Où l’on recherche la manière, dont l’esprit trompe le cœur.
Cette imposture du cœur qui trompe l’esprit, se fait par des inapplications volontaires, par des distractions affectées, par des ignorances où l’on se plaît, par des erreurs qui naissent du grand désir qu’on a de pouvoir se tromper soi-même, et par le penchant qui éloigne notre esprit de tout ce qui l’afflige et qui l’attache fortement à tout ce qui lui plaît.
La première chose donc que notre cœur fait, est de nous remplir d’objets inutiles, pour nous distraire de ceux dont la considération nous importerait, mais dont la vue est affligeante pour nous. Nous trouvons entre autres deux idées dans notre âme que nous craignons par-dessus toutes les autres, qui sont l’idée de notre misère, et celle de notre devoir. L’idée de notre misère comprend celle de la fragilité du monde et de notre propre mortalité ; celle de nos péchés et de la justice de Dieu, celle de nos vices et de nos faiblesses, et de la honte qui les suit naturellement. L’idée du devoir enferme mille obligations pénibles pour une âme voluptueuse comme la nôtre, triste pour un cœur que rien ne touche que le plaisir, mortifiantes pour notre orgueil, insupportables à l’amour-propre. Par là les occupations les moins attachantes, les divertissements les plus intrépides, les connaissances les plus sèches et les emplois les plus désagréables deviennent l’objet de notre application ou de notre recherche, comme s’ils pouvaient faire notre bonheur. Rien ne nous plaît que ce qui nous fait vivre dans la dissipation. Tout ce qui fait couler le temps insensiblement, et qui nous fait être dans l’ignorance de nous-mêmes, a des charmes pour nous. Voyez ce joueur qui passe sa vie entière dans un passage continuel de la joie à la tristesse, de l’espérance à la crainte. Qui lui ôterait la succession turbulente de ses pensées et de ses diverses agitations, lui ôterait assurément le plaisir de la vie ; mais n’en soyez pas surpris. Cette agitation l’occupe et c’est assez. Il se croit heureux, pourvu qu’il puisse se dispenser de réfléchir sur sa misère. D’ailleurs l’espérance le flatte au milieu même de la perte, et son âme est si flexible à suivre toujours les vues qui lui sont agréables, que quand il gagne il ne croit pas pouvoir perdre, et quand il perd il ne se remplit que de l’espérance de gagner. Ainsi en est-il des diverses professions qui partagent les hommes. Le bien et le mal s’y suivent tour à tour, et y sont enchaînés, comme l’expérience ne nous le fait que trop bien connaître. Mais notre âme est constante à n’attacher ses regards, qu’à ce qui la flatte, et quand elle rencontre le mal au lieu du bien qu’elle avait espéré, elle se fait une félicité imaginaire et composée de ses propres illusions. Donnez à un homme ambitieux ce qu’il demande. Placez-le dans le rang qu’il a souhaité. A peine acquiert-il d’autre avantage que celui de pouvoir concevoir de nouvelles espérances, et de se faire à lui-même de nouvelles impostures. Nous aimons la guerre, non comme une profession hasardeuse, qui nous met souvent en danger, ou comme une profession incommode, qui nous fait beaucoup souffrir, mais parce qu’elle occupe notre esprit et notre cœur par l’extrême variété d’objets qu’elle leur présente ; et qu’elle répond à cette éternelle agitation de notre âme, qui se fuit elle-même, et cherche matière aux nouvelles illusions dont elle veut se repaître.
