Peu après son retour de Silésie, le comte partit pour Dresde, où il passa tout l’hiver, laissant dans ses terres son ami Watteville, qui avait pris particulièrement à cœur les intérêts des émigrés de Moravie. Leur nombre allait toujours croissant ; trois maisons nouvelles s’étaient élevées à côté de la première. Zinzendorf et ses amis avaient résolu aussi de faire construire à Herrnhout, pour leur propre compte, une grande maison où ils voulaient établir un pensionnat. C’est ce qui devint plus tard la maison commune.
Le baron de Watteville prolongeait en effet son séjour en Lusace, mais il ne résidait plus au château de Hennersdorf ni dans celui de Berthelsdorf. Tout homme du monde qu’il était par son éducation et par l’élégance de ses manières, il n’éprouvait que peu d’attrait pour la société des grands ; il se plaisait à la solitude ou à la compagnie des gens du commun ; aussi était-il allé se loger dans une chambrette d’une des maisons du Houtberg. Un matin, réveillé avant l’aube par les autres habitants de la maison, qui se levaient pour aller à l’ouvrage, il entendit dans les diverses chambres qui l’entouraient le culte du matin de ces pauvres gens. Les cloisons étaient légères, Watteville prêta l’oreille et ne perdit pas un mot de ces prières, qui l’émurent profondément et le poussèrent à prier lui-même avec ferveur. Il sortit, se rendit au chantier de Christian David, et là, assis sur une pièce de bois, il s’abandonna à ses pensées ; il repassa toute sa vie, toutes les circonstances qui l’avaient amené, sans qu’il pût le prévoir, au milieu de ces étrangers. Le résultat de ces réflexions fut une ferme résolution de se consacrer tout entier et pour toujours à l’œuvre à laquelle il se trouvait alors providentiellement associé.
Il était absorbé dans ses pensées, sans prendre garde à ce qui se passait autour de lui, quand la voix du charpentier, qui venait d’achever son travail, le réveilla de sa méditation : « Me voilà enfin assez avancé, » s’écriait Christian David, pour pouvoir poser aujourd’hui la première pierre de la nouvelle maison. » Moi aussi », répondit Watteville, « j’y suis prêt également. Pour moi aussi, c’est le moment ! »
Le soir du même jour, on posa donc solennellement la première pierre. Le comte et la comtesse, depuis peu de retour de Dresde, se trouvaient là avec leurs amis de Hennersdorf. Le comte fit d’abord un discours sur la destination de la maison que l’on allait élever. « Si cette maison, dit-il, doit ne pas servir à la gloire de Dieu, but unique que nous nous proposons en la bâtissant, que Dieu veuille la détruire en faisant tomber sur elle le feu du ciel ! »
Mais c’était surtout pour Watteville que ce moment était sérieux et décisif. Il était encore sous l’empire de ses émotions du matin. Il avait enfoui sous la pierre que l’on venait de poser ses bagues, ses bijoux, en un mot, tout ce qui lui rappelait la vie mondaine à laquelle il avait résolu de renoncer. Après le discours du comte, il s’agenouilla sur cette pierre et épancha son cœur dans une prière fervente qui exprimait toutes ses résolutions, tous ses désirs, toutes ses espérances, et qui émut jusqu’au fond de l’âme chacun des assistants. Zinzendorf a souvent répété dès lors qu’il n’avait jamais entendu rien de pareil, et il faisait dater de cette prière la riche effusion de grâce qui se fit bientôt sentir à Herrnhout.
« Vous avez beaucoup promis, » dit la comtesse à Watteville ; « si la moitié seulement s’en réalise, cela dépassera déjà de bien loin notre attente. »
Le jour même où avait eu lieu cette cérémonie c’était le 12 mai 1724 de nouveaux émigrants étaient arrivés à Herrnhout. Le réveil opéré en Moravie par l’influence de Christian David continuait à faire des progrès sensibles ; deux villages entre autres avaient été entièrement remués par ce souffle de l’Esprit. En dépit des rigueurs de l’autorité, on se réunissait en foule dans des endroits écartés pour prier et lire l’Écriture. Ces assemblées, lorsqu’on les surprenait, étaient dissoutes par la force ; on jetait en prison les délinquants, on les menaçait de peines plus graves en cas de récidive, et l’on avait fini, qui pis est, par interdire l’émigration même ; il fallait, bon gré mal gré, rester dans le pays et faire profession de catholicisme.
