Ce serait une bien amère contradiction si l’homme qui, malgré son état de péché, reste toujours convaincu qu’il est fait pour accomplir le souverain bien, ne trouvait pas en ce monde, dans les circonstances qui l’entourent, les conditions et le concours qui peuvent en faciliter l’accomplissement. L’ordre qui préside à la création de ce monde doit donc être complètement subordonné à la loi suprême qui veut que toutes choses concourent au développement de la liberté. L’histoire, en même temps, doit nous apprendre que l’homme forcément toujours récolte ce qu’il a semé. Aussi, tout abus de la liberté entraîne nécessairement après lui, tôt ou tard, la réaction qui en est le châtiment inévitable. On ne peut pas concevoir un seul événement heureux ou malheureux sans une signification morale, qu’à son profit ou à son dam, l’homme est obligé de recueillir et de faire valoir. Il est donc évident que la conscience du souverain bien n’est pas seulement la loi de l’homme, mais aussi celle du milieu dans lequel il est appelé à réaliser sa destinée. En vertu de cette loi, il faut que toutes choses concourent ensemble au meilleur bien de ceux qui se soumettent à sa direction et au plus grand mal de quiconque voudrait lui résister. Cette loi, c’est Fichte l’ancien qui, le premier, l’a énoncée, mais ne croyant pas au Dieu personnel, en l’énonçant il n’a pu que l’amoindrir. Qui ne voit, en effet, les contradictions qu’implique la substitution d’une loi abstraite à une volonté libre et personnelle ! Et cependant, de nos jours, il a de nombreux imitateurs. Sans cesse ils nous parlent de Dieu dans l’histoire, mais ce Dieu n’est pour eux que l’ensemble des idées et des lois morales. Quant à nous, il nous est impossible de comprendre comment, après avoir supprimé le Dieu personnel, ils peuvent encore croire que, dans ce monde, tout est prévu et calculé en faveur de l’être personnel et moral, avec une si rigoureuse précision que même les cheveux de notre tête sont tous comptés. Nous ne pouvons nous empêcher de le leur demander : Comment font-ils pour croire encore au calcul, quand il n’est plus pour eux de calculateur ? On ne peut, en effet, affirmer un ordre moral universel, sans tenir compte de toutes les individualités, chacune d’elles constituant un être libre d’une valeur éternelle et infinie. Cet être libre personnel reste une impossible contradiction pour celui qui nie le Dieu créateur et providence, car il n’est que lui seul pour veiller sur chacun de nous et faire concourir toutes choses à notre véritable bien. Un monde moral abstrait, avec ses lois abstraites et mortes, ne peut donc nous suffire. Il nous faut un Dieu vivant, créateur et éducateur, non seulement pour l’ensemble de l’humanité, mais pour chacun des individus qui la composent. Lui seul, pour l’humanité et pour chacun de nous, peut conduire et diriger les événements de l’histoire. Mais une loi insaisissable en son abstraction ne pourra jamais nous connaître et nous aimer, entrer en contact et en lutte avec chacun de nous pour nous sauver. Seul, le Dieu personnel peut accomplir ce miracle !