Il est incroyable combien les illusions du cœur se font remarquer dans les affaires de la vie civile. Nous commençons par nous tromper nous-mêmes, et après cela nous trompons les autres si nous pouvons. Ne vous fiez pas, ni à ma bonne foi, ni à ma probité, ni à ma fidélité cent fois éprouvée. Il est vrai que j’ai des maximes d’équité et de droiture dans mon esprit que je me suis accoutumé de respecter. Mais la corruption qui est dans mon cœur se joue de ces maximes générales. Qu’importe que je respecte la loi de la justice, si celle-ci ne se trouve que dans ce qui me plaît ou ce qui me convient, et s’il dépend de mon cœur de me persuader qu’une chose est juste ou qu’elle ne l’est pas ? Ne vous y fiez pas, la vertu et la justice dont par toutes mes actions je me suis attiré la réputation, sont au-dehors, elles paraissent pour m’attirer votre confiance, mais l’injustice est dans mon cœur pour faire agir la raison, comme il lui plaît, et elle se tient cachée pour vous surprendre avec plus de facilité. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’une illusion en fait naître plusieurs autres. Car comme un cœur intéressé à préoccuper l’esprit en sa faveur contre la vérité, emploie je ne sais combien de raison probables mais fausses, pour appuyer ses prétentions, l’âme qui affectionne ces raisons, les considérant avec plaisir, se les remettant souvent et les regardant du bon côté, vient insensiblement à prendre le degré de son application pour le degré de leur évidence, et alors elle les reçoit comme des maximes certaines, elle en fait des préjugés, qui étant faux et supposés constamment comme véritables, deviennent pour elle une source éternelle d’illusion et d’égarement. Ajoutez à cela que quand dans une affaire, nous nous sommes préoccupés à notre avantage contre quelqu’un, la haine que nous avons pour sa prétention, nous fait condamner toutes ses raisons et toutes celles qui ont du rapport avec celles qu’il a employées pour défendre sa cause ; comme l’on voit que la haine que nous avons conçue contre un homme qui est notre ennemi, nous fera haïr une personne indifférente, si elle a quelques traits de conformité avec lui ; et je laisse à penser quelle influence ces préjugés ont ensuite sur nos actions et sur notre conduite.
Mais pour revenir à nos distractions et à nos dissipations volontaires. Rien à mon gré n’est plus extraordinaire que le procédé de Démocrite, qui après avoir jugé les affaires des Abdèritesa pendant longtemps avec une droiture et une capacité dont tout le monde était charmé, reconnaissant la bassesse de cette occupation, et voulant vivre pour lui-même, il abandonne la société des hommes et se retire dans un désert, pour s’attacher à l’étude de la sagesse et à la connaissance de soi-même, où Hippocrate qui croyait le venir guérir de la folie, dont tout le monde le jugeait malade, le trouve occupé à se moquer des extravagances du genre humain. Il n’y a point de caractère de héros aussi surprenant que celui d’un homme qui ose soutenir la vue de soi-même. Il est vrai que la retraite de notre philosophe lui acquiert l’estime des sages, dont il fait plus d’état, que de celle du vulgaire. Il est peut-être soutenu dans ce dessein par le désir de faire parler de lui. Peut-être que l’approbation des Abdèrites ne paraît pas assez considérable à son âme passionnée pour la vaine gloire. En ce cas-là il n’est pas si seul que nous nous l’imaginons ; il ne quitte la société des Abdèrites que pour être en meilleure compagnie ; et il ne se retire à la campagne et dans le désert, que pour être plus en vue au genre humain.
a – Les habitants d’Abdère, ville de Thrace qui vit naître Démocrite.
Il n’y a guère rien de moins raisonnable que ce discours de Cinéas à Pyrrhus, que l’histoire rapporte comme plein de sagesse : Reposez-vous sans aller si loin. Cet homme s’imagine-t-il que le repos soit d’un usage si aisé ? Pyrrhus aura plutôt battu les Romains, assujetti l’Italie, la Sicile et Carthage, qu’il n’aura vaincu la répugnance que son cœur a naturellement pour le repos que cet importun conseil, parce que ce repos ne lui permet point de sortir hors de lui-même, comme il le souhaite.
