Le désordre provoqué par la chute trouve sa solution dans le fait rédempteur. Ce fait, à son tour, doit trouver sa présupposition dans l’idée première de la création, nous affirmant que Dieu ne crée et ne conserve le monde que pour atteindre un but final, le souverain bien. Tout être créé n’étant ce qu’il est que pour concourir au souverain bien (providentia generalis), ce souverain bien ne pouvant pas se réaliser dans la nature, mais seulement dans le monde de la liberté, la Providence ne peut se manifester que dans l’histoire (providentia specialis). L’histoire, s’élaborant par le libre concours de l’humanité, peut seule à ce titre réaliser le bien. Mais le bien ne pouvant être lui-même qu’à la condition d’être représenté par un être personnel, la personne devient ainsi l’objet spécial de la Providence divine (providentia specialissima), non point au point de vue atomistique et conçue comme distincte de l’humanité, mais en tant que membre de ce grand corps spirituel. Cette conception se trouve pleinement réalisée par l’idéal qui s’appelle le royaume de Dieu. Dans ce royaume nous voyons le souverain bien se confondre avec Dieu et se réaliser dans une société d’âmes immortelles que régénère et qu’inspire l’Esprit divin. Par suite du penchant au mal inné au cœur de l’homme, le royaume de Dieu ne peut se produire dans le monde qu’en se faisant le royaume de la rédemption, et ce n’est qu’à la lumière du fait rédempteur que se manifeste dans toute sa vérité la divine Providence.
En elle-même, la volonté de la Providence divine est simple : elle ne veut, en effet, qu’une chose, le bien (le royaume de Dieu) ; mais dans son action elle est infiniment diverse, non seulement parce qu’elle est une volonté vivante, mais aussi parce qu’elle agit dans le monde de la nécessité et dans celui de 1a liberté, admettant le concours d’une infinité de puissances et de forces indépendantes, un système de causes et d’effets se multipliant et s’enchaînant librement, n’excluant pas même le péché et l’arbitraire humain. La sagesse de Dieu montre son infinie diversité en ne permettant pas que la liberté, malgré ses entraînements et ses excès, puisse contredire à l’exécution du plan éternel de la création. Le décret divin arrête la forme que doit revêtir la liberté créée et, malgré toutes les complications et toutes les révoltes de la vie, elle ne peut pas se soustraire à cet arrêt ; il faut qu’elle contribue à sa réalisation, soit qu’elle s’élève, soit qu’elle s’abaisse, qu’elle se révolte ou qu’elle se soumettea.
a – Calvin ne dit pas plus ou ne dit pas mieux.
On ne peut constater une contradiction entre la liberté humaine, dont les voies ne sont pas les voies de Dieu, et la toute-puissance divine, qu’à la condition d’oublier que cette toute-puissance est une toute-puissance morale se limitant elle-même. Si nous n’étudions l’histoire qu’au point de vue de la dépendance naturelle et matérielle qui rattache la créature au Créateur, nous serons bien forcés de la considérer comme l’affirmation exclusive de la volonté divine, car on ne peut concevoir aucun moment dans la création sans être obligé en même temps de se représenter Dieu toujours présent pour la garder et lui conserver la respiration et la vie. « Retires-tu ton souffle, elles s’évanouissent ; le leur envoies-tu, elles vivent. » (Psaumes 104.29-30 ; Actes 17.25.) En ce sens nous pouvons, avec nos anciens dogmatistes, reconnaître dans chaque mouvement de la vie et de la liberté créées une collaboration de l’homme et de Dieu. A ce point de vue, nous pouvons même dire que le mal est ouvrier avec Dieu, puisqu’en lui et dans son essence intime subsiste toujours une force divine. Mais cette dépendance naturelle et matérielle de la création devant le Créateur n’est que le point de départ de la dépendance morale et religieuse, qui ne peut pas être si elle n’implique pas la libre détermination de la volonté humaine. Dans l’ordre moral, la toute-puissance divine n’agit pas comme la toute-puissance naturelle ; tandis que cette dernière est essentiellement une volonté productrice, créatrice et conservatrice, elle n’est elle-même qu’à la condition d’être la volonté qui exhorte, qui commande, et qui nous parle en différents temps et en différentes manières, par la loi et les prophètes, et dont la parole n’est pas seulement hors de nous mais encore en nous. On peut donc la considérer comme la volonté qui laisse faire (voluntas permissiva) abandonnant même aux ténèbres leur puissance (Luc 22.23). Si nous étudions l’histoire au point de vue de la loi sainte, nous serons amenés à reconnaître que non seulement l’homme peut concourir, mais qu’il peut même s’opposer à l’œuvre de Dieu, et que les pensées de Dieu ne sont pas les pensées des hommes et ses voies ne sont pas leurs voies. Constamment nous verrons les peuples former contre Dieu des projets insensés et s’efforcer de retenir la vérité captive, tandis que les esprits et les puissances du temps se révoltent contre Dieu et son royaume. (Ésaïe 55.8 ; Psaumes 2.1-3 ; Romains 1.18 ; Éphésiens 6.12) Il n’y a qu’un faux optimisme pour admettre ce qui est comme nécessaire pour soi ; mais on ne doit pas moins maintenir que la volonté sainte s’accomplit dans l’histoire, sans oublier cependant que cet accomplissement ne se réalise que κατ᾽ οικονομίαν, économiquement, c’est-à-dire harmoniquement à la nature de la liberté. Si dans le monde la ruse fait servir l’intelligence à l’exécution des projets les plus insensés et les plus pervers, la sagesse de Dieu, infiniment diverse, sait aussi tout dominer et tout diriger pour l’accomplissement de ses desseins, les imposant au cours des choses actuelles. Cette volonté sainte n’empêche point les fautes et les péchés des hommes, mais elle en fait surgir des circonstances nouvelles et imprévues qui déjouent la pensée humaine et lui substituent celle de Dieu. La vraie théodicée n’entreprend point de démontrer que la marche de l’humanité suit toujours un développement continu et naturel, constituant la ligne droite, le plus court chemin d’un point à un autre ; ce serait là une tâche ingrate et impossible. Elle reconnaît au contraire que la marche de l’humanité dans l’histoire s’effectue comme celle d’Israël au désert, s’avançant vers la Terre promise, non point par le chemin le plus court, mais par des chemins de traverse revenant et se repliant sur eux-mêmes et, en apparence, se détournant du terme à atteindre au lieu de s’en rapprocher. La vraie théodicée accepte les châtiments dont Dieu afflige les peuples et les individus comme autant de barrières opposées par la Justice divine aux impatiences mauvaises de l’homme. Elle s’assure dans la conviction que les châtiments sont, la condition de l’avènement du règne de Dieu, et que les puissances sataniques elles-mêmes travaillent involontairement à l’avancement de ce règne de l’amour et de l’esprit, but suprême de la création. Ce ne sera que dans le royaume de Dieu que, la liberté se convertissant en grâce et devenant la grâce elle-même, la volonté divine s’accomplira, non plus contrairement à la volonté de la création ou sans elle, mais avec son concours toujours plus libre. Alors seulement la liberté pour toujours affirmée, on pourra parler d’un concours, d’une coopération, et dire au sens vrai et absolu : « Ut idem effectus, non a solo Deo, nec a sola creatura, nec partira a Deo, partim a creatura, sed una atque efficientia totali, simula Deo et creatura productus. Un fait est non l’œuvre de Dieu seul, ou de l’homme seul, ou en partie de Dieu et en partie de l’homme, mais entièrement et complètement il a en même temps Dieu et l’homme pour auteurs. »
