(73) Je commencerai d'abord par les écrits des Égyptiens. Je ne puis citer leurs livres mêmes : mais voici Manéthôs[1], qui était de race égyptienne, auteur manifestement initié à la culture grecque, car il écrivit en grec l'histoire de sa patrie, traduite, comme il le dit lui-même, des tablettes sacrées, et sur bien des points de l'histoire d'Égypte il reproche à Hérodote d'avoir, par ignorance, altéré la vérité. (74) Donc ce Manéthôs, au second livre de l'Histoire d'Égypte, écrit ceci à notre sujet. Je citerai ses propres paroles, comme si je le produisais lui-même comme témoin[2] : (75) « Toutimaios[3]. Sous son règne, je ne sais comment, la colère divine souffla contre nous, et à l'improviste, de l'Orient, un peuple de race inconnue eut l'audace d'envahir notre pays, et sans difficulté ni combat s'en empara de vive force ; (76) ils se saisirent des chefs, incendièrent sauvagement les villes, rasèrent les temples des dieux et traitèrent les indigènes avec la dernière cruauté, égorgeant les uns, emmenant comme esclaves les enfants et les femmes des autres. (77) A la fin, ils firent même roi l'un des leurs nommé Salitis. Ce prince s'établit à Memphis, levant des impôts sur le haut et le bas pays et laissant une garnison dans les places les plus convenables. Surtout il fortifia les régions de l'est, car il prévoyait que les Assyriens, un jour plus puissants, attaqueraient (par là) son royaume[4]. (78) Comme il avait trouvé dans le nome Séthroïte une ville d'une position très favorable, située à l'est de la branche Bubastique et appelée, d'après une ancienne tradition théologique, Avaris[5], il la rebâtit et la fortifia de très solides murailles ; il y établit, en outre, une multitude de soldats pesamment armés, deux cent quarante mille environ, pour la garder. (79) Il y venait l'été tant pour leur mesurer leur blé et payer leur solde que pour les exercer soigneusement par des manœuvres afin d'effrayer les étrangers. Après un règne de dix-neuf ans, il mourut. (80) Ensuite un second roi, nommé Bnôn, occupa le trône quarante-quatre ans. Son successeur Apachnas, régna trente-six ans et sept mois, puis Apophis soixante et un ans, et Annas cinquante ans et un mois ; (81) après eux tous, Assis, quarante-neuf ans et deux mois. Tels furent chez eux les six premiers princes, tous de plus en plus avides de détruire jusqu'à la racine le peuple égyptien. (82) On nommait l'ensemble de cette nation Hycsos[6], c'est-à-dire « rois pasteurs ». Car « hyc » dans la langue sacrée signifie roi, et « sôs » veut dire pasteur au singulier et au pluriel dans la langue vulgaire ; la réunion de ces mots forme Hycsôs. » (83) D'aucuns disent qu'ils étaient Arabes. Dans une autre copie, il est dit que l'expression « hyc » ne signifie pas rois, mais indique, au contraire, des bergers captifs. Car « hyc », en égyptien, et « hac », avec une aspirée, auraient proprement le sens tout opposé de captifs. Cette explication me paraît plus vraisemblable et plus conforme à l'histoire ancienne[7]. (84) Ces rois nommés plus haut, ceux des peuples appelés pasteurs, et leurs descendants[8], furent maîtres de l'Égypte, d'après Manéthôs, durant cinq cent onze ans. (85) Puis les rois de la Thébaïde et du reste de l'Égypte se soulevèrent contre les Pasteurs ; entre eux éclata une guerre importante et très longue. (86) Sous le roi qu'on nomme Misphragmouthôsis[9], les Pasteurs vaincus furent, dit-il, chassés de tout le reste de l'Égypte et enfermés dans un lieu contenant dans son périmètre dix mille aroures[10] : ce lieu se nommait Avaris[11]. (87) Suivant Manéthôs, les Pasteurs l'entourèrent complètement d'une muraille haute et forte pour garder en lieu sûr tous leurs biens et leur butin. (88) Le fils de Misphragmouthôsis, Thoummôsis, tenta de les soumettre par un siège et les investit avec quatre cent quatre-vingt mille hommes. Enfin, renonçant au siège, il conclut un traité d'après lequel ils devaient quitter l'Égypte et s'en aller tous sains et saufs où ils voudraient[12]. (89) D'après les conventions, les Pasteurs avec toute leur famille et leurs biens, au nombre de deux cent quarante mille pour le moins[13], sortirent d'Égypte et, à travers le désert, firent route vers la Syrie. (90) Redoutant la puissance des Assyriens, qui à cette époque étaient maîtres de l'Asie, ils bâtirent dans le pays appelé aujourd'hui Judée une ville qui pût suffire à tant de milliers d'hommes et la nommèrent Jérusalem. — (91) Dans un autre livre de l'histoire d'Egypte[14], Manéthôs rapporte que ce même peuple appelé les Pasteurs était désigné du nom de « Captifs » dans leurs Livres sacrés. Et il dit vrai. Car pour nos aïeux les plus reculés, c'était une coutume héréditaire de faire paître les troupeaux[15], et leur vie nomade les fit ainsi appeler pasteurs. (92) D'autre part, le nom de Captifs ne leur a pas été donné sans raison dans les annales des Egyptiens, puisque notre ancêtre Joseph dit au roi d'Égypte[16] qu'il était captif et fit venir plus tard ses frères en Égypte avec la permission du roi. —
[1] Le Laurentianus emploie le plus souvent la forme Manéthon qui a passé dans l'usage, mais Josèphe a écrit Manéthôs, que le copiste a laissé subsister § 228, 287, 288, 296, 300. Manéthôs est attesté depuis le IIIe siècle av. J.-C. (Hibeh Pap., n° 72) ; le mot signifie peut-être « Vérité de Thot » (Spiegelberg, Orient. Literaturz., 1928 et 1929).