Par crainte d’une intervention trop immédiate et arbitraire de Dieu dans l’histoire, on aime à se représenter le gouvernement providentiel sous la forme d’une loi éternelle. A l’appui de cette conception, on prétend que dans un état réglé par une législation qui ne serait que la raison écrite, on jouirait d’une sécurité et de bienfaits sociaux bien autrement assurés que dans un royaume ne relevant que du bon plaisir et de la volonté d’un monarque. Pour servir et pour confirmer cette même idée, on aime à rappeler que la civilisation tend toujours plus à restreindre les pouvoirs personnels au profit d’une loi toujours plus générale et impersonnelle. Et avec ce fait historique bien et dûment constaté, on croit pouvoir, à brève échéance, se passer du gouvernement de la providence divine. Nous ne voulons pas ici discourir sur les avantages et les inconvénients des diverses constitutions qui régissent les sociétés humaines. Mais, étant donné le Dieu personnel, nous ne voyons pas ce que nous aurions à gagner, à lui substituer ce monarque constitutionnel qui règne et ne gouverne pas ! Nous voyons encore moins ce que nous aurions de plus si, à la place du père céleste, nous n’apercevions plus dans le ciel que le Dieu d’Epicure, qui abdique la toute puissance au profit des forces et des lois de la nature et n’est plus que l’observateur désintéressé du jeu et du caprice de l’histoire. Que gagnerait-on si, abandonnant ce Dieu comme par trop ancien ou trop impossible, on lui substituait le Dieu plus moderne qui continue, il est vrai, de s’intéresser aux événements de l’histoire et de la création, en se contentant de les diriger de haut et de loin par le seul intermédiaire de lois éternellesa ? Il faut, nous le voulons bien, quand il s’agit de la volonté divine, d’abord écarter toute idée d’arbitraire et de caprice, cette idée ne représentant jamais que l’inconsistance et la déraison du despotisme humain. Nous ne concevons donc la volonté divine, que sous la forme de l’éternelle sagesse, d’une immanence se confondant toujours avec un ensemble de lois régissant toutes les forces de la création. Mais pour nous aussi, cette immanence ne va jamais sans la transcendance. Elle est toujours le Dieu qui s’élève au-dessus de ce monde et maintient dans ses rapports avec lui son caractère distinct et personnel. A ce double point de vue, il reste le maître et le souverain de la nature, de ses lois et de ses développements, sans jamais cesser d’accomplir sa souveraineté comme la loi éternellement sage et sainte. Il nous serait impossible de sentir la dignité et la douceur de la vie, s’il nous fallait contempler sur le trône du Dieu vivant, usurpant à toujours sa place, le Dieu, loi impersonnelle et absolue qui dédaigne et ignore ceux qu’elle domine et jamais sur eux ne laisse tomber un regard de compassion et de lumière ! Dans ce royaume où il n’y aurait pas de place pour la prière et ses bienfaisants effets, on ne retrouverait plus le vrai sanctuaire, le seul lieu au monde, où l’âme peut connaître ses joies les plus pures et les plus vraies.
a – H. Ch. Œrsted, l’Esprit dans la nature, II, p. 19.
Le monde moral relevant, pour nous, exclusivement de la providence divine, il nous est impossible de ne pas identifier cette providence avec la rédemption elle-même. Pour l’homme déchu, pour l’histoire tout entière sous la domination du péché, la nature elle-même restant condamnée à souffrir les conséquences de cette déchéance, l’œuvre de la providence ne peut que se confondre avec celle de la rédemption ou de la création nouvelle. Plus nous étudions la providence, et plus nous sommes amenés à reconnaître que si la loi nous a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont le don de Christ. C’est en lui que nous aimons à contempler la plus haute manifestation de la providence, car il est le verbe incarné du père ; il a habité au milieu de nous, plein de grâce et de majesté, fils de l’homme et fils unique de Dieu, seul puissant pour dire : Qui me contemple, contemple le père ! Il est le rédempteur, celui qui réconcilie l’homme et Dieu, celui qui a fondé le royaume de Dieu et seul accomplit l’idéal suprême, la liberté se consommant dans la charité ! Cette liberté et cette charité, nous les voyons se faire et grandir dans le royaume de Dieu, agissant sur la terre par l’Église, son principal organe. C’est au foyer de cette église que le Christ accomplit sa promesse : Je suis toujours avec vous. Cette promesse devient une réalité pour nous par l’esprit de Christ qui l’accompagna, la parole qu’il inspire et les sacrements qu’il vivifie. C’est encore à ce foyer que nous pouvons contempler le fils ressuscité et glorifié, toujours le maître des temps, toujours le dispensateur des événements et des puissances qui commandent à l’histoire.
