Achab rapporta à Jézabel tout ce qu’Élie avait fait, et comment il avait entièrement tué avec l’épée tous les prophètes. Et Jézabel envoya un messager vers Élie pour lui dire : Ainsi fassent les dieux, et même y ajoutent, si demain à cette heure-ci je ne te mets au même état que l’un d’eux ! Et Élie voyant cela, se leva et s’en alla comme son cœur, lui disait. Il s’en vint à Béer-Sébah, qui appartient à Juda ; et il laissa la son serviteur. Mais lui s’en alla au désert, le chemin d’un jour ; et, y étant venu, il s’assit sous un genêt, et demanda que Dieu retirât son âme, et dit : C’est assez, ô Eternel ! prends maintenant mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères. Puis il se coucha et s’endormit sous un genêt ; et voici un ange le toucha et lui dit : Lève-toi, mange. Et il regarda et voici à son chevet un gâteau cuit aux charbons, et une fiole d’eau. Il mangea donc et but, et se recoucha. Et l’ange de l’Eternel retourna pour la seconde fois, et le toucha et lui dit : Lève-toi, mange ; car le chemin est trop long pour toi. Il se leva donc et mangea et but ; puis avec la force que lui donna ce repas, il marcha quarante jours et quarante nuits, jusqu’à Horeb, la montagne de Dieu. Et là il entra dans une caverne, et il y passa la nuit. Ensuite voila, la parole de l’Éternel lui fut adressée ; et l’Éternel lui dit : Qu’as-tu à faire ici, Élie ? Et il répondit : J’ai été extrêmement ému à jalousie pour l’Éternel, le Dieu des armées, parce que les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance ; ils ont démoli tes autels ; ils ont tué tes prophètes avec l’épée ; et je suis resté moi seul, et ils cherchent ma vie pour me l’ôter. Mais il lui dit : Sors et tiens-toi sur la montagne devant l’Éternel. Et voici, l’Éternel passait, et un grand vent impétueux, qui fendait les montagnes, et brisait les rochers, allait devant l’Éternel ; mais l’Éternel n’était point dans ce vent. Après le vent se fit un tremblement de terre ; mais l’Éternel n’était point dans ce tremblement. Après le tremblement venait un feu ; mais l’Éternel n’était point dans ce feu. Après le feu venait un son doux et subtil, et il arriva que dès qu’Élie l’eut entendu, il enveloppa son visage de son manteau, et sortit, et se tint à l’entrée de la caverne, et voici une voix lui fut adressée, et lui dit : Q’as-tu à faire ici, Élie ?
L’apôtre saint Jacques dans un remarquable passage de son épître, cherchant parmi les figures de l’Ancien Testament un type de cette foi qui accomplit les miracles, ne croit pas en pouvoir trouver de plus propre à nous servir de modèle, que celui du prophète Élie. Et cependant, mes frères, c’est ce même homme que mon texte nous montre plongé dans une de ces crises de découragement et de détresse spirituelle, comme les plus faibles d’entre nous se souviennent peut-être à peine d’en avoir connu, même dans leurs plus mauvais jours. — Si vous me demandiez l’explication de ce contraste, je me contenterais de vous faire remarquer cette courte parenthèse du passage auquel je fais allusion : Élie, qui était un homme comme nous, sujet aux mêmes infirmités que nous. — Des hommes comme nous… oui, tels sont bien ces grands serviteurs de Dieu que la Bible propose à notre imitation, et Dieu en soit loué ! car c’est là précisément ce qui fait qu’ils peuvent être proposés à notre imitation. — C’est l’histoire de leurs faiblesses qui nous découvre le secret de leurs forces, et ne semble-t-il pas que le Seigneur n’ait permis qu’ils tombassent aussi bas que nous, que pour nous faire mieux sentir comment il ne tenait qu’à nous de nous élever aussi haut qu’eux, si nous le voulions ?
Mais avant de méditer avec vous à ce point de vue ce que j’appellerais volontiers la chute et le relèvement d’Élie, laissez-moi vous demander un intérêt plus qu’ordinaire en faveur de cette grande et noble figure de nos saints Livres. — Qui a entendu parler du prophète Élie dans son enfance, sans avoir appris à l’aimer, sans se sentir attiré vers lui par le double prestige de l’admiration et de la sympathie, les deux mobiles par lesquels un caractère peut exercer la plus puissante action sur le nôtre ? Quel grand, quel émouvant, quel sublime spectacle, à le voir dans ces temps d’idolâtrie et de corruption, seul, dévoué à la seule cause de Dieu, fort de la seule force de Dieu, imprimant pour ainsi dire à son caractère le cachet de sa mission, et personnifiant plus qu’aucun autre en lui-même le glorieux type du prophète, tenir tête à un prince tel qu’Achab soutenu de tout son peuple, et engager contre lui, comme au temps de Pharaon, une lutte gigantesque dans laquelle il n’aura la victoire que quand les fléaux du ciel viendront à sa voix briser l’orgueil de son puissant adversaire ! — Mais en même temps quelle sensibilité, quelle mobilité, quelle fragilité tout humaines, dans ces moments où l’Écriture nous découvre le fond de son âme ! — On dirait quelquefois le cœur d’un Jérémie dans la poitrine d’un Moïse !
Jetez un regard sur le chapitre qui précède mon texte : — Au terme de la longue sécheresse dont le royaume avait été frappé durant trois ans à sa voix, Élie est rentré, mais déjà en triomphateur qui fait d’avance ses conditions. Un défi méprisant a été jeté par lui à tous les prêtres de Bahal. D’après son ordre on les a tous rassemblés sur la montagne du Carmel ; une foule immense et Achab lui-même les ont suivis pour être témoins ou de leur triomphe ou de leur défaite. La, leur imposture est couverte de confusion, tandis qu’Élie, après les avoir accablés de son ironie, donne gloire à l’Éternel par un miracle éclatant. Le peuple entier dans un élan d’enthousiasme non moins spontané qu’unanime s’écrie, la face contre terre : C’est l’Eternel qui est Dieu, c’est l’Eternel qui est Dieu ! Par l’ordre d’Élie les faux prophètes sont ignominieusement exterminés ; à sa voix le fléau qui désolait la contrée prend fin, et une abondante pluie vient répandre à la fois la fécondité sur les terres et la joie dans tous les cœurs.
