Que le Saint-Esprit procède du Père, c’est une vérité que l’Église grecque avait toujours admise, et qu’elle reconnaissait clairement au ive siècle. Le Père est la source de la Trinité, et par conséquent le principe des autres personnes. Mais on pouvait se demander — et on l’avait déjà fait — si un rôle et quel rôle revient au Fils dans cette production. Et ce rôle pouvait d’ailleurs être conçu de diverses façons, ou comme celui d’un simple intermédiaire par lequel la substance du Père, communiquée au Fils, se communique au Saint-Esprit — à peu près comme un canal, recevant l’eau de la source, la transmet au réservoir où elle se déverse ; — ou bien comme celui d’un principe dynamique, participant à la fécondité active du Père, et produisant, avec lui et sous lui, l’Esprit-Saint.
On a vu plus haut que saint Athanase admet visiblement la conception générale qui fait venir immédiatement du Fils l’être du Saint-Esprit. L’idée de saint Cyrille de Jérusalem n’est pas différente : « Le Père donne au Fils, et le Fils communique au Saint-Esprit : Πατὴρ μὲν δίδωσιν υἱῷ καὶ υἱὸς μεταδίδωσιν ἁγίῳ πνεύματι. (Catéchèse xvi, 24)
Saint Basile précise un peu ces vues sans leur imprimer cependant rien de définitif. Le Saint-Esprit vient du Père ; il est comme le souffle de sa bouche ; mais aussi « la bonté native, et la sainteté naturelle, et la dignité royale émanent du Père par le Monogène sur l’Esprit (ἐκ πατρὸς διὰ τοῦ μονογενοῦς) ». Ce Fils rattache seul l’Esprit au Père. La relation qu’a le Fils avec le Père, le Saint-Esprit l’a avec le Fils : Ὡς τοίνυν ἔχει ὁ υἱὸς πρὸς τὸν πατέρα, οὕτω πρὸς τὸν υἱὸν τὸ πνεῦμα. Il est l’Esprit du Fils, son Esprit propre (ἴδιον), en qui le Fils opère tout.
Saint Grégoire de Nazianze ne dit presque rien de la question. Orateur qui expose le dogme, il s’en tient aux points définis. Le Saint-Esprit procède du Père (ἐκπορεύεται). Parce qu’il procède de lui, il n’est pas le Père ; et parce qu’il procède, il n’est pas né, il n’est pas le Fils. En quoi consiste précisément cette procession, nous l’ignorons. Que les adversaires disent d’abord ce qu’est l’ἀγεννησία du Père, et on leur dira ce que sont la γέννησις du Fils et l’ἐκπόρευσις du Saint-Esprit. — Quant aux rapports d’origine du Fils et du Saint-Esprit, le saint docteur n’en parle presque pas.
Il en va autrement de saint Grégoire de Nysse. A la fin de son petit traité Quod non sint tres dii, il remarque que ce qui fait la distinction des personnes dans la Trinité, c’est leur origine, l’une étant cause (τὸ αἴτιον), les deux autres causées (τὸ αἰτιατόν). Toutefois, celles qui sont causées ne le sont pas de la même façon, car l’une l’est immédiatement (προσεχῶς) par le Père, tandis que l’autre est causée par l’intermédiaire de celle qui l’est immédiatement (διὰ τοῦ προσεχῶς ἐκ τοῦ πρώτου) ; et « ainsi il n’est pas douteux que le Fils reste Fils unique, et il n’est pas douteux non plus que l’Esprit vienne du Père, le Fils intermédiaire gardant sa qualité de Fils unique, et n’empêchant pas l’Esprit d’avoir avec le Père sa relation naturelle ». C’est exactement l’idée que l’auteur a reproduite dans son traité De Spiritu Sancto, 3. Il y compare le Père, le Fils et le Saint-Esprit à trois flambeaux, dont le premier communique sa lumière au second, et par lui allume le troisième : Αἰτίαν δὲ τοῦ τρίτου φωτὸς ὑποϑώμετα εἶναι τὴν πρώτην φλόγα, ἐκ διαδόσεως διὰ τοῦ μέσου τὸ ἄκρον ἐξάφασαν. Dans ces passages, saint Grégoire suppose manifestement que le Fils est, dans la production du Saint-Esprit, comme un instrument du Père, un instrument qui agit sans doute en la vertu que le Père lui a communiquée, mais qui agit cependant réellement ; et c’est pourquoi il observe avec insistance que cette causalité communiquée ne nuit pas à la causalité du Père, et ne l’empêche pas d’être le principe premier du Saint-Esprit.