Entre le Christianisme et le déterminisme, il est donc une opposition complète quant à la manière de concevoir la création et l’histoire. Le déterminisme fataliste ne voit dans l’histoire et dans la nature qu’un développement continu et fatal. Ce fatalisme dans la nature a pour conséquence nécessaire le fatalisme dans l’histoire. Pour lui, le mal est nécessaire et les événements qui intéressent l’humanité et constituent sa destinée ne peuvent être que ce qu’ils sont. Seule, la folie peut se les représenter sous une forme différente. Mais quiconque est chrétien, croyant à la providence et par conséquent à la liberté, ne saurait s’incliner devant la théorie fataliste. Au reste pour qu’elle eût le droit de s’imposer, il faudrait qu’elle sût démontrer, ce que jamais elle ne pourra faire, que dans l’histoire on ne rencontre que le naturel et le rationnel. Or, jamais elle ne pourra faire que l’histoire ne soit pas l’imprévu et l’inexplicable. Cet imprévu et cet inexplicable s’entendent pour affirmer tout à la fois le décret divin et la liberté humaine. Aussi plus nous étudions la manière dont s’enchaînent les événements, et plus sommes-nous obligés de constater, toujours dans l’histoire, la part très grande de l’imprévu et de l’inexplicable. Sans cet imprévu, elle ne serait plus le drame vivant, le temps et les circonstances n’auraient plus aucune signification, rien n’arriverait, tout se ferait sous le commandement de l’irrépressible et éternelle nécessité. Dans un passage mémorable et qui reste classique, le prophète Jérémie (Jérémie 18.7-10) constate sous une forme admirable de concision et de simplicité, ces deux moments de l’histoire : la volonté divine et la volonté humaine. « Tout à coup, dit-il, je parle sur une nation, sur un royaume, d’arracher, d’abattre et de détruire, mais si cette nation sur laquelle j’ai parlé, revient de sa méchanceté, je me repens du mal que j’avais pensé lui faire. Et tout à coup, je parle sur une nation, sur un royaume, de planter et de bâtir, mais si cette nation fait ce qui est mal à mes yeux et n’écoute pas ma voix, je me repens du bien que j’avais eu intention de lui faire. » Les voies et les dispensations divines, au regard des individus et des sociétés humaines, doivent donc être considérées au point de vue d’une direction éducatrice. Mais l’éducation, en supposant toujours de la part du maître une sagesse supérieure à celle de l’élève, de la part de l’élève suppose toujours la liberté. La sagesse de Dieu toujours éducatrice n’empêche pas que l’homme ne commette des fautes et des péchés, mais alors elle fait surgir des circonstances nouvelles et imprévues pour les faire concourir quand même à l’accomplissement du dessein de Dieu. Le peuple d’Israël errant au travers du désert, à la recherche de la terre promise, peut nous léguer son histoire comme le miroir qui représente et fait vivre les destinées du genre humain.
La voie la plus droite et en apparence la plus sûre, n’est pas toujours celle qui le conduit à la terre promise. Pendant de longues années, Isarël resta enfermé dans le désert, condamné à de longs et fastidieux détours qui péniblement le ramenaient sur des sentiers déjà parcourus et semblaient l’éloigner plutôt que le rapprocher du terme de sa course. (Voir la Dogmatique de l’auteur.)