La cause de l’Éternel semble définitivement gagnée par les résultats de cette grande journée. Élie à qui seul après Dieu en revient toute la gloire, et qui jamais n’a déployé tant de courage, ni surtout tant de foi, Élie qui soutenu par un enthousiasme plus qu’humain, court devant le chariot du roi qu’il semble conduire lui-même en triomphe à Jizréel ; Élie paraît à l’apogée de sa glorieuse carrière, et par conséquent aussi, de sa confiance en ce Dieu qui l’a envoyé, et par lequel seul il a tout accompli !
Tournez la page : que voyons-nous ? Une scène de découragement, presque de désespoir, dans laquelle il faut que le Seigneur intervienne lui-même avec tous les ménagements, pour relever peu à peu son prophète, adoucir l’amertume de ses impressions et le rendre à son ministère en lui accordant une des révélations les plus saisissantes et les plus sublimes qui nous aient été rapportées dans les Écritures. — Entrons maintenant dans l’explication et l’application de ce récit.
Si le roi Achab avait été fortement ébranlé par la scène du Carmel, il n’en avait pas été de même de Jézabel. En apprenant ce qui venait de se passer, cette princesse impie, au lieu de reconnaître avec le reste de la nation que l’Éternel était Dieu et qu’il fallait l’adorer lui seul, n’avait vu que le châtiment infligé aux prêtres de son idole et l’insulte qui semblait en rejaillir sur elle-même. — Transportée de colère, dans le premier moment de sa passion, elle envoya au prophète un messager pour lui dire : Ainsi fassent les Dieux et ainsi ils y ajoutent, si demain à cette heure-ci je ne te mets au même état que l’un d’eux ! Menace ridicule, qui en se trahissant elle-même, ne trahissait qu’un cœur littéralement aveuglé par la haine. C’est cette menace néanmoins qui déconcerte toute la foi d’Élie. Il tombe d’autant plus bas qu’il s’était élevé plus haut. — Alarmé pour sa vie, il oublie Celui qui a sauvé sa vie tant de fois déjà, ou plutôt qui ne l’a conservée jusqu’à ce jour que par un miracle perpétuel ; il oublie Celui qui la veille encore, à sa voix faisait descendre tour à tour le feu du ciel sur son holocauste et l’eau du ciel sur les campagnes d’Israël ; il oublie que l’Éternel peut bien le mettre à l’abri des menaces d’une femme insensée, et sans attendre une direction d’en haut, qui jusqu’à ce moment ne lui avait encore jamais manqué, il part, il abandonne le terrain sans savoir où il ira. — Il s’enfuit, dit le texte, et s’en alla comme son cœur le menait. — Il descendit d’abord jusqu’à Béersébah, dans la tribu de Juda ; là il laissa son serviteur, et cherchant une plus grande solitude pour y dévorer en secret l’amertume de son âme, il s’enfonça l’espace d’une journée dans le désert. Sur le soir, ayant trouvé un genévrier il s’assit, aigri, défait, sans force, au pied de cet arbre et se prit à adresser à Dieu, cette prière, ou pour mieux dire cette plainte : C’est assez, ô Éternel, prends maintenant mon âme, car je ne vaux pas mieux que mes pères.
Rendons-lui justice d’abord. Si le danger où il a vu sa vie a pu lui inspirer la résolution, de s’enfuir, c’est à un motif bien plus relevé sans doute, qu’il faut rattacher la cause de son découragement. Ce qui l’afflige, au fond, ce qui lui fait dire qu’il ne vaut pas mieux que ses pères, ou que ceux qui ont été prophètes avant lui, c’est de voir malgré tous ses efforts, l’œuvre de Dieu ruinée encore une fois et le peuple entraîné comme fatalement à sa perte. Il y a dans sa douleur quelque chose qui rappelle de loin celle du psalmiste lorsqu’il s’écrie : Mes yeux se sont fondus en deux sources de larmes parce qu’on n’observe point ta loi. — Il avait compté un moment ramener à la fois à l’Éternel et le peuple et le roi. Il s’était figuré déjà les temples de Bahal renversés, et les autels du vrai Dieu partout rétablis. Au lieu de cela, si Jézabel va reprendre sur Achab son empire ; il sait que ce prince faible est prêt à se laisser entraîner de nouveau, que le peuple un moment ébranlé, lorsqu’il aura oublié les souvenirs de la journée du Carmel, se laissera comme par le passé éblouir par les pompes et séduire par les voluptés du culte impur de Bahal. Il voit en un mot le nuage de superstitions et de souillures un moment déchiré, se reformer plus épais que jamais sur sa malheureuse patrie. Dès lors à quoi aura servi son ministère ? Si les trois ans de sécheresse qui ont désolé la contrée, si la confusion et l’extermination des faux prophètes, si la faveur de Dieu rappelée et manifestée d’une manière éclatante par la pluie du ciel, si cette solennelle journée dans laquelle s’est concentré pour ainsi dire tout l’effort de sa mission ; si tout cela n’a été qu’un appel inutile ; si la volonté capricieuse et criminelle d’une femme impie suffit pour renverser en un clin d’œil son œuvre de trois années ; à quoi bon la recommencer encore ? — Ne peut-il pas bien dire : C’est assez Éternel, je vois bien que je ne vaux pas mieux que mes pères !
