écrits des apologètes et des docteurs du iie et du iiie siècle.
Mais la rédemption suppose le péché. Si l’homme n’était pas sous la condamnation et sous l’esclavage du péché, il n’aurait pas besoin d’être délivré et racheté. S’il n’y avait pas eu de chute, un relèvement serait inutile. Les docteurs de l’Église ne pouvaient manquer d’affirmer le fait du péché et de la chute, qui seul avait nécessité la rédemption. Et il fallait d’autant plus formuler cette affirmation, que ce qui avait manqué au monde antique, c’était précisément le sentiment du péché. Ni les religions, ni les philosophies païennes n’avaient su en comprendre la réalité et les vrais caractères. Tantôt on niait le mal, ou l’on fermait les yeux afin de ne pas le voir. Tantôt on le divinisait, on en faisait un principe éternel, en guerre avec le principe du bien, et le cœur de l’homme était le champ clos où se livrait entre ces deux principes la lutte suprême. Tantôt on plaçait le mal dans la matière, dans le corps, et le péché devenait un fait nécessaire, dont l’homme n’était pas responsable. Souvent aussi on l’atténuait, en en faisant une simple manifestation, un résultat de l’ignorance, qui est le lot nécessaire de notre intelligence bornée, ou encore, un moindre bien servant de point de départ à un bien supérieur. Le caractère commun de toutes ces fausses notions du péché était de l’excuser, en n’y voyant qu’une loi inévitable de la nature humaine.
Ces erreurs se retrouvaient, sous des formes diverses, dans les systèmes gnostiques, et elles étaient d’autant plus dangereuses qu’elles ruinaient les fondements même du christianisme positif. Il fallait donc affirmer le fait du péché, en préciser la nature, l’étendue, la portée et les conséquences, montrer qu’il constitue une coulpe dont nous sommes responsables, un esclavage dont nous ne pouvons nous affranchir par nos seules forces, mais qui n’est pas tellement absolu que Dieu ne puisse nous en délivrer. Les religions et les philosophies païennes niaient à la fois la nécessité et la possibilité de la rédemption : il fallait démontrer l’une et l’autre.
Mais, avant d’étudier la doctrine du péché chez les Pères des premiers siècles, il est nécessaire de dire quelques mots de leurs idées sur la nature et l’état primitif de l’homme. Les deux sujets sont solidaires, et nous ne pourrions comprendre les théories des docteurs de cette époque sur l’origine, la nature et les conséquences du péché, si nous ne connaissions pas les grands traits de leur anthropologie et de leur psychologie.
Platon avait distingué en l’homme trois éléments : le νοῦς ou l’esprit — intelligence clouée de raison et de volonté ; — la ψυχή ou l’âme — principe de la vie physique, — et le σῶμα ou le corps — enveloppe de l’être spirituel. On retrouve dans saint Paul quelque chose qui ressemble à cette division ; ainsi dans ce passage : « Que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible… » — ὁλόκληρον ὑμῶν τὸ πνεῦμα καὶ ἡ ψυχὴ καὶ τὸ σῶμα — (1 Thessaloniciens 5.23). Mais souvent saint Paul emploie le mot νοῦς à la place du mot πνεῦμα, et quelquefois aussi il prend le terme ψυχή dans le sens d’esprit. Le peu de fixité de cette terminologie fait douter que l’apôtre ait prétendu faire une distinction scientifique.
Cependant les Pères de l’Église grecque virent dans les expressions de saint Paul une division rigoureuse, dans laquelle ils retrouvaient celle de leur ancien maître Platon : aussi cette division, appelée dans l’école trichotomie, devint-elle classique parmi eux. On en découvrit les trois termes jusque dans l’Ancien Testament, sous les mots de בָּשָׂר, σῶμα (corps), נֶפֶשׁ, ψυχή (âme) et רוּחַ, πνεῦμα, (esprit). Seulement on ne s’accordait pas sur le sens de chacun de ces termes et sur leurs rapports mutuels.
Justin semble être, de tous les Pères, le plus fidèle à la théorie platonicienne. Pour lui, la ψυχή est le principe de la vie animale ; elle réside dans le corps et sert d’intermédiaire entre le corps et l’esprit ou âme spirituelle. « Le corps est la demeure de l’âme, et l’âme est la demeure de l’esprit » — οἶκος τὸ ψυχῆς, πνεῦματος δὲ ψυχή οἶκος (Fragm. de resurr., § 10).
D’autres Pères, Tatien et Irénée, par exemple, tout en conservant la terminologie platonicienne, en modifiaient le sens. Ils confondaient sous le nom de ψυχή la ψυχή et le νοῦς ou le πνεῦμα de Platon, et réservaient le nom de πνεῦμα à l’esprit divin qui s’unit à l’âme et la met en communication avec Dieu. L’homme possédait primitivement ce πνεῦμα divin ; mais il l’a perdu par la chute, et la rédemption a pour but de le lui rendre.