Cette doctrine de saint Grégoire de Nysse restera en définitive celle de l’Église grecque, bien que certains auteurs lui doivent donner plus de corps et de relief. Dans son traité De Trinitate, Didyme l’aveugle reste sur l’affirmation que le Saint-Esprit « procède du Père et reste dans le Fils divinement » (i, 31, col. 425). Il ajoute cependant que le Saint-Esprit est l’image du Fils, comme celui-ci l’est du Père (ii, 5, col. 504) ; qu’il est l’Esprit du Fils, du Verbe, du Sauveur (i, 18, col. 348 ; ii, 6, col. 556 ; iii, 1, col. 780). Mais dans le traité De Spiritu Sancto — dont nous n’avons, il faut le remarquer, qu’une traduction latine faite par saint Jérôme, — l’auteur énonce manifestement la doctrine de la procession ex Filio :
Non loquetur (Spiritus Sanctus) a semetipso : hoc est non sine me, et sine meo et Patris arbitrio, quia inseparabilis a mea et Patris est voluntate, quia non ex se est sed ex Patre et me est, hoc enim ipsum quod subsistit et loquitur a Patre et me illi est » (34). « Spiritus quoque Sanctus qui est Spiritus veritatis, Spiritusque sapientiae, non potest, Filio loquente, audire quae nescit, cum hoc ipsum sit quod profertur a Filio, id est procedens a veritate, consolator manans de consolatore, Deus de Deo, Spiritus veritatis procedens » (36). Neque enim quid aliud est Filius exceptis his quae ei dantur a Patre, neque alia substantia est Spiritus Sancti praeter id quod datur ei a Filio (37 ; cf. 38).
Est-ce aux Latins que saint Epiphane a emprunté sa doctrine sur la procession du Saint-Esprit ? Il est possible, car il s’est trouvé fréquemment en relation avec eux. Toujours est-il qu’il enseigne sans aucun doute que le Saint-Esprit est produit par le Père et le Fils ; et, bien qu’il ait évité, en parlant des relations du Fils et du Saint-Esprit, le mot ἐκπορεύεται — que l’Écriture n’emploie pas — il tient clairement pour la doctrine que ce mot exprime. Les textes abondent. Dans l’Ancoratus, « le Saint-Esprit n’est pas fils, mais de la substance même du Père et du Fils » (ἐκ τῆς αὐτῆς οὐσίας πατρὸς καὶ υἱοῦ, 7). Il est représenté ἐν μέσῳ πατρὸς καὶ τοῦ υἱοῦ (8). Il est Dieu ἐκ πατρὸς καὶ τοῦ υἱοῦ (9). « Le Christ est cru être du Père, Dieu de Dieu : le Saint-Esprit est du Christ, ou des deux, comme dit le Christ : Il procède du Père et il recevra de moi » (67, 70, 73). Le Père est le foyer (φῶς ὅλος), le Fils (φῶς ἐκ φωτός) ; le Saint-Esprit φῶς τρίτον παρὰ πατρὸς καὶ υἱοῦ (71). Comme il y a des fils d’adoption, il y a aussi des esprits adoptifs et de vocation ; « mais seul, l’Esprit-Saint est appelé, [comme venant] du Père et du Fils (ἀπὸ πατρὸς καὶ υἱοῦ), Esprit de vérité, et Esprit de Dieu, et Esprit du Christ, et Esprit de grâce » (72). Même langage dans l’ouvrage sur les hérésies. Là aussi on lit : ἐκ πατρὸς δὲ ἐκπορευόμενον καὶ τοῦ υἱοῦ λαμβάνον, οὐκ αλλότριον πατρὸς καὶ υἱοῦ, ἀλλὰ ἐκ τῆς αὐτῆς ϑεότητος, ἐκ πατρὸς καὶ υἱοῦ ἐνυπόστατόν ἀεὶ πνεῦμα ἅγιον… πνεῦμα Χριστοῦ, πνεῦμα πατρός (lxii, 4). Et encore, Dieu est toute vie, le Fils est ζωὴ ἐκ ζωῆς ; mais Dieu est esprit aussi, et le Saint-Esprit est πνεῦμα παρ᾽ ἀμφοτέρων, πνεῦμα ἐκ πνεύματος ; (lxxiv, 7). Dans ces textes, qu’on veuille bien le remarquer, la particule διά disparaît, et le Saint-Esprit est dit venir du Père et du Fils. L’auteur maintient seulement la distinction du rôle des deux spirateurs par rapport à la production du Saint-Esprit par l’emploi des deux expressions ἐκπορεύεται et λαμβάνει.
On ne se trompera donc pas en affirmant que, dans le dernier quart du ive siècle, la théologie grecque est franchement orientée vers la doctrine du Filioque, et que quelques-uns de ses représentants l’admettent expressément. Nous voyons en même temps cette doctrine se produire dans saint Grégoire de Nysse sous une forme qui met plus en relief la fécondité principale du Père, et, dans saint Epiphane, sous une autre forme qui se rapproche davantage de la conception latine. Ces deux formes ne s’excluent pas ; mais on constatera plus loin que l’Église grecque s’est ralliée de préférence à la forme cappadocienne : celle-ci se trouvait plus en harmonie avec sa conception générale de la Trinité.