Remarque. — La vraie théodicée n’est possible qu’au point de vue du christianisme ; la théodicée complète ne pourra se faire que lorsque l’histoire universelle aura dit son dernier mot. Il est en effet des circonstances, aussi bien dans les destinées des peuples que dans celles des individus, dont nous ne pouvons pas, avec nos informations actuelles, apprécier la valeur véritable ; la foi seule peut la présupposer. Vouloir construire aujourd’hui une théodicée complète, c’est prétendre posséder déjà en son entier le secret de l’histoire, et connaître la pensée dernière de cette sagesse de Dieu toujours infiniment diverse. Au reste le temps, et surtout un temps de lutte et de combat, a pour conséquence inévitable l’imperfection dans la connaissance, le mystère en face de la chose révélée, la différence entre la foi et la vue, l’opposition entre l’idéal et le réel. Nous savons une seule chose, c’est que la victoire est virtuellement et déjà conquise à la justice, en dépit des apparences qui voudraient la rendre indécise et des signes qui s’élèvent contre des signes.
Pour constater une contradiction entre la liberté humaine et la toute-science de Dieu, il faut d’abord concevoir cette toute-science sous la forme exclusive de la prescience, et oublier la part conditionnelle qu’implique toujours le décret divin. Une prescience absolue détruit évidemment le libre arbitre de la créature en supprimant la liberté du choix, et en nous imposant un résultat arrêté à l’avance. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a que le réel, ce qui est rationnel et nécessaire, qui peut être l’objet de la prescience absolue, car elle ne saurait saisir ce qui n’existe pas, ou n’existe que comme possibilité et éventualité. Mais de plus, si la prescience absolue détruit la liberté de la créature, elle détruit surtout l’idée de Dieu agissant librement dans l’histoire. Un Dieu qui saurait tout à l’avance ne serait que le spectateur d’évolutions voulues et prédéterminées dès l’éternité mais il ne pourrait plus dominer le grand drame de la liberté s’élaborant sous son action avec le concours de l’homme, lui prêtant, lui réitérant, et même lui opposant sa volonté. Si nous voulons respecter la liberté de Dieu et de la créature, nous devons nous représenter la prescience divine comme contenant non l’histoire tout entière, mais seulement la pensée principale et dernière dont elle n’est que l’exposant. La fin de toutes les évolutions historiques, les principaux moments qui concourent à sa réalisation doivent être conçus comme faisant partie du décret divin ; mais l’exécution du décret éternel et la substance de l’histoire elle-même, dès lors qu’elles relèvent de la liberté humaine, ne peuvent être que l’objet d’une prévision conditionnelle, c’est-à-dire ne peuvent être prévues que comme possibilités (futurabilia) et non point comme réalités. D’autres possibilités peuvent donc apparaître à chaque moment de l’histoire. En disant que Dieu ne prévoit pas les événements, nous ne voulons pas dire qu’il y ait une seule réalité pour se dérober à son omniscience. Dieu, en effet, n’est pas seulement avant la création (avant que les montagnes fussent et qu’il formât la terre), mais il est avec et dans sa création, et à chacun de ses moments. Dieu peut vouloir ignorer ce qui ne doit se réaliser que dans le temps, sans cesser pour cela d’être conscient et présent à tout ce qui s’accomplit. Chaque mouvement de la créature, ses pensées les plus secrètes elles-mêmes sont renfermées dans le cercle de son savoir contenant toutes choses et dont rien ne peut s’abstraire. « Où pourrais-je fuir loin de ta face, Seigneur ? Si je monte au ciel, tu y es ; si je me cache dans les enfers, voici, tu t’y trouves encoreb ». Son savoir pénètre toutes les obscurités et tous les mystères de l’histoire, ne perdant jamais de vue les rapports de la liberté humaine avec le plan divin ; sa main toute-puissante et son infaillible Providence conduisent toujours les événements au gré de son décret éternelc.
b – Psaumes 139.1-12.
c – Richard Rothe, Morale théologique I, 124.
Dans les manifestations de la Providence divine, nous distinguerons toujours entre l’acte immanent et l’acte transcendant, l’acte par lequel elle se confond avec la loi du développement historique, se révélant comme la puissance conservatrice de l’ordre moral, et celui qui, interrompant l’ordre naturel, la manifeste sous la forme d’une brusque intervention de la puissance créatrice apparaissant dans l’histoire comme l’éclair qui va d’Orient en Occident. Si dans la vie des peuples et des individus nous sommes parfois amenés à reconnaître le doigt de Dieu, c’est alors que nous rencontrons tout un concours de circonstances provoquant un commencement nouveau, soit en ouvrant une période nouvelle de l’histoire, soit en hâtant sa conclusion ; et que, ne trouvant pas à ce fait d’explication suffisante dans les données historiques, nous sommes obligés de recourir à l’intervention d’une volonté surnaturelle se manifestant dans les conditions et les réalités ordinaires. Nous nous retrouvons alors en présence de l’idée de miracle. Le miracle n’est encore que miracle relatif aussi longtemps qu’il n’est que l’expression de l’acte créateur, soit dans l’histoire, soit dans la nature, et qu’il ne peut pas être saisi comme un fait tout à la fois historique et naturel. Le miracle complet est inséparable de l’histoire sainte nous révélant, d’une manière générale, non seulement l’activité créatrice de la Providence, mais la localisant en quelque sorte pour populariser et répandre parmi les hommes la vraie foi en la Providence, et nous attester par tout un ensemble de faits que le Dieu de l’histoire et de la conscience est aussi le Maître des lois de la nature.