Oui, mais qui lui a dit précisément que son œuvre allait demeurer sans résultat ? D’où lui est-il permis de conclure à la stérilité de son ministère ? — De ce que Jézabel a menacé sa vie !… Que voila bien le cœur de l’homme avec son orgueil et sa faiblesse tout ensemble ! — Tout est perdu parce que tout ne marche pas exactement selon mes prévisions ! Tout est perdu parce que me voici arrêté dans mes plans ! Tout est perdu parce que ma vie est en danger ! — Absolument comme si nous étions le seul sage ou le seul nécessaire… Au lieu qu’il faudrait dire bien souvent : Tout est gagné, tout est sauvé, précisément parce que tout ne marche pas selon mes plans, mais bien selon les plans de Celui qui peut attendre parce qu’il est éternel. — Quand donc apprendrons-nous que l’œuvre de Dieu, même entre nos mains, est encore l’œuvre de Dieu, non la nôtre, et que par conséquent, en ce qui nous concerne, la question n’est jamais une question de succès mais uniquement une question de fidélité ? Quelle distance ici, mes frères, entre le plus grand des prophètes et Celui qu’annonçaient les prophètes, entre l’homme Élie et l’Homme-Dieu ! — Envoyé, lui aussi pour rassembler les enfants d’Israël, lui aussi, comme Élie, après un ministère de trois ans et demi, après trois ans et demi d’efforts, de discours, de miracles, de souffrances, de longue attente, il a pu voir son entreprise échouer en apparence dans le plus éclatant insuccès… que dis-je ? Quelle comparaison établir entre le découragement intempestif qui pousse Élie dans le désert, et l’agonie du Fils de l’homme en Gethsémané alors qu’abandonné de tous, réduit à l’extrémité, il ne lui restait plus qu’à périr lui-même ignominieusement sur une croix, pour couronner l’ignominie dans laquelle il avait vu s’éteindre avant lui son œuvre ? Or, dans des situations déjà si différentes, mesurez l’abîme qui les sépare encore, par l’esprit de ces deux paroles : celle d’Élie à la première apparence d’un échec après le plus éclatant, triomphe : C’est assez Éternel, retire maintenant mon âme, car je ne vaux pas mieux que mes pères ! — celle de Jésus au plus profond de la détresse, à la veille du dernier sacrifice : Père s’il était possible que cette coupe s’éloignât de moi !… Toutefois non pas ce que je veux, mais ce que tu veux !
Quant à nous, mes frères, je le sais, ce ne sont guère d’ordinaire les intérêts du royaume de Dieu qui risquent de nous jeter dans des alternatives d’exaltation ou de désespoir ; mais en tenant compte de toutes les différences, et sans prétendre davantage assimiler nos sentiments à ceux d’Élie que ceux d’Élie à ceux de Jésus, cette parole amère ne s’est-elle jamais élevée dans nos cœurs : C’est assez ô Eternel, retire maintenant mon âme ! et le découragement qu’elle exprime est-il une des tentations contre lesquelles nous avons le moins souvent à lutter ?
Le découragement !… hélas ! que de routes y conduisent ici-bas ! — L’épreuve d’abord. C’est la plus ordinaire, semble-t-il. Après avoir longtemps joui d’une vie douce et facile à laquelle rien ne manquait de ce qu’on appelle bonheur sur la terre, un beau jour on voit avec effroi s’ébranler l’édifice qu’on avait cru jusqu’alors à l’abri de toute atteinte. C’est d’abord une pierre qui se détache de la muraille, qui en entraîne une seconde puis une troisième, puis la brèche une fois faite, tout se déjoint et tout s’écroule. — C’est d’abord un nuage qui pointe à l’horizon suivi d’un autre, puis d’un autre, jusqu’à ce que le ciel soit entièrement obscurci. L’affliction appelle l’affliction ; la main qui frappe semble s’acharner jusqu’à ce qu’elle ait atteint le cœur même de sa victime,… quand elle ne le brise pas du premier coup. Eh ! que de cœurs ainsi brisés ! quelle infinie variété de situations toutes exceptionnelles, toutes sans issue, toutes paraissant toucher aux derniers fonds de la douleur ! Il faut le dire même, l’épreuve qui a pour but de nous jeter entre les bras de Celui qui veut que nous soyons contents entre ses bras, l’épreuve n’est vraiment l’épreuve que lorsqu’elle a revêtu ce caractère, lorsqu’elle a consumé tout ce qui faisait le charme terrestre de notre vie. — Mais c’est dire aussi qu’il est le plus souvent dans l’épreuve un moment à traverser, ce moment où l’on ne voit plus dans le passé que ruines, dans le présent que deuil, dans l’avenir que vide : moment terrible ! vrai désert où l’âme des plus forts est sujette à perdre l’équilibre. Qu’une goutte vienne alors faire déborder le vase… et le cœur vous manque tout à coup, le murmure vous étouffe, les pourquoi vous obsèdent, le dégoût de la vie vous surprend et l’on s’écrierait volontiers avec Job : Mon âme est ennuyée de ma vie ! ou avec Élie : C’est assez, ô Éternel, prends maintenant mon âme !
Pour d’autres, ce sont les difficultés de la vie matérielle qui viendront les tenter au découragement. Et qui s’en étonnerait ? Il est bien difficile, quand on n’y a pas passé, de se faire une juste idée de la position d’un homme qui lutte sans cesse avec le besoin, sans jamais pouvoir prendre le dessus, vivant au jour le jour, ne connaissant le pain quotidien qu’assaisonné des sueurs de la veille et de l’angoisse amère du lendemain, engagé dans le courant de la vie comme un infortuné rameur entraîné dans les rapides du Niagara et reconnaissant bientôt avec effroi que tout son travail et tous ses efforts parviennent juste à le maintenir en place, sans gagner un pouce de terrain, en sorte qu’il ne se voit séparé de l’abîme que par le supplice de demeurer suspendu au-dessus de l’abîme ! Le courage est fils de l’espérance, l’énergie s’use à lutter sans espoir, à avancer sans progrès, à rouler le rocher de Sisyphe. L’élan avec lequel on est entré dans la carrière se ralentit, le cœur ne soutient plus les forces, les bras tombent, la vie ne vous paraît plus qu’une injustice contre laquelle on s’aigrit,… heureux si l’on n’en vient pas jusqu’au désespoir ou jusqu’à la révolte !