L’historien qui ignore ou repousse la lumière de la révélation ne peut qu’hésiter et se troubler en présence des événements et des révolutions de l’histoire qui semblent ne se succéder que pour se contredire. Mais, si confuse que l’histoire apparaisse aux regards de l’homme, le croyant peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’elle n’est que la grande éducatrice qui prépare le genre humain pour la prise de possession du royaume de Dieu. Cette vérité entrevue par Herder, Lessing en a fait la pensée maîtresse de la philosophie de l’histoire. A cette conception on objecte, il est vrai, qu’une éducation n’étant qu’un ensemble de voies et de moyens subordonnés à un but unique, suppose nécessairement un commencement et une fin, autant dire un sujet toujours le même à conduire et à diriger : or, s’il est difficile d’assigner à cette éducation un commencement, il paraît plus difficile encore de montrer l’élève qu’elle prend à sa charge et dont elle dirige et conduit les pas. Sur la scène de l’histoire, incessamment apparaissent et disparaissent des générations qui commencent et recommencent, mais jamais rien n’achèvent. En présence de cette inextricable confusion qui ne laisse subsister que des entreprises contradictoires ou inachevées, on est bien obligé de convenir qu’il ne saurait être question pour le genre humain d’une éducation qui commence, se poursuit et se complète, toujours fidèle à la même pensée. Cette objection, toute spécieuse qu’elle semble, ne saurait nous atteindre. Elle oublie qu’entre les générations qui passent, entre les pères et les enfants, entre le passé et le présent, il existe un lien indissoluble. Ce rapport mystérieux qui nous unit et nous fait tous nous rencontrer dans le même corps, au sein de la même humanité, pour ne former qu’un seul et même être, c’est la Bible qui nous l’a révélé la première. A méconnaître cette vérité, elle devient un livre incompréhensible, et son enseignement sur la vie à venir et les choses dernières, une énigme indéchiffrable.
On l’a trop oublié, et on ne saurait par conséquent trop le redire, la Bible est par excellence le livre de la solidarité. Mais si pour elle cette solidarité constitue un héritage qui se transmet d’âge en âge et devient le patrimoine de l’humanité tout entière, elle sait cependant nous rappeler que chaque génération reste responsable de la voie qu’elle choisit à ses risques et périls. Grâce à cet héritage, l’humanité apprend à se connaître comme ne formant qu’une seule famille, et les enfants deviennent les continuateurs de leurs pères pour recueillir leur succession, pour l’agrandir et la faire meilleure. Mais malheureusement l’impulsion qui des pères se transmet aux enfants, au lieu de nous rapprocher toujours du royaume de Dieu, semble parfois nous en éloigner pour nous entraîner sur la voie mauvaise de la décadence et de la révolte. C’est ainsi que l’une contre l’autre, nous voyons se lever et se perpétuer les deux cités, la cité de Dieu et la cité du monde, la nation sainte qui volontairement accepte les directions de l’esprit de Dieu et le peuple mauvais qui préfère suivre sa propre voie. La solidarité que nous enseigne la Bible n’unit pas seulement ceux qui passent, vivent et meurent dans le temps. Plus forte que la mort, elle survit par delà la tombe et devient la communion des saints qui nous fait nous rencontrer, nous qui souffrons sur la terre, avec les esprits bienheureux déjà entrés en possession de la vie éternelle. Si nous jouissons de leur triomphe, les luttes que nous avons à soutenir pour la sainte cause du royaume de Dieu, les victoires que nous pouvons remporter ne laissent pas que d’avoir leur contre-coup et leur influence sur le développement et la définitive sanctification de ceux qui nous ont précédés. Il est écrit que sans nous, ils ne parviendront pas à la possession définitive du royaume de Dieu. (Hébreux 11.40). Mais, en même temps, la Bible ne nous laisse pas ignorer qu’à tous il nous est assigné un moment où doit se poser la redoutable alternative, le choix définitif entre le bien et le mal, car il est aussi écrit, qu’à la fin des temps, nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Dieu pour être jugés sur la manière dont nous nous serons comportés en présence des appels de la grâce de Dieu.