Remarque. — Quiconque croit sérieusement à une création continue et, par conséquent, à une Providence vivante, ne peut pas ne pas admettre le miracle, c’est-à-dire la possibilité d’une manifestation spontanée et toute nouvelle de la volonté divine, soit dans le monde naturel, soit dans le monde historique. Mais l’on s’en tient trop souvent à l’idée du miracle relatif, parce qu’on se représente la nature et l’histoire comme deux mondes étrangers, impénétrables l’un à l’autre, se déroulant parallèlement, sans reconnaître que dans l’œuvre de la création doit intervenir un moment pour la complète manifestation de l’unité de la nature et de l’histoire, c’est-à-dire pour le miracle complet. Ainsi l’on accorde volontiers que la naissance du Christ est un miracle historique, mais on ne veut pas admettre qu’elle soit aussi le plus profond des miracles naturels (l’incarnation). L’on croit également que les effets de l’Évangile sur le cœur de l’homme sont un miracle spirituel guérissant les aveugles et les sourds spirituels, mais l’on nie que l’Évangile puisse reproduire ce miracle dans le domaine naturel. La révélation unit et confond les deux ordres de faits : « Allez et dites à Jean ce que vous avez vu, dit le Sauveur : les aveugles voient, les boiteux marchent, les possédés sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et l’Évangile est annoncé aux pauvresd. » Pourrions-nous croire encore à la vérité et à la réalité de la Providence d’un Dieu libre et créateur, si dans sa révélation il se trouvait empêché par une opposition entre la nature et l’histoire, et si la nature, qui certainement est une barrière pour l’esprit de l’homme soumis aux lois de la lutte et de la contradiction, en était une également pour la sainte et divine volonté ? Peut-on en effet se représenter la souveraineté de Dieu comme ne pouvant pénétrer dans le royaume de la nature qu’à la condition d’abdiquer sa souveraineté spirituelle, et dans le monde des esprits que s’il renonce à sa puissance matérielle ? Ne commet-on pas un anthropomorphisme grossier lorsqu’on se représente Dieu au travers de nos impuissances, comme le Dieu qui veut bien le royaume de la sainteté, qui en fait son but suprême, et qui est obligé cependant de s’arrêter devant la barrière que lui oppose la loi naturelle, indifférente qu’elle est à la loi de sainteté ? Dieu serait-il encore le maître et le créateur du monde des esprits et du monde de la nature s’il ne savait pas les concilier entre eux ? Le miracle impossible nous mettrait donc en présence d’un Dieu qui, tout aussi bien que l’homme sa créature, serait incapable de s’affranchir de l’opposition qui sépare le monde de la liberté et celui de la nature. Le merveilleux historique (mirabili) que bien souvent on a voulu substituer au miracle (miraculum), constate parfois une bien miraculeuse harmonie entre le monde physique et le monde moral. Tandis que le miracle proprement dit exprime une cessation des lois de la nature, le merveilleux, en un moment donné, nous fait assister à une rencontre d’événements historiques et naturels, se complétant pour l’accomplissement du même dessein, que l’observateur religieux est obligé de reconnaître comme l’intervention d’une cause surnaturelle, l’explication naturelle conservant cependant tous ses droits pour la raison humaine. L’hiver rigoureux et la campagne de Russie, la tempête subite et l’invincible Armada de Philippe II (afflavit Deus et dissipavit eos) peuvent être cités comme exemples de ce merveilleux. En ces circonstances et d’autres semblables, nous pouvons constater un concours immédiat de la nature et de l’histoire, s’harmonisant ensemble malgré tous les obstacles qui semblaient les opposer l’un à l’autre ; et cependant, aucune loi naturelle n’est supprimée, la promptitude seule de l’événement est là pour nous surprendre. Nous rencontrons ce merveilleux dans la vie des peuples et dans celle des individus. A chaque instant, dans l’histoire, l’imprévu vient inopinément servir ou contredire aux choses et aux événements ; l’observateur intelligent ne peut que constater la merveilleuse singularité du fait. La raison qui ne sait que raisonner l’appellera un hasard étonnant, l’imagination poétique le représentera comme le jeu de cet Esprit mystérieux qui gouverne le monde, se complaisant dans ses caprices à nous laisser entrevoir la divine fantaisie déroutant nos calculs et nos prétentions, parce qu’elle aime, comme le vrai génie, à s’élever au-dessus des règles de la prudence vulgaire ; la conscience religieuse saura le reconnaître nous montrant le doigt de Dieu. Mais celui qui sérieusement reconnaît le doigt de Dieu dans le merveilleux de l’histoire ne pourra pas ne pas s’élever jusqu’à la notion du miracle proprement dit. Le merveilleux contient en effet la notion du miracle sous une forme rudimentaire et incomplète. La sainteté et la nature ne se rencontrent qu’extérieurement dans le fait merveilleux ; la part de miracle qu’il contient peut être attribuée au hasard ou à la Providence, à la nature ou à Dieu ; la foi doit donc désirer une révélation nous montrant la nature et la liberté, si souvent séparées dans le cours ordinaire des choses, définitivement et essentiellement unies, et n’ayant plus à se rechercher à l’aide de coïncidences si étonnantes soient elles. Il lui faut un signe manifeste, infaillible, dont on puisse dire : « Dieu est ici, et non plus la nature. » Ce signe, l’histoire sainte, du Christ nous le donne : il est celui auquel on contredira et qui sera pour plusieurs un sujet de chute, mais pour plusieurs aussi un sujet de relèvement.
d – Matthieu 11.5.