Souvent au contraire, par un contraste bizarre quoique plus naturel au fond qu’il ne semble, on dirait que ce soit précisément l’absence de luttes, et l’absence d’épreuves qui deviennent l’une des causes les plus ordinaires du découragement. Prenez la masse de ceux qui répètent sous ses diverses formes cette commune plainte de tous les découragés : C’est assez, ô Éternel, retire maintenant mon âme ! Demandez-vous pour quelle proportion il y faut compter ceux qui ne souffrent au fond que de l’ennui, de la mélancolie, cette souffrance de ceux qui n’en ont point, et vous serez confondus. Ah ! je suis intimement persuadé qu’il faut avoir fait l’expérience de ce que c’est qu’une vie futile et inutile, pour savoir à quelle extrémité de lassitude elle peut conduire. L’âme s’attriste de tout ce qui la dégrade ; à chaque nouvel oubli de sa destination, à chaque nouveau démenti donné par la conduite à ses nobles exigences, elle fait entendre une protestation intérieure, et si l’on demeure sourd à chacune de ces voix de détail, elles ne perdent rien à se confondre en une tristesse profonde qui se loge au fond du cœur d’où elle empoisonne silencieusement les sources même de la vie. Les distractions et les soi-disant plaisirs que le monde invente pour s’amuser, n’ont d’autre but que de conjurer cet ennemi caché que chaque mondain porte en soi. Mais encore ne saurait-on échapper éternellement à soi-même ; le mensonge ne tient pas toujours contre la vérité, il y a des moments où le masque tombe, et où il faut bien, bon gré mal gré, se voir face à face, tel qu’on est : oh ! que la vie semble amèrement triste dans ces moments-là ! On dirait une de ces journées d’hiver, où rien ne vient rompre la froide monotonie d’un ciel de plomb. Qu’on regarde le passé, on n’y trouve que le souvenir poignant d’un temps honteusement perdu ; dans l’avenir, que le retour fastidieux et obligé des mêmes riens qui ne vous ont laissé jusqu’ici que vide et remords. Au dégoût de la vie vient s’ajouter le mépris de soi-même, et l’heureux de ce monde se prend alors à envier, non sans raison souvent, le sort du journalier qui gagne au moins son pain à la sueur de son front.
Est-ce assez de ces exemples ? Je pourrais les multiplier aisément, je pourrais ajouter, surtout, que le découragement semble être quelquefois le fléau infligé à notre siècle de relâchement et de bien-être. — Je n’en veux pas rechercher les causes que je crois infiniment variées, je me borne à constater le fait, mais n’est-il pas vrai que parmi les auditeurs de tout rang, de tout âge, de tout caractère, à tous les degrés de foi et de zèle, qui m’écoutent, il en est bien peu qui n’aient ressenti au moins une fois en leur vie cet accablement profond qui fait dire dans les heures de solitude : C’est assez, ô Eternel, retire maintenant mon âme ?
Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je ne puis m’empêcher de compter parmi les plus précieux passages de l’Écriture, ceux qui m’apprennent que des hommes de Dieu, quelques-uns même de ses plus grands serviteurs, n’ont pas été exempts de cette faiblesse. J’admire de loin Élie sur le Carmel donnant au monde un exemple de cette foi qui peut toutes choses ; mais je m’approche avec une indicible émotion d’Élie abattu au désert, comme je me souviens de l’avoir été moi-même, et comme je sens fort bien que je puis l’être encore de nouveau dans l’avenir.
Comment le Seigneur va-t-il se comporter avec son serviteur ? comment va-t-il s’y prendre pour le relever ? — Il le laisse aller d’abord, sans intervenir. Élie suit le mouvement de son cœur, un jour, deux jours, jusqu’au moment où il vient s’étendre sous un genêt dans le désert. Là, au découragement, succède l’abattement. Il s’endort. Rien de plus propre que le sommeil à tempérer la première exaltation d’une âme surexcitée. On dit que la nuit porte conseil : c’est que d’abord elle apporte le calme avec elle.
Ce n’est que le lendemain seulement que l’Éternel commença à agir, encore ne le fit-il qu’indirectement et sans se montrer lui-même.
Comme Élie dormait encore, un ange lui fut envoyé, s’approcha de lui, lui prépara, un repas, puis il le toucha et lui dit : Lève-toi et mange. Elie regarda et voici à son chevet un gâteau cuit au charbon et une fiole d’eau. Élie donc mangea et but, puis il se recoucha. Une seconde fois l’ange s’approche, le touche, lui commande de manger, lui fait prendre des forces ; puis il le conduit par un chemin de quarante jours jusqu’à la montagne d’Horeb. Là, il trouve une caverne ; il y entre et y passe la nuit. Enfin, au matin, il est réveillé par la voix de l’Éternel lui-même qui s’annonce par cette question : Qu’as-tu à faire ici, Élie ?
Touchante et fidèle image de la manière dont le Seigneur vient à nous dans les heures de détresse dont j’ai parlé ! Comme la mère qui laisse d’abord son enfant se débattre sous ses yeux, empêchant seulement qu’il se blesse ; puis à mesure que la fatigue succède à l’exaltation, doucement l’arrête, le réduit, le dompte avec des caresses ; ainsi l’Éternel nous laisse à nous-mêmes d’abord, se bornant à nous suivre du regard, puis à notre insu nous dirige et nous amène peu à peu, de la main, au point où il nous veut pour nous parler directement Lui-même.