[2] Les § 75-82 sont un extrait textuel de Manéthôs, de première ou seconde main, peu importe.
[3] Toutimaios est vraisemblablement la transcription du nom d'un des deux rois Tetoumes qui doivent appartenir à la fin de la 14e dynastie ; cf. Journal Asiatique, 1910, II, p. 323 et Ed. Meyer, Geschichte des Alterlums, I, II, 4e éd., p. 307.
[4] Manéthôs revient § 90 sur la menaçante puissance assyrienne. Mais l'époque à laquelle nous transportent les récits des § 77 et 90 est bien antérieure à celle où l'Assyrie a commencé à inquiéter les régions méditerranéennes. Maspero a supposé (Histoire ancienne, II, p. 52) qu'il faut lire Chaldéens pour Assyriens ; il est bien plus probable que le narrateur croit conformes à l'histoire les fables grecques sur l'empire assyrien de Ninos et de Sémiramis (Ed. Meyer, l. l., p. 312).
[5] Le nom égyptien est Haouarit. D'après quelques-uns, il signifie « maison de la fuite » et se rattacherait à la légende de Set-Typhon (voir infra, § 237).
[6] La forme véritable de ce nom (conservée par Eusèbe) paraît être [grec] Il est probable, d'ailleurs, que c'est le roi des étrangers seulement qui était désigné sous ce nom, Hiq Shaousou, « roi des pillards ». Cf. Maspero, Histoire ancienne, II, 54.
[7] On ne peut pas considérer le § 83 comme une annotation (primitivement marginale) de l'archétype du Laurentianus (cf. § 92 et § 98), car tout ce passage se lit ainsi chez Eusèbe. Ce sont plutôt des corrections apportées à Manéthôs par un commentateur auquel Josèphe les emprunte sans bien se rendre compte de leur origine (Ed. Meyer, Æg. Chronologie, p. 72). Manéthôs lui-même n'admettait certainement pas l'origine arabe des Hycsos, puisque les chronographes qui ont reproduit sa liste des rois pasteurs l'intitulent Φοὶνικες ξένοι βασιλεῖς.
[8] Les § 84-90 sont non plus une citation textuelle, mais un soi-disant résumé de Manéthôs, emprunté à une autre source et cette source était négligente ou mal informée : 1° parce qu'elle parle d'Avaris comme s'il n'en avait pas été question ; 2° parce qu'elle attribue la prise de cette ville à deux rois plus tardifs (cf. § 95) et non au véritable conquérant Amôsis.
[9] Transcription fautive de Menkheperra Thoutmès (Thoutmès III).
[10] Environ 2756 hectares. Les mots [grec] (ajoutés par Josèphe) semblent impliquer qu'il a pris l'aroure pour une mesure de longueur.
[11] Josèphe oublie qu'il a déjà été question d'Avaris et de ses fortifications (§ 78).
[12] D'après les documents égyptiens et les chroniqueurs (Eusèbe, Africanus) Avaris aurait, au contraire, été prise de vive force par le roi Amôsis. Cf. Maspero, op. cit., II, 86 suiv.
[13] Ce chiffre reproduit celui des « hoplites », donné plus haut, § 78.
[14] Cet « autre livre » serait, d'après certains commentateurs, une désignation incorrecte de l'« autre exemplaire » mentionné plus haut, § 83. En tout cas le § 95 paraît faire double emploi avec 83.
[15] Dans leur conversation avec Pharaon, les fils de Jacob déclarent qu'ils sont bergers, comme l'ont été leurs pères (Genèse, XLVI, 34 et XLVII, 3).
[16] Ou plutôt à son échanson (Genèse, XL, 15). Le Florentinas a ici en marge : « Dans un autre exemplaire on lit : Vendu par ses frères, il fut amené en Égypte au roi de ce pays ; plus tard, il fit venir auprès de lui ses frères, avec la permission du roi. »