Le Dieu de la Providence et du miracle se révèle complètement à nous comme le Logos fait homme, cette révélation parfaite qui délivre le monde et les âmes. Pour la première fois, par la révélation du Christ, l’histoire de l’humanité conquiert son véritable centre. Ce n’est qu’à la lumière qui émane du Christ que l’humanité peut contempler son passé providentiel dans un avenir plein de promesses, et concevoir par l’esprit l’ensemble de ses destinées comme un développement successif et organique. L’histoire, au contraire, qui est en dehors du Christ et qui vit sans le connaître, n’a point de commencement ni de fin, parce qu’elle n’a plus de centre. La doctrine chrétienne de la Providence trouve par conséquent son expression complète dans la doctrine de l’élection, de la création et de l’éducation des peuples et des individus pour le royaume de Dieu, éducation qui commence et se poursuit, non seulement par le réveil des âmes, par l’action de la Parole de Dieu et des sacrements, mais encore par les événements et les destinées de la vie.
La foi en la Providence de Dieu dirigeant la destinée des individus (providentia specialissima) ne trouve sa réalisation et son principe que dans la révélation du Christ. Pour l’histoire des peuples tout autant que pour celle de l’individu, la lumière ne date que de l’avènement du Christ. La vie individuelle n’étant qu’un fragment au regard de l’avenir qui l’attend et doit la réaliser au delà de la tombe, les voies de la Providence sont parfois pour elle difficiles à constater, mais néanmoins le croyant, quelque difficile et incomplète que puisse en être la constatation, ne peut pas être sans la connaissance et la conscience de la direction providentielle de sa destinée, quoique sa foi ne puisse pas en saisir la démonstration sous une forme visible.
C’est dans l’histoire de sa propre conversion, et alors qu’il lui est donné d’expérimenter les grâces divines en Christ, que le chrétien, se trouvant au centre des décrets divins, peut constater la certitude des directions providentielles envers lui. Éclairé par cette lumière intérieure, il apprend chaque jour à reconnaître les directions paternelles de Dieu à son égard, le dirigeant et le conduisant dans les événements de sa vie, dans son expérience intime, se préoccupant de ses plus humbles circonstances, et, pour lui, calculant les accidents les plus imperceptibles, alors même qu’ils ne pèseraient pas plus que le brin d’herbe. Le décret divin qui se réalise dans la vie de l’individu dont il détermine le commencement et la fin, le croyant ne le reconnaît pas comme une prédestination illimitée et fataliste, mais comme une élection conditionnelle, affirmant la liberté de l’individu, lui imposant la loi du travail et de la prière, la nécessité économique, le principe premier qui fait l’existence individuelle solidaire de l’existence humaine et collective. La sagesse infiniment diverse de Dieu se dérobe souvent à nos regards dans l’infinie multiplicité des existences individuelles et ne se laisse reconnaître que dans les expériences particulières de celui qui vit en Dieu, dans le monde de la vie intime ; elle ne peut donc trouver sa place que dans la biographie chrétienne. (Lire les confessions de saint Augustin.) Les pensées fondamentales de la sagesse qui dirige toutes choses sont exprimées en grand style, en caractères visibles pour tous, dans l’histoire des peuples, et depuis le commencement de l’Église, les chrétiens peuvent les lire à la lumière de la Parole divine. Nous avons donc à dire, à ce moment de notre étude, quelles sont les voies providentielles de la sagesse divine qui constituent par le paganisme et par le peuple d’Israël l’économie de la préparation.
On pourrait croire au premier abord que le paganisme ne sait que s’agiter et se perdre en dehors du royaume de la révélation, et, au sens strict du mot, en dehors des voies de la Providence divine, tant il nous fait l’effet, par la multiplicité de ses mythologies, d’une Babel où les langues se confondant, les peuples cessent de s’entendre et perdent dans l’ignorance de la parole et de l’Esprit de Dieu la conscience de leur commune origine. Cependant, au sein de ce chaos, se dérobe à nos regards, toujours active et cachée, la sagesse de Dieu ; elle ne cesse de le dominer, le retenant dans la dépendance d’un développement nécessaire qui coordonne cette mêlée confuse de religions et de mythes dans un ensemble organique et vivant. Si nous considérons avec l’apôtre saint Paul le paganisme dans ses rapports avec le judaïsme, comme l’olivier sauvage ou l’humanité livrée à elle-même, la mythologie sera pour nous, selon l’heureuse expression de Schelling, la religion à l’état de nature. Comme conséquence de cette situation, quoique privée de la culture divine, elle doit cependant pour nous rester soumise à la loi du développement naturel et nécessaire ; on ne peut pas plus considérer la mythologie comme l’œuvre de Dieu qu’on ne doit la prendre pour une œuvre exclusivement humaine Le paganisme n’est pas plus l’histoire de révélations divines, qu’il n’est celle des erreurs humaines. Il est l’histoire de la sagesse du monde, élaborée par le génie des peuples qui ont concouru à sa formation, étant encore eux-mêmes asservis aux influences fatales de la nature. L’expansion qui pour l’humanité à l’état normal aurait eu pour conséquence un développement intellectuel libre et continu, grâce à l’état de confusion et de désordre de la conscience humaine, ne peut apparaître que sous la forme d’un travail théogonique dans l’enfantement d’un panthéon de divinités multiples. La fixité plastique et naturelle qui caractérise la mythologie ne peut avoir d’autre cause qu’une conscience si complètement dominée par le milieu de la nature, qu’elle ne sait que reproduire l’impression qui la frappe, sans pouvoir même la distinguer de sa propre pensée. Si le somnambule ou l’homme qui rêve ne peut concevoir que la vision qui le saisit, en vertu des mêmes lois et d’une nécessité psychologique indéniable, la mythologie s’offre à nous comme un songe parfaitement lié et cohérent. La conscience mythique doit revêtir toutes les formes diverses à l’aide desquelles on peut se représenter la divinité de la sagesse du monde. Elle doit parcourir tous les différents domaines de l’être pour leur emprunter les éléments à l’aide desquels elle pourra faire ses dieux. Elle voit les hautes puissances qui président à la vie dans les étoiles et les armées du ciel, pressent le secret de l’âme universelle, dans le monde silencieux des plantes, interroge le monde animal, comme les hiéroglyphes sous lesquels se dérobe la divinité, jusqu’au jour où déchiffrant l’énigme du sphinx, elle apprenne à voir dans l’homme l’image de la divinité. C’est pour s’être élevés à cette connaissance, que les mythes de la Grèce et du nord retiennent une incontestable supériorité sur ceux de l’inerte Orient. Cette longue évolution qui fait passer le paganisme par un progrès continu du naturel au spirituel, de l’impersonnel au personnel, le formant aux anxieuses aspirations vers le Dieu inconnu (un Psélaphan de l’esprit) nous montre dans ce développement constant et nécessaire non seulement une loi, mais la puissance éternelle du Créateur mise au service de la Providence souveraine.