Il a toujours un ange à nous envoyer le premier devant Lui. D’ordinaire c’est un ami dont la tendre sollicitude s’attache à nous avec insistance ; ses soins commencent par nous importuner, puis ils nous distraient, puis finalement nous touchent et trouvent le chemin de notre cœur. Nous nous laissons alors conduire aveuglément par celui qui a su de la sorte nous reprendre en mains. C’est lui qui nous rappelle aux devoirs et aux occupations quotidiennes de la vie, au manger et au boire, et celles-ci à leur tour nous donnent des forces pour aller jusqu’en Horeb.
Souvent un simple enfant a été l’ange choisi de Dieu pour relever un fort abattu, et l’humilier tout ensemble par quelqu’une de ces paroles pleines à la fois de naïveté et de profondeur, comme l’éprouva cette femme qui après la perte de son époux, se lamentait et refusait toute consolation jusqu’au moment où son enfant qu’étonnait cette douleur sans remède, assis devant elle les yeux humides, lui dit avec une tristesse inexprimable : Mère, est-ce que le bon Dieu est mort ? — Que de fois encore un prédicateur de la vérité s’est trouvé sans le savoir appelé à un semblable ministère ! L’oublierai-je, mes frères ? Non, je vous le dirai plutôt ! Cette pensée me soutient et m’encourage à cette heure : Il n’est pas impossible qu’il y ait (mon cœur me le dit), il est plus que probable qu’il y a, cachée dans quelque coin de ce temple, une âme au moins à qui ces choses conviennent très spécialement. Je ne la connais, ni ne la vois. Elle m’entend et cela me suffit. — Frère ou sœur que Dieu seul connaît et qui apportiez tout à l’heure le découragement dans votre âme, peut-être est-ce pour vous seul que j’ai été envoyé aujourd’hui, croyez-le du moins, et à partir d’ici, laissez-vous prendre par la main, et conduire comme Élie jusque sur la montagne.
Élie était entré dans une caverne et y avait passé la nuit, et voilà au lever du jour la voix de l’Éternel lui fut adressée : Qu’as-tu à faire ici, Élie ? Question claire, pressante, propre à remuer la conscience jusque dans ses profondeurs : — Qui t’a appelé dans ce désert ? Quelle mission y as-tu à remplir ? Est-ce ici ta place ? Qu’as-tu à-faire ici ?
Qu’as-tu à faire ici, Élie ? — Hélas ! qui d’entre nous ne doit se sentir arrêté à cette question ? Qui d’entre nous ne doit être prêt à reconnaître qu’il s’est fourvoyé, qu’il a besoin avant tout d’être cherché et sauvé ? Qu’as-tu à faire ici Élie ? — Douce et précieuse pensée, mes frères, pensée ineffablement douce, ineffablement bénie, la pensée qu’on est à la place où l’Éternel vous veut, à l’œuvre que l’Éternel vous prescrit ! C’est cette pensée et cette pensée seulement qui donne la paix et le contentement ; c’est elle qui donne le courage et la force. Avec elle on peut braver toutes les difficultés et toutes les douleurs même. Heureux ! heureux dans les plus rudes travaux : heureux dans la dernière misère, dans les prisons, dans les larmes ; heureux devant la mort, heureux sur un bûcher ; heureux mille, fois, heureux jusqu’au bout, l’homme qui peut se dire avec une calme assurance : Je suis où l’Éternel me veut ! — Élie le savait bien, lui qui avait bravé la faim, l’exil, la colère d’Achab, l’épreuve du Carmel sur la foi de cette pensée : C’est l’Eternel ; qu’il m’envoie où je dois être envoyé ! — Mais pensée amère, pensée toute grosse de découragement et de détresse, fût-ce même au milieu des circonstances les plus heureuses en apparence, la pensée qu’on a quitté la route où le Seigneur vous appelait, pour s’engager à l’aventure où l’on n’a rien à faire de sa part. — Élie s’en était allé selon que son cœur le conduisait, sans mandat, sans congé, comme un lâche déserteur. Au lieu que sa place était à Jizréel, dans le combat, tenant tête a l’impie Jésabel, soutenant les résolutions d’Achab, et la fidélité du peuple, le voici qui se lamente seul au fond d’un désert !… Qu’as-tu à faire ici, Elie ?
Qu’as-tu à faire ici ? — C’est la question que l’Éternel nous pose aussi, mes frères, quand le calme commence à se rétablir dans notre âme et qu’il se dispose à nous relever dans son amour : — Qu’as-tu à faire à te lamenter dans l’inaction, dans les larmes, dans l’oubli de tous tes devoirs ? Est-ce là ce que le Seigneur veut de toi ? Que signifient ces récriminations, ces plaintes, ces murmures ? Au lieu de le laisser guider par son conseil, que veux-tu donc à te roidir ainsi contre l’Eternel, comme le cheval ou comme le mulet qui sont sans intelligence ?
Ou plutôt faites un retour sur votre vie entière !… Qu’as-tu à faire ici ? — N’est-ce pas toi qui t’es volontairement égaré, jusqu’à ce point où tu ne vois plus de toute part que vide et obscurité ? — Qu’as-tu à faire ici ? Ah ! que chacun se la pose cette question : riche, pauvre, heureux, malheureux ! Que chacun rentre en lui-même, et reconnaisse dans son abandon des voies de Dieu, la seule et vraie cause de ce qu’il peut y avoir dans son âme, d’amertume et de mécontentement !