Cinq jeunes gens du village de Zauchtenthal, poursuivis à plusieurs reprises par les tribunaux pour exercice de leur culte, se décidèrent à aller chercher dans d’autres pays la liberté d’être fidèles à leur croyance. Ils s’enfuirent une nuit et traversèrent la montagne, en se dirigeant du côté de la Lusace. Quoique leur projet fût de se rendre en Pologne ou en Hollande et de s’y agréger à quelque petite communauté de Frères moraves, ils voulaient cependant passer par Herrnhout, pour y voir Christian David et leurs autres compatriotes.
La première impression qu’ils reçurent de Herrnhout ne fut pas très favorable ; ils s’étaient représenté quelque chose de mieux et ne purent s’empêcher de plaindre ces pauvres colons, qui ne gagnaient leur vie qu’avec une peine extrême et manquaient souvent du nécessaire, car la subvention du comte était peu de chose pour tant de gens. L’accueil que leur fit Zinzendorf leur parut aussi moins cordial qu’ils ne s’y étaient attendus, après tout ce qu’on leur en avait dit ; aussi, malgré l’offre qu’on leur en fit, ne leur vint-il pas à l’idée de changer leur plan et de se fixer à Herrnhout, éventualité qui auparavant leur eût peut-être souri.
Ils assistèrent cependant à la solennité que nous venons de raconter, et là, la vue de ces hommes réunis devant le Seigneur, le discours sérieux du comte, la prière de Watteville, et plus que tout cela sans doute l’influence invisible de l’Esprit divin qui planait sur cette assemblée, les saisirent si fortement qu’ils ne songèrent plus à chercher ailleurs un établissement ; ils furent heureux de pouvoir se fixer dans des lieux sur lesquels la bénédiction céleste leur paraissait reposer si particulièrement.
Au nombre de ces nouveaux venus se trouvait un certain David Nitschmann, charpentier de son état comme Christian David, et qui fut plus tard le premier évêque de la nouvelle église des Frères.
La présence de ces hommes ne tarda pas à exercer une influence considérable sur le développement de la petite colonie. Dès l’origine de Herrnhout, d’assez grandes divergences religieuses s’étaient fait remarquer, entre autres relativement à la notion et au rite de la sainte cène ; le luthéranisme et la réforme s’étaient trouvés en présence. Ni Zinzendorf, ni le pasteur Rothe n’étaient parvenus à résoudre cette difficulté ; mais l’esprit conciliant et l’éloquence persuasive de Watteville avaient du moins réussi à faire vivre en bonne intelligence les partisans des deux systèmes. L’intendant Heitz, le plus inflexible parmi les défenseurs de la doctrine réformée, quitta le service du comte. Son départ semblait favoriser la conciliation des partis ; mais il y avait bien d’autres éléments de trouble : toutes sortes d’opinions bizarres et de vues particulières se faisaient jour parmi les habitants de Herrnhout, et chacun tenait à ses idées avec opiniâtreté. Il n’y avait rien là de surprenant : la plupart d’entre eux étaient des gens qui avaient souffert pour leur foi ; la persécution les avait rendus méfiants ; la liberté, pour eux, c’était la résistance. Accoutumés à être traités en rebelles, ils avaient appris à l’être, et l’autorité du comte de Zinzendorf et du pasteur Rothe, pour être bienveillante et paternelle, ne leur était pas moins suspecte. Tels étaient les premiers habitants de Herrnhout, gens à bonnes intentions et à piété sincère, mais d’une ignorance grossière, que leur entêtement et leur méfiance rendaient difficile à dissiper.
Quant aux cinq nouveaux arrivés, c’étaient des descendants directs des anciens Frères de Moravie, et ils avaient conservé, pure de toute altération, la tradition de leur église. L’histoire de leurs ancêtres vivait encore dans leur mémoire ; ils savaient par cœur bien des passages de leurs anciens cantiques. S’ils avaient quitté leur pays natal, c’était pour aller chercher quelque communauté de l’Unité à laquelle ils pussent s’agréger. Ils s’aperçurent bientôt que Herrnhout n’était point organisé d’après les principes de leurs pères, et parlèrent avec vivacité de la nécessité qu’il y avait d’y établir l’ordre et la discipline de la vraie église morave. Personne ne comprit ce qu’ils entendaient par là ; Rothe et Zinzendorf, qui, à cette époque, ne savaient encore absolument rien de l’antique constitution de cette église, cherchèrent à leur faire oublier leurs projets d’organisation ; mais ils ne s’en laissèrent point détourner et revinrent à la charge avec plus d’insistance. Voyant que Zinzendorf n’entrait pas dans leurs vues, ils commencèrent à suspecter ses intentions et furent plusieurs fois sur le point de reprendre leur bâton de voyage.