La plupart des philosophes ayant trouvé quelque chose de trop pénible dans l’étude de l’homme, se sont jetés dans les contemplations stériles de la nature. Ils y ont trouvé des charmes d’un côté, parce qu’elle les occupait, et de l’autre parce qu’elle les distinguait des autres hommes. Car, pour le dire en passant, c’est une erreur de s’imaginer que notre âme aime la vérité, en tant que vérité. Il n’y a point de plus grandes ni de plus certaines vérités que les vérités que tout le monde connaît ; cependant il n’y en a point de plus indifférentes. D’où vient cela ? C’est que la vérité ne nous paraît point aimable pour elle-même mais seulement en tant qu’elle peut nous distinguer.
Que si les sages eux-mêmes se font une éternelle illusion par l’effort de leurs passions, on peut s’imaginer que le commun des hommes n’est pas exempt de ces ténèbres volontaires de notre cœur. Chaque passion a une imposture particulière. Les passions se sont autrefois formé une religion qui leur était commode. C’était la religion païenne. Elles ne pouvaient pas faire tout à fait la même chose dans le beau jour du christianisme, cependant elles font tout ce qu’elles peuvent pour cela ; et si elles ne réussissent pas entièrement, peu s’en faut qu’elles n’obtiennent leur but, tant elles déguisent prodigieusement la religion sainte que Jésus-Christ a apportée au monde, et qui déclare la guerre à toutes les passions. Il est certain que tous les vices ont chacun leur morale. Il y a une morale de l’intérêt, une morale de l’orgueil, une morale de la volupté, une morale de la vengeance, etc., selon que ces vues peignent leurs maximes dans notre entendement. Il ne faut pas s’en étonner, puisque quand la vérité paraît pour nous éclairer, le cœur la rejette et la renvoie, en lui disant à peu près ce que Félix disait à Paul : Cours maintenant, va-t’en, et quand j’aurai la commodité, je te rappellerai. Mais cependant le cœur met bon ordre à ce que cette vérité ne se représente plus si facilement, car pour ne pas écouter sa voix, il se remplit du bruit du monde ; et pour n’être pas obligé de considérer ce qu’il lui importe souverainement de connaître, il se remplit de mille objets, dont la connaissance lui est inutile.
Quelquefois il est forcé de faire comparaison entre deux objets, dont l’un est l’objet d’un désir légitime et raisonnable, et l’autre un objet de tentation et de dérèglement. Il faut qu’il prenne parti. La raison est appelée à juger et à prononcer. Mais avec quelle partialité s’acquitte-t-elle de ce devoir ? S’il y a dix degrés d’évidence dans l’objet du devoir, l’âme n’en apercevra pas deux ; les autres lui sont cachés, parce qu’il ne se manifestent que dans un examen particulier qu’elle appréhende, et qu’elle ne fait jamais que malgré elle. Au contraire l’objet de la tentation lui paraît dans son jour, elle le tourne de tous les côtés, elle en envisage toutes les faces, parce que cette considération l’attache agréablement ; l’âme est inventive à trouver des raisons favorables à son désir, parce que chacune de ces raisons lui donne un plaisir sensible ; elle est au contraire très lente à apercevoir celles qui y sont contraires, quoiqu’elles sautent aux yeux, parce qu’elle est fâchée de trouver ce qu’elle ne cherche point, et qu’elle conçoit mal ce qu’elle ne reçoit qu’à regret. Ainsi le cœur rompant les réflexions de l’esprit, quand bon lui semble, détournant sa pensée du côté favorable à sa passion, comparant les choses dans le sens qui lui plaît, oubliant volontairement ce qui s’oppose à ses désirs, n’ayant que des perceptions froides et languissantes du devoir, concevant au contraire avec attachement, avec plaisir, avec ardeur, et le plus souvent qu’il lui est possible, tout ce qui favorise ses penchants, il ne faut pas s’étonner s’il se joue des lumières de l’esprit ; et s’il se trouve que nous jugeons des choses, non pas selon la vérité, mais selon nos inclinations.