Si l’on demande pourquoi Dieu a laissé rêver aux hommes ce long rêve, pourquoi pendant des siècles il a permis que les païens livrés à eux-mêmes, destitués de la lumière révélée, pussent suivre leurs propres voies, à cette question les plus anciens Pères de l’Église ont déjà répondu (épître à Diognète-Irénée) : Dieu voulait montrer aux hommes ce qu’ils pouvaient par leurs propres forces, et le paganisme, comme l’enfant prodigue, de l’Évangile, devait faire lui-même l’expérience de la vanité du monde. En d’autres termes, il fallait que le royaume du monde se manifestât dans toute sa réalité pour que le royaume de Dieu en esprit et en vérité pût être révélé. L’être aspire à se révéler. Lorsque le monde par la chute devint ce monde, il dut accomplir sa propre révélation pour qu’il apprît à se connaître dans toute sa pompe et dans toute sa misère, dans tout son néant, afin que la victoire du vrai Dieu fût celle de la justice et de l’esprit. Le paganisme devait épuiser toutes ses possibilités, achever son panthéon, afin qu’il fût bien démontré que la puissance et la gloire appartiennent à ce qui est petit et dédaigné en ce monde, à cette lumière silencieuse et inaperçue qui éclaire les profondeurs de la conscience, et que seul possédait Israël le méprisé. Dans les destinées historiques du paganisme nous pouvons donc reconnaître la puissance du Très-Haut et sa suprême justice, car la vraie justice exige que le coupable prononce lui-même sa sentence et que la mort soit le salaire du péché. Le panthéon mythologique doit devenir le vrai Ragnaroke, et disparaître dans le doute et l’incrédulité de la raison. La sagesse du siècle doit perdre son éclat, les apparitions prendre fin, et les royaumes de ce monde s’abîmer dans un chaos éternel, car il faut que tous entendent le cri : « Le grand Pan est mort. » Les prophètes d’Israël dénoncent déjà aux païens ce jugement de Dieu et cette révélation de la justice. Une plainte se fait entendre sur la grande mer qui représente les peuples de la terre. Elle proclame la fin de la gloire de ce monde, l’anéantissement de tous les dieux qui ne peuvent pas délivrer, et l’apparition du jour grand et redoutable qui fera cesser le chant et le jeu des instruments. Mais Israël annonce et le paganisme pressent qu’à cette révélation de la justice succédera celle de l’amour éternel. Dans plus d’un mythe païen on peut constater le pressentiment de la rédemption ; il ne tarde pas, il est vrai, à s’effacer au profit de visions mondaines, mais il n’en subsiste pas moins, et nous le voyons apparaître comme le besoin irrésistible du royaume de Dieu, revêtant sa forme définitive et complète dans le Ragnarok de la mythologie Scandinave, conclusion et apocalypse du paganisme antique. La conscience mythologique à ce moment prophétise sa chute et la victoire du principe saint. Dans ce sombre crépuscule de toutes les divinités, Volaf contemple déjà l’aurore du jour de la rédemption, les nouveaux cieux et la nouvelle terre.
e – Cataclysme universel qui, au dire des légendes Scandinaves, doit anéantir le monde actuel et les dieux eux-mêmes.
f – Divinité Scandinave.
Remarque. — Parmi les nombreux écrivains qui ont entrepris l’exposition raisonnée des mystères religieux du paganisme, les plus remarquables sont Hegel et Schelling. Sans entrer ici dans le détail que comporterait le sujet, nous devons reconnaître à Schelling une supériorité incontestable sur Hegel ; constamment il rappelle la différence essentielle qui sépare le paganisme et la révélation, l’olivier sauvage et l’olivier enté. Hegel au contraire considère toutes les religions comme les rameaux d’un même arbre, le christianisme n’en étant que son développement et sa couronne. Hegel dans sa philosophie des religions oublie si bien que l’histoire religieuse de l’humanité tout entière est dominée par deux influences en sens contraire, qu’il en vient à concevoir les religions juive, grecque et romaine comme les dérivés d’un seul et même tronc.
