Ce n’est pas tout. Du mal universel et héréditaire interprété par l’évolutionnisme, il résulte nécessairement que l’acte mauvais est constitué par un retour à l’animalité ancestrale. Les deux termes en présence sont la chair (ou si vous préférez, l’organisme sensible) et l’esprit (ou si vous préférez, la nature spirituelle de l’homme) et c’est de leur opposition, de la prééminence de l’un sur l’autre que résulte, avec la conscience du mal, le problème moral tout entier.
[Voici une citation de M. Armand Sabatier : « Les deux adversaires en présence sont,… d’une part l’homme divin, c’est-à-dire celui que l’aspiration évolutive appelle vers Dieu, et d’autre part l’homme terrestre, c’est-à-dire l’homme bestial, qui se souvient des animaux, ses ancêtres ; d’une part, l’homme de l’avenir, de l’autre l’homme du souvenir ; d’une part l’homme de la fin évolutive, d’autre part l’homme de l’hérédité atavique. » (Foi et Vie, 16 mars 1899.)]
Le péché, au fond, c’est la chair qui triomphe de l’esprit. Le péché dès lors est, et ne semble pouvoir être, qu’une convoitise, une passion sensuelle ou psychique (animale), une concupiscence, pour employer le terme qu’affectionne le catholicisme romain. Tout ce qui est dans le prolongement normal de l’évolution, tout ce qui réalise le mode de l’esprit est certainement meilleur que ce qui réalise le mode charnel et sensible. Le péché d’ordre spirituel, le mal spirituel, n’est donc pas possible. Et cela pour deux raisons, parce que toute réalisation de l’esprit est bonne ; parce que le mal ne peut se commettre que dans le conflit de la chair et de l’esprit, il n’a qu’un lieu possible et c’est là. Supposez l’esprit seul, indépendant de la chair, le mal n’a plus de lieu, ni d’occasion possible. Je n’insiste pas sur les conséquences ultimes que l’on pourrait tirer — qu’une logique rigoureuse devrait peut-être tirer — de cette conception. Ces conséquences ne sont autres que l’ascétisme le plus extrême. Si l’homme, en effet, est un animal qui se spiritualise et qui ne se spiritualise qu’en domptant, en mortifiant, en tuant sous lui les concupiscences bestiales héréditaires — lesquelles, remarquez-le, sont toutes indistinctement et également mauvaises, puisqu’elles ont toutes également leur origine dans la chair, et que la chair (degré inférieur de l’évolution) est toujours et partout le mal, — s’il en est ainsi, je ne vois pas vraiment quelles limites ou quelles bornes on pourrait théoriquement assigner à la spiritualisation, c’est-à-dire aux mortifications les plus extravagantes de l’ascétisme le plus outré. Le principe les légitime et les approuve toutes, et laisse bien voir par cette échappée, qu’il n’est pas autre chose qu’une résurrection atténuée et désavouée de l’ancien dualisme. Mais je n’insiste pas. En dépit de ces prémisses, l’ascétisme n’est pas à l’heure qu’il est le danger que nous courons. Ce qui nous préoccupe, ce sont moins les conséquences possibles que les faits avérés. Or, parmi les faits avérés que l’évolutionnisme moral comporte mal, ou ne comporte pas du tout, il en est un qui est une réalité : le mal de nature ou d’ordre spirituel. N’en prenons qu’un seul exemple, mais solidement attesté, puisqu’il fait l’objet d’un des principaux griefs du monde contre le christianisme : l’orgueil et spécialement l’orgueil spirituel (religieux). Est-il réductible à la seule sorte de péché qui soit concevable dans la théorie de l’évolutionnisme moral ? Y a-t-il en lui quelque racine de sensualité, de convoitise et de concupiscence charnelles ? A-t-il quelque germe et quelque généalogie dans l’animalité ancestrale ? Il ne le semble guère. L’orgueil peut naître et fleurir sur la base de la seule vie de l’esprit en nous, et néanmoins le corrompre entièrement ; être donc un mal et un péché de l’esprit pur. Il en va de même de son contraire : de l’humilité, qui ne se réalise sur le cadavre vaincu d’aucune passion animale et dont les racines sont, elles aussi, purement spirituelles. De même encore des formes suprêmes et particulièrement révoltantes de l’égoïsme : l’égoïsme religieux, dont les attaches sensibles seraient, croyons-nous, bien difficiles à établir. S’il en est ainsi, s’il y a des formes du mal où l’esprit trahit une corruption qui lui est propre ; si l’esprit peut en nous faillir à son mandat ; s’il y a une évolution spirituelle anormale ; si le progrès dans la réalisation de l’esprit peut être un progrès dans le péché, que devient la théorie qui place l’essence du bien dans la spiritualisation divine de l’homme, l’essence du mal dans son animalisation, et le seul théâtre possible de la lutte du bien et du mal, entre la chair et l’esprit ? — Ne faut-il pas avouer qu’elle manque à la tâche qu’elle se propose, parce qu’elle ne rend pas compte des faits dont elle se donne pour l’explication ? Elle est donc fausse parce qu’elle est incomplète. Elle ne condamne pas, elle ne voit pas même les fautes que précisément la conscience discerne et condamne avec la plus grande énergie, parce qu’étant celles de l’esprit pur, elles n’ont point l’excuse qu’ont les autres de correspondre à des sollicitations organiques et à des besoins physiques. Et n’est-il pas évident que la raison de cet échec gît dans une erreur initiale, une erreur que nous avons déjà signalée plus haut et qui consiste à confondre le bien avec une substance, le mal avec une autre substance ; à faire de la lutte entre le mal et le bien un conflit d’éléments, au lieu d’y voir un désordre, une rupture d’harmonie entre des éléments qui en eux-mêmes ne sont ni bons, ni mauvais, mais qui le deviennent par la place, par la hiérarchie — normale ou anormale — que leur donne la volonté. Ici encore, les traces du dualisme antique, c’est-à-dire de l’erreur païenne et naturiste par excellence, restent perceptibles.