Origène va plus loin encore. Le πνεῦμα n’est pour lui que le Logos lui-même, se communiquant à l’homme pour le rendre capable de vie divine, et auquel chaque homme participe dans la mesure de sa propre perfection morale. Les hommes sont plus ou moins pneumatiques, selon leur degré de développement moral et religieux,
Les Pères latins rejettent, en général, cette distinction entre l’âme et l’esprit, et n’admettent en l’homme que deux éléments, l’âme et le corps. Telle est, en particulier, l’opinion de Tertullien.
Nous retrouvons, dans la conception que les Pères se faisaient de l’âme humaine, la même diversité dans les détails, avec la même unité dans les vues d’ensemble.
1. Nature de l’âme. — Tertullien, et l’école réaliste dont il est le représentant le plus accentué, conçoivent l’âme comme une substance corporelle, matérielle, comme un fluide comparable à l’air, mais d’une nature plus déliée et plus subtile encore, qui est répandu dans le corps et en prend la forme, de même que l’eau prend la forme du vase qui la contient. Comparer La Fontaine, liv. X, fab. 1 :
Je subtiliserais un morceau de matière
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu…
Irénée, qui, le premier, emploie cette dernière comparaison est, sur ce point, d’accord avec Tertullien, — D’ailleurs, Tertullien considère la corporéité de l’âme comme une condition nécessaire de sa persistance après la mort et de sa participation à une rémunération future. Cela est naturel, la corporéité étant pour lui la condition de la réalité. Bien que corporelle, l’âme n’en est pas moins invisible pour l’œil du corps ; mais elle est visible pour l’œil spirituel : c’est ainsi que saint Jean, ayant été ravi en esprit, vit les âmes de ceux qui avaient versé leur sang pour le Seigneur.
Les Alexandrins, au contraire, insistaient sur la spiritualité de l’âme. Pour la prouver, Origène invoque les idées que conçoit notre âme des choses immatérielles : une substance corporelle, dit-il, ne pourrait concevoir de telles idées.
2. Origine de l’âme humaine. — Les Pères combattent tous l’opinion des Gnostiques, qui faisaient de l’âme, tantôt l’œuvre d’un démiurge inférieur, tantôt une émanation du Dieu suprême. Ils affirment qu’elle a été créée de Dieu comme tous les autres êtres. « Dieu a soufflé l’âme dans le corps d’Adam », dit Tertullien prenant à la lettre la comparaison de Genèse 2.7. Mais les Alexandrins, rejettent cette expression de souffle de Dieu, qui compromet la personnalité de l’âme et rappelle la théorie émanatiste. Ils insistent sur ce fait, que l’âme est un être distinct, appelé du néant à l’existence par la volonté de Dieu.
3. Origine des âmes individuelles. — Cette question se rattache naturellement à celle de l’origine de la première âme humaine. Les Pères l’ont résolue de diverses manières.
a) D’après Tertullien, Dieu n’a créé qu’une âme, comme il n’a créé qu’un couple humain. Cette âme primitive a donné naissance à toutes les autres, car l’âme, ainsi que l’organisme physique, se transmet par l’acte de la génération. De la première âme, soufflée par l’Éternel dans le corps d’Adam, sont sorties toutes les âmes de ses descendants, comme un flambeau communique sa flamme à un autre flambeau. Et Tertullien invoque à l’appui de cette théorie la ressemblance intellectuelle et morale qui existe souvent entre les enfants et les pères. — C’est ce qu’on a appelé le traducianisme.
b) Lactance, au contraire, pense que Dieu crée une âme nouvelle pour chaque être humain qui arrive à l’existence, et qu’il l’insuffle dans l’embryon au moment de la conception. — Cette théorie, qui était déjà celle de Justin Martyr, a reçu le nom de créationisme.
b) Enfin Origène, et peut-être avant lui Clément d’Alexandrie, enseignent que toutes les âmes humaines ont été créées à la fois, au commencement du monde, et que c’est seulement après une existence et une chute antérieures qu’elles arrivent sur la terre, où elles occupent une place correspondant exactement au degré de leur perfection ou de leur corruption morale. C’est par cette préexistence des âmes individuelles qu’Origène explique l’inégalité des conditions humaines, les différences de milieu, d’éducation, d’instinct, de tempérament, de caractère : il y voit un châtiment ou une récompense.
4. Attributs de l’âme. — Les attributs essentiels de l’âme sont, d’après les Pères, l’intelligence, la sensibilité, la volonté libre, et l’immortalité. On insistait principalement sur ces deux derniers, plus méconnus avant le christianisme. Les Pères parlent beaucoup de la liberté, bien qu’ils n’en comprennent pas toujours les vraies conditions et les conséquences. Quant à l’immortalité, ils ne la conçoivent pas tous de la même manière.
Quelquefois, ils en font une récompense accordée à l’homme qui fait un bon usage de sa liberté : c’est l’opinion de Justin, de Tatien et de Théophile. Pour eux, l’âme n’est pas immortelle par nature : elle est susceptible de devenir mortelle ou immortelle, suivant l’usage qu’elle fait de sa liberté : δεκτικὸς ἀμφοτέρων, dit Théophile (Ad Autol., II, 27). L’âme des méchants périt avec leurs corps ; le mal mène au néant. L’âme des justes seule vit éternellement.