Si fermement que nous affirmions que, prise en elle-même, l’humanité est susceptible d’une éducation successive et continue, nous ne voudrions pas laisser croire que par sa propre vertu, et en tant qu’humanité, elle est capable de s’élever au but qui lui est assigné. Nous croyons, au contraire, qu’elle n’est susceptible de s’élever et d’être élevée, que parce qu’elle se compose d’individualités capables de participer aux bienfaits d’une éducation continue. Pour nous, l’humanité n’est l’humanité, que parce qu’elle est un ensemble d’individualités libres et personnelles, et le royaume de Dieu n’est le terme de nos aspirations et de nos efforts à tous, que parce qu’il est le milieu par excellence de la personnalité sanctifiée et glorifiée. Aujourd’hui, on ne veut connaître que l’humanité, le grand tout, et ne voir dans l’individu qu’une quantité négligeable. En présence de cette tendance toujours plus prédominante, il faut affirmer plus que jamais, que l’histoire est pour l’individu, et non point l’individu pour l’histoire. Mais il doit prendre garde d’oublier que s’il forme un tout, s’il est en quelque sorte un microcosme, ce n’est point pour qu’il puisse se suffire à lui-même, se complaire dans une égoïste abstraction, mais pour que toujours plus, il apprenne que pour lui il n’est de développement possible que dans le milieu humain et qu’il n’est une personne qu’à la condition de l’être en grand, dans l’humanité et par elle.
Une philosophie de l’histoire qui sacrifie l’individu au grand tout, ainsi que l’a magistralement formulée le philosophe Hegel, n’est plus qu’une grande machine à syllogismes, fonctionnant à outrance, tourmentant les hommes et les choses pour les réduire à l’état de poussière et nous les rendre sous la forme d’idées abstraites. Dans ce système, les hommes, si grands soient-ils, deviennent des acteurs impersonnels et inconscients. Ils ne traversent la scène que pour disparaître au profit de l’idée dont ils ne sont que les servants. A ce point de vue, l’histoire n’a plus de sens et nous sommes bien obligés de nous demander, à quelle fin peut bien servir ce jeu de l’universelle dialectique, à quelle cause pourra-t-il bien valoir ? Car affirmer un résultat, un gain quel qu’il soit, c’est affirmer une volonté pour le vouloir et le faire servir à son bien, à elle, et à son exclusif triomphe. Une idée impersonnelle ne peut pas être à elle-même son propre but, car elle ne sait ni se connaître ni se vouloir. Elle est donc par elle-même dépourvue de toute valeur. Mais dès lors que, si héroïques soient-ils, les hommes ne valent que pour s’égarer et se perdre dans l’universelle mêlée, inconscients et passifs au profit d’une idée dont ils ne comprennent pas même le sens, lorsque après l’immense labeur viendra enfin le jour du triomphe, le héros à couronner ne sera pas le combattant qui aura lutté et souffert, mais le philosophe qui aura conçu l’orgueilleux système qui commande à l’histoire. Et pour lui valoir ce succès d’auteur, lui permettre de se contempler immortel et radieux dans le triomphe de sa pensée, le monde tout entier s’est trouvé à la peine ! Et pour ce triomphe de néant, et qui n’est que pour un jour, l’humanité doit s’imposer la plus redoutable de toutes les rançons ! L’idée qui triomphe aujourd’hui, demain se verra délaissée, condamnée à l’oubli, au profit de l’impitoyable logique poursuivant sa course fatale, écrasant, comme l’idole indienne, ses adorateurs de la veille sous les roues de son char. La victoire définitive n’est donc à personne et, nulle part, il n’est pour elle une place pour lui garantir un moment de survie !