J’ai été extrêmement ému à jalousie pour l’Eternel, le Dieu des armées, parce que les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels, ils ont tué les prophètes avec l’épée, je suis resté moi seul et ils cherchent ma vie pour me l’ôter ! — Il faut l’avouer, mes frères, toute belle, toute noble qu’elle soit, cette réponse est une plainte. Élie plaide sa cause contre l’Eternel, il fait valoir son droit, il justifie sa conduite. Or, excuser son découragement, n’est-ce pas en accuser indirectement Celui qui l’a laissé seul en face de ses ennemis qui cherchent sa vie pour la lui ôter ?
Admirez la condescendance du Tout-Puissant qui daigne ici s’abaisser jusqu’à se justifier à son tour aux yeux de son serviteur ! — Seulement, comme le soleil n’a qu’à paraître pour avoir raison des ténèbres, le Seigneur n’a qu’à se montrer pour anéantir tous les doutes et toutes les obscurités. A peine l’a-t-on contemplé, qu’on en est tout éclairé ! — Tel est le but de cette révélation sublime qui nous est racontée dans les derniers versets de mon texte, et qui est sans contredit un des passages les plus saisissants de nos Ecritures.
Déjà remué par cette question : Qu’as-tu à faire ici ? Élie comprit que quelque chose de solennel allait se passer pour lui, quand une seconde fois la voix de l’Éternel lui fut adressée : Sors, et tiens-toi sur la montagne devant l’Éternel. Il s’avança alors jusqu’à l’entrée de sa retraite et se tint debout sur v la montagne.
C’était au lever du jour, à cette heure où l’âme, à peine rendue au sentiment de l’existence, est encore comme tout imprégnée d’un calme mystérieux. Devant ses yeux, le Sinaï dont les croupes arides ressemblent, dit-on, aux vagues de la mer ; à ses pieds, les plaines sans limites du désert sur lesquelles le soleil commençait à répandre ses premiers feux ; autour de lui de toute part la solitude dont aucun bruit ne venait troubler l’imposante majesté ; dans son âme enfin, les souvenirs et les préoccupations que pouvait lui inspirer un tel lieu, après de tels événements ; — tout, en un mot, ce qu’il y avait de plus propre à plonger un homme dans le sentiment de son néant, en même temps, et à le préparer à la plus solennelle attente.
Or voici l’Éternel passait, dit l’historien sacré : — Tout à coup le silence est troublé par un bruit de tempête. Un vent impétueux s’élance des limites de l’horizon et bouleverse tout en un instant ; le sable du désert est emporté en tourbillons dans les airs ; de rapides nuages se rencontrent dans le ciel, se combattent et s’enfuient : l’orage grandit toujours, renverse tous les obstacles, mêle à ses sifflements le fracas de la montagne qui s’ébranle et des rochers qui se brisent. L’âme du prophète frémit au dedans de lui, il se trouble, il se rejette dans la caverne pour se cacher de devant la face de l’Éternel. Mais bientôt le vent tombe… et l’Éternel n’était point dans ce vent. — Un grand vent impétueux, qui fendait les montagnes et brisait les rochers, allait devant l’Eternel, mais l’Éternel n’était point dans ce vent.
A la tempête succède alors un tremblement de terre. La nature bouleversée déjà à la surface, y entre en convulsions et s’émeut jusque dans ses profondeurs ; les montagnes s’abaissent, les vallées s’élèvent, la terre s’entr’ouvre, les ruines s’entassent. Le cœur d’Élie est remué plus profondément que le sol qui frémit sous ses pieds. Comme s’il assistait une seconde fois aux scènes redoutables de Sinaï, il est prêt à s’écrier avec Moïse : Je suis épouvanté et tout tremblant !… Toutefois l’Eternel lui-même ne s’est point approché de lui, Il ne fait que s’annoncer encore. — L’Eternel n’était pas dans ce tremblement.
Élie n’était pas remis de son épouvante, qu’un troisième phénomène plus effrayant que les précédents vient achever de la porter au comble. Des flammes semblables à celles dans lesquelles le monde doit s’abîmer un jour, s’échappent des entrailles de la terre, se précipitent de la voûte des cieux, se confondent en un instant, sous les yeux du prophète, et roulent devant lui comme un ouragan qui embrase tout sur son passage. — L’Éternel, se dit-il, l’Éternel que nul homme ne peut contempler et vivre, l’Eternel ne serait-il point dans ce feu ? ô Eternel qui pourrait subsister devant la frayeur de ta majesté ! — Mais voici, l’Eternel n’était point, encore dans ce feu !
Qu’est-il donc en lui-même, Celui qui se fait précéder de tels avant-coureurs, qui fait des vents ses anges et des flammes de feu ses ministres, qui regarde la terre et elle tremble, qui touche les montagnes et elles fument ? Par quel nouveau prodige va-t-il se révéler à son prophète ?
Oh ! merveilles ! oh ! choses qui ne fussent jamais montées au cœur de l’homme ! — Écoute maintenant Élie, prête l’oreille ! La tempête a cessé, plus de trouble, plus de bruit : le soleil a repris sa course régulière au travers des cieux ; le calme et la fraîcheur règnent de nouveau partout dans la nature, comme au matin du plus beau jour… Mais d’où peut venir ce son doux et subtil qui semble moins vibrer à tes oreilles, que retentir dans le sanctuaire même de ton âme, comme un écho du ciel ?… Élie ! Élie ! ton cœur ne brûle-t-il pas au dedans de toi ? N’as-tu pas reconnu la même voix qui fit jadis entendre à Moïse cette parole ineffable : la gloire, c’est ma bonté ?
Que crains-tu maintenant ? Sors de cette caverne, qui ne te cacherait pas de devant la colère, de Celui qui t’appelle ; s’il t’eût voulu parler en sa colère ! — Et Elie enveloppa son visage de son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne et là la voix de l’Eternel lui fut adressée.
Je ne m’arrête pas au sens particulier de cette révélation, destinée à faire rentrer le prophète en lui-même, à l’humilier de son impatience, à lui rappeler que ce n’est pas par des châtiments et des fléaux que l’Éternel aime à convier son peuple à la repentance, mais bien par sa bonté, son support, sa longue attente.