Tertullien et Origène, au contraire, qui occupent en général les deux pôles opposés de la pensée chrétienne, s’accordent à enseigner que l’âme est immortelle par nature : ils y sont conduits par des principes contraires : Tertullien, en déclarant l’âme corporelle, établissait sa persistance indéfinie après la mort. Origène, en voyant dans les âmes des esprits purs, doués d’intelligence et de liberté et éternellement créés par Dieu à son image, leur attribuait une immortalité de nature. — Irénée croit aussi que l’âme humaine est créée immortelle.
Les Pères s’accordent à donner à l’homme une place d’honneur dans la création. On. va même jusqu’à faire de lui le but unique de l’œuvre créatrice tout entière : πάντα δὶ ἀνθρώπους, dit Justin (Apol. I, 10). Ce qui fait la grandeur de l’homme, ce qui marque son origine supérieure et sa vocation, c’est l’image divine qui est en lui. Mais en quoi consiste cette image ? Sur ce point, nous retrouvons des divergences d’opinion chez les premiers docteurs de l’Église.
Un certain nombre de Pères, parmi lesquels il faut ranger Justin, Irénée, Tertullien et Lactance, plaçaient l’image divine dans le corps aussi bien que dans l’âme de l’homme. Ils y furent conduits par leur polémique contre les gnostiques et les docètes qui méprisaient le corps, en faisaient le principe du mal et niaient la réalité du corps de Christ et la doctrine de la résurrection. Pour relever la dignité du Corps, on ne trouva rien de mieux que d’y placer l’image de Dieu. Les idées de Tertullien sur la corporéité de Dieu fortifièrent encore cette opinion.
Les Pères de cette école, s’appuyant sur la double expression de Genèse 1.26 — « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance » (en hébreu, צֶלֶם et דְּמוּת, et, dans le grec de Septante, εἰκών et ὁμοίωσις) — distinguent en l’homme l’image de Dieu et la ressemblance de Dieu. La première se rapporte au corps, formé à l’image de Dieu, ou plutôt à l’image du Logos, qui devait plus tard revêtir un corps humain. La seconde se rapporte à l’âme, qui ressemble à Dieu par ses attributs moraux — la raison et la liberté, — et par son immortalité.
Les Alexandrins sont trop spiritualistes pour admettre que le corps de l’homme soit l’image de Dieu. Pour eux, le siège de l’image divine est exclusivement dans l’âme, spirituelle comme Dieu, douée comme lui d’intelligence, de liberté et d’immortalité. Eux aussi distinguent cependant entre l’image et la ressemblance, mais ils entendent cette distinction d’une tout autre manière. L’image de Dieu, c’est l’âme elle-même, avec les facultés dont Dieu l’a douée — raison, conscience, liberté, immortalité. La ressemblance de Dieu, c’est la sainteté, la perfection morale à laquelle l’homme doit s’élever par le libre usage de ses facultés. La première est le don de Dieu, la seconde est la conquête de l’homme. Le première est le point de départ, la dot primitive de toute âme humaine ; la seconde est le but à atteindre, le fruit des efforts personnels et le prix des luttes de la liberté.
Cette distinction est-elle fondée exégétiquement ? Il est permis d’en douter. Mais elle n’en renferme pas moins une vérité profonde et fait à la liberté la place qui lui revient dans le plan de Dieu. Nous sommes, en effet, l’image de Dieu par les puissances et les virtualités de notre âme ; mais nous sommes appelés à lui ressembler véritablement, et nous n’y parvenons que par notre obéissance volontaire au bien, — c’est-à-dire à sa volonté, — par notre libre amour et par notre sainteté. Notre ressemblance avec Dieu n’est réelle que si nous accomplissons ce commandement : « Soyez saints, car je suis saint ; soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Cette ressemblance avec Dieu est la vocation que les Pères assignent à l’homme. L’homme est sorti pur des mains de Dieu, mais appelé à devenir saint. Les docteurs de cette époque savent éviter l’excès où l’on tombera plus tard, et qui consiste à attribuer à Adam toutes les perfections, la science absolue, la sainteté parfaite, etc., si bien que la chute devient quelque chose d’absolument incompréhensible. Les seuls privilèges qu’ils accordent à Adam, avant la chute, ce sont :
- Le πνεῦμα divin ;
- La royauté sur les animaux, dans laquelle Clément, en particulier, voyait l’un des traits de l’image de Dieu ;
- Pour certains Pères, l’immortalité corporelle.
Quant au Paradis, ou jardin d’Eden, les Pères s’en faisaient des idées assez étranges. Théophile d’Antioche le plaçait dans un lieu intermédiaire, entre la terre et le ciel ; Tertullien, sur la terre, au delà de la zone torride qui en défend l’accès. Enfin Origène était conduit, par ses idées sur la préexistence des âmes à voir dans le Paradis le troisième ciel, séjour primitif des âmes, qui, par suite de la chute, furent confinées sur la terre. Il invoque à l’appui de son opinion un passage où saint Paul emploie dans le même sens les expressions ἕως τρίτου οὐρανοῦ et εἰς τὸν παράδεισον (2 Corinthiens 12.2, 4).