Contrairement donc à la conception historique qui veut, avec Hegel, ne connaître que l’idée abstraite, que le principe intellectuel, nous affirmons, nous, la personnalité comme l’âme et la puissance de l’histoire. Pour nous, le drame qu’elle représente, n’a de sens qu’à la condition de nous révéler de fortes et souveraines individualités que l’on peut aimer ou haïr, bénir ou maudire, glorifier ou exécrer, au nom des bienfaits qu’elles rappellent ou des criminelles audaces qui les condamnent. Comment, en effet, pourrait-il être question du bien ou du mal, s’il n’était pas une personnalité pour en assumer la responsabilité ? Mais à nier la valeur absolue de la personnalité humaine, il nous faudrait, au préalable, nier l’Évangile lui-même. C’est lui qui nous enseigne que le royaume de Dieu est pour toute âme d’homme et qu’entre toutes ces âmes, il n’en est pas une qui n’ait à ses yeux. la même et infinie valeur. Il recherche tout aussi bien la brebis égarée que la pièce de monnaie la plus humble, manquant encore au trésor du maître. Au reste, de nos jours, le principe de l’individualité a si bien et si définitivement conquis sa place dans le monde, que tous se prennent à l’invoquer et ceux-là surtout qui ne l’invoquent que pour le contredire. Aussi, avec un noble et généreux penseur qui est en même temps un historien éminent, le suédois Geyjer (1783-1847)b, aimons-nous à constater qu’historiquement, une époque n’est grande qu’en proportion de la part qu’elle prend au relèvement de la personnalité humaine. Cette vérité serait pour nous inintelligible, si nous ne comprenions l’histoire que comme la sèche et aride nomenclature des faits et gestes royaux, des guerres et des alliances qui abaissent ou qui relèvent les dynasties régnantes. Cette histoire, diplomatique et militaire, si retentissante soit-elle, n’est, après tout, que l’ombre de l’histoire véritable. La véritable histoire, on ne peut la connaître qu’à la condition d’embrasser tous les faits qui constituent la vie réelle et humaine d’un peuple. Sans dédaigner les informations qu’elle peut recueillir dans les palais des rois, les assemblées parlementaires et sur les champs de bataille, elle estime, à juste titre, que les documents les plus humains et les plus vrais sont ceux que lui livrent les recherches et les travaux de la science, ses grandes découvertes, les luttes industrielles et par dessus tout, les formes si diverses qu’à toutes les époques a su revêtir la vie religieuse. Pour être elle-même, il faut qu’elle sache ce qu’a été l’homme de tous les âges dans ses rapports avec ses semblables et surtout, comment, dans ses rapports avec la divinité, il a entendu et pratiqué ses révélations et ses commandements. Il faut donc qu’elle sache éveiller en nous le sentiment de notre destinée véritable. Et si elle est fidèle à sa mission, par elle nous apprendrons que la destinée humaine ne peut pas s’accomplir ici-bas ; et qu’alors même qu’elle parviendrait à réaliser tous les biens que la langue des hommes peut nommer, et leur cœur envier, elle ne vaudrait que pour éveiller en nous le désir et l’impression de l’au-delà. Ainsi entendue, l’histoire n’est plus que le progrès indéfini, progressus n infinitum, ou si l’on aime mieux, le culte de l’idéal. Et cet idéal, elle atteste que jamais il ne pourra se réaliser dans nos conditions actuelles. Sous sa discipline, nous aurons toujours un au-delà à poursuivre, et toujours cet au-delà ira s’éloignant et s’élevant pour nous laisser entrevoir l’au-delà véritable. Mais cet au-delà qui, seul, peut nous donner le bonheur et la gloire dans toute leur plénitude, ne sera jamais qu’une promesse sur cette terre et sous le ciel d’aujourd’hui. Si heureuse et si enviée que puisse se faire l’existence terrestre, elle garde toujours l’impression de l’inachevé et de l’inassouvi. Mais par contre, à suivre la voie qui mène vers Dieu, on est toujours sûr de trouver l’apaisement dans l’espérance qui ne trompe point. N’est-ce pas, en effet, sur cette voie que l’on rencontre le bon et le vrai, et que l’on prend conscience de la personnalité qui grandit et s’élève pour la possession du royaume de Dieu ? Nulle part, on ne peut même entrevoir une destinée plus noble, une aspiration plus vraie. En présence de ces saintes perspectives, comme alors on comprend que le but de l’histoire n’est plus seulement sur le grand théâtre où se décident les destinées des peuples, mais dans les circonstances, si humbles ou si inaperçues soient-elles, qui peuvent valoir à une âme la conscience de la bienheureuse immortalité. L’erreur capitale de notre époque et contre laquelle on ne saurait trop hautement protester, est celle qui prétend assigner une fin à l’histoire et à l’humanité. Jamais on ne fera que cette fin soit autre que celle de l’individu lui-même. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que l’histoire universelle pût nous présenter un but plus élevé que celui que poursuit la destinée de l’homme, ou si on l’aime mieux, il faudrait qu’il y eût quelque chose de plus grand que le bien véritable, que le royaume de Dieu. L’histoire universelle, tout aussi bien que celle de la plus humble cité, ne vaudra jamais que pour autant qu’elle servira à celle de l’homme lui-même. Et l’on commet un non-sens encore plus qu’une erreur, à croire qu’une dynastie, qu’un empire, qu’un peuple, si puissants et si grands soient-ils, peuvent réaliser un intérêt plus élevé, une vérité plus vraie que le bien moral. La valeur d’un événement historique dépendra donc toujours de la place qu’il occupe au regard du bien véritable, entendu comme le royaume de Dieu lui-même, c’est-à-dire, comme l’ensemble de faits moraux, que l’idée de religion peut bien nous laisser entrevoir, mais qu’elle n’épuisera et ne réalisera jamais. En d’autres termes, un événement historique ne vaut qu’à la condition de servir au développement de la personnalité humaine, ou pour mieux dire, du royaume de Dieu qui en est la condition et la suprême glorification. Les événements de l’histoire, les plus grands ne sont donc pas ceux qui extérieurement font le plus de bruit et occupent le plus de place, mais ceux qui, inaperçus, s’accomplissent dans le secret des cœurs. C’est là que se réalisent les destinées du royaume de Dieu conformément à la parole du seigneur Jésus : Le royaume de Dieu est au dedans de vous (Luc 17.21). On peut même tenir pour une vérité incontestée que ce qui est véritablement grand jamais ne se fera par la force et pour elle, pour s’imposer sous une forme visible si, au préalable, il ne s’est pas réalisé et légitimé dans la conscience. C’est donc encore une erreur que celle qui journellement se commet, lorsqu’au détriment de l’ouvrier on ne veut voir que son œuvre. L’œuvre ne peut jamais être plus grande que l’ouvrier (Matthieu 11.12). Avant de vouloir des œuvres, Dieu veut des hommes, des personnalités sanctifiées et propres pour accomplir le bien. Toutes les grandes entreprises, œuvres, événements, qui peuvent encombrer une existence humaine, toutes les secousses, toutes les convulsions qui font l’histoire du monde, ne sont après tout qu’un moyen, qu’un instrument, qu’une matière première, à l’aide desquels les personnalités humaines se construisent l’organisme, la force morale nécessaire pour préparer l’homme et l’humanité en vue du royaume de Dieu. Les institutions sociales, la famille, l’état et même l’Eglise ne sont donc que des institutions et des formes éphémères, destinées à périr comme l’échafaudage à tomber, lorsque la construction qu’il protégeait pour toujours s’est élevée et n’a plus besoin d’être gardée. Si respectées soient-elles, toutes ces institutions ne sont que des signes qui annoncent et qui prophétisent les biens qui sont à venir. Dieu veut un temple qui ne sera construit qu’avec des pierres vivantes et ce temple, à travers tous les temps et toutes les générations, grandit et s’élève dans les assises profondes et ignorées de l’humanité, en attendant qu’il éclate dans la magnificence de la gloire éternelle, quand la figure de ce monde passera et quand se lèvera le jour de Dieu. Pour la construction de ce temple, nous ne devons pas être des instruments inconscients et aveugles, mais des ouvriers intelligents et libres. Ce n’est qu’à ce titre qu’ici-bas pourra s’accomplir notre véritable destinée.
b – Geyjer. Leçons sur l’histoire de l’homme.