Tout cela, vous l’avez reconnu sans peine, tout cela présente une signification beaucoup plus étendue, beaucoup plus élevée, s’il est possible. Tout cela n’est après tout qu’une parabole, qu’un sublime apologue. — Le Dieu caché, qui habite une lumière inaccessible, le Dieu inconnu, que tout nous fait cependant un si impérieux besoin de connaître, parce qu’il tient en sa main chaque fil de nos destinées, le Créateur s’est révélé à sa créature. Il nous a accordé, seulement en mille fois plus grand, en mille fois plus redoutable, en mille fois plus touchant, la même révélation qu’à son prophète en Horeb. Il ne fallait rien moins pour nous réconcilier avec ses voies, pour nous rassurer, nous consoler, nous rendre plus que vainqueurs en toutes choses, au milieu des vicissitudes et des épreuves de cette vie.
Moi aussi, comme Élie, j’ai vu l’Éternel passer. J’ai jeté les yeux sur cet admirable univers qui raconte sa gloire en traits si magnifiques mais si écrasants tout ensemble… J’ai dit : Ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité se voient ici comme à l’œil. Le firmament étoilé qui couronne les cieux n’est que le diadème étincelant dont il a ceint son front ; les nues sont la poussière de ses pieds ; c’est Lui qui se promène sur les ailes du vent et qui marche parmi les tempêtes ; l’éclair est sa volonté, le tonnerre est sa voix, les tremblements de terre, les déluges et les plus effroyables bouleversements de la nature ne sont que les moindres jeux de sa puissance… Mon cœur a frémi, je me suis senti défaillir. — Et pourtant ce n’était là qu’un premier avant-coureur. L’Eternel lui-même, ne m’était point encore apparu !
Après cela, j’ai vu se dérouler devant moi sa loi pure, sainte, parfaite, mais inviolable et tout armée des foudres de sa justice éternelle. Sur mille articles, j’ai reconnu que je ne pouvais répondre à un seul ; sur chaque article je me suis senti mille fois confondu ; à chaque transgression de chaque article, j’ai entendu retentir une sentence de condamnation : Maudit est quiconque a transgressé ce qui est écrit au livre de loi. Je n’ai pu soutenir le regard de Celui qui a les yeux trop purs pour voir le mal. La frayeur de ses jugements m’a saisi… J’ai dit : Certainement l’Eternel est un feu consumant. Qui viendra me mettre à l’abri de sa colère ? Montagnes tombez sur moi et vous collines, couvrez-moi de devant la face de l’Éternel ! Oh ! Combien c’est une chose terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! Malheur à moi ! Malheur à quiconque à encouru sa colère ! — Mais voici, tout cela n’était encore qu’un nouveau précurseur pour me préparer à sa venue.
Tremblant, palpitant, j’attendais en silence, quand… oh ! prodige ! oh ! son doux et subtil !… des voix ont frappé mon oreille ; un concert mélodieux a retenti du ciel dans mon cœur : Gloire soit à Dieu, au plus haut des cieux, paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes ! — Au même instant celui qu’annonçaient les anges s’est offert à ma vue… Sous quels traits ?… sous les traits d’un enfant que des bergers et des sages venaient adorer ensemble. — J’ai vu cet enfant adorable grandir, je l’ai vu devenir un maître doux et humble de cœur, je l’ai vu aller de lieu en lieu faisant du bien, pardonnant, aimant, souffrant, cherchant et sauvant ce qui était perdu !… Qui comptera ses bienfaits ? Qui peindra son ineffable charité ? Qui fera jamais comprendre l’irrésistible attrait de sa parole pleine de grâce et de vérité ? — Je le suivais de loin, entraîné déjà par l’amour et l’admiration,… quand au terme de sa carrière, je l’ai vu monter sur une croix, puis descendre dans un tombeau, puis s’élever au ciel pour bénir de là toutes les nations de la terre, comme si l’Éternel lui-même était en lui réconciliant le monde avec soi…. Alors je me suis rappelé cette parole qu’il avait tant de fois prononcée : Celui qui m’a vu a vu mon Père, et je vous dis en vérité que si vous me connaissiez vous connaîtriez aussi le Père ! Une indicible émotion a transporté mon âme ; mes yeux se sont ouverts !… Et je n’étais plus à moi-même quand je me, suis écrié : Mon Seigneur ! mon Seigneur et mon Dieu !
Que dirai-je encore ? — Vous proposerai-je une autre application non moins évidente, mais plus intime peut-être, de la parabole de mon texte, dans la manière dont le Seigneur s’approche de chaque âme en particulier, dont il veut se faire connaître encore aujourd’hui ? — Le plus souvent, il est vrai, il commence par souffler sur elle le vent de l’adversité, par lui faire traverser le feu brûlant de l’épreuve ; il la secoue, il la frappe, il la force à rentrer en elle-même, il la remplit d’une vague inquiétude, il l’agite par une indicible terreur ; il l’amène à se frapper la poitrine en criant : O Dieu, aie pitié de moi qui suis un pécheur ! Mais n’est-il pas vrai, ô vous qui avez pénétré la pensée du Seigneur, qui êtes de ses bien-aimés, qui nous faites envier vos privilèges, aussi bien par la calme fermeté de votre résignation, que par la claire vivacité de vos espérances ; n’est-il pas vrai que l’Éternel n’a été réellement connu de vous ; n’est-ce pas vrai que les écailles ne sont tombées de vos yeux ; n’est-il pas vrai que vous n’avez échangé vos ténèbres d’autrefois contre la glorieuse clarté d’aujourd’hui, que lorsqu’on un jour de grâce, l’Éternel s’est approché de votre âme, murmurant à son oreille, comme un son doux et subtil, quelqu’une de ces paroles ineffables que vous ne sauriez depuis lors vous lasser d’entendre répéter : Je suis vivant que je ne prends point plaisir à la mort du pécheur ! J’ai tellement aimé le monde, que j’ai donné mon Fils unique au monde, afin qu’en croyant vous ne périssiez point, mais que vous ayez la vie éternelle. Mon fils donne moi ton cœur !