On se figure aisément tout ce que ces contestations avaient de pénible pour le comte. Lui qui aimait la paix, lui qui avait rêvé l’union entre tous les chrétiens, il ne pouvait la faire régner entre ceux qui l’entouraient ! Bien des fois il se sentit découragé et regretta d’avoir accueilli avec trop de facilité les émigrants de Moravie ; il aurait voulu pouvoir arrêter le cours de cette émigration, mais sa charité l’emportait toujours sur tous raisonnements, et il ne se présentait pas de réfugiés auxquels il n’accordât sa protection et son secours. Il se vit bientôt entouré, comme il l’avait été à Dresde, d’une foule de gens sans aveu, faiseurs d’utopies hétérodoxes, âmes exaltées ou esprits chimériques. Les disciples de Schwenkfeld eux-mêmes, pour qui sa requête à l’empereur était demeurée sans effet et qui avaient été forcés de quitter la Silésie, trouvèrent un asile auprès de lui. La tolérance qu’il déployait envers des gens de cette sorte, la protection qu’il leur accordait, le firent accuser hautement d’être lui-même un novateur dangereux et un fauteur d’hérésies. Ses amis s’alarmèrent ; le vénérable Franke lui écrivit de Halle pour l’exhorter fraternellement à agir avec prudence et à ne pas se laisser détourner de la simplicité de la foi.
« J’aurais bien pu, dit Zinzendorf, trouver moyen de me débarrasser d’une bonne partie de ces gens qui m’occasionnaient tant d’embarras ; mais j’en étais empêché par deux leçons essentielles que nous a données le Sauveur : la première, c’est que par sagesse nous devons quelquefois tolérer l’ivraie, lors même que nous savons que c’est l’Ennemi qui l’a semée dans une âme ; la seconde, c’est qu’il y a dans le jardin du Seigneur des arbres qu’il faut laisser sur pied encore une année, et qui, si peu qu’ils produisent au bout de cette année-là, doivent nous donner lieu d’espérer. L’heureux succès de bien des expériences de ce genre nous encourage à agir ainsi. Ce n’est d’ailleurs pas pour soi qu’on travaille, mais pour le Seigneur ; et quand on a lieu d’espérer que l’on pourra enfin, quand son jour viendra, remettre entre ses mains l’âme d’un homme, il vaut bien la peine de supporter pendant vingt années les incartades de cet homme-là et de gouverner sa barque de manière à ne perdre jamais le chemin de son cœur. Ma meilleure apologie en cette affaire, ce sont toutes les personnes de cette sorte que le Sauveur traîne maintenant à sa suite pour en orner le triomphe de sa longanimité. »
« Je ne me suis jamais repenti, ajoute-t-il, d’avoir pris sous ma protection des gens persécutés ou à idées erronées. Ce dont je me suis repenti, au contraire, c’est de m’être parfois laissé entraîner, en voyant l’opposition violente que cela soulevait, à refuser ma protection à certains hérétiques qui ont donné par la suite beaucoup de fil à retordre aux théologiens évangéliques ; tandis que si je m’étais chargé d’eux, à l’exemple de Dieu mon Père céleste, j’en serais fort bien venu à bout. Si je n’étais pas parvenu à les amener au salut, j’aurais su du moins les occuper de manière qu’en tout cas ils n’auraient jamais fait de mal à d’autres qu’eux-mêmes. »
A force de persévérance, de support, de prudence et de charité, Zinzendorf réussit à maintenir en paix tous les éléments discordants. On concéda aux Moraves la suppression de la confession auriculaire introduite par le pasteur Rothe, on parvint à ramener à la communion de l’Église ceux qui s’en étaient éloignés. Cependant il y avait encore bien des sujets de division, et jusqu’en 1727 les efforts du comte et de ses amis eurent pour but essentiel le rétablissement de la concorde et la création d’une véritable union spirituelle.