Les deux systèmes commettent la même et regrettable omission, ils passent sous silence la mythologie des peuples du nord. Et cependant sans elle le panthéon mythologique reste inachevé, car l’on ne peut plus comprendre l’économie de la Providence à l’égard du paganisme et le lien secret qui unit la mythologie à la révélation. Mais sous ce rapport prévalent toujours les vieux préjugés, et on en est encore à croire que la mythologie grecque est le moment le plus élevé du paganisme. Cette opinion peut, il est vrai, se soutenir si l’on considère avant tout l’intérêt esthétique et civilisateur. A ce point de vue, la mythologie grecque, l’inspiratrice de l’art, des sciences, peut être appelée à juste titre l’ancien testament de la civilisation universelle. Mais il n’est cependant pas difficile démontrer que le Nord, au point de vue de l’histoire religieuse, est plus élevé, étant en réalité la seule mythologie qui prépare d’une manière positive la foi chrétienne. La mythologie Scandinave prophétise elle-même son propre Ragnarok, surprenant comme une ruine subite et inattendue les divinités qui n’ont point d’espérance. « Volontiers, dit Grundwig dans la première édition de sa mythologie Scandinave, l’homme du Nord abandonne la palme au Grec, quand il s’agit de la netteté et de la beauté de la forme, mais est-il question de la force intime et de la profondeur de la pensée, il n’a pour contraindre son rival au silence qu’à lui montrer son Ragnarok. » Tandis que les dieux de la Grèce posent devant nous dans la majestueuse attitude de la beauté éternelle, adorés par un monde qui ne connaît et n’aime que les formes exquises et idéales, la doctrine des Ases déroule sous nos yeux un drame saisissant, commençant avec le temps et se terminant au delà de Ragnarok par le renouvellement et la renaissance du temps. Le trait caractéristique de la mythologie du Nord ne se trouve pas dans le combat des Ases avec les géants, quoiqu’une vie consacrée à l’action et à la lutte soit d’une bien plus haute valeur que celle qui s’isole dans une jouissance esthétique, se contentant de l’apparence de la perfection, dédaignant ou méconnaissant le labeur et l’énigme de la vie. Il n’est pas non plus dans l’opposition que la vie des Ases rencontre au dehors, mais dans la lutte qu’elle est obligée de soutenir contre elle-même et dans son propre sein. Baldur et Thor, Gimle et Walhalla, symbolisent l’opposition entre le juste et le principe mondain, tel que pouvait la concevoir la conscience mythologique. Le mythe tragique de la mort de Baldur, qu’Ohlenschlager a traduit dans une immortelle poésie, exprime la douleur profonde des dieux et des hommes en face d’une existence qui en perdant l’innocence et la piété reste à jamais privée du pouvoir de faire le bien. La mort de Baldur est une conséquence de la légèreté et du péché des Ases. Une fois Baldur, c’est-à-dire la piété, exilée du Walhalla, la vie des Ases doit périr en Ragnarok, car Baldur était la couronne du Walhalla et le cœur qui unissait toutes les forces de la vie. Mais de Ragnarok procède Gimle, c’est-à-dire le royaume de la paix et de la réconciliation. Baldur apparaît de nouveau, et les Ases, ces représentants de tous les grands aspects de la vie, ressuscitent régénérés et purifiés. Que le principe qui devait être celui du monde moderne se soit identifié, sous une forme mythologique, il est vrai, avec ces hordes païennes destinées, en opposition aux races usées du vieux monde romain, à devenir le le milieu où la semence chrétienne devait trouver un sol fécond et jeune ; que l’attrait pour le royaume de Dieu se soit affirmé au Nord, tandis qu’à l’Orient se levait la lumière, ce sont tout autant de coïncidences qui pour nous démontrent la réalité de l’économie providentielle. Nous aimons donc à le dire, ce fut plus qu’un instinct terrestre qui entraîna vers le Midi les tribus du Nord, partant toutes ensemble et à l’heure dite en colonnes pressées, véritables nuées d’oiseaux voyageurs à la recherche d’un climat plus doux.
Si le paganisme, cet olivier sauvage, affirme la loi du développement naturel, la loi de la sainteté se révèle au peuple d’Israël. Ce n’est point ici la nature humaine qui, dans un désir instinctif et une aspiration mystérieuse, cherche le Dieu inconnu ; c’est le Seigneur lui-même se révélant à l’homme et venant à sa rencontre. Nous sommes donc en présence du principe fondamental, pôle opposé à celui de la mythologie. Dans la mythologie, la sagesse du monde se produit avec ses données les plus diverses et détermine toute son histoire. Israël au contraire a pour commencement la crainte du Seigneur. Il est le témoin du seul vrai Dieu, créateur invisible du ciel et de la terre, et il s’honore de son alliance. Ce qu’est la conscience dans le monde intime et caché de la personnalité humaine, Israël le sera au milieu du monde coupable. Témoin silencieux de la vérité, au milieu de l’injustice universelle, il est pour le païen le peuple dédaigné et méconnu. Sa destinée ne l’appelle point à réaliser l’idéal du siècle dans la politique, l’art ou la science. C’est un peuple inculte, sans idées philosophiques, et n’ayant jamais eu de place sur la scène de l’histoire. Sa vocation est exclusivement renfermée dans son œuvre religieuse. Sa seule fin est de servir de modèle pour l’éducation religieuse de l’humanité. Dieu, par son Esprit et sa Parole, l’instruit et le met à part pour former son royaume. Le combat que soutient ce peuple pendant toute son histoire est celui de la foi, combat spirituel qui met aux prises Dieu et le monde, le Seigneur et les idoles, et dont l’issue ne peut être que l’établissement du royaume des cieux sur la terre. Dans l’Ancien Testament, les idoles sont tout à la fois des apparences de Dieu, des ombres sans puissance, et cependant des forces réelles capables de combattre Jéhova lui-même. Mais Jéhova est plus puissant que tous les dieuxa. Les divinités mythiques sont des apparences de Dieu, elles occupent la place du vrai Dieu ; en un autre sens, elles sont des puissances, puisqu’elles expriment des forces spirituelles (ἀρχαὶ καὶ ἐξουσίαι) qui ont leur royaume à elles et luttent contre Jéhova. L’opposition entre le Seigneur et les idoles met aux prises la volonté sainte du Créateur, qui doit dominer sur toutes choses, et les puissances cosmiques, qui veulent injustement maîtriser l’âme humaine. Cette opposition se reproduit entre le royaume de Dieu (la théocratie) et les puissances du monde, qui oppriment Israël mais n’ont aucune réalité devant Dieu. Cette opposition entre la gentilité et Israël exprime la véritable valeur du peuple d’Israël. La nécessité de ce peuple se trouve justifiée par l’économie de la révélation. Si dans la nature humaine les émotions de la conscience et les désirs du cœur sont le point d’attache pour la grâce divine et rédemptrice, au milieu de l’humanité pécheresse, le peuple de la loi et des prophètes fournit et prépare les conditions nécessaires à la réalisation de la rédemption. Ce peuple, que le monde méconnaît, Dieu l’aime et le choisit pour en faire un peuple élu, mis à part de tous les autres, afin qu’il soit par excellence le peuple téléologique, le peuple de la Providence et de l’avenir, car le salut vient des Juifsb.
a – Exode 12.12.
b – Jean 4.22.