Comprenez-vous maintenant ce que tout cela signifie ? — Eh ! c’est que l’Éternel est bon ; c’est que sa gloire est toute dans sa bonté ; c’est que le dernier fond même de sa nature, la couronne de ses perfections, c’est l’amour ; ou plutôt encore pour le laisser parler Lui-même : Il est amour. Qui dit Dieu, dit amour : seulement, amour infini, amour tout-puissant, amour saint, amour parfait. Partout où vous employez le saint nom de Dieu, employez sans crainte le nom adorable d’amour. Dites : c’est l’amour qui a créé les cieux et la terre ; c’est l’amour qui a fait l’homme à son image ; c’est l’amour qui veut nous arracher au péché ; c’est l’amour qui nous menace ; nous afflige, nous sanctifie ; qui dirige tous les événements de notre vie, nous prévient, nous suit, nous enveloppe, nous presse de toute part ; c’est l’amour qui est le même hier, aujourd’hui, éternellement… c’est l’amour qui est l’Eternel. Dieu est amour !
Nous ne voulons pas le croire, seulement. Le péché qui nous aveugle sur tout, ne nous aveugle sur rien tant que sur le vrai caractère de notre Dieu. Nous croyons tout de lui, avant de croire qu’il nous aime. Et c’est pourquoi tous ses soins n’ont pour but que de nous en persuader. C’est pour cela qu’il se cache d’abord pendant un temps. Il nous fait un secret de son cœur, mais un secret comme sont tous les secrets de l’amour, un secret comme le grand secret de l’Ancien Testament, secret tout transparent, secret qui ne se fait secret que pour se mieux trahir. Il nous dérobe un temps sa face : il nous laisse entrevoir de bien loin, pour nous briser par la crainte, l’effrayante, l’épouvantable image d’un Dieu qui ne serait pas amour. Il fait passer devant nos yeux la tempête et le feu consumant. Mais tout cela, pour revenir ensuite plus tendre, plus prévenant, plus pressant que jamais ; tout cela pour rendre irrésistible la grâce ineffable du son doux et subtil par lequel il se dispose à nous solliciter.
O vous qui êtes venus dans ce temple avec le découragement ou la détresse dans l’âme, brisés peut-être par le poids de l’épreuve, ou par le poids plus lourd encore du remords ; vous tous qui êtes fatigués et chargés, qui portez la vie comme un fardeau dont vous avez assez, mais pour qui toutes choses seraient faites nouvelles, qui passeriez en vérité des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, si seulement vous pouviez croire que l’Éternel vous aime et vous a toujours aimé et vous aimera toujours ;… que ne puis-je être ici pour vous le son doux et subtil, et faire descendre enfin cette persuasion bénie jusqu’au fond de votre âme ?
Mais quoi ? Convenez que vous êtes à demi gagnés, à demi entraînés. Convenez que votre cœur ébranlé délibère pour se rendre. — Oserais-je bien croire cela ? se dit-il seulement à lui-même. — Si vous oseriez bien le croire !… Mais plutôt oseriez-vous bien croire autre chose ? Oseriez-vous bien croire que Dieu ne vous aime pas ? Oseriez-vous bien croire qu’une seule de ses dispensations ait un autre principe que son amour, et une autre fin que votre plus grand bien ? Pourriez-vous seulement soutenir cette pensée ? — Oseriez-vous bien croire surtout que son cœur me démente, dans le moment même où son Esprit vous presse par ma bouche ? Non, non, ne doutez plus !… Aussi bien, d’autres soins vous attendent.
Et il arriva que dès qu’Élie eut entendu le son doux et subtil par lequel l’Éternel se révélait à lui, il cacha son visage dans son manteau, il sortit, et se tint à l’entrée de la caverne. Et voici une voix lui fut adressée qui lui dit de nouveau : Qu’as-tu à faire ici ? — Ce n’est plus la même question cette fois, ce n’est plus un reproche, la suite du récit le montre. Elie a compris. Il est prêt à recommencer son ministère, avec de nouvelles lumières et de nouvelles forces. — Heureux de se consacrer de nouveau à l’Éternel, il n’attend que ses ordres pour partir et fournir une nouvelle carrière de sacrifices et de dévouements.
Vous de même : Qu’avez-vous à faire ici ? Qu’avez-vous à faire vis-à-vis d’un Dieu qui vous aime ? vis-à-vis d’un Dieu qui ne veut pas votre mort mais votre conversion et votre vie ? vis-à-vis d’un Dieu qui vous presse de revenir à lui, de vous confier en sa bonté, de vous jeter entre ses bras ?
Ce que nous avons à faire, Seigneur ? — Ah ! d’abord nous voiler la face, nous humilier, implorer ton pardon ; reconnaître qu’à Toi appartient la justice, et à nous la honte et la confusion. — Ce que nous avons à faire, Seigneur ? — Ah ! Te dire ensuite : Nous voici pour faire ta volonté ! Parle, Seigneur, tes serviteurs écoutent ! Ordonne, Seigneur, notre nourriture désormais, notre joie, notre vie sera de faire ta volonté ;… heureux de ne plus vivre que pour toi ! heureux de souffrir pour toi ! heureux si tu l’ordonnes de mourir pour toi !… heureux surtout au terme de cette courte existence, de nous voir un jour transportés dans les demeures éternelles pour y contempler ta face, et nous joindre à ces intelligences célestes qui y célèbrent éternellement ta gloire,… c’est-à-dire ta bonté !
Amen.