Le peuple élu est le peuple du miracle ; des signes sensibles, et manifestes glorifient son histoire ; mais surtout il est lui-même un miracle historique et psychologique. Il ne procède point comme le paganisme d’une création et d’un développement naturels. On ne peut le comprendre qu’à la condition de l’accepter comme une création morale et nouvelle. En disant à Abraham lors de sa vocation : « Sors de ton pays, de ta parenté et de la maison de ton père, et viens dans le pays que je veux te montrer, » l’Écriture affirme, pour le père des croyants, la séparation d’avec le milieu et le développement païens ; l’interruption du développement naturel, et le commencement d’une vie nouvelle et surnaturelle. Un peuple naturellement n’a jamais d’autre histoire que celle que lui inspire son génie national ; aussi toujours il est obligé de confondre ses héros et ses dieux, sa religion et sa nationalité. En Israël, au contraire, nous voyons un peuple et un homme contredire cette loi universelle, et nous présenter un Dieu qui ne veut être le Dieu d’Abraham que pour devenir le Dieu de tous les peuples ; le particularisme d’un moment n’est pour lui que la condition de l’universalisme définitif. Mais ce peuple n’est pas l’élu de Dieu en vertu d’un acte arbitraire ou capricieux. L’élection surnaturelle ne fait que constater une prédisposition naturelle, une vertu innée, un fond religieux, désignant ce peuple de préférence à tous les autres comme le gardien de la tradition sainte et le dépositaire des garanties qui la consacrent. Mais une nature religieuse, pas plus que le développement qui doit en être la conséquence, ne suffit à expliquer l’histoire d’Israël. Cette présupposition peut provoquer une fermentation mythologique d’un caractère plus élevé que celle que nous rencontrons chez d’autres peuples, mais elle ne saurait nous donner la parole prophétique s’affirmant toujours plus sûre d’elle-même et toujours plus lumineuse. Ou bien encore, si elle pouvait inspirer des éclairs de vérité et de sainteté, elle serait incapable de créer une tradition persistante et toujours une, dont chacun des chaînons se rattachant à son prédécesseur prépare organiquement celui qui doit le suivre. Ou bien enfin, si elle pouvait nous donner les pressentiments et les aspirations de la foi au vrai Dieu, elle serait incapable d’affirmer cette foi au Dieu invisible avec une certitude toujours croissante. La religion de Jéhova n’est pas une religion se développant à l’état naturel. Il est vrai qu’Israël abandonne souvent son Dieu pour courir après les idoles, mais ces égarements nous prouvent que ce Dieu n’est point comme les dieux païens, un Dieu selon les désirs du cœur naturel. Le Seigneur et les idoles, les vrais et les faux prophètes combattent constamment entre eux dans l’histoire du peuple d’Israël. Dans son être intérieur Israël trouve encore du plaisir à la loi et à la parole du Seigneur ; mais quant à l’homme du dehors, il n’a de penchant que pour les idoles et court après les dieux étrangers. La victoire de l’esprit de Jéhova, la fondation de son royaume, conséquence d’un développement toujours progressif, l’apparition de ces nombreux témoins de la vérité et de la sainteté formant une chaîne qui, sans jamais se briser, malgré tous les efforts contraires, va d’Abraham, le père des croyants, jouissant déjà en esprit de la rédemption future, jusqu’au vieux Siméon qui, dans le temple, avec les yeux de la chair, peut en contempler la réalisation, ces faits et tant d’autres encore ne sauraient s’expliquer que par une élection divine, par le fait d’une alliance de Dieu avec ce peuple, mais restent inexplicables dans les données d’un développement religieux naturel. Si donc la critique peut s’attaquer à certains faits miraculeux isolés dans l’histoire d’Israël, elle est impuissante pour expliquer le grand miracle de l’élection de ce peuple. La foi d’Abraham, la loi du Sinaï, la royauté sainte de David, la construction du temple de Salomon, le deuxième temple, la conservation de l’espérance messianique jusqu’au jour de sa réalisation, sont des faits incontestables, se rattachant nécessairement à un principe qui ne peut Être que le pôle opposé du paganisme et de toute religion d’origine naturelle.
Si l’histoire d’Israël affirme la réalisation d’une alliance toujours plus étroite entre Dieu et son peuple, elle est en même temps la représentation anticipée de l’économie que Dieu veut établir au profit de tous les peuples, quand viendra la plénitude des temps. Le peuple élu est par conséquent le peuple typique. Le type est nécessairement contenu dans un développement téléologique, car l’idée même de ce développement implique l’action toujours constante du but final, renfermant l’avenir dans le présent, et se subordonnant comme moyens tous les moments de la durée. Puisque le royaume de la nature prophétise celui de l’esprit, il est naturel d’admettre que l’histoire d’un peuple trouve toujours ses types nationaux dans sa mythologie. L’histoire d’Israël est donc par excellence le type de ce que doit être le, royaume de la grâce quand sera venue la plénitude des temps. Cette histoire préfigure celle de la véritable Église dans le monde ; elle nous dit comment le Dieu qui la châtie et la reprend sait aussi la délivrer. Les institutions de ce peuple sont les ombres des biens à venir, et ses héros prophétisent celui qui doit venir, à la consommation des temps. Du type procède la prophétie. De ce fait résulte pour la conscience d’Israël une nouvelle cause de conflits. Avec la prophétie, si nous ne rencontrons plus l’opposition entre le Seigneur et les idoles, il nous faut constater celle qui oppose l’Israël selon la chair à l’Israël selon l’esprit, l’alliance périssable à celle qui est éternelle. La conscience prophétique sait que l’ancienne alliance n’a qu’une valeur essentiellement temporaire et préparatoire ; elle doit par conséquent toujours combattre le peuple qui s’obstine à retenir comme éternelles ses institutions présentes, oubliant l’invisible pour le visible et l’avenir pour le temps. Dans l’ancienne alliance, les prophètes sont déjà les témoins de la nouvelle : au-dessus de la Jérusalem terrestre ils entrevoient la Jérusalem céleste et le nouveau temple ; les prophètes de l’Israël terrestre, ses rois et ses grands sacrificateurs s’entendent pour lui montrer le Messie comme le prophète, le Sacrificateur et le Roi véritables.
Remarque. — La première place appartient incontestablement à Moïse, l’homme des tables de pierre, le constructeur du tabernacle, l’auteur de la constitution lévitique, quand on étudie Israël dans son présent et dans son histoire ; mais si l’on regarde à l’avenir, à ses promesses et à son idéal, c’est Abraham, le père des croyants, dont l’image se reflète toujours plus grande dans cette noble histoire. C’est la foi d’Abraham qui se retrouve dans les chants inspirés du Psalmiste et qui emporte la pensée du prophète sur les ailes de l’aigle. A l’exemple d’Abraham qui croit que Dieu peut rendre féconde la stérilité et rappeler les morts à la vie, les prophètes n’attendent point la délivrance de la puissance des hommes ; aux heures les plus attristées, ils ne savent que regarder à celui qui dispose des événements, les changeant comme il lui plaît, les dirigeant ou les transformant au gré de ses desseins. Ils affirment la puissance créatrice du Seigneur comme devant renouveler la face de la terre, faire un jardin de la steppe aride, et rendre à la vie la plaine désolée que recouvrent les os secs. Pour eux, un saint rejeton sortira du tronc desséché d’Isaï, tous les païens accourront à la montagne de Sion. C’est bien la foi d’Abraham qui leur enseigne à espérer contre toute espérance que, au jour voulu de Dieu, une fille d’Abraham enfantera le fils dont l’issue est d’éternité, et dans lequel l’économie d’Israël trouvera fin, parce qu’alors l’olivier sauvage sera enté et que Juifs et païens seront uns en Christ. Pour croire à la réalité de la prophétie, il faut admettre l’axiome : « Le présent est gros de l’avenir », et concevoir le prophète comme lisant l’idéal de cet avenir dans le présent qui le renferme, ainsi que fait la larve pour le papillon. La véritable prophétie procède de l’histoire ; le même Esprit divin qui a voulu l’événement ou le fait particulier comme un type, dans la parole prophétique en expose la réelle signification. Plus les types historiques qui préfigurent l’avenir se précisent et se complètent, et plus s’étend l’horizon de la prophétie pour le voyant. Les différents traits de l’avenir se développent graduellement et successivement, mais au jour de l’accomplissement ils se rencontrent et se concilient dans une même et harmonique vision. Autre se développa l’espérance messianique au temps des patriarches, autre au temps de David, autre enfin au milieu des douleurs de l’exil. Mais ces conceptions diverses se complètent en s’unissant en Christ au jour de la réalisation. Celui qui voudrait déjà trouver dans l’Ancien Testament une christologie complète oublierait qu’il en est de la prophétie comme du type ; l’un et l’autre ne sont que la σκία τῶν μελλόντων, l’ombre des choses à venir, et si les types sont prophétiques, les prophètes sont typiques à leur tour. La prophétie ne développant l’espérance messianique que fragmentairement, on doit toujours s’attendre à rencontrer une certaine divergence entre la prophétie et son accomplissement ; à la prophétie elle-même, comme à toutes nos autres connaissances, nous devons appliquer la parole de l’Apôtre : « Nous ne connaissons qu’imparfaitement », sous-entendant par cette imperfection les restrictions qu’imposent à l’idée prophétique les conditions du temps et de l’histoire. Si l’on ne tient compte de cette restriction, il faut affirmer que Dieu, d’une manière absolue et inconditionnelle, peut permettre à l’esprit de l’homme de lire dans l’avenir en tout temps et en n’importe quelles circonstances. En d’autres termes, il faut nier la Providence, l’idée d’un Dieu économique. En maintenant, au contraire, l’enchaînement nécessaire entre la prophétie et l’histoire, nous reconnaissons que les types et les prophéties de l’ancienne Alliance, soumis à un accomplissement successif, se transforment en prophéties et en types nouveaux, jusqu’à ce qu’enfin ils trouvent dans le Nouveau Testament leur réalisation définitive. Le ἵνα πληρωθῇ « afin que fût accompli » du Nouveau Testament doit s’entendre comme un événement réalisant le type ou la prophétie, non point immédiatement et pour la première fois, mais pour sa dernière et réelle signification. Nous ne pouvons donc pas croire que l’événement signalé par l’évangéliste qui le raconte n’ait pas eu pour lui un sens tout autrement décisif que pour le prophète qui l’annonce. Il est en effet dans la nature des choses que la réalisation, la perfection, soit infiniment plus grande et plus riche que tout ce que pouvait croire l’espérance, qui n’avait su que l’entrevoir et l’attendre. Si l’on compare la prophétie avec la philosophie et les oracles des païens, on est obligé de constater la plus complète de toutes les oppositions. La philosophie païenne vit en complet désaccord avec l’homme et le monde réel ; comme une ombre de mort elle plane sur les ruines de la réalité, et ce n’est que grâce à ce crépuscule que, selon la comparaison de Hegel, l’oiseau de Minerve peut prendre son vol. La prophétie au contraire s’inspire des besoins de la conscience populaire pour la dominer et la diriger, en lui faisant entrevoir non pas le vague et l’infini idéal, mais un avenir merveilleux de sainteté et de réalité. L’oracle des païens, tout aussi bien que leur dialectique, se complaît dans les ambiguïtés. Mais Jéhova n’est pas l’Apollon qui prophétise le oui et le non. La parole prophétique montre et désigne distinctement l’objet qu’elle annonce. La conscience de la pythie est enveloppée des ténèbres et de la fumée qui sortent de l’antre souterrain, son inspiration est inconsciente, elle ressemble à celle du somnambule, elle est passive et involontaire, elle est l’œuvre de la nature. C’est au contraire la main du Seigneur qui saisit les prophètes d’Israël, et c’est son ange qui purifie leurs lèvres avec le charbon pris sur l’autel ; leur inspiration n’est pas celle du somnambule, mais celle de l’esprit humain lui-même se sentant dans la communion et la dépendance de l’esprit de la Providence et de la prévision. Les devins païens prophétisent sur les entrailles des victimes ou d’après le vol des oiseaux, les prophètes d’Israël au contraire lisent dans le miroir de l’histoire et interprètent les signes du temps.
Les paganismes grec et romain finissent dans la douloureuse conviction de l’impuissance humaine et meurent en proclamant l’idéal de la vie à jamais impossible, appelant leur siècle un siècle de fer, et l’âge d’or un rêve à jamais évanoui. L’histoire d’Israël au contraire se termine par la réalisation de l’espérance d’Abraham ; lorsque le temps est accompli, Dieu envoie son fils né d’une femme. Le peuple de l’espérance et de l’avenir réalise sa destinée en montrant le Messie promis, en lui rendant témoignage, et en disant comme Jean-Baptiste son précurseur : « Il faut qu’il croisse et que je diminue », ou comme le vieux Siméon qui dans le temple prend l’enfant Jésus entre ses bras : « Laisse ton serviteur aller en paix, maintenant mes yeux ont vu ton salut. » C’est dans la sainte famille et dans le cénacle qui recueille tous ces Israélites droits de cœur et sans fraude, les apôtres et les disciples du Sauveur, que le vrai judaïsme vient enfin mourir et s’accomplir.